« La Vérité est Une, mais les sages
l’expriment de diverses manières. »
Rig-Veda I, 164-6
L’Inde considère que toutes les voies, et cela partout dans le monde, mènent au même Mystère que tous les hommes, qu’ils le sachent ou pas, ne cessent de chercher. Le terme d’« hindouisme », donné par les Anglais pour mettre une étiquette sur ce qu’ils ne comprenaient pas, ne signifie rien. Il cherche à rassembler tous les rites, les pratiques, les écoles philosophiques de cette ancienne contrée dans un même panier qui ne peut les contenir. Le terme de « Sanâtana Dharma » est plus approprié. Il désigne non seulement cette multitude de dieux, de déesses et de pratiques mais aussi et surtout, littéralement, la « Philosophie Eternelle ». Non pas en tant que discours théorique ou discipline intellectuelle, mais en tant que support ou loi de la vie elle-même, en tant que « ce qui est vraiment », tant sur le plan incréé que phénoménal. Cela n’a rien à voir avec une opinion. Le « Dharma », intraduisible dans nos langues modernes, est la loi objective qui régit l’Univers tout entier, que je l’ignore ou le sache. Les notions de lois sociales, règles morales ou religieuses ne viennent que bien après et n’en sont qu’une pâle expression.
Cette « Philosophie Eternelle » est d’abord célébrée dans les textes sacrés dit « révélés » ou « entendus » que sont les Veda : la « connaissance », la « science », divisée en un ensemble de quatre parties. Ils furent composés par les sages visionnaires de l’Inde ancienne. Le Rigveda, la « connaissance des strophes » est le texte le plus ancien (-1500 av. J.-C.). Il contient des formules (mantra) et des hymnes. L’Absolu est nommé Brahman. Il est omniprésent, impersonnel et sans forme. Le Sâmaveda est la « connaissance des hymnes », des mélodies. Le Yajurveda concerne la « connaissance des formules » rituelles. L’Atharvaveda, la « connaissance d’Atharvâ », se compose d’incantations, de chants et de prières. A cela ont succédé les interprétations sur le Brahman et les commentaires sur les sacrifices (Brâhmana) ; les textes ésotériques nommés « traités forestiers » ; les disciplines annexes du Veda : la phonétique, le rituel, la grammaire, l’herméneutique, la métrique-prosodie des hymnes et l’astronomie-astrologie. Mais l’essentiel de cette « Révélation » se cristallise dans les célèbres traités philosophiques nommés Upanishad, littéralement « s’asseoir au pied du Maître », qui closent le canon védique en marquant l’accomplissement et la fin de la connaissance (vedanta). Ceux-ci peuvent se résumer à ce qu’il est coutume d’appeler les quatre « grandes paroles » (mahâvâkya), en lien avec chacun des 4 Veda, à retenir et méditer. La première affirmation définit la « Vérité » : « La Conscience est Brahman »1. La seconde nous enseigne que la nature de notre identité est UNE avec la Réalité Absolue : « Tu es Cela ». La troisième apparaît comme l’énoncé de l’expérience directe : « Cette Âme (ou Soi) est Brahman ». La quatrième, enfin, comme un chant de reconnaissance, de réalisation et de libération : « Je suis Brahman ». Quant aux dieux védiques, citons Indra, le dieu guerrier, « celui qui possède la puissance » ; Mitra, « l’ami », et Varuna, « le ciel », gardiens de l’ordre ; Agni, le « feu », et notamment, Rudra, le « terrifiant », celui « qui fait pleurer », qui est un prototype du célèbre dieu des yogi, Shiva, le « Bienfaisant », qui apparaîtra dans les Ecritures ultérieures, ainsi que Vishnu, l’« omniprésent », celui « qui se répand ». Il en est d’autres, dieux solaires, divinités féminines, démons et autres génies que les passionnés de mythologie ne manqueront pas de chercher directement dans les textes.2
Cette « Philosophie éternelle » est ensuite célébrée dans les paroles dites « rappelées » qui constituent tout le fondement la Tradition indienne. Il s’agit des épopées, des textes plus accessibles à tous et donc beaucoup plus populaires que les textes « révélés » connus des prêtres, des érudits et de certains chercheurs spirituels. Ces textes répondent et réfèrent aux paroles de la révélation qui font autorité, en s’adressant au plus grand nombre à travers l’histoire et la mythologie de ses dieux et de ses déesses, et cela, avec une profonde philosophie. Ils incluent des épopées légendaires et célèbres comme le Mahâbhârata (dont la Bhagavad-Gita est considérée comme appartenant à la Révélation), et le Râmâyana. Dans ces histoires, l’Un, l’impersonnel Brahman des textes « révélés », prend des formes multiples, plus humaines et donc plus proches du peuple qui peut alors facilement s’identifier aux « descentes » (avatara) de Vishnu telles que Krishna ou Râma, ou encore à leurs compagnes. Ces textes incluent également des recueils mythologiques et religieux qui traitent traditionnellement de la création de l’Univers, des créations secondaires, de la généalogie des dieux et des sages, de la création de la race humaine et des premiers hommes et des histoires dynastiques. La plupart furent composés entre 400 et 1200. Il existe aussi des traités tantriques, des « livres de la loi », évoquant préceptes moraux, code de conduite, lois, traité juridique, code pénal, établis par de grands législateurs, comme Manu qui essayent d’accorder l’esprit védique avec l’époque présente. Mais le Dharma n’étant pas un dogme, ces textes ne sont pas spécialement suivis, voire considérés comme popularisés par les Anglais pour imposer un cadre à une Réalité qui ne saurait en avoir.
Sur cette « Vérité éternelle » insaisissable par l’intellect humain, la Tradition indienne propose plusieurs « points de vue » (darshana) qui acceptent l’autorité védique. Le nyâya, littéralement « nature originelle », est le courant de la logique, fondé par le philosophe logicien antique Aksapâda Gautama. Il étudie les moyens de connaissance, basée sur l’analyse logique et le raisonnement, en développant, par exemple, la sémantique linguistique. Le vaisheshika, « particulier, spécifique », école de la systématique, classifie les concepts, la doctrine philosophique discriminative remontant au Ier siècle, traditionnellement attribuée à Kanâda et à son Vaishesikasûtra composé en dix livres. Elle s’occupe de discerner les différences caractéristiques entre les choses. Sa préoccupation est ontologique et systématique ; on y classifie les concepts en 6 catégories : les substances, les propriétés, les activités, les substrats génériques ou discriminatifs et les inhérences. Le samkhya, « le mesurable », désigne l’école de la discrimination évolutive des substances fondée sur la discrimination, et attribuée à Kapila que certains considèrent comme une manifestation de Vishnu. Ce point de vue traite des structures universelles, ou macrocosme, postule un principe suprême et classe les éléments en plusieurs catégories. Le yoga, « atteler » (yuj), est l’exercice de la communion spirituelle, le moyen et le but, l’union avec la plus haute Conscience. Codifié par Patanjali dans ses Yoga-Sutra, le « yoga des rois » (râjayoga) traite de l’univers intérieur de l’homme dans une vision théiste du samkhya. Il est une pratique intégrale, un moyen d’investigation intérieur pour connaître le Soi, traditionnellement divisée en huit membres ou étapes (ashtânga).3 Le mîmâmsâ concerne l’herméneutique, l’exégèse du rituel védique, les rituels et les cérémonies. Le Mîmâmsâsûtra exposant la doctrine est postérieur au IVe siècle mais attribué à Jaimini, également auteur d’un traité de rites domestiques. Enfin, le vedânta, littéralement la « fin de la connaissance », désigne la culmination de la philosophie indienne dans la « non-dualité » (advaïta). Le point de vue est attribué à Vyâsa. C’est la philosophie exposée dans les Upanishad, connue et développée par Âdi Shankarâchârya (788-820), le « Maître bienfaisant » qui vécut à Bénarès, où il enseigna cette philosophie directe. On lui attribue de nombreux écrits, il fonda quatre monastères à l’origine de plusieurs courants et continue d’exercer une grande influence et autorité relativement à cet enseignement de la non-dualité, « popularisé » par de grands sages tel que Ramana Maharshi, Nisargadatta Maharaj ou Swami Chinmayananda. Cette voie invite à reconnaître le Soi par trois formes de yoga bien spécifiques, impliquant respectivement le corps, le sentiment et la réflexion : le karma-yoga, la voie de l’action ; le bhakti-yoga, la voie de la dévotion ; le jnana-yoga, la voie de l’auto-investigation. L’essence de ces trois formes classiques de yoga se mêle naturellement aux autres formes de pratiques. Toutes les voies finissent par se rejoindre dans l’espace de l’expérience vécue.
Dans ses célèbres Yoga-sutra, Patanjali évoque huit « membres », ou huit « étapes » du Râjayoga, qui mènent à la réalisation de la plus haute Conscience. La 1re étape (yama) du yoga nous invite à observer et cultiver cinq qualités, directement en lien avec notre relation aux autres : la bienveillance, ou non-violence, la sincérité, l’honnêteté, le contrôle de l’instinct sexuel et l’absence de convoitise. Inextricablement liée à cette dernière, la 2e étape (niyama), visant la relation avec soi-même, consiste à cultiver la pureté, la modération, ou contentement, la force acquise par l’ascèse, la connaissance acquise par la lecture des textes sacrés et la « foi » acquise par la méditation. Si certains y voient un simple code moral, ou si les voies tantriques préfèrent les mettre entre parenthèses pour diverses raisons, ces observances constituent une aide précieuse pour cultiver la tranquillité nécessaire à la pratique du yoga ; mais elles sont également, d’un autre point de vue, les fruits d’une sérieuse ascèse. La 3e étape (âsana) concerne la posture, la manière d’être « assis » et la maîtrise du corps en général. La 4e (prânâyâma) invite à la « maîtrise du souffle » par son observation attentive et la pratique d’exercices respiratoires codifiés. Ces quatre premières étapes relèvent principalement de l’aspect extérieur de la discipline ; les quatre suivantes nous plongent directement au cœur de l’intériorité. La 5e étape invite au « retrait des sens » (pratyâhâra) en permettant de ramener l’attention en amont des facultés sensorielles. La 6e étape (dhârana) est la « concentration », la faculté de maintenir l’attention fixée sur un point. La 7e étape (dhyâna), faisant naturellement suite à la précédente, est la « méditation », consistant à demeurer dans une observation impersonnelle et équanime, l’attention libre, non-orientée. Dans la méditation, la relation duelle sujet-objet est dépassée, ouvrant ainsi sur la 8e étape (samâdhi) : la contemplation profonde, la « fusion » totale dans la Vision originelle, répondant ainsi à la définition initiale du yoga donnée par Patanjali : « le yoga est l’arrêt des fluctuations du mental »4. C’est cette suspension de l’agitation mentale – avec le concours de ces différents « membres » – qui permet le dévoilement de la conscience pure, de l’être, de la paix, du silence et de la joie. L’arrêt des pensées associatives permet de ressentir la réalité divine non-duelle dans laquelle elles apparaissent et disparaissent. Cette « extinction » de la pensée, et donc de l’ego (le sens du « moi »), dans le vide vibrant de la conscience, se confond avec cette expérience ultime que les bouddhistes nomment nirvâna. Bien que la Tradition distingue plusieurs types de samâdhi, sa Réalité relève uniquement de l’expérience directe et ne peut être saisie par des concepts.
Les « membres » du yoga ne sauraient par ailleurs se limiter à ceux mentionnés par Patanjali. Les écoles tantriques – qui s’appuient sur des « points de vue » non orthodoxes, ne répondant pas strictement à l’autorité védique et religieuse – évoquent d’autres constituants à la voie du yoga. Parmi ceux-ci, s’ajoutent, à l’exception des deux premières observances « morales », des techniques de nettoyage (poumons, nez, intestins, etc.), des contractions spécifiques, des formules, des gestes, des pratiques oculaires, des diagrammes, des massages énergétiques, des rituels, des pratiques thérapeutiques et des moyens plus singuliers, à la fois très spécifiques tout en englobant les autres. Yoga-nidrâ fait partie de ceux-là.