II - La pratique
du yoga-nidrâ

« Ce qui est nuit pour tous les êtres est jour pour le sage.

Ce qui est jour pour les êtres est nuit pour celui qui sait. » 40

Le yoga-nidrâ en tant que pratique (introduction)

Comme vous l’avez certainement constaté, la pratique a déjà commencé dans la mesure où la philosophie n’a de cesse de nous ramener à nous-mêmes. Et ce retour, ce rappel, cette souvenance de soi, du Soi, est le cœur de yoga-nidrâ. Bien que singulière et indépendante en elle-même, la voie du « sommeil conscient » peut facilement s’adapter et adopter toutes les autres « pratiques de la présence », en permettant de les éprouver intimement, différemment, avec une qualité de détente et d’attention renouvelée.

Plus concrètement, yoga-nidrâ apprendra d’abord à cultiver la relaxation comme une mise en disponibilité pour s’exercer à la conscience aussi bien dans le sommeil et le rêve que dans la veille, et aussi comme préalable à chaque pratique. Il me faut avant toute chose apprendre à repérer et défaire les tensions, les crispations, en faisant la différence entre les contractions du domaine physique, énergétique et mental, même si les trois sont liés. Et c’est déjà en soi un vaste programme qui demande une observation profonde.

Il conviendra de distinguer les « techniques préparatoires » et les « techniques de rappel », qui permettent de s’entraîner à aborder le sommeil et la présence à soi en général, et les « séances » proprement dites, pour tenter de voir, de reconnaître, ce qu’est l’être humain, dans l’espèce, dans l’intégrité de sa nature, dans l’univers, dans son essence profonde, dans les lois qui régissent les phénomènes. Il conviendra également de distinguer les pratiques à réaliser dans la journée, des pratiques à effectuer dans son lit, à l’endormissement, lors des petits réveils nocturnes ou au réveil du matin. Yoga-nidrâ aborde également la thérapeutique. De façon générale, le symbole pourra être abordé comme un moyen de mise en relation entre des niveaux qui coexistent mais qui ne communiquent pas forcément. Par exemple, le processus symbolique des centres d’énergie sert à orienter le mental de sorte à le mettre en résonance avec la réalité énergétique, même si l’image n’est évidemment pas le centre lui-même. Yoga-nidrâ aborde les grands thèmes fondamentaux de l’humain comme le désir, la peur, l’animalité, le temps, l’amour, la mort ou l’extase sexuelle, en invitant toujours à renouveler un regard conscient sur les structures qui nous composent en partie, comme les sens, le corps, les roues d’énergie, les méridiens, les processus mentaux, etc. Quelque soit l’angle d’observation, yoga-nidrâ devrait toujours nous ramener à l’essentiel qui ne peut être ailleurs que dans le silence, le vide, la joie et la quiétude du cœur, dans la saveur unique de la pure présence sans objet.

C’est pourquoi, plus que sur les phénomènes en eux-mêmes, yoga-nidrâ nous demandera d’observer surtout les « entre-deux », les « failles », les « passages » : d’une posture à une autre, d’un souffle à l’autre, d’une pensée ou une sensation à l’autre, d’un état à un autre. D’où le fait de jouer avec les changements, les retournements, les « points de vue », les endormissements, les réveils et les suspensions. Yoga-nidrâ nous apprend ainsi à repérer les processus mentaux, comment le mental passe de la conscience à l’inconscience, de l’état de sommeil à l’état de rêve, etc., même si les trois ne sont pas vraiment séparés. Je suis éveillé et pourtant je rêve, je rêve et pourtant je suis éveillé. Tout est mélangé. Yoga-nidrâ va nous aider à comprendre, à savoir comment fonctionne l’organe du mental qui est essentiel pour notre vie dans le monde, car je ne peux pas vivre en harmonie avec les autres si je ne comprends pas ce qui se passe au niveau de la pensée. La pratique nous amènera ainsi à discerner l’organe mental (un organe parmi d’autres, considéré comme un simple 6e sens) de la conscience, du Soi. Si je ne comprends pas cette différence je ne me connaîtrai jamais, je serai constamment pensé par le mental. Il y a l’organe et la vie qui l’anime, comme il y a l’ampoule et l’électricité. En observant les passages, en jouant à passer d’un point de vue à un autre, en explorant les « entre-deux », je serais peut-être amené à réaliser leur véritable nature. Que cela soit entre l’équilibre et le déséquilibre, entre deux pensées, deux postures, deux expériences ou deux états, l’espace qui les relie est toujours le même, car il est le substrat même dans lequel tout se passe. Avant le visage paraissait « jeune », maintenant il paraît « vieux ». Celui qui pense qu’il est le sien, avant ni portait guère d’intérêt, tandis que maintenant il s’en soucie. Mais le regard qui prend conscience de tout cela n’a jamais changé. Il est la conscience dans laquelle tout apparaît et passe son chemin. Ce type de pratique, visant à explorer les structures de l’être, ne va évidemment pas sans expériences profondes que le pratiquant a tendance à désirer obtenir, en imagination, ou à renouveler. Or, l’attention aux « entre-deux » ne vise pas à jouir d’une expérience mais à reconnaître cet arrière-plan dans lequel les expériences se produisent. Les expériences passent, tandis que cet arrière-plan demeure toujours tranquille, libre des phénomènes qui apparaissent et disparaissent en lui. Il est le Cœur de yoga-nidrâ, cette réalité qu’évoque ici Nisargadatta Maharaj :

 

« Question : Monsieur, en quoi est-ce utile pour moi que vous me disiez que la réalité ne peut pas être trouvée dans la conscience ? Où suis-je censé la chercher ? Comment l’appréhendez-vous ? Maharaj : C’est très simple. Si je vous demande quel est le goût de votre bouche, tout ce que vous pouvez dire c’est : elle n’est ni sucrée ni amer, ni aigre ni astringente. Elle est ce qui reste lorsque tous ces goûts n’y sont pas. De la même façon, lorsque toutes les distinctions et réactions n’existent plus, ce qui demeure est la réalité, simple et solide. »41

 

Outre cette immersion dans l’origine des choses, yoga-nidrâ permet également de nous promener dans les archétypes de l’espèce, dans les mythes. L’état de veille enferme, limite, mais l’état de sommeil permet de se promener dans les archétypes et symboles de l’espèce et de l’univers. Yoga-nidrâ permet de pénétrer profondément chacune des structures qui nous composent, en passant de la matière la plus grossière, la plus dense, à la plus subtile, la plus vibrante ; de dépasser le petit ego pour s’ouvrir à ce qui le dépasse. Yoga-nidrâ est un voyage qui observe comment la machine fonctionne, et qui part dans des horizons de l’espèce, de l’univers, du micro au macrocosme, de l’individu à l’absolu, pour en observer profondément chaque phénomène et son mode d’apparition, jusqu’à finir sa course dans l’observateur lui-même. C’est un véritable voyage dans les états de la matière, de la conscience et de la joie d’être. De là, au-delà même de la perspective idéale d’être conscient dans chaque état, doit naître un équilibre, une paix, une harmonie, une joie qui s’étend à tous les moments de la vie quotidienne. En contemplant passer la rivière de la vie sans se laisser emporter par ses puissants courants, le sens profond du mot « contentement » prendra une toute autre épaisseur, la joie une toute autre saveur, et la vie, un tout autre éclat, qui donnera à voir dans la rivière toute sa beauté.

Ces pratiques vont nous guider vers ces états de conscience, nous faire flirter, aller et venir entre les états. Contrairement à l’idée courante, une bonne nuit est ici une nuit pleine de réveils, savoir que je dors, tranquillement, arriver à cet état de conscience immobile, témoin du corps et des pensées qui dorment. Si dans l’état de veille tout est plus rangé, quand je dors, l’ordre ordinaire du mental disparaît. Celui-ci perd son agencement de l’état de veille et cela permet de franchir les barrières qui opèrent habituellement. Quand je dors, tout tombe et il n’y a plus de limite. Et c’est là que peut commencer un merveilleux voyage. La structure mentale devient un labyrinthe dans lequel je peux naviguer différemment. Je peux m’infiltrer au plus profond de moi-même, découvrir ce que je ne suis pas et laisser ce que je suis se dévoiler. Ce travail amène une capacité à moins dormir, à récupérer avec moins de temps de sommeil, et accessoirement, à ne pas perdre un tiers de sa vie. Il importe donc d’accepter et de savourer les moments de clarté, lors de nuits plus légères et lumineuses ; de se relaxer, s’abandonner, s’effacer complètement. Ce que je suis vraiment se dévoilera de lui-même, indépendamment, au-delà de tout ce qui m’est donné à voir et de l’idée que j’en ai, et au-delà même de tout sentiment de progression. C’est pourquoi il convient d’adopter à la fois beaucoup de rigueur, d’humilité et de nonchalance dans cette pratique, en l’accomplissant sans désir de résultats ni attachement à l’action. Simplement, tranquillement, pour la saveur unique de la présence à soi-même.

Pratiques préparatoires

LES MEMBRES DU YOGA DANS LE NIDRÂ

On va retrouver dans le Nidrâ tous les membres ou étapes du yoga traditionnel, dans leurs versions classiques et également adaptées : les postures, les souffles, les ligatures, les gestes, les concentrations, la récitation de mots sacrés, etc. Chaque étape reste une ouverture vers « l’arrêt des fluctuations mentales », la méditation et la pleine conscience, qu’elle soit réalisée en posture assise, allongée ou en mouvement. La spécificité de yoga-nidrâ réside dans le fait d’insister sur les zones de passages, comme l’endormissement, pour naturellement suspendre la pensée tout en restant parfaitement vigilant. « L’activité dispersive du mental crée une sorte de tourbillon et tant qu’il est actif, la vaste paix de l’océan au-delà ne peut être ressentie »42 explique le yogi Shri Anirvan. C’est pourquoi il est nécessaire de demeurer « alerte et conscient », et tout à fait possible « d’utiliser l’absence naturelle d’activité mentale pour servir le but du yoga », que cette absence soit due au sommeil, à un éternuement, un orgasme, un évanouissement ou toute autre « perte de conscience » ordinaire. « De même que je suis alerte et conscient lorsque la vibration de l’activité mentale se poursuit dans toute sa vigueur », ajoute Shri Anirvan, « de même dois-je chercher à le rester quand elle se ralentit ou qu’elle s’arrête » :

 

« Dormir, c’est rester en état de samâdhi – voilà la formule qui exprime la pratique yogique. Dans la méditation, nous faisons tous nos efforts pour stopper l’activité de l’esprit, mais dans le sommeil cet arrêt se produit de lui-même ; cependant, comme je ne parviens pas encore à transformer mon sommeil, mon esprit plonge dans l’oubli ou se laisse entraîner par des distractions indésirables. Pourtant le vrai but du sommeil est de trouver la paix, de rafraîchir et de vivifier l’esprit en retournant à l’Origine, à la Cause première (mahâkârana). L’Origine est la Mère, Elle qui est, dans le langage des Upanishads, la « souveraine du Tout » (sarveshvarî), la « matrice du Tout » (sarvayoni) et l’« amante de la félicité » (ânandabhuk). Le sommeil est une invocation à cette Mère véritable. C’est aussi un yoga, et avec un peu de technique, tous les membres du yoga peuvent être mis en pratique. »43

Les postures

Ainsi, les postures (âsana), dans leurs versions classiques, permettront d’abord de détendre le corps et de l’harmoniser avec le souffle et la pensée, en éveillant une autre qualité de présence à soi-même. Elles ne doivent pas être réalisées dans un esprit de performance ou de compétition, mais en pleine conscience, dans une écoute sans attente de résultat, comme si c’était à chaque fois la première fois. Maintenir l’attention sur la gravité et la sensation du corps, sur chaque souffle, chaque vibration qui apparaissent et disparaissent. Prendre la pose avec sensualité, en savourant cette présence aux mouvements du corps et de l’esprit. La pose me donne à voir comment je suis dans l’instant, où je suis, et comment je suis dans la vie, dans mes désirs et aversions. Chacune permet une observation de soi différente par rapport aux nombres limités de positions que je prends dans ma journée quotidienne ordinaire, au bureau, ou avachi sur le canapé. La pose me familiarise avec ce que je ne suis pas. Elle se fait le support d’une vaste écoute, le pressentiment d’une tranquillité profonde. Il convient pour cela de s’ouvrir à la dimension vibratoire du corps, au vide dans lequel se fait et se défait la pose. La pose m’éveille à l’espace dans le corps, entre chaque articulation. Je vois la pose avant de la prendre, je laisse les structures mentale et énergétique imposer leur souplesse. Je laisse la pose se faire sans l’imposer, sans forcer d’aucune façon. La pose doit être ouverture, disponibilité, exploration, écoute et saveur. Il n’y a pas de maîtrise à avoir et rien à obtenir ou atteindre. Juste cette écoute attentive et équanime des tensions, des sensations, des vacuités dans le corps. Ni désir ni aversion. Laisser les conditionnements se défaire sans en créer de nouveaux. S’ouvrir à la spontanéité de l’instant, à la sensibilité, au libre déploiement des formes et de l’alphabet des postures. Rester un témoin vigilant et silencieux, à l’écoute du phénomène. Pose après pose, je laisse l’attention lâcher-prise et s’éveiller à sa véritable substance. « La seule véritable posture qui compte », disait Ramana Maharshi, « est de demeurer dans le Soi ». Cette dernière, sans forme ni effort, ne se substitue pas aux autres, elle s’y ajoute ; toutes les autres apparaissent et disparaissent en elle. Elle n’est pas une action mais le témoin impersonnel de l’action. Par conséquent, personne ne la fait ; elle est, simplement.

L’alphabet des poses peut également répondre à quelques règles de grammaire élémentaires, tout autant opératives que symboliques, afin de former des mots, des bouts de phrases et de véritables poèmes composés ou improvisés dans la spontanéité de l’instant, ne sachant pas ce qui pourrait bien apparaître à la seconde suivante. Par exemple, il est possible de laisser les poses se déployer dans l’ordre de montée des centres d’énergie, comme c’est également le cas pour l’attention dans les séances proprement dites de yoga-nidrâ. Une telle règle répond à une logique inhérente au retrait des sens, au processus d’effacement du « moi » et de résorptions des éléments du grossier au subtil. Chaque pose peut éventuellement se conjuguer avec un souffle et une concentration particulière, mais toujours dans la conjugaison intime de la détente et de la vigilance.

Après un exercice de purification, la classique « salutation au soleil » insuffle dans le corps une puissante énergie qui le régénère et le prépare bien, en l’échauffant, à entreprendre sa journée comme à prendre d’autres poses.44 Parmi les 84 postures mentionnées par les textes, quelques unes se déclinent bien pour servir yoga-nidrâ. Parmi elles, la posture debout, l’arbre, les triangles, les paumes, les mains aux pieds, le lotus, la montagne, l’étirement vers l’ouest (la pince), le cobra, la sauterelle, l’arc, le crocodile, la barque allongée, l’enroulement de l’estomac, le diamant (assis et allongé), l’embryon d’or, le balancier, le poisson, le corbeau, le chat, la tête de vache, le demi-poisson, la chandelle, la charrue, la roue ; toutes les postures de prières, toutes celles qui ouvrent l’espace du cœur en relation directe avec le toucher et le sommeil, et bien sûr, pour leur qualité d’immobilité, la pose sur la tête et la pose du cadavre, qui offrent, à deux niveaux de pratique différents, d’infini possibilités pour yoga-nidrâ.

 

« Premièrement, étendez-vous dans la posture du cadavre (shavâsana), totalement immobile ; ensuite, détendez-vous et laissez la conscience corporelle se diffuser comme un gaz raréfié. C’est âsana. » 45

 

Les souffles

La pose physique installée, je peux simplement observer le flux et le reflux naturel de la respiration, sans chercher à le contrôler. Je peux aussi adopter une posture respiratoire spéciale en ajoutant un souffle codifié (prânâyâma). Par exemple, un temps d’inspiration pour deux temps d’expiration (1-2) ; ou un temps d’inspiration pour quatre temps de rétention à poumons pleins puis deux temps d’expiration (1-4-2) ; ou la même à poumons vides, ce qui ferait, pour 4 secondes d’inspiration, 8 secondes d’expiration et 16 en rétention à vide. Il existe de nombreux exercices respiratoires du Hatha-Yoga classique qui s’adaptent parfaitement à yoga-nidrâ, comme les souffles égaux, non-égaux, en carré, les souffles de la « purification des canaux », du « victorieux », de l’abeille ou de l’évanouissement (du mental).

 

« Puis, pendant un moment, portez votre attention sur la respiration : qu’elle soit pleine et rythmique. En accord avec cette respiration, faites alors japa en répétant continuellement le mantra-germe Hamsa ; prononcez Ham en expirant, Sa en inspirant. C’est prânâyâma. »46 

 

Il s’agit ici moins de prononcer que d’écouter le mantra naturel se répéter à travers nous. J’observe le souffle simplement. J’accueille son flux et son reflux, je le laisse s’allonger comme des vagues qui se perdent dans l’horizon infini. Le souffle s’allonge, le corps et la pensée se détendent, se relâchent, se dénouent. Un espace bienheureux commence à s’ouvrir. Le sens du mantra se dévoile : « JE SUIS ».

 

Les gestes et les ligatures

Les gestes et ligatures du yoga (mudra/bandha) peuvent également se pratiquer indépendamment, ou combinés aux postures et aux souffles. Dans les grands classiques, les fermetures de la base, du ventre et de la gorge. Les mouvements et fixations oculaires occupent également une grande place, d’autant plus qu’ils sont intimement liés aux « centres du feu », aux orteils, aux pouces, au ventre, à toute la colonne vertébrale, à la circulation de l’énergie et aux rêves. Les contractions des sphincters et du périnée, comme les gestes de la langue et des doigts, trouvent aussi toute leur place dans cette subtile et sensuelle mécanique. Le « geste des oreilles », particulièrement intéressant pour yoga-nidrâ, mobilise directement le souffle vital qui régit le bâillement. La technique est simple : simultanément, pincez le lobe des oreilles entre le pouce et l’index, tirez vers le bas le plus loin possible, ouvrez la bouche, rétractez la langue au milieu sans qu’elle ne touche une autre partie de la bouche, tirez-la un peu en arrière, écarquillez les yeux, relevez les sourcils le plus haut possible… et vous devriez vous mettre à bâiller. C’est un beau geste de détente, d’énergie, à faire avant une séance de yoga-nidrâ, avant de s’endormir, en se réveillant ou à tout autre moment. Simplement pour la saveur et le retour à la tranquillité.

 

Le retrait des sens & la concentration

Après que les postures, les gestes et les souffles aient créé des conditions favorables à l’introspection en éveillant une sensibilité corporelle et vibratoire beaucoup plus fine qu’à l’ordinaire, l’attention peut commencer à s’enfoncer dans des couches intérieures plus profondes. Comme c’est naturellement le cas à l’endormissement, il convient d’abord de se détacher progressivement de l’emprise des sens. Je peux pour cela commencer à prendre conscience, successivement et en lien avec les roues d’énergie, de l’odorat, puis du goût, de la vue, du toucher et de l’ouïe. Je prends d’abord conscience des sons les plus lointains, puis je ramène progressivement l’attention aux sons de la pièce dans laquelle je me trouve, puis au son du corps, de la respiration, jusqu’à entendre « le son du silence » lui-même. Je peux également fixer une image inspirante ou une tâche de lumière, « derrière les yeux », et la laisser se rétrécir jusqu’à devenir un point minuscule qui finira par disparaitre dans le « sans forme ni couleur ». Je peux aussi ressentir une partie du corps, comme la colonne vertébrale, et laisser la sensation vibrante, comme un « toucher subtil », me conduire vers une immobilité encore plus vaste. Ce « retrait des sens » favorise alors une meilleure qualité de concentration sur un support intérieur plus subtil, comme un centre ou un flux d’énergie particulier. Le jeu des membres du yoga ne cherche qu’à suspendre la pensée pour nous ouvrir à l’Inconnu, en conjuguant la plus grande vigilance possible à la relaxation et la tranquillité la plus profonde.

 

« En même temps, imaginez que vous êtes Nârâyana couché dans son repos éternel, et laissez se répandre en vous le sentiment que cette visualisation fait surgir. Vous ne reposez pas sur votre lit, mais sur l’Océan infini primordial de lumière ; sur cet Océan, votre colonne vertébrale flotte, chargée d’électricité. Maintenant amenez toute votre conscience dans votre cœur ; de là, imaginez qu’elle s’élève en un courant de sensation ineffable jusqu’au centre de la gorge, puis à celui du front et enfin, à travers la couronne de la tête, jusque dans le Vide. Au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche, il n’y a plus que le vide total d’un ciel infini et sans support. De là, la Mère, sous la forme du sommeil yogique, descend dans votre cœur pour remonter ensuite vers le ciel, dans la conscience située au-dessus de la tête. C’est pratyâhâra et dhâranâ. Par cette pratique, il est possible de transformer votre sommeil. »47

Méditation & contemplation profonde

On arrive ici au bout de ce qu’il est possible de « faire ». Lorsque je reconnais intimement que le vide du cœur et le vide de la fontanelle ne sont qu’Un, la pensée et le sens d’être une entité séparée s’effacent complètement. Il ne demeure alors qu’une pure conscience, totalement impersonnelle et tranquille, sans sujet qui voit et sans objet qui est vu. Comme une vision originelle, un regard incréé. Ici, la moindre intention de faire ou de devenir quoique ce soit viendrait tout gâcher. « Je » ne peux pas méditer, et ce n’est qu’en le reconnaissant que cette illusion peut disparaitre et laisser la place à la paix du vide, qui est la véritable méditation. Méditer n’appartient pas au domaine du faire. Méditer n’est pas une action. C’est à cette compréhension que nous mène yoga-nidrâ. C’est dhyâna et samâdhi.

Quelques pratiques préparatoires

Tout l’art de yoga-nidrâ consiste ensuite à marier les membres du yoga pour venir servir son but. Certaines pratiques, réalisées indépendamment, constituent une excellente préparation au sommeil conscient et aux séances plus formelles et plus longues.

Le simple fait de rester allongé dans la posture du cadavre, parfaitement immobile, « sans rien faire », est en soi un merveilleux exercice. Et certainement le plus difficile. C’est à la fois l’alpha et l’oméga, l’union de la première et dernière lettre de l’alphabet sanskrit (a-ham, je suis), l’exercice avec lequel je débute et auquel tous les membres de la pratique finissent nécessairement par me ramener. Simplement, allongé, « être », sans mot, sans pensée.

Allongé sur le sol, les bras et les jambes légèrement écartés, les paumes de main vers le haut, le dos adhérant au sol. C’est la position de base dans les séances formelles de yoga-nidrâ. Celle avec laquelle on glisse en douceur vers l’immobilité du sommeil et de la mort. Il est possible d’adapter la posture avec un coussin sous la tête ou sous les genoux pour soulager les lombaires. Chacun sa vie, sa mort, sa posture du cadavre. Je veille à bien relâcher le corps, notamment le visage, les mains, les bras, les épaules, la nuque, tout le dos et les jambes, en prenant conscience des points d’appuis. Je prends conscience de l’air qui entre, qui sort un peu plus chaud. Inspir et expir : prendre et donner, vivre et mourir. Souffle après souffle, je m’abandonne à l’immobilité, à l’inertie, à l’arrière plan tranquille, témoin, dans lequel tout apparaît et disparaît. Je me laisse figer dans l’immuable, dans la conscience. Le souffle lui-même se fait fin et subtil, presque inexistant, comme un cadavre qui ne respire plus. Comme m’y invite le yoga tantrique, je savoure cette paix immobile, je prends plaisir à être, simplement être, jusqu’à oublier et ne plus savoir que je suis. Les paradoxes et les dualités se dissolvent alors dans une vaste paix.

 

« N’étaient alors ni Non-Être ni Être,

N’étaient ni Espace ni Ciel au-delà.

Qu’existait-il ? Où ? Pour qui y avait-il un refuge ?

Les Eaux, profondeurs insondables, existaient-elles ?

N’étaient alors ni Mort ni Non-Mort.

La Nuit ne se distinguait pas du Jour.

L’Un respirait sans souffle, par lui-même.

Au-delà, il n’y avait rien d’autre. 

 

Les ténèbres étaient noyées par les ténèbres en ce temps-là.

Tout était eau indistincte.

Le Devenir, recouvert par le Vide,

Était l’Un qui naissait par la puissance de l’Ardeur.

 

En ce temps-là, en l’Un mûrissait le Désir,

Le Premier germe de Pensée.

le lien qui unissait à l’Être le non-Être,

Aux clartés de leur coeur, les Sages le trouvèrent.

 

D’un bord à l’autre se tendit le pont de leur pensée.

Était-ce en haut ? Était-ce en bas ?

Il y avait les Porteurs de Semence, il y avait les Puissances.

En bas les Énergies, en haut l’Éclair.

 

Qui sait cela vraiment ? Qui pourrait dire

D’où il est né, ce déploiement, D’où ?

Les Dieux sont nés de ce jaillissement, ensuite.

Qui donc saurait comment il est venu à l’être ?

 

Ce déploiement, comment il est venu à l’être,

S’Il l’a créé ou non,

Le Témoin du Cosmos, au plus profond du Ciel,

Le sait-Il, ou ne le sait-Il pas ? »48

 

Outre dans la posture du cadavre, je peux également me relaxer consciemment et chercher l’immobilité dans la posture de l’arbre ou dans la posture sur la tête. L’arbre consiste à se mettre debout, droit et jambes tendues, puis à poser un des talons à l’angle de la cuisse et du périnée, pour demeurer en équilibre sur une jambe. Les bras sont légèrement écartés sur les côtés dans le « geste de la sagesse », ou les mains jointes au centre de la poitrine, dans le « geste de prière ». Je demeure ainsi, en laissant les tensions se défaire et le souffle s’apaiser, sous un regard vigilant et tranquille.

Allongé sur le dos, j’inspire en amenant les bras en arrière jusqu’à ce que les dos des mains touchent le sol ; à ce moment-là, le souffle s’arrête, et pendant cette rétention à poumons pleins, je croise les mains et arque boute le corps, ressens le corps tout entier et l’espace vibrant autour, avant de redescendre les bras en expirant. L’exercice peut être répété plusieurs fois en élargissant à chaque fois l’attention sur chaque moment de rétention : une fois avec la sensation du corps physique, une fois dans la structure énergétique (ou une fois par centre d’énergie) et une fois dans l’espace mental, infini. Suite à cet exercice, je prends le temps de savourer, de ressentir, d’être, immobile.

Pratiques pour l’endormissement

Parmi toutes les pratiques, celles qui consistent à observer le processus d’endormissement sont des plus essentielles et certainement des plus importantes. Non seulement à l’aube de chaque nouvelle nuit, mais également lors de siestes, de longues séances et de petits exercices pour mieux s’y préparer.

Yoga-nidrâ demande nécessairement de bien connaître sa « respiration du dormeur ». Au départ, il est préférable de s’asseoir dos sur un coussin, les jambes allongées, ou de simplement s’allonger confortablement, sur le dos, ou dans la position avec laquelle je m’endors le plus facilement et naturellement. Je peux m’entraîner dans le lit, le but étant de m’endormir rapidement et me réveiller plusieurs fois, pour observer les processus respiratoires et repérer précisément cette « respiration du dormeur ». Une fois « apprise », je peux la répliquer pour m’endormir sur commande, sinon plus vite, et ainsi commencer un travail plus approfondi. La sieste devient un espace de travail savoureux. Pour commencer, si je ne connais pas exactement la manière dont se déroule ce processus, grâce à mes propres observations, je peux imiter une façon plus ou moins commune à tous : l’inspiration monte, s’étire un peu, puis retombe avec l’expiration, s’effondre avec une pause respiratoire à poumons vides. En la répliquant volontairement, ma propre respiration du dormeur s’installe très rapidement et spontanément. Il n’y a rien à faire, ne surtout pas intervenir dans le processus, pour le voir tel qu’il est vraiment et non tel que je le pense. Dans ce travail de repérage, je me contente d’observer le phénomène à l’œuvre. L’écoute est portée sur l’air qui entre et sort par les narines (si possible la narine la plus en activité), sur la sensation tactile. Je laisse le souffle aller dans la respiration indiquée, j’imite, je laisse faire. Quelques minutes avant de m’endormir, la respiration change, chaque expiration s’allonge, s’étire et se trouve suspendu dans des rétentions naturelles à poumons vides. Le souffle s’amenuise. Le corps s’endort, consomme moins d’oxygène. Je m’abandonne, ne cherche pas à résister. Les images apparaissent de plus en plus vite. Des sons. Tout perd sa cohérence. Le souffle continue de changer : de monter, de s’effondrer ; la pause à vide, le passage, le sommeil… conscient ou inconscient ? Quelle saveur a le passage ? Si je n’arrive pas à rester conscient au moment de m’endormir, qu’adviendra-t-il à l’instant de la mort ?

Une fois un peu familiarisé avec cette « respiration du dormeur », il est possible de vivre des endormissements dans les postures classiques du hatha-yoga, que je peux éventuellement aménager, pour ce travail, de manière plus simple et confortable. Par exemple, la petite tortue, le diamant couché ou l’embryon d’or sont trois positions qui stimulent le centre d’énergie du sommeil. Elles se prêtent donc parfaitement à l’exercice. La posture doit rester confortable sinon l’endormissement est impossible. Or, le but ici est d’étudier les processus qui précèdent l’endormissement et de jouer avec les passages d’un état à un autre. L’embryon d’or consiste à s’assoir dans la position du diamant, les fesses sur les talons, les mains sur les côtés, puis de descendre vers l’avant, la poitrine contre les cuisses, et d’appuyer le front au sol ou sur un coussin. Dans la pose, je me détends et glisse tranquillement dans le souffle du dormeur.

Quelque soit la position ou son support, le déroulement est toujours le même : j’installe un souffle lent et léger (éventuellement en le synchronisant avec un mot ou quelques mots sacrés), le regard médian, conscient de l’espace infini derrière les yeux. J’accueille les premiers signes de l’endormissement : les modifications physiologiques, respiratoires et mentales.

Physiologiquement, le corps et les tensions se relâchent en profondeur, l’état de détente s’installe, les sens s’intériorisent, s’effondrent, et la température du corps diminue. Ce rapport au froid est important dans yoga-nidrâ car il permet de garder un certain éveil, contrairement à la chaleur qui entraîne l’engourdissement. Le froid nous relie à la sensation tactile, au toucher, à la peau et donc, conformément à l’interdépendance des éléments, au centre d’énergie du cœur, le centre du sommeil. C’est pourquoi, durant la pratique de yoga-nidrâ, je peux essayer de rester le moins couvert possible pour sentir le froid et m’habituer à cette sensation de fraîcheur. Ce signe m’indique non seulement que l’endormissement va se produire, mais il me permet aussi de me réveiller et de me relier au centre du cœur. Au niveau de la peau, cette fraîcheur se manifeste par une sensation particulière au cours de l’endormissement, comme la peau de quelque chose de vide à l’intérieur, comme un « sac de peau » vide de contenu physiologique. La fraîcheur qui circule sur cette membrane permet alors de m’aider en me guidant dans la pratique. Là encore, « être bien dans sa peau » c’est avant tout bien la sentir. Donc si besoin, il ne faut pas non plus hésiter à la couvrir.

Sur le plan des modifications mentales, l’ordre et la cohérence du mental disparaissent. Lors de la phase d’endormissement, le mental se déstructure, perd son agencement de l’état de veille, les pensées se dénouent. Je pénètre dans un monde différent, avec l’impression d’entrer et de m’enfoncer dans un profond couloir, avec des images ou flashs qui défilent de plus en plus rapidement à mesure qu’approche le sommeil. Les impressions latentes se manifestent sous un nouveau regard. Si je perçois des associations de pensées en relation avec les événements de la journée qui vient de s’écouler, je peux voir apparaître d’autres images qui surgissent spontanément, au seuil du sommeil, en relation avec un passé plus lointain, encore identifiable, ainsi que d’autres images d’apparences inconnues, dont je constate la présence, sans pouvoir les relier à une origine connue.

Quant aux modifications respiratoires, le souffle se confond progressivement, à l’approche du sommeil, avec la « respiration du dormeur ». Si je suis couché sur le côté droit, dans la posture du Bouddha allongé, je me concentre sur l’activité de la narine gauche, en écoutant simultanément le son intérieur, jusqu’à tranquillement et consciemment glisser dans le sommeil. J’essaye de m’endormir en gardant cette sensation subtile et simultanée du souffle et du son, que j’essaye ensuite d’immédiatement « retrouver » au réveil, comme si les deux états étaient reliés par la sensation d’une vibration très fine, à peine perceptible, qui m’apparaît comme un véritable fil d’Ariane, comme un guide précieux dans les méandres des différents états de conscience. Je comprends ainsi mieux l’interdépendance du sommeil et du souffle, et la finesse de la qualité d’attention demandée.

 

« Lorsque le sommeil n’est pas encore venu et que pourtant le monde extérieur s’est effacé, au moment où l’attention reconnaît ce passage, la Déesse [la Conscience] suprême se révèle. »49

 

L’endormissement se répartit entre une phase préparatoire de quelques minutes, suivie d’une phase de passage de quelques secondes, pendant la pause à vide, où la conscience ordinaire s’efface dans le sommeil. Ce crépuscule est une brèche ouverte sur un vide plein de clarté, « comme un pâle clair de lune ».

Je peux indépendamment, dans la pose du cadavre, laisser le souffle s’étirer, le plus possible, sans utiliser trop d’air. Observer. Laisser passer les sons et les images. Rester spectateur. M’effacer dans la pause à vide, dans l’intervalle du coeur. Passer de l’autre-côté du miroir. M’endormir, me réveiller, dans la saveur du flux et du reflux des souffles et des caresses qui me guident vers le « ça crée », vers cette Vie qui me fait vivre.

Il existe bien sûr d’autres procédés pour faciliter le maintient de la vigilance à l’endormissement, comme celui de s’endormir et de se réveiller sur le son interne et la narine en activité. Cet exercice relie à l’air et à l’espace, au centre du cœur et de la gorge, du toucher et de l’ouïe. Il permet ainsi, en invitant à demeurer attentif au bord de l’effondrement sensoriel, de nous accompagner jusqu’au seuil. Si je me couche sur le côté droit, l’air va naturellement plus passer dans la narine gauche, le son sera plus perceptible dans l’oreille gauche, et cela va activer le côté lunaire. Couché sur le côté gauche, c’est l’inverse. Sur le dos, le repérage est plus subtil car l’équilibre des souffles et du son est plus marqué. Je porte donc l’attention sur le souffle et observe dans quelle narine il circule le plus. Je reste concentré sur cette narine et tout le coté en activité, puis enclenche tranquillement la respiration du dormeur. Je commence ensuite à élargir l’attention au son, avec un souffle profond et paisible. Je reste ouvert à tout ce qui se passe, à tous les phénomènes qui apparaissent à la conscience, à la « pause à vide » pour accueillir le moment de l’endormissement. L’idée est ici de s’endormir en gardant comme dernière conscience, soit le souffle, inextricablement liée à une sensation subtile, le son, ou les deux, pour le ou les retrouver dès le réveil. Il s’agit de reconnaître le lien entre les deux états de conscience.

 

« Comment conserver cette sensation de soi vivante dans le sommeil ? Le premier effort à tenter est d’entrer consciemment dans le sommeil en restant dans une sensation très subtile de soi, sensation qui persistera bien au-delà de l’état de conscience ordinaire sombrant dans la lourdeur du sommeil, pour n’être plus qu’une vibration de vie dont le processus est rigoureusement connu. Au réveil, le processus inverse se produit. Cette vibration se déroulera pour animer la sensation de soi, longtemps avant le réveil du corps. »50

 

Le lien entre les deux états ne peut pas être « créé » ou « fabriqué ». Il ne peut qu’être reconnu, mais la prise de conscience des centres d’énergie, des éléments et des sens, dans leurs rapports intimes, confère une précieuse disponibilité. C’est pourquoi, s’entraîner également à s’endormir dans les poses du yoga qui nous mettent en relation avec le centre d’énergie du cœur, et donc du toucher et du sommeil, permet de mieux comprendre ces imbrications physio-énergétiques. Je peux ainsi prendre la tortue ou l’embryon d’or, en observant le souffle, la sensation de vibration et le son, et verser en « chien de fusil » juste au seuil de passer dans le sommeil. Peu à peu, j’apprends ainsi, tout en maintenant une certaine qualité de vigilance, à m’endormir superficiellement ou plus profondément. Le processus d’endormissement apparaissant avec plus de clarté, je peux ainsi le « découper » en différentes phases, suivants l’ordre de l’effondrement sensoriel, et associer chacune d’entre elles, par exemple, à une sphère lumineuse d’une couleur et d’une intensité particulière. Il peut alors m’être donnée l’occasion, à l’instar de la lune qui orne le front de Shiva, de reconnaître cette « claire lumière » qui n’est alors plus un objet perçu, comme une sphère de couleur, mais la Conscience même dans laquelle « je » passe de la veille au sommeil. Comme le conseillait Shrî Râmakrishna, de la même façon que les textes tantriques, il importe toujours de s’engager « dans le sommeil volontaire en partant du cœur et non d’un centre inférieur ». Je peux m’y entraîner en portant l’attention, dans le cœur, sur une sphère ou un point lumineux, comme je l’ai déjà évoqué, ou sur le son interne, « non frappé », continu, en essayant de m’endormir sur les pauses à vide, pour prendre conscience du grand passage.

 

« Avec un petit effort, cet instant peut être prolongé. Lorsqu’on s’endort, l’esprit tend naturellement à cesser son activité ; on peut s’exercer à retenir ce processus de telle façon que le passage se fasse le plus lentement possible, comme un chemin qui se cherche. Il ne faut pas souffler la flamme d’un seul coup, mais glisser dans le sommeil comme la lumière du jour qui s’évanouit dans le crépuscule, comme l’enfant qui s’endort sur le sein de sa mère. Cependant cette dernière comparaison n’est pas complète. L’enfant s’endort, mais la mère reste éveillée. L’enfant se confie en quelque sorte à la vigilance de sa mère, mais sans en avoir vraiment conscience. Dans le sommeil yogique (yoga-nidrâ), cette conscience sera claire et nette. »51

 

Lorsque la tentative semble échouer, il ne faut surtout pas éprouver de frustration ou de désespoir. Je laisse passer les commentaires, les jugements, et patiemment, je poursuis ma pratique, demeure dans la saveur de l’instant présent sans me tourmenter. Fanfaronner ou s’apitoyer sur soi reviennent au même : à renforcer l’ego, le sens du « moi » qui pense être l’auteur de ses actions, et par conséquent, de ses pratiques. Et cela ne fait que me fourvoyer dans des impasses. Je dois au contraire me soumettre, abdiquer, m’effacer, m’abandonner, me laisser saisir par le ravissement, tel Sainte Thérèse d’Avila à la lecture de cette oraison inspirée et inspirante, composé par le Père Fray Francisco de Osuna :

 

« Bienheureux ceux qui font oraison avant de s’endormir, et qui en s’éveillant retournent promptement à l’oraison. Ceux-là, à l’exemple d’Elie, mangent un peu, dorment, mangent à nouveau un peu, et se blottissent dans les bras du Seigneur comme des enfants qui s’endorment sur le sein de leur mère après avoir bu son lait, s’éveillent à nouveau, tètent, et se rendorment. Ainsi, avec ces radieux intervalles, leur temps de sommeil compte pour de l’oraison plus que pour du sommeil… et alors même qu’ils ont dormi, ils entendent à leur réveil que leur âme a dormi dans les bras de l’Aimé. »52

 

Le yogi Shrî Anirvan éveille le même sentiment, propice à l’abandon, lorsqu’il parle de la « Mère », c’est-à-dire la Conscience, cette « clarté limpide semblable à un pâle clair de lune » :

 

« Toute la journée, nous sommes absorbés par nos activités. Alors, nous disons à notre Mère : « Ô Mère, nous n’avons pas un seul instant pour t’invoquer. C’est pourquoi nous ne nous souvenons pas de toi. Où trouver le temps de s’arrêter pour se tourner vers toi ? » Mais la Mère ne nous oublie pas. Au plus profond de la nuit, Elle efface notre univers de labeur fébrile et de pensées bruyantes. Dans son immense compassion, elle nous attire vers les profondeurs insondables de son cœur yogique, dans le Fleuve originel de la connaissance qui remonte à sa Source. Même si je ne le sais pas, la Mère le sait. Même si je ne peux rien lui offrir d’autre, que je puisse au moins lui donner mon sommeil ! Si seulement je pouvais lui dire : « Lorsque je repose, je suis à tes pieds ; dans mon sommeil, je ne pense qu’à toi. »53

Pratiques de nuit

Yoga-nidrâ compose également avec les insomnies et les réveils nocturnes, programmés et spontanés. Normalement, lorsque je me trouve dans un état de conscience ordinaire, le cycle commence avec un sommeil « lent léger » durant lequel je reste très sensible aux bruits extérieurs. Dans le sommeil « lent profond », le corps se repose complètement et je n’entends plus rien. L’activité cérébrale redémarre avec le sommeil « paradoxal », l’état de rêve. Cette activité mentale se manifeste par l’augmentation des ondes cérébrales et les rapides mouvements des yeux. Après un moment de latence, le corps se réveille ou recommence un nouveau cycle d’environ une heure trente. Quatre cycles correspondent à peu près à une nuit de six heures, ce qui offre naturellement de nombreux intervalles à explorer.

 

« (…) la nuit, avec son silence, devrait être le temps consacré avant toute chose au travail gradué d’intériorisation consciente, puis au sommeil volontaire en état de conscience éveillée. Ce sommeil dans un corps sans fatigue et sans tensions (hors celle très minime causée par l’usure du temps) et dans une pose étudiée, toujours la même, devient le champ de nombreuses expériences. »54 

 

Les pratiques qui consistent à faire retentir une alarme plusieurs fois par nuit, pour se réveiller intentionnellement, ne doivent être réalisées que sous la direction d’un enseignant très compétent, sur des courtes périodes et dans des conditions favorables, au risque de n’apporter que fatigue et confusion. C’est pourquoi il est préférable d’utiliser les réveils nocturnes naturels et spontanés pour relancer, par exemple, une séance commencée à l’endormissement. Sinon, plus simplement, lors d’un réveil spontané, lorsque je prends conscience que j’étais plongé dans l’oubli, je peux reprendre immédiatement une posture classique de yoga-nidrâ, comme celle du cadavre ou du Bouddha allongé sur le coté droit. La pose doit être prise sans effort, sans agitation, pour continuer à savourer cet entre-deux. Je demeure dans le cœur, observe le souffle, et de nouveau, l’endormissement. Lors des réveils, je peux également simplement me tourner, étirer le corps, observer une lumière ou relancer un souffle. Comme toujours, l’important est de rester tranquille et vigilant, en s’abandonnant à la bienheureuse vacuité :

 

« Le sommeil est comme le cœur du yoga de la Mère. Dans les profondeurs de la nuit, la terre demeure endormie, mais pendant ce temps le ciel (âkâsha) veille et observe à travers le regard immobile de myriades d’étoiles. Ce ciel est véritablement le cœur de la Mère. Y être endormi signifie être éveillé à la vaste paix du ciel. Cet éveil se fait très lentement comme la lune qui monte tranquillement en dissipant l’obscurité du soir de sa lumière blanche. Tel est le sommeil du yoga. »55

Pratiques pour le réveil du matin

Le réveil du matin, comme tous réveils, recèle la même importance que l’endormissement. Il me donne à voir le processus inverse. Mais qu’apparaissent l’aube ou le crépuscule, l’entre-deux offre toujours la même possibilité de reconnaître sa véritable nature. Comme le sens du « moi » disparaît progressivement avec l’endormissement, il apparaît de nouveau avec chaque réveil. L’instant où le sens du « je » surgit est l’occasion parfaite d’assister à la résurgence du monde sensoriel et matériel, avec son lot de désirs, d’aversions et de souffrances. C’est l’occasion de prendre conscience que ce sens du moi n’est qu’une idée qui émerge lorsque je suis identifié au corps.56

Une histoire raconte que le roi Janaka, très célèbre en Inde, se réveilla un matin quelque peu troublé. Il venait de rêver qu’il était un petit ouvrier. Il se demanda alors s’il était le roi Janaka qui venait de rêver qu’il était un ouvrier, ou s’il était un ouvrier en train de rêver qu’il est le roi Janaka. La question peut certes être troublante, mais elle n’apparaît encore qu’avec l’identification à une forme conditionnée, que cela soit dans le rêve ou dans l’état de veille. Que je pense être le roi Janaka, un ouvrier, Tchouang-Tseu ou un papillon, je reste le douloureux jouet des pensées. La paix ne se donne entièrement que lorsque je réalise que je ne suis ni l’un ni l’autre. Et cela demande d’être présent à cette première pensée qui s’élève. Lorsque le rêve apparaît.

Le yoga du rêve (svapna-yoga)

La meilleure manière d’être conscient de ses rêves la nuit est d’abord d’être conscient de ses rêves le jour. Dans l’état de veille, je passe la plupart du temps à rêvasser, « perdu dans les pensées ». Si je n’en prends pas conscience maintenant, cela n’arrivera jamais pendant le rêve nocturne. Cela étant dit, le yoga tantrique propose des pratiques pour favoriser la pleine conscience dans l’état de rêve. A la différence du rêve dit « lucide », yoga-nidrâ, ou dans ce cas Svapnayoga, n’a pas pour ambition de « maîtriser ou réaliser ses rêves », et ainsi d’entretenir le sens du moi et de grossiers désirs. Yoga-nidrâ invite simplement à prendre conscience que je rêve quand je suis en train de rêver. C’est, en Soi, largement suffisant.

Pour y aider, Svapnayoga propose quelques pratiques qu’il convient d’aborder comme un jeu, avec l’état d’esprit de l’enfant qui regarde le monde pour la première fois. Par exemple, dans l’état de veille, il est possible, sous la forme d’un exercice, d’élaborer un court scénario impliquant les cinq sens et d’en extraire l’image qui le résume le mieux. En se souvenant ensuite de cette image dans les moments entre-deux, comme l’endormissement, l’éternuement ou l’orgasme, ou grâce à certains souffles, fixations oculaires et autres concentrations liées au feu, où une certaine masse d’énergie est disponible, l’impression laissée sera d’autant plus forte et susceptible de resurgir pendant l’état de rêve. Si cela a également été « travaillé » pendant les séances, la résurgence de l’ « image sensorielle » dans le rêve offre alors la possibilité d’en prendre conscience, de s’éveiller au rêve, sans pour autant se réveiller. C’est une prise de conscience savoureuse, lumineuse et puissamment conciliatrice.

Notons ici l’importance du centre d’énergie du ventre, particulièrement actif pendant l’état de rêve. Rappelons également le lien qu’il entretient avec l’élément feu, avec la vue, les yeux, les gros orteils, l’anus et tout le canal central. On peut facilement constater que les impressions visuelles sont souvent plus « marquantes », qu’elles « s’impriment » plus rapidement dans la mémoire et qu’elles occupent une part importante de nos rêves et de nos souvenirs. C’est pourquoi, dans le cadre du yoga du rêve, il est naturellement plus aisé de travailler avec une image qu’une odeur, même si tout dépend de chacun. Le toucher occupe aussi une place essentielle, c’est aussi pourquoi yoga-nidrâ accorde une place si importante à la sensation, au ressenti intime, intérieur, du corps et de la structure énergétique. Pour qu’une impression apparaisse, il faut un contact entre un organe et un objet sensoriel (externes ou internes). Et lorsque je reçois une impression, si je suis attentif, présent à moi-même et au monde, je peux la sentir vibrer dans les centres d’énergie et le corps physique, par exemple dans le canal central et le plexus solaire. La vibration du plexus indique souvent l’apparaître d’une émotion, d’une réaction du corps au mental, mais aussi, parfois, l’éveil à un autre mode de compréhension. L’observation des processus de souvenirs et de rêves peut bien sûr aussi se faire par un travail sur les autres centres et à travers d’autres thématiques essentielles. Parmi elles, l’amour, la possession, la peur, le plaisir, la perte, la rencontre et bien évidemment la mort, la « voix secrète » qui guide le pratiquant de yoga-nidrâ vers la paix de l’âme et la clarté de l’esprit. Il y a là un vaste champ d’investigation à visiter par soi-même.

Avec ou sans image et quelque soit le souffle à l’œuvre, les enseignements tantriques invitent toujours à s’endormir dans le cœur. Si, après avoir médité sur « l’énergie du souffle dense et légère » qui circule entre l’espace du cœur et l’espace au-dessus de la fontanelle, « on entre dans le cœur au moment de l’endormissement, on obtiendra alors la conscience de ses rêves ».57 Yoga-nidrâ considère le cœur comme un espace initiatique, le centre même par lequel s’organise le passage vers le sommeil. Au moment où je vais m’endormir, tous les contenus de mon histoire et de mes expériences sensorielles disparaissent dans cet espace. Cela me permet, dans ce contexte, de libérer l’intuition, d’appréhender mes contenus mentaux et émotionnels, mes tendances latentes qui font ma personnalité et mon comportement, dans la mesure où ces contenus ne sont pas barrés par l’ordre et l’intelligence de mon état de veille. Ainsi des portes s’ouvrent sur mes conditionnements des états de veille et de rêve, tout en me rendant plus disponible au pressentiment de l’Inconditionné. Car le Cœur, dans les traditions védantiques et tantriques, au-delà de l’organe ou du centre d’énergie, désigne le « quatrième état » lui-même, l’état de yoga-nidrâ, la conscience non-duelle, l’Être, la félicité sans objet, la vacuité, le Soi dans lequel tout apparaît et disparaît.

 

« Quel est donc ce Soi ? - C’est cet Être infini qui s’identifie avec l’intellect et qui réside au milieu des organes – c’est cette Lumière qui brille au-dedans du cœur. »

« Dans ce séjour de Brahman est un petit lotus, une demeure dans laquelle est une petite cavité occupée par l’Espace ; on doit rechercher Ce qui est dans ce lieu et on Le connaîtra ».

« Brahman est réalité, connaissance, infinitude. Celui qui sait qu’il est caché dans le creux du coeur et au suprême firmament, réalise tous ses désirs avec le sage Brahman. »58 

La « séance » de yoga-nidrâ

ORGANISER ET COMPOSER SES SÉANCES PERSONNELLES ET/OU SES COURS

Le déroulement d’une « séance » de yoga-nidrâ dépend de chaque école. Dès les années 1940, Swami Satyananda développa certains aspects de cette technique et créa une méthode systématique qu’il commença à enseigner au début des années soixante, avant les premières publications, vingt ans plus tard.59 Il a d’une certaine manière popularisé yoga-nidrâ. Mais cette philosophie pratique, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, de Vishnu et de Shiva, ne saurait se résumer à une seule façon de dire et de faire, ni même à mille. Tout dépend des enseignements reçus, des influences, de la sensibilité de chacun et de la manière dont chacun l’adapte pour lui-même. Yoga-nidrâ, comme toute tradition authentique, nous rappelle sans cesse à l’ouverture, à la suspension du mental, au lâcher-prise. Il serait donc dommage de trop s’accrocher au doigt et de passer à côté de la lune qui apparaît dans le ciel de la conscience.

A l’instar de tout phénomène, une séance type se compose d’un début, d’un milieu et d’une fin. Il y a plusieurs façons de commencer, de poursuivre et de terminer. Cela dit, surtout dans un premier temps, la répétition aide beaucoup à lâcher-prise car ce qui est repéré est plus facile et invite plus à l’abandon. Mais il faudra veiller à ce que cela ne devienne pas non plus mécanique. Et en changeant il faudra veiller à ce que cela ne soit pas non plus rattrapé par le mental. Yoga-nidrâ demande toujours de « rester sur ses gardes », mais sans tension.

Idéalement suite à une séance de Hatha-Yoga classique, avec ses poses, ses souffles et ses gestes, la séance va donc pouvoir se composer de six à dix étapes, tout dépend aussi de la manière de compter et de découper les séquences. L’important demeure la cohérence dans la conjugaison des membres du yoga. Voici une proposition générale à adapter selon ses besoins, avec l’ensemble des « exercices » vus précédemment. A partir de cette base, il est possible de composer des milliers de séances différentes pour fréquenter l’entre-deux. De toute façon, le Soi seul est le véritable enseignant. C’est en pratiquant la vie que je peux tout apprendre. C’est aussi en pratiquant yoga-nidrâ, à l’écoute du « Seigneur du Sommeil », qu’il me sera donné comment vraiment le pratiquer. Dans ce domaine, il n’y a plus que l’expérience vécue, directe, qui compte.

 

Préparation (prastuti)

Pratiquer yoga-nidrâ pendant une période d’une heure ou plus demande naturellement de trouver un endroit tranquille pour ne pas être dérangé, et si possible, silencieux, même si fondamentalement, le bruit n’est pas en soi un problème. De la même manière, si la sensation de froid doit générer des tensions, mieux vaut dès le départ prendre une couverture, car il importe ensuite de rester complètement immobile pendant toute la séance. Et de manière générale, dans la posture du cadavre.

 

La relaxation profonde (shithilîkarana)

La relaxation n’est pas une finalité mais un préalable, encore une phase de préparation. Non détendu, pétri de tensions, il est impossible d’être conscient des structures profondes, de l’énergie, que ce soit le jour ou la nuit. Plus je suis détendu et vigilant, plus je suis réceptif. Voici donc quelques exercices faciles à enchaîner ou à sélectionner en début de séance pour lâcher-prise sur les tensions physiques, émotionnelles et mentales.

La « raideur du cadavre » : juste avant de prendre la pose définitive, les yeux fermés, rapprocher les bras et les jambes le long du corps. Inspirer, tenir à poumons pleins en contractant le corps entier le plus possible, tout en serrant les bras contre le tronc et les jambes l’une contre l’autre. Observer le corps en train de se raidir. Puis relâcher tout d’un seul coup en expirant. Observer le « cadavre » en train de se détendre et devenir complètement immobile, « inerte ». Qui meurt ? À qui apparaît cette expérience ?

Sans intellectualiser, je prends conscience de mon état général, ici et maintenant, sans chercher à le changer. Pour « retirer les sens », je peux d’abord écouter les sons les plus lointains, en ramenant progressivement l’attention aux sons les plus proches et les plus intérieurs, jusqu’au silence. Je prends conscience du flux et du reflux de la respiration en élargissant progressivement l’attention aux points d’appuis du corps sur le sol, de la tête aux pieds. Sur chaque expiration, tout se dépose, se repose, se fond dans le silence de l’espace du cœur et du toucher. Je prends conscience des courants de vibrations, de l’espace mental où tout ce qui nous arrive apparaît et se dessine. Les yeux demeurent immobiles, le regard, bien derrière, dans la pose du témoin, en train de contempler, sans commentaire, la profondeur infinie de ce ciel intérieur.

La « vague » : pour approfondir la détente et la sensibilité, je laisse la caresse du souffle remonter par le devant du corps, avec une sensation, du dessus des pieds au sommet de la tête quand j’inspire, et retomber, quand j’expire, par l’arrière du corps, du dos de la tête aux talons. J’observe le flux et le reflux des souffles et les vagues de sensations me purifier, me laver de mes tensions physiques et mentales. Souffle après souffle, je savoure l’enveloppe de sensations, je lâche-prise. Je laisse le corps, le shavâ, se déposer, se détendre au rythme de la respiration qui va-et-vient comme des vagues sur l’océan tranquille.

Si j’y suis sensible, je peux ici invoquer l’image de Nârâyana couché dans son repos éternel, ou de Shiva, allongé sous la déesse Kâlî. Je laisse alors s’éveiller un sentiment nouveau, sur l’inspir, en le mêlant au souffle vital, et le laisse se répandre dans tout le corps sur l’expir. « Vous ne reposez pas sur votre lit, mais sur l’Océan infini primordial de lumière… ». A chaque souffle, je prends conscience des flux d’énergie qui traversent la colonne vertébrale. Vibrations à l’inspir (JE), conscience, vibrations à l’expir (SUIS), félicité. Les vagues de sensations, d’émotions, de pensées et d’images vont et viennent, mais l’Océan profond demeure parfaitement tranquille, spectateur détaché des flux et des reflux qui apparaissent et disparaissent en lui.

Plus le pratiquant progressera et plus il raccourcira la phase de relaxation pour prendre le temps d’aller à l’essentiel, surtout s’il a pratiqué au préalable une série de poses et de souffles. Il est alors censé être déjà relaxé, prêt et disponible.

 

La force de l’intention (samkalpa)

Avec cette disponibilité et cette sensibilité en éveil, l’énergie est ressentie, vibrante, dans la chair et les os ; la pensée devient créatrice, s’ouvre à l’intuition. Yoga-nidrâ invite alors à faire un « souhait » (samkalpa), de manière courte et positive, afin de laisser cette pensée chargée d’énergie s’incarner et « prendre corps ». Simplement, j’inspire, je répète trois fois le souhait en rétention, et en expirant, j’oublie tout. La tradition dit ici qu’il conviendrait de garder le même souhait jusqu’à ce qu’il se réalise. On trouve aussi souvent l’idée que pour être entendue et exaucée des forces supérieures, toute prière doit être répétée au moins trois fois. Il est également possible d’inspirer « je… » et d’expirer le souhait, simultanément ou tour à tour, dans les structures physique, énergétique et mentale. Le souhait peut aussi être formulé dans l’espace mental, entre veille et sommeil, comme un message adressé directement au subconscient. Il peut être formulé dans l’espace du cœur où loge « l’arbre à souhait », mentionné par les textes comme l’arbre magique qui « réalise les désirs » : « Les résolutions sont des arbres-à-souhaits (kalpataru) ; l’énergie de la conscience est le verger céleste aux arbres d’abondance. »60

Le souhait peut aussi être intérieurement formulé, simultanément ou progressivement, aux trois niveaux de l’articulation mentale : de manière articulée, non-articulée et entendue. Mais avec la pratique et l’expérience, le souhait devient un non-souhait, libre de mot, de pensée et d’intention. Il est souvenance sans objet, pure présence, sans choix ni forme. Il ne saurait y avoir d’autre désir que de demeurer dans le Soi.

 

« En renonçant sans aucune exception à tous les désirs nés des imaginations et projections mentales et en contrôlant totalement, de tous côtés, l’ensemble des sens, on atteint peu à peu la tranquillité. Ayant établi le mental dans le Soi, on ne pense à rien d’autre. »61

 

Quelque soit la nature du souhait, je reste tranquille, spectateur de tout ce qui apparaît et disparaît dans la conscience.

 

La rotation de conscience (chetanâ sanchârana)

La « rotation de conscience » est une étape essentielle pour renforcer la conscience de soi, la présence aux différentes structures qui nous composent, tout en nous permettant, par sa force conciliatrice, de s’éveiller à la non-dualité de l’être :

 

« Dans la tradition indienne un mythe prétend que nous sommes une unité perdue, perdue de vue. L’humain, dit cette tradition, est habité par le sentiment d’avoir perdu quelque chose. Une chose dont il ne saurait plus rien mais qu’il aimerait cependant retrouver. Cette saveur perdue, en correspondance étroite avec le “regard conscient” est ce que le mythe nomme Shiva. Quant au désir de retrouver cet état de conscience, le mythe lui donne les traits de Shakti. Shakti est l’énergie par laquelle Shiva va se manifester. Les deux personnages représentent ainsi deux aspects de la réalité, et lorsque ces deux aspects sont totalement reliés, tout conflit disparaît, la séparation n’existe plus ; l’iconographie indienne les représente alors dans une union sexuelle indissoluble. C’est dans l’intimité de ce couple un peu particulier que s’enracine la légende. L’histoire raconte, qu’abîmés dans leur union Shiva et Shakti oublient complètement l’univers, ils en perdent la mémoire au point que l’équilibre du monde s’en trouve menacé. Les hommes inquiets vont donc se plaindre aux dieux, Shiva et Shakti sont encore allés trop loin ! On décide aussitôt une opération commando, des êtres mi-terrestres, mi-célestes étant chargés d’enlever Shakti au sommet des Himalaya, et de la cacher à l’autre bout de l’Inde, au Cap de la Vierge. Une fois l’opération terminée, Shiva sort lentement de sa torpeur et en un clin d’œil (le troisième !) repère sa compagne. Pris de colère que leur union ait été troublée, il la rejoint, l’empoigne par les cheveux et s’empresse de la traîner vers leur demeure himalayenne. Les hommes qui n’ont aucune envie de voir les amants retourner à leurs ébats décident alors de couper la déesse en morceaux qui seront éparpillés aux quatre coins du pays. Tandis que Shiva traîne sa compagne, ils commencent à découper la déesse, d’abord le pouce de la main droite, puis le deuxième doigt, le troisième, etc. »62

 

Afin de répondre à ce véritable « devoir êtrique », de « ramasser les morceaux épars de la déesse » en vu de revenir à l’unité perdue, je commence par la prise de conscience du pouce de la main droite.63 La rotation peut s’effectuer sur les trois premières structures, indépendamment ou simultanément, en insistant sur la prise de conscience des sensations du corps physique (peau, muscles, os, organes), des vibrations du corps d’énergie et des images qui émergent naturellement du corps mental. Donc après le pouce je prends conscience de chaque doigt, l’un après l’autre. La chair, la vibration, l’image. Puis la paume de la main, le dos de la main, la main et le poignet ; l’avant bras jusqu’au coude ; la partie supérieure du bras jusqu’à l’épaule ; tout le bras. Je laisse ensuite l’attention toucher et pénétrer le gros orteil du pied droit, puis les autres ; la plante et le dessus du pied, le pied, le talon, la cheville ; je laisse la caresse s’étendre au mollet, au tibia, au genou ; la cuisse, la fesse, la hanche, toute la jambe droite. Je continue ainsi avec la jambe gauche puis avec le bras gauche. Je prends le temps de ressentir les deux bras et les deux jambes ensembles. Puis je laisse la conscience embrasser toute la base du corps : les fesses, les hanches, le périnée, l’anus, le coccyx, l’aine, la région sexuelle et sacrée. Je reste attentif aux sensations, aux vibrations qui apparaissent et disparaissent. L’attention, dans cette « concentration sans tension », continue à remonter dans le ventre, le plexus, la région lombaire, les reins, les flans, les côtes ; la poitrine, le dos ; les omoplates, les clavicules, les zones entre-deux, le cœur, l’espace du coeur. A chaque souffle, je ressens les deux jambes, le tronc, jusqu’aux épaules, avec les bras. Puis l’attention continue de remonter dans le cou, la gorge, la nuque, les vertèbres cervicales ; puis dans toute la tête, le cerveau et chaque organe des sens dans l’ordre élémentaire.

Je peux enfin savourer l’unité retrouvée en ressentant le corps tout entier et son axe central vibrer à chaque souffle, dans l’espace de conscience, dans le Cœur. J’écoute le mantra naturel se répéter à travers moi : « je suis », « je suis » (ham’sa). Je reste spectateur, témoin tranquille. Je profite de chaque expiration pour lâcher-prise et me fondre dans la paix en arrière-plan, dans ce dos d’attention, d’énergie, de lumière. Il voit tout, il accueille tous les phénomènes qui apparaissent et disparaissent, sans commentaire, sans mot. Il observe les mondes se faire, se défaire sans être affecté. Je demeure pleinement attentif, allongé, tel Nârâyana, sur un Océan de sensations subtiles. Le corps s’endort mais la conscience veille, « comme un enfant qui s’endort dans les bras de sa mère ».

Pour rassembler les petits morceaux d’énergie qui restent inconscients, la conscience peut ainsi se déplacer selon un itinéraire codifié ou plus spontané. La rotation peut être « externe » (bahirnyasa), axée sur le corps physique, ou « interne » (antaranyasa), plus axée sur les roues d’énergie ou l’apparaître des images. Mais on l’a vu, elle peut également se faire sur ces trois premières « gaines » simultanément, en prenant conscience de la sensation, de la vibration et de l’image. Elle peut aussi se faire dans des sens et des directions différentes. L’important est surtout de ressentir sans laisser la pensée partir dans des associations. Pour cela, outre le fait de bien connaître un itinéraire pour ne pas avoir à y penser, chaque battement du cœur, chaque souffle, ou un bref mantra, comme « AUM » ou « ram », peut aussi venir « toucher » chaque partie du corps, pour les localiser, les sentir et lâcher comme une offrande. Ainsi sachant ce qui est tenu, il est ensuite beaucoup plus facile de lâcher. C’est pourquoi le corps, une fois intimement éprouvé, peut alors être « effacé ». Il disparaît dans le Vide avec le sens du « moi ». Il ne reste que la saveur paisible et silencieuse du sommeil conscient.

Cette « rotation de conscience » peut également désigner un pèlerinage « sur les lieux où étaient tombés les morceaux de la déesse et sur lesquels ont été érigés des temples. »64 J’ai moi-même retrouvé cette « saveur de l’unité perdue » en parcourant l’Inde de lieux saints en lieux saints, comme mon corps de membre en membre. Un vieux proverbe tiré du Skanda Purana m’avait mis sur la voie de quatre hauts lieux pour tenter de rassembler un savoir que je pensais alors perdu : « Voir Chidambaram, naître à Tiruvarur, mourir à Bénarès ou se souvenir d’Arunâchala, c’est la Délivrance. » Si l’ancien verset m’avait mis sur une piste, yoga-nidrâ m’a mis en présence d’un lien, et du fait que dans l’absolu, il n’y a que le lien, l’espace sacré dans lequel toutes les séparations se résorbent. Les centres d’énergie, sous la forme de points dans le corps ou de villes sacrés, viennent à la conscience. Tout m’apparait, JE demeure immobile. D’abord « voir » tout ce qui n’est pas le lien ; puis « mourir », s’effacer, laisser la place au lien ; « naître » à la conscience et s’en « souvenir », l’« habiter », demeurer le libre spectateur du temps qui passe.

 

Le décompte

Pour observer le processus mental et s’enfoncer dans l’espace dans lequel il se joue, il est ici possible de s’abandonner à un compte à rebours éventuel, en partant de la 108e, de la 54e ou de la 27e respiration. J’inspire, j’expire, 108, j’inspire, j’expire, 107, etc., jusqu’à 0, le « centre » de soi-même. A chaque expiration, le compte se dissout dans le silence. Je reste spectateur du compte à rebours. Je le laisse se faire, se défaire, tout seul, sans intervenir. Je me laisse porter vers l’inconnu. Je me contente de compter les moutons en sens inverse, de partir du multiple pour aller vers l’unité. C’est un moment propice pour l’endormissement, pour aller et venir, sans tomber dans l’inconscience totale. Mais c’est aussi une phase où je risque de m’endormir complètement en tombant dans l’inconscience totale. Alors, « attention »…

Par ailleurs, le décompte peut aussi être l’occasion de « purifier » l’espace mental, en lui associant la respiration alternée, sans boucher les narines avec les doigts : j’inspire à gauche, j’expire à droite, j’inspire à droite, j’expire à gauche, j’inspire à gauche, etc. Je prends simplement conscience du souffle qui passe dans un côté, puis dans l’autre, de façon très « tactile ».

Le zéro créé la suspension des fluctuations mentales et l’ouverture, propice à l’émerveillement, à la joie et à l’exploration.

 

Le travail thématique

Les premières phases de la séance sont censées créer une grande disponibilité pour un travail plus approfondi entre veille et sommeil. En jonglant avec les différents corps, gaines, centres, structures et autres phénomènes, il est ensuite possible de composer une infinité d’approches pour favoriser l’exploration du labyrinthe intérieur, et peut-être, trouver une issue à la souffrance et à l’ignorance. Cette partie centrale fait appel à tous les membres du yoga, notamment à la concentration, à la méditation et à la contemplation profonde. Quelque soit le thème abordé et l’intention de départ, tout doit finir par se dissoudre dans la paix profonde du silence.

Les grandes séances de yoga-nidrâ portent essentiellement sur les grandes questions de l’existence. Certaines visent à observer, sous différents angles, les différentes structures en détail, avec leurs processus, leurs liens et leurs passages : le corps physique et ses tissus (peau, muscles, os, organes), le système sensoriel et son rapport à l’inconscient, le corps énergétique (centres, supports, souffles, méridiens, etc.), les aspects de la pensée (mental, mémoire, intelligence et sens du moi), ses modes d’apparition et de disparition, etc. Si yoga-nidrâ invite presque systématiquement à observer attentivement la sensation, la vibration, la lumière et le son, certaines séances peuvent insister plus avant sur un de ces aspects en particulier, en introduisant également des souffles et des mantra. Parmi les thèmes importants, yoga-nidrâ ne manque pas d’interroger notre rapport à l’animalité, au temps, au devenir, aux désirs, aux éléments, à la jouissance, à l’extase, à l’amour, au « moi », au divin et bien entendu, au rêve, au sommeil et à la mort.

De manière générale, comme pour l’exécution des postures, le déroulement progresse toujours dans l’ordre « montant » des centres d’énergie. Une fois le décompte effectué, cela permet de donner un axe et une direction à la séance. De plus, d’après les enseignements traditionnels, cet ordre coïncide avec la résorption des sens et la dissolution des éléments dans le processus du sommeil et de la mort. C’est pourquoi ce repérage général, qui « découpe » le processus, constitue une excellente préparation. En voici les grandes lignes, dans lesquelles de nombreuses variations peuvent être apportées : • Je commence par prendre conscience du centre d’énergie de la base, au niveau du coccyx, en associant le souffle et la pensée (Ham Sa, « je suis »…) à la sensation de vibration. Cela me permet de renforcer la concentration et la sensibilité, tout en ouvrant un espace. Je peux aussi éventuellement percevoir les particularités physiques et énergétiques (tissus, roues, formes, couleurs, etc.) avec plus ou moins de détails. L’important reste toujours le ressenti, la sensation. Je profite de chaque souffle pour laisser apparaître et ressentir les liens intimes qu’entretient le centre d’énergie avec les autres structures : l’anus, le sens de l’odorat et les impressions qu’il a laissées, les tissus du corps physique, son inertie, sa stabilité, son état solide, son rapport à l’élément terre et au sentiment de tranquillité. A l’instar de Nârâyana ou de Shiva, je demeure témoin des phénomènes qui apparaissent et disparaissent, des états qui changent, sans commentaire ni jugement, sans me laisser prendre par l’énergie de leurs mouvements. Le souffle continue de s’allonger. Je reste disponible au parfum de la présence. • Je me laisse ensuite glisser dans le centre d’énergie du pubis, au niveau de la région sacrée. Au rythme de chaque souffle, je prends conscience des relations avec le sexe, le sens du goût, l’élément eau, la circulation du sang et de l’énergie, les courants de vibrations dans tout le corps, au-delà des frontières de la peau. Je laisse s’éveiller un sentiment de fluidité et de joie. Une saveur nouvelle. • L’attention continue son ascension dans le centre d’énergie du ventre, au niveau de la colonne lombaire. J’explore les liens qu’il entretient avec le plexus solaire, l’élément feu, la vue, les formes, les yeux, la chaleur, la lumière, la vibration, les émotions, le mental et le rêve. A chaque souffle, je m’abandonne à un profond sentiment d’irradiation. Du nombril de Nârâyana sort un lotus sur lequel le dieu Brahmâ est assis, créant les pensées et les mondes qui s’élèvent et retombent. Le Beau est la saveur du vrai. Souffle après souffle, le feu consume les désirs, les peurs et le sens du moi. Le passage n’est pas loin. • L’attention remonte alors dans le centre du cœur, au niveau de la colonne dorsale : la peau, les mains, l’élément air, le toucher, le sommeil et « moi », au bord du Vide. Souffle après souffle, « je » disparais dans un sentiment d’expansion, une sensation d’énergie impersonnelle, libre comme l’air, qui se répand et embrasse l’univers tout entier, au-delà des limites de la peau et du mental. C’est la saveur de la béatitude et de l’amour. « L’enfant dort mais la Mère veille ». • L’attention passe ensuite dans le centre de la gorge, du côté de la colonne cervicale : les oreilles, les cordes vocales, le sens de l’ouïe, l’élément espace et le son, par lequel se fait le dernier contact avec le mourant et le monde des phénomènes. Le sentiment d’expansion finit par laisser la place à l’immobilité totale. L’expansion elle-même, comme le souffle, apparaît dans le vide. C’est la saveur du silence. • L’attention passe ensuite dans le centre du front, entre les sourcils, au milieu de la tête. L’espace physique lui-même, comme le jeu de l’ensemble des centres et des éléments, apparaît dans cet espace mental fait d’énergie consciente. C’est la saveur de la conscience et de la joie pure. • Enfin, cet espace mental lui-même apparaît dans l’espace de la conscience. L’énergie finit sa course dans le centre aux « mille pétales », dans le vide au-dessus de la tête qui ne fait qu’un avec le vide du cœur. C’est l’union de la clarté et de la vacuité. C’est la saveur de l’Être, de l’Incréé, de l’« unité retrouvée ».

 

 

« JE SUIS le Brahman absolu, la pure Conscience sans qualité, le Témoin dénué de toute imperfection, demeurant immobile comme l’espace dans tous les êtres. »65

 

Les nuages des sensations, des émotions et des pensées, comme les états de veille, de rêve et de sommeil, apparaissent et disparaissent dans le ciel, mais le ciel de la conscience demeure parfaitement immobile, inaffecté et immuable. Il contient tout, il pénètre tout, il est tout. Ramana Maharshi disait que « l’univers entier est dans le corps et le corps tout entier est dans le Cœur. Donc l’univers est contenu dans le Cœur. (…) Cœur est ton Nom Ô Seigneur ! » Comme le dit si bien Swami Dayânanda, « Il n’y a pas un seul Dieu. Il n’y a que Dieu ». A ce stade, aucune pratique n’est possible. Il n’est plus question d’effort, de concentration, de faire et d’intention. Il n’y a plus personne. Seule brille la Conscience.

 

Les visualisations sensitives

Une séance type de yoga-nidrâ peut aussi inclure certaines « visualisations » qui peuvent être également travaillées indépendamment. Certaines écoles utilisent systématiquement l’évocation d’« images » dans leur conduite de séances, en les développant même en scénarios et en histoires. Si une telle pratique peut nous permettre d’accéder à des couches profondes de l’inconscient individuel et collectif, comme à la sphère savoureuse de l’intuition, il n’en demeure pas moins qu’elle peut aussi, plutôt que de la suspendre, trop stimuler la pensée ordinaire associative, et donc nous empêcher de s’éveiller à la réalité en amont de cette structure mécanique. A chacun de pratiquer avec soin, sincérité et vigilance, et de voir ce qui « fonctionne » le mieux pour soi. Elles peuvent aussi être un bon support pour le yoga du rêve.

Les images évoquées dans ce type de séquence, souvent symboliques et archétypales, peuvent être des postures de yoga, des représentations divines, des arbres, des fleurs, des animaux, des oiseaux, des montagnes, des océans et tout ce qui évoque la nature, le jour, la nuit et les saisons. Elles peuvent être sélectionnées logiquement en référence aux cinq éléments (terre, eau, feu, air et espace), ou à d’autres thèmes comme l’amour, le vide, le sommeil et la mort.

Les textes classiques du yoga, du vedanta et du tantra regorgent de ce type d’images capables d’éveiller une fine qualité de sentiment et d’intuition, et d’inspirer yoga-nidrâ. Par exemple, la Shiva Samhita évoque des images qui renvoient symboliquement au corps humain composé des cinq éléments : le Mont Méru entouré par sept îles, sept fleuves, des mers, des montagnes, le bâton, des champs et des propriétaires des champs, le lac, un feu, un ciel, un sommet de montagne enneigé, une grotte, un temple, un précipice, le soleil, la lune, le corps comme lieu d’offrande, un aigle, un félin, un serpent, un éléphant, un daim, un crocodile, une baleine, etc.66 Ainsi, en laissant spontanément apparaître ces images en soi ou à côté de soi, dans l’espace, sans mots, sans commentaires, sans associer un savoir ou une pensée, je peux intuitivement en ressentir la résonance, la vibration, dans certains lieux précis du corps comme la colonne vertébrale, les centres d’énergie et les principaux méridiens. L’essentiel ici est de reconnaître un autre mode de perception et de connaissance des choses que d’habitude, sans passer par la pensée discursive, en restant dans un ressenti subtil. C’est pourquoi, dans le cadre d’une séquence comportant un nombre conséquent d’évocations, il importe de les laisser défiler67 assez rapidement pour ne pas que le mental ne prenne le dessus et commente. Ainsi, avec un peu d’entraînement, il est possible de laisser défiler une série complète sur une seule expiration, lente, profonde ou plus en phase avec le rythme du dormeur, en recommençant plusieurs fois si besoin. En dehors d’une séance type, l’exercice peut être fait plusieurs fois par jour (ou par nuit), assis, debout, couché, en marchant, les yeux fermés ou ouverts. Le plus important, finalement, reste encore le fait que l’image puisse me rappeler à l’espace tranquille et conscient dans lequel elle apparaît. Il ne s’agit pas ici de spéculer sur les phénomènes et de savoir, mais de plonger dans le Cœur et d’être, simplement.

 

Se fondre dans le Cœur

Lorsque les pratiques du yoga parviennent à « stopper les fluctuations du mental », elles deviennent instantanément impossibles et inutiles. Inutile parce il n’y a rien à faire, et impossible parce qu’il n’y a plus personne pour le faire. L’ego, le sens du moi, s’est effacé avec les pensées. Il ne demeure alors que la saveur du silence et du vide, la joie indicible d’une vision originelle, impersonnelle et intensément vivante. Dans le cadre d’une séance formelle, ce moment de méditation pure, sans préhension, se traduira par un long silence. C’est une ouverture directe sur l’intuition, la béatitude et le bienheureux témoin de ces épiphanies, sur « le jaillissement de la félicité du Soi et la prise de conscience permanente du JE » (Kshemarâja) :

 

« Dans la caverne profonde du cœur, la seule réalité qui est l’Absolu, brille devant nous sous la forme du Soi, vibrant comme conscience du Soi, c’est à dire « JE-JE ». Vous devriez entrer dans le Cœur en poursuivant la pensée « JE », ou en plongeant en lui. »68

 

« La vacuité est la Conscience qui, réfléchissant sur elle-même, se perçoit comme distincte de toute l’objectivité en se disant : « je ne suis pas cela (neti neti) ». Tel est l’état le plus élevé auquel accèdent les yogi. »69

Souhait (Samkalpa) & Achèvement (samâpti)

Dans le cadre d’une séance formelle, ce moment est propice pour entendre de nouveau trois fois le « souhait » effectué en début de séance. De cette félicité sans forme émerge le verbe, la volonté, le son, la lumière, la vibration qui vont ensuite s’incarner dans la chair et l’apparence du monde. Dès que le souhait s’est effacé dans le vide vibrant, je reprends alors progressivement conscience des différentes structures jusqu’au corps physique, partie par partie, de la tête aux pieds. Je reste alors spectateur immobile du corps en train de se remettre en mouvement.70 Je prends le temps de savourer en demeurant dans cette présence lumineuse à moi-même, qui par la conjugaison de la pratique et de la grâce, s’élargit peu à peu aux autres heures du jour et de la nuit, avec le sentiment profond d’être « heureux, tranquille et libre ». J’inspire la conscience d’être et j’expire la joie d’être. JE SUIS.

Cette manière de sortir d’une séance s’applique également au réveil du matin et à l’apparaître du sens du moi. Une pratique complète peut consister à préparer et observer l’endormissement avec les différentes phases d’une séance classique, jusqu’à s’endormir dans le « cœur ». Ainsi, chaque réveil, s’il y a, devient l’occasion de simplement observer le passage ou relancer la séance déjà entreprise. Sinon de demeurer spectateur des états en train de passer… jusqu’au réveil où après un souhait et un moment de prise de conscience, le corps se remet en mouvement pour sortir du lit et vaquer à ses occupations.

L’art de vivre en pleine conscience

Yoga-nidrâ ne se limite ni à des pratiques formelles ni à l’observation du sommeil. C’est une approche intégrale de tous les états de conscience. Yoga-nidrâ propose une certaine méthodologie qui varie selon les écoles, mais cela reste avant tout une attitude, une façon d’être et un art de vivre au quotidien, qui n’a rien à voir avec le paraître, la morale ou la nature des activités. Il ne se substitue à rien mais s’ajoute à tout, dans la conjugaison de la pleine conscience et de la paix profonde. Ce lien sacré peut être « établi » en reconnaissant le sommeil dans le silence de l’état de veille. « Il nous suffit d’invoquer ce silence et d’y élargir notre conscience en la répandant dans le cœur yogique de la Mère ; ainsi, même le sommeil peut être transformé. »71

Dès les premiers instants du réveil, je peux profiter de cet « entre-deux » pour directement entrer en méditation, de manière formelle ou non. Ouvert, sans intention, je laisse ce silence accueillir les phénomènes, les premières actions, les événements, les obligations sociales, professionnelles ou familiales. Il ne s’agit pas ici de changer ses conditions ordinaires d’existence mais de s’observer, précisément, dans ces conditions, en train d’agir normalement. La méditation pure n’étant pas une action, elle s’ajoute sans problème à mes activités quotidiennes. Mais cela étant dit, il est recommandé de prendre le temps de s’asseoir en silence au moins deux fois par jour. Car ce silence a besoin d’être reconnu, cultivé, pénétré.

Pour me préparer à appréhender consciemment les activités de la journée, je peux donc prendre le temps de m’assoir un certain temps prédéfini. Tous les membres du yoga sont mis en œuvre. Dans une assise confortable, une main dans l’autre, je commence par me détendre en relaxant le corps de la tête aux pieds, partie par partie. A chaque souffle, je laisse les tensions se défaire. Je ramène ensuite l’attention sur la respiration naturelle, sans chercher à la changer. Je me contente d’observer l’air qui entre et qui sort avec chaque petit moment de pause. Souffle après souffle, je laisse les sens et l’attention se retirer vers l’intérieur en prenant conscience du son (hamsa) et du silence. Je reste concentré sur le souffle en laissant l’agitation venir mourir dans le silence. Une fois établie la tranquillité du corps et de l’esprit, je commence par observer les sensations de la tête aux pieds puis des pieds à la tête, en partant de la fontanelle et en déplaçant l’attention partie par partie. Je veille à rester attentif et équanime devant chaque sensation, émotion ou pensée qui apparaît, afin de ne pas réagir par du désir ou de l’aversion. Qui suis-je ? Qui observe ? Peu à peu, la perception du phénomène renforce la conscience de l’espace tranquille et silencieux dans lequel il apparaît. En demeurant dans la pure observation, la pensée finit par se suspendre, et la conscience finit par se replier sur elle-même pour s’éveiller à sa véritable nature : JE SUIS. La méditation devient alors une contemplation sans objet, sans savoir, sans connaissance, sans souvenir, sans « technique » ni intention. Il n’y a ici plus personne pour penser savoir, faire ou méditer. Il ne demeure alors que la conscience et la joie d’être, un sentiment de paix impersonnel et d’amour illimité. Lorsque le « gong » signale la fin de ce moment d’assise, je peux prendre quelques minutes pour laisser irradier la paix et les vibrations subtiles à l’univers tout entier, comme un souhait et un partage, avec sincérité et bienveillance : « Puisse tous les êtres être en paix et heureux ». AUM. Par la suite, dans le cours des activités ordinaires, si je suis repris par le flux des phénomènes, la prise de conscience du moindre signe d’agitation, de tension et de négativité devrait m’inviter à revenir à cette présence et cette observation tranquille, ici et maintenant :

 

« Si tu te sépares de l’identification au corps et que tu demeures en reposant dans la Conscience, maintenant même, tu seras heureux, paisible et libre de toutes les chaînes. »72

L’électricité ne meurt pas quand l’ampoule est grillée

« L’une des méthodes les plus directes et instantanées pour parvenir à la « délivrance en cette vie » a été ainsi proposée par Ashtavakra. Il faut d’abord avoir cette ferme conviction que je ne suis pas la structure corps-esprit. Comprenez bien que vous êtes tout autant séparé du corps que l’électricité l’est de l’ampoule. Par conséquent, les limitations du corps (mort, vieillesse, maladie, souffrances… etc.) ne s’appliquent pas au Soi. L’énergie électrique dans une ampoule ne peut jamais être détruite. Prenez donc l’habitude de vous asseoir quelques heures chaque jour, complètement relaxé, sans prendre nécessairement une posture spéciale, dans le jardin ou un endroit tranquille, à l’écart de toutes distractions (y compris le téléphone portable). Soyez conscient de rien d’autre que le simple sentiment d’existence et d’être vivant, c’est-à-dire, « JE SUIS ». Soyez heureux dans ce sentiment. Ne pensez pas au corps et n’ajoutez pas de qualifications au sentiment d’« êtreté », telles que, « je suis une femme », « je suis âgé de 30 ans », « je suis un Indien », « je suis un ingénieur », « j’ai mal à la tête », etc. Simplement « SOYEZ ». Si vos yeux sont ouverts, ne regardez pas les choses précisément ou en distinguant les objets. Ne faites pas de distinction entre les différents bruits. Demeurez dans la totalité d’une perception indifférenciée dépourvue d’esprit critique, de jugements et de distinctions.

Ne pensez pas « je suis ». Demeurez seulement dans la conscience, c’est-à-dire dans le sentiment de votre existence, comme un enfant nouveau-né qui n’a pas de vocabulaire pour penser mais qui se réjouit de son existence vibrante. Si l’on peut demeurer en permanence dans cet état (qui peut être atteint par la pratique), ici et maintenant, on peut parvenir à la « délivrance en cette vie ». »73

Les champs d’application du yoga-nidrâ

« La conscience d’être et la joie d’être sont les premiers parents. Elles sont aussi les ultimes transcendances. » Shrî Aurobindo

 

A la différence de certaines méthodes modernes, la finalité de yoga-nidrâ n’a rien de matérialiste. Ce n’est ni du « développement personnel », ni un « loisir », ni une technique de « bien-être » ou de « coaching », généralement basée sur le renforcement d’une « confiance en soi » liée au sens de l’ego. Même la santé, en soi, n’est pas un objectif, bien que celle-ci apparaisse clairement comme un « effet secondaire » positif de la pratique. Le dessein de yoga-nidrâ est avant tout spirituel, lié à la connaissance du soi, à la libération de la souffrance et à la réalisation de sa véritable nature. Cela étant dit, la reconnaissance des différentes structures de l’être et le lâcher-prise qu’elle implique insufflent une influence positive dans la dimension psychocorporelle, favorisant ainsi la santé et la disponibilité du corps et de l’esprit. En cela, la connaissance de soi est par nature profondément thérapeutique. Et en renforçant la faculté de discernement, de bienveillance et d’ouverture, elle est aussi profondément sociale, humaniste et créative.

En m’apprenant à vivre dans l’instant présent, yoga-nidrâ permet de porter un nouveau regard sur les dimensions du mental et du temps. L’observation donne à voir les énergies qui se trament derrière l’apparence des phénomènes qui composent ma destinée, et ainsi, de peut-être mieux comprendre les événements qui m’arrivent et les situations qui se répètent au fil des jours. Cette observation attentive permet de se réconcilier avec son passé, quel qu’il soit, et d’accueillir sereinement le futur, quoiqu’il arrive. Car si le stress, l’anxiété et la peur sont souvent à la source de nombreuses maladies, la peur de la mort est bel et bien à la source de toutes les peurs. Et en participant à dissiper cette peur à l’origine des autres, yoga-nidrâ participe aussi à préserver la santé et le bien-être général.

En préservant du stress, de l’anxiété, de la dépression et de la peur, la relaxation profonde permet de limiter la dégradation du système immunitaire et l’apparition de pathologies psychosomatiques. Et en inondant le corps du sentiment de bonheur qui émerge de la conscience d’être, la pratique renforce la santé au cœur même de toutes les cellules. Cette « action positive » et ce « schéma corporel comme réalité vécue » sont ainsi devenus deux des « grands principes » de la Sophrologie. Cette « méthode », élaborée par le neuropsychiatre Alfonso Caycedo dans les années 60, s’inspire notamment des philosophies indiennes et de la phénoménologie. Outre l’influence du « yoga intégral » de Shri Aurobindo, la Sophrologie, en pratique, s’inspire beaucoup de yoga-nidrâ, non seulement dans son déroulement technique, mais aussi dans sa façon de guider une séance par la voix, et de chercher cet état de conscience « entre veille et sommeil ». Avec ses nombreux champs d’applications socio-prophylactiques, cette méthode moderne, en se basant sur la conscience du corps et l’attitude phénoménologique, m’apparaît comme une extension thérapeutique de yoga-nidrâ. La relaxation, le lâcher-prise, la prise de conscience, ont la faculté de générer des énergies importantes pour la santé du corps et de l’esprit, pour le sentiment de bien-être et de vitalité, pour la concentration, la créativité et la qualité du sommeil.

Une séance axée sur la « thérapeutique » suit le même déroulement qu’une séance classique, mais avec une intentionnalité différente. Voici un exemple. Tout en synchronisant le souffle à chaque étape, la phase préparatoire va insister sur la relaxation, le relâchement des tensions physiques et mentales, la prise de conscience du corps, de la chaleur et de l’énergie vitale. Le souhait occupe ici une place importante dans la mesure où il envoie une « suggestion positive et incarnée » au subconscient, et qu’il peut facilement s’adapter à tout type de pathologies. Selon le temps à disposition et l’expérience, la rotation de conscience sur le corps physique, dans l’esprit d’un « checking », peut être beaucoup plus détaillée sur la peau, les muscles, les os et les différents organes vitaux. Je laisse l’attention, la vie, dans la pleine conscience du souffle, toucher chaque point pour les « vivifier ». Je prends le temps de ressentir le plexus, le cerveau et la moelle épinière quand j’inspire, je laisse le bonheur vital inonder les cellules quand j’expire. Je prends conscience de la vitalité, de la vigueur, de la joie d’être, des centres et des courants d’énergie positive qui circulent dans le corps. Je laisse s’équilibrer les souffles et les horloges internes, je prends conscience du cœur, de l’énergie qui le fait battre. Avec ce ressenti, je peux tenter, par exemple, de soulager une douleur dans le corps en la « noyant » dans un espace de sensation plus vaste, ou en « l’expulsant » avec le souffle. Je peux aussi stimuler ou apaiser un tissu en mobilisant une énergie « chaude » ou « fraîche » dans l’un des centres d’énergie (ou ailleurs…), à l’inspiration, et la laisser se diffuser dans le point du corps ciblé à l’expiration. En renouvelant attentivement l’expérience plusieurs fois, un soulagement finit généralement par s’imposer. L’exercice du compte à rebours peut aider à s’enfoncer dans la tranquillité et la sensibilité, en libérant l’intuition, en laissant peut-être, au bout du compte, apparaître une situation – une « vision sensorielle » – dans laquelle la problématique est réglée, sinon acceptée, dans la joie et la sérénité. Puis, au-delà des images et du mental, dans la « caverne du cœur », demeure toujours cette paix inaffectable, ce silence profond, dans lequel les cellules se régénèrent et le corps se repose. Pour terminer une séance formelle, il suffit ensuite de répéter son souhait dans l’espace mental, puis de laisser la « force du yoga », l’énergie de l’attention, l’incarner dans la reprise de conscience du corps. Je prends ensuite le temps de savourer, de me sentir baigné de joie et de gratitude.

Dans l’absolu, yoga-nidrâ ne cherche pas à changer le cours des choses mais aide à voir et accepter la réalité telle qu’elle est, en l’épousant à chaque instant. « Si ça marche c’est bien, si ça ne marche pas, c’est bien ». Cela n’empêche pas de tenter quelque chose, au contraire. Mais cette tentative doit être menée sans s’attacher à l’action et à ses fruits. De la même façon, l’acceptation véritable ne peut jamais venir de la pensée dualiste. La pensée se résigne mais n’accepte pas, il y aura toujours un « oui mais », avec de la souffrance. Or, l’acceptation est un « oui » sans « mais » ; accepter, c’est accueillir la situation dans la quiétude sans désirer que celle-ci soit autrement que ce qu’elle est. En observant la part de soi qui n’accepte pas, en lui laissant la place, la possibilité nous est alors donnée de s’éveiller à l’espace bienheureux de l’acceptation, en amont de la pensée. Et de reconnaître que si moi je n’accepte pas, le vide silencieux que je suis, lui, accueille tout, non seulement sans distinction, mais aussi avec amour. Tout devient alors plus simple. Ici et maintenant, l’observation, en elle-même, se révèle être la « guérison » suprême. « A cause de douleur comme le mal de tête, on dit « j’ai mal », en parlant de soi-même. Mais le témoin est différent de celui qui est perçu en train de souffrir. Le témoin n’est pas celui qui souffre. »74 Même physiquement malade, celui qui reconnaît cela est heureux, et déjà « guéri » de tout.

Ultime crispation

« Il faut savoir veiller tout le jour pour pouvoir bien dormir » écrivait Nietzche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Dans le contexte de yoga-nidrâ, cette affirmation prend une épaisseur nouvelle qui apparaît comme un enseignement d’une grande pertinence. Et à nous d’ajouter qu’il faut également savoir dormir toute la nuit pour pouvoir bien veiller.

Entre veille, vie, sommeil et mort, yoga-nidrâ propose donc un cheminement de détente, de connaissance intérieure, d’évacuation, de régénération et d’ouvertures sur des espaces libres de souffrance. En investissant l’inconscient, à la source des conditionnements, yoga-nidrâ permet de porter un nouveau regard, plus apaisé, sur le monde, sur les autres et sur soi-même. Avec l’entraînement régulier, quotidien, les pratiques se mettent en place toutes seules, même la nuit. C’est clair et lumineux. Une saveur qui change la vie, notre façon de nous connaître et d’être. La philosophie est essentiellement pratique. Le savoir et l’être sont réunis dans une danse harmonieuse, bienheureuse et nourricière. La carte n’est pas le territoire mais permet de commencer à avancer sur la voie, de se trouver, de se perdre, de se laisser saisir par ce qui « ni ne se trouve, ni ne se perd ».

Je peux faire de la relaxation sans pratiquer yoga-nidrâ mais je ne peux pas pratiquer yoga-nidrâ sans être relaxé, de la même manière qu’en méditation assise. Dans l’état de veille, la relaxation travaille essentiellement au niveau du corps physique et de tous ses tissus. Non détendu, pétri de tensions, il est impossible d’être conscient des structures profondes, de l’énergie qui circule, que ce soit le jour ou la nuit. Or, dans la pratique du « sommeil conscient », plus la relaxation est profonde et plus la disponibilité est grande. Si elle n’est qu’une phase préparatoire, elle n’en demeure pas moins essentielle. Car la perception des tensions permet de lâcher prise et de s’éveiller à un espace de conscience déjà paisible et sans tension. Les différents processus sont observés tranquillement. Les « entre-deux » traqués ; l’investigation, ouverte : « Qui suis-je ? Les sensations apparaissent et disparaissent en moi, je ne suis donc pas ce corps tendu, relaxé, en bonne santé ou malade. Les émotions apparaissent et disparaissent en moi, je ne suis donc pas ces émotions changeantes. Les pensées apparaissent et disparaissent en moi, je ne suis donc pas ces pensées. A qui apparaissent ces pensées ? » La seule réponse possible serait « JE SUIS », mais si la réponse m’apparait, c’est qu’en réalité je suis déjà antérieur à elle. A la lumière de cette présence-témoin, l’ego, la « pensée je », apparait alors soudainement comme une simple tension de l’esprit, une cristallisation de pensées qui n’appartiennent à personne, un nœud sans réelle consistance, une crispation qui une fois relâchée n’existe déjà plus, comme au coeur du sommeil profond, de méditation ou du « sommeil conscient ». Mais il convient de rester très vigilant, car les états changent et les tensions reviennent vite sans être forcément repérées.

Avec la pratique, yoga-nidrâ, en tant que réalité et non plus en tant que moyen, se révèle être l’arrière-plan toujours tranquille de toutes mes activités et de toutes mes expériences. « Conscient », « pas conscient », « être » ou « non-être », « tendu » ou « détendu », « endormi » ou « éveillé », toutes ces dualités finissent par se résorber dans ce qui n’est « ni ceci ni cela ». Aucun yoga, en tant que « technique » ou « pratique », ne peut me permettre de réaliser le Soi car la réalisation du Soi n’est pas une action. Mais en revanche, la pratique du yoga peut me rendre disponible à une telle découverte en me familiarisant avec le non-Soi et en m’éveillant ainsi à une autre qualité d’écoute. Par l’engagement total, par l’effort conscient et soutenu qu’il nécessite contre la manifestation mécanique de ma personne, il produit la friction par laquelle le non-effort s’impose de lui-même, comme une évidence à la fois vide et claire, vibrante et lumineuse. Lorsque tout concept est résorbé, le yogi s’efface alors dans la transparence bienheureuse de sa véritable nature qui est la même Conscience en chacun de nous, l’Unique Force sous-jacente à chacune de nos multiples singularités, la Vie à l’œuvre dans chacune de nos cellules. Comme dans toutes les voies traditionnelles, yoga-nidrâ nous invite à reconnaître par la simple observation que non seulement nous ne sommes pas l’« ampoule » mais l’« électricité », que l’électricité est la même dans chaque ampoule, et surtout que « l’électricité ne meurt pas quand l’ampoule est grillée ».

Mais l’ampoule a trop facilement tendance à penser – dès que la lumière se rallume – que le courant vient d’elle et que c’est elle qui produit la lumière. La vigilance reste toujours de mise, au risque de tomber dans l’écueil du « moi » qui une fois réapparu, rattrape et s’attribue tout. Ramana Maharshi nous invite à bien distinguer « l’apaisement temporaire de la pensée », produit par la concentration, de sa « suspension permanente », « la libération de la vie et de la mort », qui dépend plus de la conjugaison de l’investigation intérieure et de la grâce. Car il est facile de constater que dès que la concentration cesse, même après « mille ans », les pensées reviennent à la charge avec une intensité parfois décuplée. C’est pourquoi « celui qui pratique doit donc être toujours sur le qui-vive et bien examiner à l’intérieur, qui a cette expérience, et qui ressent son caractère agréable ». 75 Si je ressens la paix, le silence et le vide, c’est que je suis encore au-delà de cette sensation ou de ce sentiment. Attention donc aux « illusions » et aux « faux sentiments de libération ». « On ne doit pas se laisser surprendre par de telles périodes de silence de la pensée. Au contraire, à ce moment-là, il faut reprendre conscience et, intérieurement, rechercher avec beaucoup d’attention qui est-ce qui éprouve ce silence. » Car n’ayant ni début ni fin, le silence du Soi ne change pas. Il n’y a que la pensée qui apparaisse et disparaisse. « Découvrez d’où surgit ce faux « je » et il va disparaitre. Vous serez alors simplement ce que vous êtes, c’est-à-dire l’être absolu. » Il ne suffit donc pas d’ « arrêter les pensées » pour être libre ; il faut surtout reconnaître leur source.

Ultimement, yoga-nidrâ n’est donc plus une technique à pratiquer, une méthode à apprendre, une faculté à développer, une intention, une expérience, un état ou un but à accomplir. Yoga-nidrâ est simplement la reconnaissance de ce que j’ai toujours été, avant même de savoir que « je suis ». Je peux alors chanter et célébrer la Gloire de l’Être avec Shankarâchârya :

 

« Il n’y a pour moi ni veille, ni rêve ni sommeil profond. Je ne suis ni le monde de la veille, ni le monde du rêve, ni le monde du sommeil profond. Vu la nature éphémère de ces trois états, je suis le quatrième.

 

C’est pourquoi je suis l’Un qui demeure. Je suis Shiva, l’Absolu.

 

Je ne connais ni la mort ni le doute ni la séparation. Je n’ai eu ni père ni mère ni naissance. Je n’ai ni parents ni ami, ni maître ni élève. Fait de Conscience et de Félicité, JE SUIS SHIVA, JE SUIS SHIVA » 76 Shankarâchârya

 

Le vendredi 29 août 2014 pour Ganesh Chaturti, la grande fête de Ganesha.

« Ganapati bappa morya ! Mangal moorti morya ! »

« Père Ganapati, reviens-nous ! Toi qui portes chance, reviens-nous ! »

 

 
[40] Bhagavad-Gita, II, 69.
[41] Je suis, op. cit.
[42] Shri Anirvan, Antara Yoga, Imago, 2009.
[43] Antara Yoga, op. cit.
[44] Pour une description précise, rigoureuse et pertinente des postures et des souffles, je conseille vivement l’ouvrage de Christian Tikhomiroff, Le Banquet de Shiva, Dervy, 2013.
[45] Antara-Yoga, op. cit. « Allongé sur le sol, comme un cadavre, cela est appelé Shavâsana. Il enlève la fatigue et apaise l’esprit. » Hatha-yogha-pradīpikā 34.
[46] Antara-Yoga, op. cit.
[47] Antara-Yoga, op. cit.
[48] Rig-Veda, Cosmogonie, X, 129, traduction d’Alain Porte.
[49] Vijnana Bhairava Tantra 75.
[50] Shri Anirvan, La vie dans la vie, Albin Michel, 1984.
[51] Antara Yoga, op. cit.
[52] Père Fray Francisco de Osuna, Abecedario espiritual, III. Cité par Henri Tracol dans Pourquoi dors-tu Seigneur ?, Pragma, 1983.
[53] Antara Yoga, op. cit.
[54] Shri Anirvan, La vie dans la vie, Albin Michel, 1984.
[55] Antara Yoga, op. cit.
[56] Après chaque réveil, je peux réaliser une « rotation de conscience » (décrite dans la deuxième partie de ce livre), et sortir du lit avec la sensation du corps tout entier, avant de poursuivre mes activités, en présence.
[57] Vijnana Bhairava Tantra 55.
[58] Brihad-âranyaka-up., IV, III, 7 ; Chândogya-up., VIII, I, 1 ; Taittirîya-up. II, 1.
[59] Swami Satyananda, Yoga Nidra, Bihar School of Yoga, 1980.
[60] Bhavana Upanishad 8.
[61] Bhagavad-Gita, VI, 24-25.
[62] André Rhiel, « Le Sommeil et le Regard de Shiva », retranscription d’un enseignement oral, 15 août 2006.
[63] La prise de conscience du pouce de la main droite, comparée à d’autres lieux du corps, par son action immédiate sur le cerveau, permettrait plus rapidement de changer d’état de conscience. Voir Satyananda, op. cit.
[64] André Rhiel, op. cit. Plusieurs textes anciens, à l’instar des Purana (Shiva, Devi, Brahmanda, Kalika, Mahapitha, etc.), du Pithanirnaya Tantra ou du Shakti Pitha Stotram de Shankara, mentionnent 18, 52, 64 ou 108 « lieux de force » (shakti pitha). Si les lieux et la base de l’histoire varient selon les sources, le sens profond demeure toujours le même.
[65] Shrî Shankarâcharya, Upadesha Sâhasrî 11-6.
[66] Shiva Samhita, II, 1-5, et suivantes.
[67] Ou de les énoncer, si vous guidez une séance.
[68] Ramana Maharshi, op. cit.
[69] Tantrâloka VI, 10.
[70] Qu’est-ce qui ne change pas et demeure immobile quand le corps et la pensée se remettent à bouger et changent d’état ?
[71] Antara Yoga, op. cit.
[72] Ashtâvakra-Gîta I-4.
[73] Extrait de Jîvanmukti, un ouvrage de Swami Shantânanda Puri, traduit de l’anglais par l’auteur du présent ouvrage.
[74] Shankarâchârya, Upadesha Sahasri, 16-8.
[75] Ramana Maharshi, Sois ce que tu es, Sri Ramanasramam, Tiruvannamalai, 2011.
[76] Shankarâchârya, Dashashlokî, 8 & Âtma Shatkam, 5 (« Dix » et « Six strophes sur le Soi »).