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L’erreur comme seul moyen
de comprendre
– une lecture épistémologique –

« La vérité n’est jamais qu’une erreur rectifiée. »

GASTON BACHELARD

 

 

Le philosophe et poète Bachelard définit ainsi le savant : celui qui sait reconnaître son erreur initiale et trouver la force de la rectifier.

Selon lui, les grands scientifiques sont comme nous : ils commencent par se tromper, par se faire des idées fausses sur les choses. Ainsi, ils ont pu croire qu’une éponge « éponge » ; ou qu’un morceau de bois « flotte ». Mais ce qui en fait des scientifiques, c’est qu’ils ne se sont pas arrêtés à ces premières croyances. Ils ont mis au point des expériences pour tester leur validité, et ont ensuite eu ce courage très particulier de rectifier leur erreur initiale au contact du réel, des lois de la nature. Ils ont ainsi compris que l’éponge « n’éponge » rien du tout : ce sont les gouttes d’eau alentour qui s’immiscent dans toutes ses cavités. De même, le morceau de bois n’est pas acteur de sa flottaison : elle n’est que le résultat du rapport entre sa masse et le volume d’eau déplacé, défini par la poussée d’Archimède. D’où cette conclusion radicale de Bachelard : « La vérité n’est jamais qu’une erreur rectifiée. »

 

Dans son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique, il relit toute l’histoire de la science et montre qu’il n’est aucun savant qui ne parvienne à une vérité sans être d’abord passé par la case erreur. Comme dans les coups gagnants au billard français, le chemin vers la vérité ne peut être direct. Nos intuitions premières sont trop naïves pour nous dévoiler les lois de la nature. Elles montrent comment marche notre esprit, non comment fonctionne le monde. Il nous faut donc constater l’échec de ces intuitions premières pour nous rapprocher de la vérité. Il faut, écrit-il, savoir « désorganiser le complexe impur des intuitions premières », ce qui demande effort et courage. Mais cette erreur rectifiée est comme un tremplin : elle joue un rôle d’impulsion dans la dynamique qui conduit au savoir. L’erreur ne permet plus simplement d’apprendre plus vite : l’erreur rectifiée devient, pour le savant, le seul moyen d’apprendre, le seul chemin pour découvrir la vérité. Un savant qui ne rencontre pas de problème, qui ne se heurte pas à l’échec de sa première intuition, ne trouvera jamais rien.

 

Thomas Edison, le fondateur de General Electric, a déposé dans sa vie plus de mille brevets. Il a inventé aussi bien le phonographe que l’appareil qui rendra possible le cinéma. Mais avant tout cela, durant l’année 1878, il a passé des nuits entières dans son atelier du New Jersey à essayer d’inventer l’ampoule électrique. Obsédé par sa quête, dormant quatre heures par nuit, il essaya des milliers de fois de porter à incandescence, dans une ampoule remplie de gaz, un filament de tungstène. Pourquoi n’a-t-il pas désespéré ? À quoi s’est-il accroché pour continuer à essayer ? On répond souvent à ces interrogations en mettant en avant la force exceptionnelle de sa volonté, comme si la clef de son succès résidait simplement dans l’acharnement. C’est oublier l’essentiel : Thomas Edison était fasciné par tout ce que ces échecs lui apprenaient des lois de la nature. Il savait qu’il fallait échouer pour réussir ensuite, que jamais aucun savant n’avait aperçu une vérité au premier coup d’œil. Finalement, Thomas Edison réussit à faire fonctionner la première ampoule électrique. Le secret de son inventivité sidérante réside dans son rapport au réel. Jamais il ne le conçut comme une simple pâte à modeler, comme une occasion d’exprimer sa puissance. Il le voyait au contraire comme une matière à questionner, une énigme à interroger, une source inépuisable d’émerveillement.

Son attitude nous montre comment nous pouvons changer de regard sur l’échec. Même quand le filament de tungstène reste de marbre, Thomas Edison n’« échoue » pas : il réussit à essayer. Il persévère dans sa curiosité. Il sait que la seule manière de s’approcher de la vérité est d’échouer d’abord à la comprendre.

 

« Une très grande série de succès ne prouve aucune vérité, quand l’échec d’une seule vérification expérimentale prouve que c’est faux », a dit Albert Einstein de manière lumineuse. Qu’une théorie soit vérifiée par une expérience ne prouve pas qu’elle est vraie : l’expérience qui l’invalidera n’a peut-être pas encore été réalisée. Qu’une théorie soit invalidée par une expérience prouve en revanche qu’elle est fausse.

Une expérience qui invalide une théorie permet donc de progresser de façon plus décisive dans la connaissance qu’une expérience qui réussit. « On apprend peu par la victoire, mais beaucoup par l’échec », dit un proverbe japonais. La persévérance des savants ne s’explique pas autrement. Même lorsqu’ils échouent à valider leurs hypothèses, ils ne perdent pas de temps ; ils progressent. Ils supportent les échecs parce qu’ils leur soufflent quelque chose sur la nature des choses.

La vertu de l’erreur est enseignée dans tous les laboratoires de recherche, en médecine, en neurosciences, en biologie, en physique, en astrophysique… Dès que la recherche est poussée, les erreurs y sont analysées, considérées comme normales ou comme ce miel avec lequel on fait les vérités. Voilà qui contraste avec la place que lui réserve l’école française. S’il y a évidemment des instituteurs ou des enseignants convaincus que c’est en se trompant qu’on apprend, l’éducation nationale semble l’ignorer. Comment, après avoir découvert la thèse si convaincante de Bachelard, comprendre le discrédit qui s’abat sur les jeunes élèves lorsqu’ils échouent à comprendre, ou simplement à appliquer les méthodes enseignées ? Les élèves qui ratent leurs exercices sont souvent montrés du doigt. Leurs mauvais résultats sont interprétés comme une absence de travail, de volonté ou, pire, d’intelligence. Ils pourraient tout aussi bien être vus comme des étapes vers la compréhension. Il est quand même surprenant que le fait de se tromper soit perçu comme humiliant par la plupart des élèves français de CM1 ou de CM2, mais que les chercheurs du monde entier y voient un acte normal, formateur, nécessaire.

Parmi les nombreux enseignements des études PISA (études menées par l’OCDE visant à la mesure des performances éducatives des pays membres), il apparaît que la peur de se tromper est chez les jeunes Français excessivement élevée. En témoigne leur comportement face aux QCM : alors même qu’ils maîtrisent les connaissances mieux que la moyenne des candidats, ils préfèrent ne rien répondre que de risquer de mal répondre. C’est bien que l’erreur est trop peu valorisée dans la formation qu’ils reçoivent, voire qu’elle est considérée comme un drame, une infamie.

Il faudrait leur rappeler combien les génies, les savants mais aussi les artistes se sont trompés. Leur faire découvrir tout ce qu’ils ont compris en se penchant sur leurs erreurs, tout ce qu’ils n’auraient jamais compris s’ils ne s’étaient pas trompés. Leur montrer tous ces carnets de peintres remplis d’esquisses retouchées, biffées, raturées, ces partitions de compositeurs surchargées de corrections, parfois rayées de rage. Lorsque nous regardons les manuscrits de Marcel Proust, notamment de son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs conservé à la Bibliothèque nationale de France, nous sommes frappés par la quantité de ratures et de retouches, de phrases modifiées ou déplacées. La seule manière de parvenir à certaines phrases semble être de commencer par échouer à les trouver. Les plus beaux passages n’ont pas été produits d’un premier jet. Il a fallu rater et rater encore, rater de mieux en mieux pour y arriver enfin. C’est probablement ce que veut dire Samuel Beckett lorsqu’il écrit « rater, rater mieux ». C’était sa définition du métier de l’artiste ; c’est également le secret d’une vie accomplie.

Le tennisman Stanislas Wawrinka, vainqueur de Roland Garros en 2015 mais aussi de l’Open d’Australie et de la Coupe Davis en 2014, semble l’avoir compris : il s’est fait tatouer sur l’avant-bras gauche la citation de Samuel Beckett issue de Cap au pire, dans sa version intégrale : « Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better » (« Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux »). Interrogé sur les raisons de son choix, il a répondu que cette citation de Samuel Beckett l’avait toujours porté, qu’il n’y avait selon lui pas de meilleur message d’espoir.

Tous ces ratés dans le processus de création artistique ressemblent aux erreurs des scientifiques : ils peuvent être désagréables, mais sont acceptés comme des étapes nécessaires, comme autant de marches vers l’œuvre finale. Sans culture de l’erreur, ces ratés seraient plus douloureux. Artistes et scientifiques seraient paralysés par le sentiment de l’échec comme nous le sommes parfois. Au lieu de cela, et même s’il leur arrive de souffrir, ils se remettent au travail sans attendre, passionnés par chaque nouveau petit pas, les yeux grands ouverts et le cœur en joie. Au fond, ce qui transforme une erreur « normale » en échec douloureux, c’est le fait de mal la vivre : le sentiment de l’échec. La culture de l’erreur protège du sentiment d’échec.

 

Chaque élève effrayé par les sciences devrait apprendre que le savant est d’abord quelqu’un qui sait se tromper, que le progrès scientifique n’est rien d’autre, comme l’explique Bachelard, qu’une succession de rectifications. Chaque élève paralysé devant un sujet de dissertation de français devrait jeter un œil aux manuscrits raturés de Marcel Proust. Quant aux professeurs, au lieu d’accabler les élèves rendant des mauvaises copies avec des appréciations comme « devoir confus » ou « insuffisant », pourquoi ne pas opter pour des formules plus ouvertes comme « faites comme Proust, reprenez votre texte » ?

 

« L’erreur est humaine », dit le proverbe. Le sens que nous lui attribuons habituellement est que l’erreur n’est pas grave, qu’elle est « pardonnable ». Mais il comporte peut-être un autre sens, plus profond, qu’éclaire la thèse de Bachelard : l’erreur est la manière humaine, proprement humaine, d’apprendre. Ni les animaux, ni les machines, ni, s’ils existent, les dieux, n’apprennent ainsi.

L’origine de ce proverbe est indécise : on le trouve aussi bien chez des auteurs stoïciens, comme Sénèque ou Cicéron, que chez des auteurs chrétiens comme saint Augustin. Et on oublie trop souvent de le citer in extenso : « L’erreur est humaine, la reproduire est diabolique. » Si, en effet, l’homme ne peut apprendre que par l’erreur, la reproduire c’est s’enfermer dans l’ignorance, se condamner à ne jamais rien comprendre.

Un chef d’entreprise m’a dit un jour : « Quand un de mes collaborateurs se plante une fois, je lui dis bravo, mais s’il se plante une deuxième fois de la même façon, je lui dis que c’est un con. » Au début, je n’ai pas aimé cette phrase. Je l’ai trouvée arrogante, presque méprisante. Mais c’était oublier les leçons des grands artistes et savants. Aujourd’hui, elle me semble drôlement sage.