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L’échec pour affirmer son caractère
– une lecture dialectique –

« La difficulté attire l’homme de caractère, car c’est en l’étreignant qu’il se réalise lui-même. »

CHARLES DE GAULLE

 

 

Monique Serf a quitté Paris en 1950 pour tenter de concrétiser à Bruxelles son rêve de « pianiste chantante ». Sans ressources ni connaissances, elle peine à trouver des cabarets acceptant de lui donner sa chance. Lorsqu’elle y parvient enfin, elle tente d’interpréter des chansons d’Édith Piaf ou de Juliette Gréco mais doit s’interrompre : les sifflets du public sont trop forts. Quelque chose, dans sa manière d’être sur scène, ne passe pas : une sorte d’austérité, une rigidité qui n’est pas en phase avec son temps. Elle retourne à Paris, à la fin de l’année 1951, pour une nouvelle série d’auditions. Après son essai à La Fontaine des quatre saisons, un cabaret où se produisent Boris Vian ou Marcel Mouloudji, on lui propose enfin une place. En cuisine. Un job de plongeuse pour un an. Elle l’accepte. Elle ne s’appelle pas encore Barbara.

 

Ses échecs ne la détournent pas de sa vocation. Bien au contraire, c’est à leur contact qu’elle en mesure la force et affirme son tempérament. Au fond, nos échecs sont autant de tests pour notre désir. Nous pouvons en profiter pour nous interroger sur nos aspirations, comprendre par exemple que nous avons échoué parce que nous ne tenions pas vraiment à ce que nous poursuivions. Ou au contraire, comme dans le cas de Barbara, éprouver au cœur même de l’échec la force persistante de notre désir, mesurer combien telle aspiration est la grande affaire de notre vie. Barbara rencontrera le succès une dizaine d’années après avoir accepté ce poste de plongeuse. Elle composera et interprétera certains des titres les plus bouleversants du répertoire français : Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous, L’Aigle noir , le sublime Dis, quand reviendras-tu ou encore le déchirant Nantes. En l’écoutant, en la voyant sur scène, en prêtant attention au sens de ses paroles, on devine que la force de caractère de Barbara s’est forgée dans l’adversité. Lorsqu’elle chante « si tu ne comprends pas, qu’il te faut revenir, je ferai de nous deux, mes plus beaux souvenirs, je reprendrai ma route le monde m’émerveille, j’irai me réchauffer à un autre soleil, je n’ai pas la vertu, des femmes de marin » – on sent une force de vie qui s’est affermie le long d’un chemin ardu.

Dans Nantes, Barbara raconte son arrivée dans cette ville où son père, qu’elle a perdu de vue et qui a abusé d’elle lorsqu’elle était enfant, est en train de mourir : « ce vagabond, ce disparu, voilà qu’il m’était revenu »… Mais elle arrive trop tard : « je n’ai pas posé de questions, à ces étranges compagnons, j’ai rien dit mais à leurs regards, j’ai compris qu’il était trop tard ». Elle a commencé à composer cette chanson d’une beauté à couper le souffle, d’une infinie dignité, le lendemain de l’enterrement de son père. Elle y évoque cet homme qui, comme elle le raconte dans L’Aigle noir , lui a volé son enfance mais qui voulait quand même, « avant de mourir, se réchauffer à son sourire ». Il mourra « sans un adieu, sans un je t’aime ». Celui ou celle dont l’enfance fut un long fleuve tranquille ne peut composer une telle chanson. C’est au contact des épreuves que ces textes sont nés. Nantes sera un de ses plus grands succès.

 

Faire l’expérience de l’échec, c’est éprouver son désir et se rendre compte qu’il est parfois plus fort que l’adversité. Le parcours du général de Gaulle, du début de la Première Guerre mondiale à la fin de la seconde, est jalonné d’échecs bien plus encore que celui de Barbara. Le « grand Charles » a traversé l’entre-deux-guerres le sentiment du fiasco chevillé au corps. La guerre de 14-18 lui a « laminé l’âme », ainsi qu’il l’écrira dans ses Mémoires, mais son sentiment d’échec vient surtout de sa longue captivité. De mars 1916 à la fin de la guerre, elle l’a privé de combats à l’heure où sa patrie était menacée. « Il me semble qu’au long de ma vie – qu’elle doive être courte ou prolongée – ce regret ne me quittera plus », écrit-il à sa mère le 1er novembre 1918. Il tenta bien de s’évader, mais échoua à cinq reprises. Après la guerre, il s’engagea en Pologne, dans l’armée du Rhin ou au Proche-Orient, mais c’était parce qu’il fallait bien faire quelque chose, avec toujours cette impression d’une vie en dessous de ses attentes. Lorsqu’en 1934, il publie Vers l’armée de métier , il n’est qu’un obscur lieutenant-colonel. Il attend de cette publication qu’elle lui apporte enfin la reconnaissance. Il veut servir la France en tant qu’écrivain et stratège, puisqu’il ne lui a pas été donné de la servir en homme d’action. Mais le livre ne rencontre qu’un faible écho. Même son appel du 18 juin 1940, lancé de la BBC de Londres alors que la France de Pétain a capitulé et s’apprête à signer l’armistice, passera d’abord inaperçu. C’est l’Histoire qui, rétroactivement, en fera l’acte de naissance de la Résistance. Le 14 juillet 1940, quand le chef autoproclamé de la résistance à l’ennemi passe pour la première fois en revue, sur le sol anglais, ceux qui s’appellent désormais les « Français libres », ils ne sont même pas trois cents. Dans la France vaincue et occupée, sidérée, personne ne connaît ce général inconnu qu’un conseil de guerre condamnera à mort par contumace. Son appel semble, au mieux, sans avenir. Au pire, suspect. Charles de Gaulle espérait des ralliements massifs. Il ne voit arriver aucun chef militaire, aucune figure politique sérieuse, seulement quelques aventuriers rêvant de faire parler la poudre, quelques officiers de réserve et des pêcheurs de l’île de Sein… Lorsque les Alliés débarquent en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, ils installent au pouvoir Henri Giraud et non Charles de Gaulle. Et lorsqu’ils débarquent en Normandie le 6 juin 1944, ils prennent encore bien soin de tenir le général de Gaulle à l’écart. Il faudra deux millions de Parisiens sur les Champs-Élysées le 26 août, venus l’accueillir et l’acclamer en héros, pour que les Alliés n’aient d’autre choix que de reconnaître le Gouvernement provisoire de la République française que le général de Gaulle avait formé au début du mois de juin.

« La difficulté attire l’homme de caractère, écrira-t-il dans ses Mémoires, car c’est en l’étreignant qu’il se réalise lui-même. » Les échecs ont eu pour vertu de façonner ce caractère, de le préparer à endurer d’autres échecs. Ils ont confirmé Charles de Gaulle dans son désir de servir la France, ils ont nourri cette force de résistance à l’adversité qui deviendra la clef de son succès.

S’il n’avait pas enduré cette somme d’échecs pendant plus de vingt ans, entre 1914 et 1940, aurait-il été capable de supporter le faible écho que rencontrèrent, les 18, 22 et 24 juin, les appels qu’il lança depuis Londres ?

 

Son parcours fait songer à celui d’un autre président, mais américain. Ce dernier a commencé par faire faillite à 31 ans. Il fut ensuite battu aux élections législatives à 32 ans. Fit faillite une nouvelle fois à 34 ans. Dut faire le deuil de celle qu’il aimait, emportée par la maladie, alors qu’il n’avait que 35 ans. Fit une dépression à 36 ans. Fut battu aux élections locales à 38 ans. Battu aux élections du Congrès à 43 ans, puis à 46 et 48 ans. Battu ensuite aux élections du Sénat à 53 ans et 58 ans. À 60 ans, finalement, Abraham Lincoln devint président des États-Unis. C’est à lui que nous devons l’abolition de l’esclavage. Il dut déployer une énergie immense pour remporter ce combat conduisant à la loi d’abolition, tant les résistances furent nombreuses. On peut se demander, comme dans le cas du général de Gaulle, si ce n’est pas la somme de ces échecs qui l’a le mieux préparé à cet ultime et victorieux combat par lequel il est entré dans l’Histoire.

On connaît le bon mot de Sacha Guitry : « Je suis contre les femmes, tout contre. » Paraphrasant Sacha Guitry, nous pourrions dire que c’est contre les échecs, tout contre, qu’un caractère s’affirme. C’est contre la difficulté, tout contre elle, que la vie se déploie. Reste à comprendre plus précisément par quel mécanisme.

La philosophie vitaliste de Bergson donne un éclairage. Il montre que la vie est comme une énergie – « énergie spirituelle » plus précisément – courant à travers le vivant, végétal, animal et humain, en se complexifiant à mesure qu’elle progresse. Cette vie rencontre des obstacles et doit trouver en elle des ressources de créativité pour continuer à croître, la créativité étant, selon Bergson, la vérité profonde de tout vivant. Le lierre continue ainsi de grimper sur la pierre malgré les obstacles qui lui barrent la route. Par analogie, nous pouvons interpréter la force de vie dont ont fait preuve Barbara, Charles de Gaulle ou Abraham Lincoln comme l’expression d’un élan vital qui est plus fort que tout, traverse les vies végétales et animales pour se condenser de manière exceptionnelle dans la créativité des grands hommes. Cette lecture vitaliste est séduisante : si la vie est cette poussée, cet élan, alors nous pouvons en effet l’éprouver d’autant plus qu’elle est contrariée.

Mais elle ne rend pas compte d’un phénomène plus particulier, et commun aux trois destins précités. Nous avons souvent l’impression que Barbara, Charles de Gaulle ou Abraham Lincoln ont eu besoin de leurs échecs pour prendre la pleine mesure de leur force de vie. Ce n’est donc pas simplement que leur élan vital a été plus fort que l’adversité : c’est qu’il s’en est nourri.

La philosophie dialectique de Hegel peut nous aider à le comprendre. Dans toute son œuvre, Hegel nous montre des forces à l’œuvre qui ont besoin de ce qui s’oppose à elles, de ce qui les « nie » (c’est ce que Hegel nomme « négation ») pour se révéler à elles-mêmes comme forces. Autrement dit, un esprit a besoin de son contraire pour savoir qui il est. La dialectique désigne donc l’inséparabilité des contraires et le dépassement final de leur opposition. D’après Hegel, on observe un tel processus à tous les niveaux de l’existence. C’est lorsque je confronte ma conviction à une conviction contraire que j’en prends pleinement conscience : il faut qu’une conviction autre vienne nier la mienne pour que je trouve enfin tous les arguments pour la défendre. C’est d’ailleurs le principe d’une bonne dissertation de philosophie : il faut qu’une antithèse vienne s’opposer à une thèse pour que cette dernière puisse enfin montrer toute sa puissance. Le troisième temps n’est donc pas une simple synthèse mais un dépassement : la thèse triomphe, absorbe en son sein les arguments de l’antithèse. De même, c’est face au Mal que le Bien prend tout son sens : il faut que le Mal existe et vienne menacer le Bien pour que le Bien s’érige comme tel, et se manifeste dans toute sa beauté. Hegel va jusqu’à interpréter la création du monde par Dieu selon cette vision dialectique. Dieu est pur Esprit. Il a donc besoin de ce qui est le plus différent de lui, la matière, pour prendre conscience de lui en tant qu’Esprit. Il va donc créer cet « autre » qu’est le monde, la nature, pour s’y confronter et se saisir enfin comme Esprit. Le Dieu de Hegel est un Dieu inquiet, qui veut savoir qui il est : il devra faire lui aussi l’épreuve de la négativité.

À la lumière de cette dialectique hégélienne, nous comprenons mieux comment la force de vie d’une Barbara ou d’un Charles de Gaulle a pu avoir besoin du « négatif », de l’échec ou de l’adversité, pour se révéler vraiment. La force de vie devient alors inséparable de l’adversité, et leur opposition se trouve dépassée, « dialectisée », dans le mouvement même de la vie. L’échec est le contraire de la réussite, mais c’est un contraire dont la réussite a besoin. Si Hegel a raison, si la dialectique désigne en effet la vérité de tout processus, alors cette opposition dynamique peut devenir le moteur même de notre progrès.

 

 

« J’ai raté 9 000 tirs dans ma carrière. J’ai perdu presque 300 matchs. 26 fois, on m’a fait confiance pour prendre le tir de la victoire et je l’ai manqué. J’ai échoué encore et encore dans ma vie. Et c’est pourquoi j’ai réussi », confie le basketteur Michael Jordan avec des accents hégéliens. Il cumule le plus de titres NBA de toute l’histoire des États-Unis, mais lorsqu’il relate son parcours, il le voit jalonné d’échecs autant que de succès. Il sait que la réussite est toujours une succession d’échecs et de succès, jamais un simple enchaînement de succès. Il sait qu’il est devenu Michael Jordan lorsqu’il a manqué tous ces tirs de la victoire, qu’un caractère s’affirme dans l’adversité. L’absence d’échecs nous prive peut-être d’ailleurs de la possibilité d’affirmer notre caractère. Sans force de négation, dirait Hegel, la force d’affirmation ne peut donner toute sa mesure. L’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit irait même plus loin : sans force de négation, il ne peut y avoir de force d’affirmation.