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L’échec comme expérience du réel
– une lecture stoïcienne –

« Ce qui dépend de toi, c’est d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de toi. »

ÉPICTÈTE

 

 

« Mon Dieu, donne-moi la force d’accepter ce que je ne peux pas changer, la volonté de changer ce que je peux changer, et la sagesse de savoir distinguer les deux » : par cette « prière », Marc Aurèle résume la sagesse stoïcienne. À l’instar de certains passages des livres sacrés, ces mots sont de ceux qui ont le pouvoir de changer des existences. Marc Aurèle a été à la tête de l’Empire romain de l’an 161 à l’an 180 : la sagesse stoïcienne est bien une sagesse d’action. Que nous dit-elle au juste ? Qu’il est vain d’essayer de changer « ce qui ne dépend pas de nous », vain de vouloir changer les forces du cosmos dans lequel nous sommes plongés. Il vaut mieux user de sa force pour agir sur « ce qui dépend de nous ». Moins nous essaierons de lutter contre ce qui n’est pas en notre pouvoir, plus nous pourrons changer ce qui l’est. Si nous nous épuisons à vouloir changer ce qui ne peut l’être, nous ne serons même plus capables d’agir là où c’est possible.

Mais si cette sagesse semble de bon sens, nous sommes souvent incapables de la mettre en œuvre. C’est que nous sommes trop « modernes ». Éloignés de cette sagesse des Anciens par des siècles de progrès des sciences et des techniques, bercés depuis l’enfance par les « quand on veut, on peut », nous avons tendance à croire que notre volonté peut tout. Pressés d’en découdre, nous présupposons trop souvent que tout dépend de nous : nous nous faisons alors une idée fausse du réel. Nous le voyons comme une pâte que nous pourrions modeler à loisir. Et ce ne sont pas nos succès qui vont nous convaincre du contraire. Lorsque nous réussissons ce que nous entreprenons, nous ne sommes pas le mieux disposés pour entendre cette vérité, rappelée par Marc Aurèle, mais aussi par Sénèque ou Épictète, que le réel parfois résiste.

 

L’échec nous offre la chance de nous rendre enfin à l’évidence : il y a bien en face de nous quelque chose qui s’appelle le réel. Difficile de le nier lorsque nous nous sommes battus, avons fait de notre mieux mais avons échoué quand même. Et dans ce réel il y a en effet les choses qui dépendent de moi, et celles qui n’en dépendent pas – autrement, je n’aurais pas échoué. La sagesse stoïcienne commence par cette prise de conscience, par cette distinction, extrêmement simple, mais très difficile à intégrer lorsque nous n’échouons pas.

 

Or, cette distinction est souvent à l’origine de la réussite. Marc Aurèle lui-même ne cesse de rappeler, dans Pensées pour moi-même, qu’il faut toujours partir de cette ligne de partage : avant d’agir, commencer par identifier ce qui ne dépend pas de soi et ne pas essayer de le changer. Il faut la volonté de changer ce que nous pouvons changer. Il faut la force de ne pas changer ce que nous ne pouvons pas changer. Nous gagnerions un temps et une énergie considérables si nous étions capables de devenir des hommes ou des femmes d’action stoïciens.

J’ai rencontré souvent des dirigeants qui m’ont confié avoir radicalement modifié leur manière de travailler le jour où ils ont intégré l’axiome de base de la sagesse de Marc Aurèle. Au lieu de s’agiter en tous sens sans prendre en compte les forces en présence, ils ont appris à accepter tout de suite ce qui ne dépend pas d’eux pour mieux se concentrer sur le reste, à être davantage dans la stratégie et moins dans le volontarisme, davantage dans le jeu sur les forces et moins dans le rapport de forces. Beaucoup m’ont confié que cette méthode était d’une efficacité redoutable dans les négociations commerciales. S’ils m’y autorisaient, je les questionnais sur leurs parcours, sur ce qui leur avait permis de développer cette sagesse d’action stoïcienne. Dans la plupart des cas, c’était à la suite d’un échec.

 

Le contraire de la sagesse est assurément le déni du réel. Être dans le déni de l’échec est la façon la plus sûre de n’en tirer aucun profit. Mon expérience d’enseignant au lycée le confirme tous les jours : l’élève qui refuse son échec, arguant que le professeur note « n’importe comment » ou glissant sa copie au fond de son sac pour n’y plus songer, ne prendra pas le temps de s’arrêter sur ce qui n’a pas marché. Au lieu de voir l’échec comme un mauvais moment à oublier au plus vite, apprenons à le considérer comme une chance de s’arrêter dans une vie trop hâtive. Le déni de l’échec s’apparente dès lors à un refus de saisir cette occasion. La sagesse stoïcienne nous propose au contraire une profonde acceptation de cet échec, qui dit toujours quelque chose de la nature du réel.

 

Le cosmos était selon Marc Aurèle un monde clos, un vaste « nœud cosmique » traversé de forces. Gouverner, pour lui, c’était tenter d’initier des politiques portées par ces forces cosmiques, des projets humains mais s’inscrivant dans le mouvement de la destinée du monde. Pour pouvoir agir sur « ce qui dépend de nous », il fallait donc jouer de ces forces qui « ne dépendent pas de nous ». Dans cette optique, une politique échoue dans la mesure où elle se heurte frontalement aux forces du cosmos, au sens du monde. L’échec donne alors une indication précieuse sur la réalité de ces forces, indication qui peut s’avérer décisive dans les succès futurs. Être stoïcien, c’est être capable, même au cœur de l’échec, de cette sagesse-là : s’interroger sur ce que l’échec dit du réel. C’est le concevoir comme une rencontre privilégiée avec le réel, que celui-ci renvoie aux forces du cosmos, aux lois de la nature ou aux règles du marché.

 

Lors de la dernière finale de Coupe Davis de tennis, la France était opposée à la Suisse. Pour l’emporter dans ce tournoi, il faut gagner trois des cinq matchs. Après avoir perdu son duel contre Gaël Monfils, Roger Federer a répondu aux traditionnelles questions d’un journaliste. Le score était alors de un partout entre la France et la Suisse. Toujours fair-play, Roger Federer a commencé par saluer la qualité de jeu exceptionnelle de son adversaire. Puis il a ajouté une petite phrase, que personne n’a vraiment remarquée : « J’ai perdu mais je sais ce que je voulais savoir. » Parlait-il de son mental, de la nature du terrain, de la rapidité des balles, de la réactivité du public, de ses capacités physiques après sa récente blessure ? Personne ne le sait. Ce qui est certain, c’est qu’il a profité de la défaite pour « savoir ce qu’il voulait savoir ». Il a ensuite gagné ses deux matchs, l’un en simple, l’autre en double accompagné de Stanislas Wawrinka, permettant à la Suisse d’éliminer la France et de gagner la Coupe Davis. Ce matin-là, en entendant la phrase sibylline de Roger Federer, j’ai trouvé que le numéro un mondial avait un petit air stoïcien.

 

Nelson Mandela, en revenant sur son histoire à la fois tragique et exemplaire, ne disait pas autre chose : « Je ne perds jamais, je gagne ou j’apprends. »

 

En nous invitant chaque jour un peu plus à devenir stoïciens, nos échecs peuvent aussi nous apprendre à ne plus nous complaire dans le sentiment de l’injustice. Marc Aurèle a rencontré, en tant qu’empereur, bien des obstacles et des déconvenues. Mais pour lui, l’échec n’est ni juste ni injuste. La sagesse stoïcienne prône l’indifférence à ces sentiments trop humains. Les forces du cosmos ne sont ni justes ni injustes : elles sont, c’est tout. Il va falloir faire avec, et même jouer avec. Tenter d’inscrire son action dans la danse de ses forces. Le destin n’est ni juste ni injuste car il est plus qu’humain. Le juste et l’injuste ne sont que des interprétations humaines. Se plaindre du réel, c’est le fuir, se réfugier dans un jugement subjectif qui n’apporte rien.

Même sans croire aux forces du cosmos ou au destin, nous pouvons garder des stoïciens cette idée que le sentiment d’injustice n’apporte rien. Pire : qu’il peut entraver notre action ou notre réaction. Nous avons cette liberté de ne pas ajouter au réel, à la difficulté ou à l’échec, cet inutile sentiment d’injustice. La vie est juste la vie, c’est bien assez : elle n’a pas besoin d’être juste pour être digne d’être vécue.

 

Les thérapeutes, psychologues ou psychanalystes confirment d’ailleurs que les patients commencent à aller mieux lorsqu’ils cessent de se considérer comme des victimes d’une injustice, le jour où ils commencent à accepter leur vie telle qu’elle est, à dire « c’est comme ça ». Non pas un « c’est comme ça » aigre et plein de ressentiment. Mais un « c’est comme ça » riche d’autorité et de courage, un « c’est comme ça ! » qui claque, traversé par une force de vie. Non plus « c’est comme ça, je n’ai vraiment pas de chance », mais « c’est comme ça : à moi de faire avec et de bâtir dessus ». C’est comme ça, le réel est ainsi fait : ce ne serait pas la moindre des vertus de l’échec que de nous donner cette force, proprement stoïcienne, d’affirmation de ce qui est, et qui ne dépend pas ou plus de nous.

 

Ray Charles a perdu la vue à sept ans et sa mère à quinze. Auparavant, il avait assisté à la mort par noyade de son jeune frère. « J’avais le choix, raconte-t-il : m’installer au coin d’une rue avec une canne blanche et une sébile ou tout faire pour devenir musicien. » Affirmation purement stoïcienne, qui fait résonner ce mot d’Épictète : « Ce qui dépend de toi, c’est d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de toi. » Le simple fait qu’il affirme « j’avais le choix » est déjà révélateur. Ray Charles n’a pas gâché ses forces en se plaignant de son sort. Il a accepté cette cécité qui ne dépendait pas de lui pour s’employer à devenir ce musicien et chanteur de génie à qui l’on doit What’d I Say , Hit the Road Jack ou encore Georgia on my mind. Il a su accepter, en pur stoïcien, la différence entre ce qui ne dépendait pas de lui (la perte de sa mère, de son frère et de la vue) et ce qui dépendait de lui (développer son talent, compenser sa cécité par une mémoire prodigieuse). Peut-être même a-t-il été porté par cette force d’acceptation pour devenir Ray Charles. « Je suis aveugle, mais on trouve toujours plus malheureux que soi, j’aurais pu être noir ! », a-t-il plaisanté un jour avec un journaliste. Ray Charles fut capable, devant l’adversité, de ce grand « c’est comme ça » débarrassé de toute résignation, plein de vie, d’humour, de joie de vivre. Il ne s’est pas dit « c’est injuste ». Il a dit oui à la réalité, un oui qui ressemble au « grand oui à la vie » du Zarathoustra de Nietzsche. La même manière de consentir à ce qui est. Le même geste stoïcien : ne pas déplorer ce qui ne peut être changé, tout faire pour changer ce qui peut l’être. Ainsi, l’acceptation stoïcienne n’est en rien une résignation. Elle est une affirmation, une approbation de ce qui est. Face à un échec comme face à une épreuve, la question n’est pas de savoir si c’est juste ou injuste, mais si nous pouvons ou non en tirer une sagesse. Si nous pouvons nous appuyer dessus pour construire autre chose.

 

« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,

Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties

Sans un geste et sans un soupir »…

 

Ainsi s’ouvre le fameux poème de Rudyard Kipling, If, qui s’achève par « Tu seras un homme, mon fils ».

 

Ces vers sont pleins, eux aussi, de cette sagesse stoïcienne : il faut savoir perdre pour devenir un homme. Perdre et se mettre à rebâtir. La protestation contre le réel est vaine. Pire : elle est contre-productive. Elle nous prend de notre force si utile pour reconstruire. Elle nous détourne du réel. « Ni rire, ni pleurer, comprendre », écrivait déjà Spinoza, dans l’Éthique, avec des accents stoïciens.

Il y a de cela dans ce poème de Kipling. « Sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir » : sans dire que c’est injuste, sans ajouter au réel une couche de plainte. « Sans un geste et sans un soupir » : avec la force stoïcienne de celui qui sait qu’il est au milieu du cosmos, tout petit, qu’il ne changera pas l’ordre des choses, mais qu’il lui appartient de savoir jouer de ce qui est plus fort que lui.

L’échec, lorsqu’il est là, ne dépend plus de nous. Seule dépend de nous la manière de le vivre.
Nous pouvons pleurer sur notre sort « injuste ». Ou voir l’échec comme une chance de rencontrer le réel, une invitation à devenir chaque jour un peu plus stoïcien. Ray Charles avait raison : nous avons le choix.