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VENISE

Grande, svelte, brune, le visage allongé, une voyageuse allait dans Venise, d’un pas décidé, par un matin de mars. Elle contemplait avec un immense bonheur la lumière de la ville, chaque jour différente, comme la mer. C’était effectivement l’un des secrets de ce qui fut un jour la Sérénissime : la mer la modifiait à chaque instant. Elle avait donc décidé de vivre là, parce que la ville, sous cette lumière, recommençait sans cesse, semblait se renouveler en permanence. Et elle aimait ce qui était différent, d’où son goût pour le voyage. Se déplacer, se laisser surprendre, apprendre, regarder, constituaient certaines des occupations auxquelles elle avait pu se consacrer depuis toujours. Aujourd’hui, elle comprenait que sa vie n’avait été qu’une préparation pour connaître d’autres destinations, parfois très exotiques. Depuis l’enfance, elle s’organisait dans ce but et avait cherché tous les prétextes pour partir, voir le monde et, surtout, écrire à son sujet. Aussi avait-elle décidé de rester à Venise. Parce qu’elle avait parcouru de nombreuses contrées et savait pertinemment ce qu’elle voulait voir et où elle voulait vivre, mais surtout parce que c’était une ville voyageuse, comme elle. Il faut être intelligent et très ouvert pour absorber rapidement les influences et admirer ce qui est étranger, comme Venise, qui exsudait l’Orient, plus précisément Byzance, par tous ses pores.

Peut-être la Turquie lui manquait-elle. C’était certainement ça. Aucune Européenne ne semblait s’y être rendue auparavant. Elle avait été la première à le faire, à la décrire, à l’aimer. Malgré le ciel bleu et la prodigieuse lumière de ce jour-là, elle devint un peu mélancolique. En des moments pareils, elle pensait à ses enfants, qui ne l’accompagnaient pas dans sa retraite et ne jouissaient probablement pas d’une journée aussi claire que la sienne. Ils vivaient à Londres, plus près de leur père. Leur fille était sa copie conforme : sérieuse, responsable, l’esprit strict et méthodique. Leur fils, en revanche, n’avait pas encore trouvé un travail qui lui plaise et il passait ses journées à lire et à écrire de la poésie, s’intéressant davantage à la nature et aux paysages qu’aux salons où se décidait la politique du pays. Ils étaient intelligents, profitaient de la vie, et c’était déjà bien suffisant pour elle. Et puis elle était contente car elle savait qu’ils l’avaient comprise. Ils avaient accepté avec générosité et affection qu’elle se retirât en Italie. Souvent, le soir, avant de s’endormir, elle aimait se rappeler la façon dont ils avaient respecté ses décisions et les imaginer sous la pluie de la capitale anglaise, parlant avec orgueil de leur mère. C’était important pour la voyageuse. Malgré cela, et elle n’y pensait pas souvent, ils n’étaient jamais venus la voir. Elle ne leur avait jamais demandé pourquoi, probablement parce qu’elle connaissait fort bien leurs raisons.

Elle habitait au-delà de la place Saint-Marc, à l’écart de l’agitation de la ville, là où les touristes s’arrêtaient et revenaient sur leurs pas en direction du pont du Rialto. Elle aimait cette partie de Venise. Les rues étaient plus ouvertes et plus larges et on entendait les bruits des tâches quotidiennes de ses habitants. Entendre le quotidien d’une ville aussi belle la rendait réelle. La voyageuse avait encore du mal à croire à sa beauté, et la considérait comme l’une des villes les plus intéressantes au monde, à l’exception d’Istanbul, bien sûr. Elle se couvrait parfois le cou et une partie du visage d’un foulard et sortait à l’aube à demi-dissimulée, pour écouter le son des rues avoisinant le palais. Les pêcheurs qui venaient de rentrer se hélaient à grands cris et s’invitaient à boire, contents d’avoir fini leur travail. Les vendeurs de fruits et légumes faisaient résonner les pavés du bruit de leurs charrettes et se joignaient à l’oisiveté des pêcheurs, dans l’attente du récit de la pêche de la nuit. Comme leur travail devait être intéressant. Et avec quelle satisfaction ils devaient se reposer après une nuit en mer. Combien de fois elle avait envisagé de les accompagner chez eux à leur retour et de dormir profondément, comme eux. Que pouvait-on éprouver après avoir fourni un travail physique toute la journée, jusqu’à épuisement ? Elle rêvait de fermer les yeux et de dormir, en les imitant, tandis que la lumière marine surprenait la ville et cherchait à s’infiltrer entre les baguettes des contre-fenêtres. Un jour, elle avait fait demander par sa bonne à un pêcheur si elle pouvait l’accompagner sur son bateau : elle voulait voir l’aube se lever sur la mer. La domestique, assez surprise, en parla à celle des comtes du palais contigu, et la comtesse lui expliqua, avec une grande discrétion, qu’on ne pouvait formuler pareille requête, même en Italie.

Derrière sa maison se trouvaient des chantiers, une autre raison d’habiter dans ce quartier. Suffisamment éloigné pour ne pas les entendre, mais suffisamment proche pour être au fait des départs et des retours des navires vénitiens. Elle en rêvait, c’était une façon d’avoir toujours présent à l’esprit qu’elle pouvait repartir à tout moment afin de parcourir les régions du monde qu’elle ne connaissait pas encore.

Un de ses grands plaisirs était d’aller voir fabriquer les bateaux, les ouvriers frôler de leurs mains le bois des coques et échanger à grands cris des ordres dans le fracas de la construction. Elle aimait à penser que les aventures en mer devaient résonner ainsi, avec de grands cris qui permettaient d’entendre les ordres tout en hissant les voiles. Les aventures entraînaient certainement une grande usure physique. En se rendant chaque jour sur les docks de Venise, elle avait remarqué la ressemblance entre un oiseau et un bateau. Voyant évoluer la structure de ces derniers, elle avait remarqué que leur squelette évoquait celui d’un oiseau, tel une cage thoracique en construction, toujours prête à traverser l’espace. Et c’était précisément ce qui l’attirait le plus au monde, voyager, traverser l’espace à la recherche de lieux différents.

Si elle repartait maintenant en Orient, ce ne serait pas comme auparavant, par voie terrestre, mais par la mer. À quoi son arrivée à Istanbul aurait-elle ressemblé si elle s’était faite par la mer ? Qu’aurait-elle vu d’abord, l’Europe, ou l’Asie ? Elle le savait parfaitement, mais elle se plaisait à imaginer surtout la façon dont l’auraient regardée les Turcs tandis qu’elle hésitait sur le nom du premier continent qu’elle voyait, si grande et élancée, debout sur le bateau, au bras de son mari, le tout nouvel ambassadeur anglais de la Sublime Porte. Edward avait toujours été très aimable avec elle, voire affectueux. Il lui avait accordé la liberté dont elle avait besoin avec une grande discrétion. Il ne lui avait jamais posé de question, et ne s’était pas permis de la conseiller sur ce qu’elle devait faire ou non. Il la regardait d’un œil protecteur, attentif à ses désirs, à tel point qu’il acquiesçait d’un signe de tête à tout ce qu’elle lui exposait.

Oui, peut-être vit-elle cela quand elle décida de l’épouser, qu’ils ne se disputeraient pas, qu’il n’y aurait pas de désaccords. L’ambassadeur britannique n’avait jamais figuré parmi les époux potentiels sélectionnés par son père. Et ce fut la raison principale pour laquelle elle choisit le premier, pour aller à l’encontre de la volonté du second et démontrer son indépendance. Oui, son mari avait respecté tous ses désirs, mais elle l’avait elle aussi beaucoup aidé. Pendant les rares années où ils avaient vécu ensemble, elle avait participé à de longues conversations politiques, passionnantes, qui auraient pu compromettre le prestige de son mari. Il ne lui avait toutefois jamais posé aucune question, et elle avait maintenu ses déclarations en public, aussi bien en sa présence qu’en son absence. Il l’avait bien comprise et ce fut l’une des principales raisons pour acquiescer de nouveau quand elle lui annonça qu’elle allait s’établir à Venise. Il savait qu’elle ne rencontrerait jamais personne comme lui et encore moins à l’époque où il lui avait été donné de vivre, où les femmes ne jouissaient pas précisément d’une grande liberté. Un mari qu’il ne fallait jamais questionner ni implorer, qu’il suffisait de tenir au courant de ses décisions, et qui l’aidait presque toujours sans poser trop de questions.

Après un long chemin, elle parvint à la maison. Les palais vénitiens n’étaient pas capables de conserver ni de reproduire la lumière de la ville. Dès qu’elle y pénétrait, l’eau des canaux et de la mer disparaissait. Aussi demandait-elle généralement de laisser les fenêtres ouvertes pendant la journée ; s’ils ne recueillaient pas l’intensité de Venise, qu’ils en laissent au moins pénétrer les sons. Dès que le soir tombait et qu’elle se préparait à sortir ou à donner un dîner, on les refermait et le combat quotidien contre l’humidité commençait. Elle frôla de la main la rampe d’escalier, en montant à l’étage supérieur. Elle aimait se voir dans cette posture, cela avait quelque chose de cérémonieux, une femme comme elle, venue du nord pour s’installer dans le sud, dans l’une des villes les plus recherchées du monde, montant lentement marche par marche les escaliers de son palais. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour prendre la décision de s’y établir et elle avait conscience d’être privilégiée. Elle se rendit au salon de musique et chercha le fauteuil principal, qui tournait le dos à la porte. Il était là. Toute la pièce sembla remarquer sa présence. Lui, ne s’en aperçut pas. Elle s’approcha très lentement par derrière et lui posa les mains sur les yeux.

— Je ne t’ai pas entendue arriver, dit l’homme.

Elle tourna le visage vers lui et, comme toujours, admira sa beauté. Peu de choses lui plaisaient autant ; elle oubliait son apparence et à chaque fois qu’elle ne l’avait pas vu depuis un certain temps, sa beauté la surprenait. Tout recommençait, pour son plus grand plaisir.

— Comment est la ville, comment lui va le printemps tout nouveau ? demanda-t-il à la voyageuse.

— Tout le monde est dans la rue et il y a beaucoup de mouvement. On sent la chaleur. Enfin, moi du moins, assez fortement. Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’ai une sensation étrange dans tout le corps…

Il comprit très bien ce qu’elle voulait dire, et se mit à rire.

— Qu’y a-t-il, qu’est-ce qui te fait rire ?

Tout en posant la question, elle l’imita de façon sonore.

— Ma chère, je pense parfois à ton père, au temps et à l’argent qu’il a investis dans ton éducation. Regarde ce que tu es devenue, toi, la femme la plus civilisée qui soit... Même si tu as probablement toujours été ainsi : magnifique à l’intérieur comme à l’extérieur.

Elle s’approcha de lui et l’embrassa sur les lèvres, satisfaite par les paroles qu’il venait de prononcer.

— Et ce soir… que faisons-nous ce soir ?

— Les A. donnent un dîner. J’ai dit que nous y assisterions. Mais, je ne sais pas, je ne t’ai pas demandé si cela te faisait plaisir.

— Tu n’en as pas l’habitude, mais tu sais que je respecte toujours tes décisions, répondit-elle. J’aime ce que tu aimes.

Elle déposa de nouveau un baiser sur ses lèvres et ajouta :

— Que veux-tu que je mette ? Tu as une préférence ?

— Quelque chose pour annoncer l’arrivée du printemps, répondit-il.

Elle s’habilla en rouge. Avec un caftan, loin de la mode en usage, mais si élégant et avec un brocard si original, qu’elle sut immédiatement que tout le monde allait lui demander où elle l’avait acheté et quelle en était la provenance. Elle était la seule à pouvoir s’habiller ainsi. Elle portait un ras-de-cou qu’il lui avait offert. Elle hésita à ajouter une broche assortie, mais décida que celle-ci détournerait les regards du riche brocard de caftan. Elle appréciait tant ses cadeaux !

Ils sortirent bras dessus, bras dessous. Il y avait une bonne marche avant d’arriver là où se trouvait le dîner. Elle était ravie que les fiacres ne puissent circuler dans la Sérénissime. Le silence des rues rendait la ville encore plus mystérieuse. Vers le sud, elles se rétrécissaient subitement. Parfois, elles étaient si étroites qu’ils ne pouvaient marcher de front et devaient se lâcher la main. Il se plaçait alors devant elle pour la protéger, comme si des bandits allaient surgir dans les rues étroites et sombres de la ville pour les attaquer. Lady Mary s’apercevait alors qu’elle le dépassait presque, et ce malgré le chapeau qu’il portait.

Ils traversèrent une place et entendirent sonner les cloches d’une petite église. Ils arriveraient à l’heure prévue. Elle aperçut un puits de l’autre côté de la place, et courut comme une petite fille dans sa direction. Elle était heureuse et voulait voir son visage rayonnant se refléter dans l’eau. Elle l’appela avec un cri doux. Maintenant, elle voulait voir le visage de son compagnon près du sien. Ils se penchèrent au-dessus de l’obscurité du puits et sourirent dans le reflet intermittent, comme auraient pu le faire des personnages de conte. Cette fois, ce fut lui qui l’embrassa sur les lèvres. Ils se perdirent de nouveau dans l’obscurité des rues. Soudain, un bref frisson la parcourut. Elle tourna la tête et vit qu’une femme les observait. Elle les avait surpris. Elle plongea les yeux dans ceux de lady Mary et lui adressa un regard inquisiteur, et sembla-t-il à l’Anglaise, réprobateur. La voyageuse soutint longuement ce regard, avec courage, et lui jeta enfin :

— Qu’y a-t-il ?

La femme lui adressa un regard de biais et plongea de nouveau les yeux dans les siens. Elle ne pouvait que la regarder, de femme à femme. Elle voulait réprouver son attitude, mais pas uniquement pour le baiser, ce qu’elle blâmait était autre chose : leur différence. La voyageuse contempla le visage de son partenaire, son port, sa chevelure, et vit qu’il débordait de jeunesse. Elle fut surprise de constater que quelqu’un avait remarqué, aussi rapidement et dans l’obscurité, la différence d’âge. Elle, ne la voyait pas. Elle n’y avait jamais songé et l’avait acceptée depuis le jour où elle l’avait rencontré, car elle s’était toujours sentie vivante, pleine d’énergie, et cette sensation la protégeait du temps. Elle retomba dans la mélancolie, pour la deuxième fois de la journée. Elle s’arrêta dans l’obscurité, l’étreignit fort et cacha quelques instants son visage contre son épaule. Son partenaire ne s’était aperçu de rien. Elle avait déjà quarante ans.

Ils arrivèrent au palais où avait lieu le dîner. Beaucoup plus grand que celui de l’Anglaise, il était magnifiquement illuminé. Ses propriétaires s’étaient autorisés à laisser les fenêtres du dernier étage ouvertes afin d’entendre arriver les invités et de laisser la ville continuer à entrer dans le palais jusqu’à la dernière lueur du jour. On entendait la musique depuis les canaux. La voyageuse s’imagina de nouveau en train de monter l’escalier, vêtue de rouge, radieuse.

— Tu es magnifique, lui murmura-t-il à l’oreille, avant de pénétrer dans le salon.

Il y avait une quinzaine de personnes, dont certaines ne resteraient pas dîner. Comme souvent, ils étaient arrivés parmi les derniers. Les invités écoutaient distraitement quelques chansons italiennes jouées au piano. En les apercevant, les A. s’approchèrent pour les saluer. Ils échangèrent quelques banalités : ils ne s’étaient pas vus depuis si longtemps, depuis l’arrivée du printemps et les dernières visites de l’aristocratie anglaise dans la ville. À un moment, l’hôtesse admira la tenue de la voyageuse, qui parvenait toujours à surprendre. Elle l’avait certainement rapportée d’un de ses voyages dans des endroits exotiques d’Asie ou d’Afrique. Elle lui raconterait, lui dit-elle. Le compagnon de lady Mary serra les doigts de cette dernière dans les siens et ils se regardèrent du coin de l’œil. Ils savaient tous deux que la voyageuse étonnait toujours, y compris par ses vêtements. Ils saluèrent les autres couples, presque tous italiens, comme les propriétaires de la maison. Elle s’adressa à tous dans un italien parfait, langue qu’elle parlait pour l’avoir apprise dans l’enfance avec un précepteur qu’avait engagé son père. Il l’avait aussi aidée à apprendre le turc avant son départ à Istanbul, grâce à une grammaire et à un dictionnaire italien-turc qu’elle connaissait par cœur, de même qu’une histoire du pays en anglais. Elle aimait se documenter du mieux possible avant de partir en voyage. Sa curiosité était immense. Aussi aimait-elle les langues. Elle en avait appris plus de cinq, car c’était la meilleure façon de communiquer avec les autres et d’arriver à savoir si tout ce qu’elle avait appris lors de ses longues heures d’études et dans les livres correspondait à la réalité. L’une des grandes qualités d’une femme comme elle, fille de la civilisation, était la curiosité.

Ils passèrent dans la salle à manger. Les tulipes étaient arrivées en ville et parsemaient de blanc les miroirs et la table de la pièce. L’ambiance était absolument charmante. Ses hôtes avaient su lui donner un ton qui annonçait des conversations intéressantes, quelques discussions et, surtout, l’annonce d’une longue veillée prometteuse. Ils eurent la bonne idée de placer lady Mary, comme d’habitude, à côté d’eux à une table ovale autour de laquelle presque tout le monde pouvait s’entendre. On servit les vins et ils eurent la délicatesse de réserver les italiens à la viande ; elle apprécia car elle les trouvait toujours trop lourds. Le toast initial fut porté comme il se doit à la ville de Venise. Elle sentit la chaleur du liquide descendre dans sa gorge et s’étendre immédiatement à tout son corps. Elle commençait à sentir ses joues s’empourprer. La ville, généreuse, lui donnait une fois de plus la possibilité de se montrer rayonnante.

L’hôtesse s’adressa à elle et lui demanda avec une certaine curiosité :

— Parlez-nous de la Turquie. Ne vous manque-t-elle pas ? N’y pensez-vous pas très souvent ?

La voyageuse redressa la tête et attendit quelques secondes avant de répondre. Autour de la table, tous se turent. Elle ne sut pas si c’était parce que l’hôtesse avait parlé ou parce qu’elle allait s’exprimer. Elle attendait de toute façon que le silence crée une ambiance propice avant de répondre, afin que tous puissent l’écouter attentivement.

— Vous n’imaginez pas à quel point Venise ressemble à Istanbul. Du moins pour moi.

— Vraiment ? Dites-nous pourquoi.

— Parce que Venise ressemble à l’Orient. Elle en possède la lumière, les couleurs et les formes. La première fois que je m’y suis rendue et que j’ai pris un bateau jusqu’à la place Saint-Marc, j’ai été saisie. Je n’en croyais pas mes yeux. J’avais quitté l’Occident pour entrer dans un monde nouveau, étrange et mystérieux. Sur l’eau, je sentis que la ville admirait les terres exotiques dont j’avais été si proche, Damas et surtout Istanbul. Elle se reflétait sur les façades des palais, dans les collections de ses galeries, dans les catalogues de ses bibliothèques, même son aspect baroque me rappelait l’Orient.

— C’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas retournée en Turquie ?

— Non, ce n’est pas pour ça, mais parce que je n’en ai pas besoin. Quand on vit une expérience telle que celle que j’ai vécue là-bas, quand on a la chance de voir ce que j’y ai vu, les souvenirs se fixent pour toujours. La mémoire est si intense qu’on n’a plus jamais besoin d’y retourner.

La table restait silencieuse.

— Et vous, connaissez-vous la Turquie ? demanda par courtoisie au compagnon de lady Mary l’un des commensaux, car il n’avait pas encore prononcé un mot.

— Non, je ne m’y suis jamais rendu. C’est inutile, je vis… je vis avec elle, répondit-il en adressant un large sourire à la voyageuse.

Tous les convives se mirent à rire. Elle se sentit de nouveau satisfaite et frôla d’un pied la jambe de son partenaire. Alors une voix aiguë, à la limite du ridicule, émanant d’une jeune fille assise en face d’eux, se risqua à demander :

— Et vous, ne seriez-vous pas beaucoup plus tranquille si vous étiez restée en Turquie ?

Elle, qui comprenait pourtant toujours tout, ne comprit pas bien ce qu’on lui demandait. Elle échangea un regard rapide avec l’hôtesse pour l’appeler à l’aide, mais celle-ci baissa la tête au lieu de soutenir son regard ; elle semblait savoir parfaitement de quoi la jeune fille voulait parler.

— Je vous prie de m’excuser, je n’ai pas très bien compris votre question.

Celui qui accompagnait la jeune fille qui l’avait formulée était beaucoup plus âgé qu’elle. Pourvu de grandes moustaches et d’une barbe, il la regardait lui aussi d’un air surpris. La voyageuse l’observa alors et vit qu’il avait une allure assez simple et qu’il était vêtu de blanc. Grossière erreur. Personne d’à-peu-près intelligent ne se serait rendu en blanc à un dîner de printemps, car il aurait dû deviner que les tulipes allaient arriver.

— Je vous demande s’il ne vaudrait pas mieux pour vous vivre en Orient, poursuivait la jeune fille sans s’apercevoir de l’incongruité de sa remarque. Enfin, pour vous, je veux dire pour votre relation. Là-bas, personne ne remarquerait que vous êtes beaucoup plus âgée que lui, car vous ne pourriez pas sortir dans la rue et vous devriez tenir votre relation secrète. Les femmes sont toujours enfermées et de surcroît, vous qui aimez tant le plaisir, la sensualité, vous pourriez…

Le vieil homme moustachu lui écrasa lourdement un pied et elle se tut, sans toutefois très bien saisir pourquoi.

— Des clichés, juste des clichés. On interprète toujours l’Orient de la même façon, répondit la voyageuse.

L’hôtesse approuva le commentaire. Il n’y avait rien à ajouter. Elle prit la main que la voyageuse avait posée sur la table et entrelaça ses doigts avec force. Tous remarquèrent ce geste autour de la table.

Le lendemain matin, elle se réveilla tard. Elle avait beaucoup bu. Et bien qu’elle aimât la chaleur, elle ressentait la fatigue habituelle liée au printemps ainsi qu’une légère migraine. Elle se remémora les meilleurs moments de la soirée de la veille et aussi les pires. Il s’était levé avant elle et attendait en lisant dans l’autre pièce, très attentif à son réveil. Dès qu’il l’entendit bouger, il commanda le petit déjeuner avec la sollicitude qui le caractérisait.

— Comment te sens-tu, ce matin ?

— Un peu ivre. De la vie, du vin et du printemps. Mais sans plus. Qui était cette jeune fille assise en face de nous hier au dîner ?

— Je ne sais pas, quelle importance, oublie-la, elle ne compte pas. La prochaine fois, une autre femme accompagnera certainement le vieux capitaine décrépit.

La voyageuse lui fut reconnaissante de ses paroles.

— Le courrier est-il arrivé ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ? Tu attends quelque chose de Londres ?

— Oui, il y a plusieurs semaines, j’ai écrit à mes enfants pour les consulter sur un point, mais ils ne répondent pas. Pourquoi tardent-ils autant ?

Il préféra changer de sujet, et lui proposa de sortir.

— Tu viens te promener ? Il fait un temps magnifique. Nous pouvons prendre nos carnets, aller jusqu’à la Douane et nous asseoir un moment pour contempler la ville. Tu écriras peut-être quelque chose. Je crois que tu n’as rien écrit depuis quelque temps…

La voyageuse était abattue, ce devait être à cause du printemps. Elle lui dit de sortir seul, elle le rejoindrait peut-être plus tard même si elle en doutait fort, le pria de ne pas l’attendre trop longtemps et de manger quelque chose sur place. Elle resterait à la maison, elle avait besoin de solitude pour réfléchir.

Le courrier arriva. Il y avait une lettre de ses enfants. Elle observa minutieusement l’enveloppe avant de l’ouvrir ; elle aimait deviner d’après la calligraphie les émotions ressenties par son auteur. Cette fois, il s’agissait d’une lettre hâtive, dépourvue de charme, comme si elle avait été écrite par obligation. Elle vérifia si elle avait mis plus de temps que d’habitude, si le courrier ne s’était pas égaré et avait respecté ses obligations. Les lettres la passionnaient. C’était physique. Que l’écriture passât d’un pays à l’autre, les idées d’une ville à l’autre, qu’elle pût arriver à toucher ce que quelqu’un avait écrit plusieurs semaines plus tôt, lui semblait relever de l’un des miracles de la vie civilisée. Malgré l’heure matinale, elle commanda une coupe de xérès. C’était comme si elle avait su que cette lettre contenait des nouvelles décisives. Elle s’installa confortablement pour la lire. Elle reconnut alors l’écriture négligée de sa fille.

Chère mère,

Nous sommes ravis de savoir que tu vas bien et que tu vis un bel hiver à Venise. Ici, à Londres, l’hiver est assez long. Il a beaucoup neigé et nous ne sommes guère sortis de la maison. Les réceptions se sont espacées et il n’y a pratiquement pas eu de spectacles intéressants. Papa va bien et, malgré le froid, il a continué à se rendre à ses longues et chères réunions politiques. John et moi apprécions beaucoup notre nouvelle maison, qui m’a tenue occupée beaucoup plus longtemps que je ne l’aurais cru. Nous y passons de longues soirées, à lire et à réunir nos amis. John a commencé à écrire une nouvelle série de poèmes, c’est du moins ce qu’il dit, et je sais que malgré le froid, il a profité de fêtes et de longues promenades en ville.

Par rapport à ce que tu évoquais dans ta dernière lettre, j’ai parlé à mon frère et, pour l’instant, nous ne jugeons pas opportun que tu publies tes lettres. Nous savons parfaitement le grand intérêt qu’elles présentent et ce qu’elles signifient pour toi, personne n’a fait de voyage comme le tien ni ne l’a mieux décrit. Publier un livre contenant tes lettres et certains fragments de tes journaux relatant ton expérience pendant les années où tu as voyagé en Asie et en Afrique est certainement passionnant sur les plans historique, politique et social. Cependant, comme tu t’en doutes, cela nous place, mon frère et moi, dans une situation un peu délicate ; rappelle-toi que nous vivons toujours à Londres. Beaucoup de notations sur la Turquie nous sont étrangères et en surprendraient plus d’un… Nous n’avons bien entendu pas parlé de ta proposition à papa.

Nous espérons que tu continues à écrire et que tu profites de ton séjour à Venise.

Nous t’embrassons fort,

MARY ET JOHN

P.S. : Si seulement tu pouvais venir nous voir bientôt dans notre nouvelle maison…

Elle se servit un deuxième verre de xérès. Tandis qu’elle le buvait, lentement, elle conservait la lettre dans la main qui tenait le verre. Elle hésitait à la relire. La missive lui glissa des doigts et tomba sur le tapis où elle l’abandonna. Elle se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit et respira profondément. Elle se pencha, sentant la brise marine lui fouetter le visage ; elle en avait besoin. Ses cheveux, encore ébouriffés après un si long sommeil, retombaient sur ses épaules : ils étaient toujours résistants, ondulés et noirs, très noirs. Elle savait qu’elle devait respecter la décision de ses enfants, raison pour laquelle elle leur avait demandé leur consentement avant de publier ses chères lettres. Elle se rendit compte alors que depuis qu’elle leur avait envoyé la proposition, elle avait douté qu’ils y répondent par l’affirmative, même si elle n’avait pas voulu le reconnaître. Cependant, elle ne comprenait pas. C’était le meilleur moment pour publier ses souvenirs de voyage sur la Turquie. Tout Londres les connaissait déjà. Ses amis, sa sœur, quelques philosophes, certains écrivains français et anglais les avaient déjà entendu lire et la plupart des invités aux diverses réceptions en avaient eu vent. Et maintenant, pour quelle raison ne lui permettaient-ils pas de les publier avec les termes exacts, en racontant les choses telles qu’elles s’étaient déroulées, pourquoi ne la laissaient-ils pas transmettre enfin l’expérience qu’elle avait vécue ? Il était temps que d’autres ressentent la même chose qu’elle. De surcroît, c’étaient ses enfants, et la voyageuse n’aurait jamais songé à juger la façon dont ils menaient leur vie. Et quel manque de délicatesse dans cette lettre, aucune allusion à son ami, pas même une brève salutation.

Comme s’il avait deviné ce qui allait arriver, il rentra bien plus tôt que prévu. Il n’avait même pas traversé le canal qui menait à la pointe de la Douane. Il était revenu sur ses pas en pensant à elle : il ne voulait pas la laisser seule par un matin pareil. Il entra dans l’alcôve et la vit debout, appuyée au balcon, penchée à l’extérieur, comme si elle avait souhaité voler par-dessus le canal. Elle était immense. Il constata qu’elle n’avait pas remarqué sa présence et il ne voulut pas l’appeler. Il s’approcha et la prit par la taille en la serrant très fort. Elle se retourna comme si elle avait été collée à ses mains, leurs visages se touchaient presque et ses cheveux agités par le vent recouvrirent les lèvres de son ami. Ils avaient un goût de sel.

— Rentre à l’intérieur, le vent souffle fort, dit-il.

— Tu es revenu sans tarder. Non, ne ferme pas la fenêtre, laisse-la ouverte.

— Tu me manquais trop.

Elle lui sourit, appréciant ses paroles.

— J’ai reçu une lettre de mes enfants.

— Tout va bien ?

— Non. Ils m’ont répondu qu’ils préféraient que je ne publie pas leurs lettres. Cela m’a surprise, mentit-elle.

— Que comptes-tu faire ?

— Ne pas les publier, bien entendu. J’ai toujours respecté leur avis et puis, je ne voudrais pas leur déplaire.

— Eh bien alors, inutile d’en discuter plus longtemps.

Mais il la connaissait bien et il savait que plus la journée avancerait, plus elle serait mélancolique. Il la prit par les mains et l’invita à s’asseoir à côté de lui sur le canapé.

— Parlons de choses sérieuses, ma chérie. Depuis combien de temps n’as-tu pas écrit ?

— Je ne m’en souviens pas. Ces derniers jours, j’ai même du mal à lire. Hier, quelques nouveautés sont arrivées de Paris, et je n’ai pas eu la curiosité d’ouvrir le paquet. Je ne sais pas ce que j’ai. Ce doit être le printemps. Je ne me sens pas bien, quoique je ne sache pas ce qui me manque. Je t’ai toi. Je vis dans cette ville magnifique. Il y a toutefois quelque chose qui ne marche pas comme je voudrais.

Il savait bien ce qui lui arrivait. Elle était restée trop longtemps au même endroit.

— Pourquoi ne fais-tu pas un voyage ?

— À Londres ? Encore ? Quelle horreur !

— Non, je ne pensais pas à Londres, mais par exemple à Paris. Pourquoi n’irais-tu pas là-bas ? Depuis combien de temps n’y es-tu pas allée ? Cette ville est belle et plaisante, mais tu as également besoin d’autres choses. Nous savons tous les deux que la vie culturelle de Venise ne brille pas par sa richesse. Depuis combien de temps n’as-tu pas parlé à cœur ouvert à des écrivains, discuté avec eux, n’es-tu pas au courant de la vie littéraire grâce à eux ?

Le regard de la voyageuse s’éclaira. C’était certainement à Paris que se déroulaient les événements les plus intéressants.

— Je ne voudrais pas te laisser seul. Que ferais-tu ici ? Cela t’ennuierait-il que je parte ? Tu pourrais m’accompagner ? lui demanda-t-elle soudain.

— Actuellement, il n’y a rien de plus éloigné de moi que Paris et ses salons artistiques. Ne t’inquiète pas. Tu me manqueras, mais… je pourrai le supporter. Et puis, comme ça, à ton retour, tu auras des choses à me raconter. Tu sais qu’il n’y a rien qui me plaise autant que tes récits, ensemble, près du feu, à écouter ta voix tandis que j’essaie vainement de partager ton monde…

Elle dut reconnaître que c’était une très bonne idée. Elle sourit de nouveau d’un air enjoué. Oui, elle irait à Paris puis elle reviendrait à Venise avec des nouveautés et des idées différentes afin de continuer à écrire. Et d’ici là, ses enfants reviendraient peut-être sur leur décision et lui permettraient de publier les lettres. Et lui, il était toujours là où il fallait et il savait comment l’aider. Que ferait-elle sans lui ? Elle se prit alors à rêver, à se voir elle-même à Paris. Et elle s’imagina au centre des conversations, devisant, focalisant les regards et donnant son avis sur des mots, des rythmes et des figures.