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L’échec comme leçon d’humilité
– une lecture chrétienne ? –

« Le fait d’avoir été renvoyé d’Apple a été la meilleure chose qui me soit arrivée. »

STEVE JOBS

 

 

Le mot humilité vient du latin « humilitas », dérivé de « humus » qui signifie « terre ». Échouer, c’est souvent en effet « redescendre sur terre », cesser de se prendre pour Dieu ou pour un être supérieur, guérir de ce fantasme infantile de toute-puissance qui nous conduit si souvent dans le mur. C’est reprendre pied, réapprendre à se voir comme on est, avec réalisme, ce qui peut être un solide atout dans la construction d’une existence réussie.

 

Les entraîneurs savent bien qu’il n’y a rien de pire pour un champion que le péché d’orgueil, l’impression d’être intouchable, de ne pas pouvoir perdre. C’est une évidence dans le sport de haut niveau : rien de telle qu’une bonne défaite pour rappeler l’athlète à sa vigilance, réinsuffler en lui cette pointe de doute sans laquelle le talent ne peut donner toute sa mesure. Il faut souvent que l’athlète cesse de se croire supérieur pour qu’il le devienne vraiment. Il observera alors chaque adversaire en le respectant, n’en sous-estimera aucun, ne cessera jamais de se demander comment gagner. Et c’est grâce à cette attitude qu’il enchaînera les victoires.

La leçon d’humilité que nous offre l’échec est l’occasion de mesurer nos limites, tandis que le délire narcissique ou l’illusion de toute-puissance nous éloignent de cette prise de conscience.

Les artistes ou les écrivains en ont tous fait l’expérience. Lorsqu’ils échouent à accoucher de l’œuvre définitive dont ils rêvent, ils éprouvent qu’ils ne sont pas des démiurges, que leur art leur résiste, qu’ils ne peuvent pas tout. Ce retour à l’humilité, accompagné par un sentiment d’échec parfois douloureux, est souvent le point de départ d’une nouvelle aventure créative, peut-être plus modeste au début, plus progressive en tout cas, mais qui pourra déboucher sur une œuvre de qualité. Échouant à révolutionner leur art, ils se recentrent sur ce qu’ils savent faire et c’est parfois une bonne méthode pour retrouver l’inspiration. En nous rendant plus humbles, l’échec nous engage sur un chemin plus sûr. Il faut parfois retrouver la terre pour réapprendre à viser le ciel.

 

Avant d’être obligé de quitter Apple, Steve Jobs était devenu un être arrogant, ivre du succès fulgurant de la société informatique qu’il avait créée dans le garage de ses parents. Dès 1980, le chiffre d’affaires de la marque à la pomme, créée en 1976, atteint le milliard de dollars, et son introduction en Bourse rapporte 240 millions de dollars à Steve Jobs, alors âgé de 25 ans. Cela lui fit pourtant perdre le contrôle de sa société, en même temps que le contact avec le réel. N’écoutant plus personne, ne doutant jamais de lui, ne comprenant pas tout ce que le lancement désastreux du premier Macintosh signifiait des goûts des Américains, refusant toute objection de la part de ses collaborateurs, n’hésitant pas à user d’un management de l’humiliation, il fut d’abord écarté des décisions puis contraint à la démission en 1985 par le nouveau président nommé par les actionnaires. Sa déconvenue fut immense : il venait d’être viré de sa propre entreprise. Mais cet échec lui offrit la leçon d’humilité dont il avait besoin. C’est alors qu’il retrouva le réel, et avec lui le sens des contraintes qui rendent créatif. « Je ne l’ai tout d’abord pas vu comme ça, mais je pense maintenant que le fait d’avoir été renvoyé d’Apple a été la meilleure chose qui puisse m’arriver », a déclaré Steve Jobs lors d’une émouvante conférence à l’université de Stanford en 2005. « Cela m’a libéré, et permis d’entrer dans une des périodes les plus créatives de ma vie… Ce fut un médicament affreux mais je pense que le patient en avait besoin. » Ce patron visionnaire le dit lui-même : son échec l’a « libéré » de son arrogance et de son orgueil, et par là même l’a rendu de nouveau créatif.

Nous imaginons souvent les créateurs comme des êtres tout-puissants, des ogres ne connaissant aucune limite, mais cette image donne une vision déformée de la créativité. La créativité entretient une relation bien plus privilégiée avec l’humilité qu’avec l’orgueil, avec les limites qu’avec le sentiment de toute-puissance. Les grands créateurs savent que le réel existe. C’est bien à lui qu’ils se confrontent ; c’est lui qu’ils agencent et réagencent. Ils savent que tout n’est pas possible.

Steve Jobs, réveillé par son échec, se recentra donc sur ce qu’il savait faire. Il fonda Next, une société à taille humaine fabriquant des logiciels et des ordinateurs haut de gamme. Le résultat de cette nouvelle aventure fut mitigé, dérisoire au regard du succès d’Apple. Mais il donna à Steve Jobs une occasion retrouvée de développer son talent propre, venu d’une jeunesse passée à bricoler avec son père adoptif des composants électroniques : cet art de concevoir des logiciels novateurs, capables de séduire le grand public. Il racheta aussi à Georges Lucas, le créateur de « Star Wars », le studio Pixar qui produira, plus tard, avec Disney, des dessins animés comme Toy Story ou Le Monde de Nemo.

Pendant ce temps, Apple connut une succession de déboires, en raison notamment du succès des PC utilisant les logiciels Microsoft. Au bord du gouffre, en manque de logiciels innovants, Apple dut racheter Next et, plus de douze ans après l’avoir renvoyé, réengagea Steve Jobs comme président.

C’est donc bien l’humilité retrouvée de ce grand patron qui est à l’origine de son retour triomphal dans la société qu’il avait créée. C’est cette humilité qui l’a conduit à se recentrer sur ses compétences et à développer cette société de logiciels performants, dont Apple aura finalement besoin. De nouveau à la tête d’Apple, Steve Jobs reprit, en les améliorant encore, les recettes qui avaient si bien fonctionné au début : design épuré, usage facile, technologie pointue. Il se souvint aussi de cette évidence que son délire narcissique lui avait fait perdre de vue : une entreprise n’est pas le jouet d’un démiurge, mais une aventure collective. Avec ses équipes ressoudées, il lança l’iMac qui connut un succès immense et démoda d’un coup les vieux PC. Puis une vaste campagne publicitaire – « Think different » – qui, comme par hasard, mettait en scène des figures historiques de l’humilité, comme Albert Einstein ou le Mahatma Gandhi. Viendront les iBook, les iPod, les iPhone, les iPad… avec, à chaque fois, le succès au rendez-vous. Steve Jobs ne commettra plus l’erreur de penser qu’on peut avoir raison seul. Il comprendra qu’avoir raison trop tôt, en termes de marché, c’est avoir tort.

 

Les savants, souvent, sont des personnes très humbles. Ce n’est pas un hasard : parce qu’ils échouent sans cesse, parce qu’ils passent leur vie à corriger des intuitions fausses, ils ne manquent pas d’occasion de guérir de l’arrogance ou du fantasme de toute-puissance. Et c’est précisément, nous dit Bachelard, parce qu’ils savent accepter humblement la sanction du réel qu’ils progressent tant dans le savoir. Ils font preuve de ce mixte étonnant de courage et d’humilité qui devrait, selon le poète et philosophe français, constituer l’axe d’un humanisme moderne. Nous ne sommes ni Archimède ni Newton mais nous pouvons nous en inspirer. L’échec nous rend humbles, et cette humilité est souvent le début de la réussite.

« Ne vous inquiétez pas pour vos difficultés en mathématiques, affirmait Albert Einstein, les miennes sont encore plus grandes. » Derrière l’humour, le physicien nous dit combien l’humilité est un moteur pour le savoir. Celui qui mesure le plus finement les limites du savoir est également celui qui est en train de les faire reculer.

 

Le judo offre une belle métaphore de la manière dont l’échec rend humble et, par là même, nourrit la possibilité du succès futur. Dans ce corps à corps, chaque adversaire peut envoyer l’autre au sol à chaque instant. C’est pourquoi les jeunes judokas commencent par apprendre à tomber. C’est-à-dire à bien tomber : sans se crisper, en roulant avec souplesse et fluidité, en accompagnant leur chute d’une sorte d’assentiment. Cette belle manière de chuter symbolise parfaitement l’humilité : l’adversaire lui a fait une prise qui marche et qui l’envoie au sol, sur cette « terre » qu’est le tatami. Le judoka l’accepte. Mieux : il s’en sert. Car chaque fois qu’il chute, il en apprend un peu plus sur son adversaire. Chuter, c’est découvrir l’efficacité de l’une de ses prises. Mais puisqu’elle a marché cette fois, le judoka sait qu’il devra désormais la parer. Lorsque le judoka se relève, c’est donc fort d’une connaissance nouvelle. L’humilité est inséparable d’un apprentissage.

L’échec nous rend plus humbles, l’humilité nous rend sages, et c’est cette sagesse qui peut nous faire gagner.

Peu importe, finalement, le nombre de fois que nous tombons, tant que nous nous relevons une fois de plus, tant que nous nous relevons plus sages.

 

Difficile d’écrire cela sans songer au chemin de croix de Jésus. Plus Jésus chute, souffre, plus il se rapproche de Dieu. Ce chemin de croix est l’acte fondateur du christianisme. L’humilité va ici jusqu’à l’humiliation et conduit à la rédemption. Jésus tombe plus bas que terre et c’est pourquoi il monte au ciel. L’épreuve est telle qu’il en vient même à douter de son Père : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »… Mais ce doute est lui aussi une leçon d’humilité, comme s’il fallait qu’il s’éloigne de sa propre divinité pour rejoindre les hommes, prendre à son compte notre condition jusqu’au bout. Ces derniers mots seraient alors, sous forme de question adressée à Dieu, l’ultime acte d’amour de Jésus pour les siens. Cette épreuve lui permet aussi de s’élever encore jusqu’à toucher la vérité pure de la foi : il n’y a de foi que dans le doute, tout contre le doute. Croire, c’est douter ; c’est supporter le doute jusqu’au fond de son cœur.

« Bienheureux les humbles en esprit, car c’est à eux qu’est le royaume des cieux », peut-on lire dans l’Évangile selon saint Matthieu. Ce verset est souvent interprété, avec ironie, comme une apologie des simples d’esprit, comme une invitation à ne pas discuter les enseignements de la Bible, à croire sans réfléchir. Mais il y a une autre lecture, plus profonde. Les « humbles en esprit » peuvent être intelligents : ils reconnaissent simplement les limites de cette intelligence au regard de la vérité révélée de la Bible. Nous ne sommes pas loin de la position d’Albert Einstein lorsqu’il déclarait à la fin de sa vie : « Le plus grand mystère, c’est que nous puissions comprendre quelque chose. »

 

Saint Paul aussi connut son propre chemin de croix et fut un exemple d’humilité. Parcourant le monde pour apporter la « bonne nouvelle » de l’Évangile, il fut battu, humilié, emprisonné, et écrivit pourtant : « Je déborde de joie au milieu de mes pérégrinations. » Il lui faut, comme Jésus, toucher le fond pour toucher l’essentiel, se dépouiller du superflu pour reconnaître ce qui compte. Même si nous ne croyons pas en Dieu, nous pouvons croire en cette vertu de l’humilité, et y voir l’un des enseignements majeurs du christianisme, cette religion dont le Dieu s’est incarné dans un nourrisson, un petit être démuni, infiniment fragile, chu dans une mangeoire, trouvé au fond d’une étable. Une invitation exemplaire à l’humilité.