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À LA CAMPAGNE

Il n’aurait jamais cru qu’il pût lui en coûter autant de changer de maison. Il se rappelait ses déplacements à Rome et aurait pu assurer qu’ils n’avaient pas occasionné la moitié du travail ou des désordres qu’il avait subis ces derniers temps. C’était précisément au moment où il avait le plus besoin de calme qu’il se trouvait soumis à tout ce mouvement. Par exemple, en partant en Italie, il n’avait jamais hésité sur les livres qu’il emporterait dans sa malle. Cette fois-ci, leur choix lui avait valu de longues heures de réflexion. Depuis quelques jours, il rédigeait une liste, qu’il avait raccourcie, non en fonction de ce qu’il plaçait dans la malle mais de la taille, de la couleur ou de la forme des volumes, qui lui suggéraient les thèmes dont ils traitaient. Il était curieusement de moins en moins sérieux, y compris dans ses lectures, pensa-t-il. Mais c’était parce qu’il les avait presque toujours sélectionnées par rapport à l’œuvre qu’il développait ou allait développer et, comme ces derniers temps il vivait dans un vide absolu, il ne savait que choisir. Si l’on ajoutait à cela le fait que penser à ce qu’il aimerait lire l’épuisait, il avait fini par mettre dans la malle un mélange d’ouvrages qu’il doutait fort d’ouvrir. Et ce n’était qu’une de ses multiples tentatives avortées, car il aurait également pu parler du temps qu’il avait consacré à sélectionner les peintures, les toiles, les pinceaux et les photographies dont il avait besoin pour organiser son atelier à la campagne, quand il ne savait même pas encore s’il peindrait. Sans parler de la maison, pour laquelle, après deux ou trois visites, il laissa le choix à son ami à qui il avait également demandé de lui tenir compagnie dans les premiers temps de sa retraite, car il n’était pas très sûr de bien supporter la solitude et le déménagement.

Il attendit, enfermé dans le salon, jusqu’au dernier moment et jusqu’à ce que tout fût prêt pour le départ. Les voitures étaient parties la veille avec les bagages afin de préparer la maison pour son arrivée. Il manquait certains éléments de la chambre. Il avait beau vouloir se détacher de tout, il n’avait pu abandonner une partie des objets qui l’avaient accompagné dans sa dernière retraite. Il avait besoin d’eux. Le logis était resté plongé dans le silence et semblait totalement vide, ses pas retentissaient comme dans une grande caisse de résonance. « Le son de la mort », pensa-t-il, et il se demanda s’il faisait bien de partir. Il formula un désir : qu’à son retour à Paris, quelle qu’en fût la date, tout se poursuivît comme avant. Une idée surprenante lui traversa l’esprit : et s’il criait au milieu de la maison vide ? Il n’avait pas peur, mais il voulait connaître l’écho de la demeure où il avait vécu si longtemps et à laquelle il resterait lié toute sa vie. « Les lieux se souviennent-ils de nous ? Conservent-ils notre empreinte éternellement ? » songea-t-il.

— Ahhhhh ! cria-t-il, attendant l’écho que sa maison allait lui renvoyer. Il l’entendrait pour la première fois, une nouvelle expérience qu’il n’aurait pas faite s’il n’avait décidé d’aller vivre à la campagne. Il se devait d’être courageux.

Mais on entendit à peine l’écho. Il fit une nouvelle tentative.

— Ahhhhh !

Personne n’accourut à son cri, ce qui le surprit énormément.

Las d’attendre, il décida de descendre dans le vestibule pour y patienter avant l’arrivée de l’équipage. Quand son ami vint le chercher, il était assis sur une chaise, dans l’obscurité, coiffé de son chapeau. Le poids de ses pensées, sombres, lui avait fait baisser la tête et son ventre formait des plis. Il ne se rappelait pas depuis combien de temps il était là.

— Partons-nous ? lui demanda Delécluze.

— Aide-moi à me lever, s’il te plaît.

Et il lui tendit la main pour l’aider à mieux soulever son corps volumineux.

Ils montèrent dans la voiture.

— Que faisais-tu là, enfermé dans le noir ? Tu redoutais la maison vide, ou tu avais décidé d’y rester et de ne pas aller à la campagne ?

— Tu crois que les lieux se souviennent de nous ? demanda le peintre.

— Pardon ?

— Je veux savoir si, après notre mort, quand nos descendants y reviendront, ils sentiront notre présence, au salon, dans mes portraits, dans mon futur jardin.

— Que dis-tu ?

— Parce que sinon, dis-moi, pour quelle raison est-ce que je reviens sur les lieux peints, par exemple, par Turner ? Pourquoi est-ce que je recherche la même lumière, ou est-ce que je parcours Venise pour voir si je tombe sur les ciels de Tiepolo ?

— Je ne sais pas, je suppose que c’est parce que tu les cherches. Peut-être aussi parce que tu veux partager leur expérience.

— Tu vois ? Alors j’ai raison : les lieux peuvent se souvenir de nous.

— Et bien, je ne crois pas que ce soit un raisonnement très élaboré. Mais oui, qui sait, ce que tu dis se produira peut-être.

Le voyage commença. Il avait demandé à partir le matin afin de pouvoir bénéficier de la lumière du jour. Il eut de la chance, elle était extraordinaire. Les jours précédents, un vent fort avait soufflé et maintenant tout était clair et le ciel d’un bleu limpide. Son humeur changea progressivement. C’était un délice de voir disparaître les maisons de la ville et défiler les nuances de vert de la campagne qui continuaient timidement à alterner avec certaines maisons, mais ensuite, immense, apparut l’horizontalité du paysage. Et elle recouvrit tout. On ne voyait que l’horizon à perte de vue. Le peintre commença à passer la tête par la fenêtre plus régulièrement. S’il avait su que la journée serait aussi belle, il aurait demandé une voiture découverte. Il se mit à fredonner une chanson et haussa le ton progressivement, de plus en plus fort. Son ami le regardait, satisfait. De l’extérieur, on pouvait entendre les secousses accompagnées par une voix peu mélodieuse qui interrompait par intermittence la rumeur de la splendide matinée. Certains paysans se retournaient sur le passage de la voiture, surpris d’entendre la mélodie d’un oisif.

Ils arrivèrent à la maison bien plus vite que le peintre ne l’aurait souhaité. Elle était très agréable. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et les arbres et la végétation du jardin semblaient y pénétrer. Celui-ci était entretenu selon les critères de la mode, de sorte qu’il avait l’air sauvage et négligé. Il lui parut le plus délicieux qu’il eût jamais vu. Et Ingres fut reconnaissant à son ami du mal qu’il s’était donné à trouver pareil lieu. Il put le dire alors : il avait eu raison de partir à la campagne.

Le lendemain matin, il se réveilla tard, contrairement à son intention, car à Paris il avait décidé qu’une fois à la campagne, il devrait suivre les rythmes de la nature, et cela signifiait accompagner la lumière : se lever à l’aube et se coucher avec le soleil, même s’il déciderait ce dernier point selon la façon dont se dérouleraient les soirées. L’important était qu’il avait très bien dormi, comme il ne se rappelait pas l’avoir fait depuis longtemps. Il dévora. Il prit une double ration d’œufs et but trois cafetières d’affilée. Afin de pouvoir contempler la nature en mangeant, il déplaça la table depuis l’extrémité de la pièce jusqu’au centre et l’installa juste devant la fenêtre. Il s’interrogea sur la sensibilité de la personne qui avait vécu là auparavant, qui avait relégué la table dans un coin comme si elle ne souhaitait pas contempler l’extérieur. En prenant le petit déjeuner, il voyait le jardin mais aussi les champs de blé, d’orge et probablement de luzerne qui s’étendaient jusqu’à l’horizon. C’était ce qui lui plaisait dans la maison, qu’elle ne donnât pas juste sur le jardin mais s’ouvrît sur la nature, même si pour l’instant c’était plutôt uniquement vers les champs. Ce qu’il pouvait y avoir au-delà, il le découvrirait certainement.

Il s’empara d’une feuille de papier et commença à rédiger une liste de ce qu’il allait faire pendant son séjour. Il éprouvait un grand besoin d’activité. Delécluze le surprit en train d’écrire : il prenait une feuille, la recouvrait de mots à la verticale en formant des colonnes, puis il la repoussait avec le coude vers les extrémités de la table afin de l’écarter et en prenait une autre, puis une autre, qu’il remplissait impulsivement avec de nouveaux mots.

— Quelle activité frénétique. Que fais-tu ?

— Une liste des choses que je dois accomplir pendant mon séjour à la campagne, répondit le peintre. Approche-moi la petite table, je te prie, je n’ai plus de place pour mes feuilles.

Et il continua à écrire sans trêve, recouvrant progressivement les deux tables.

— Tu as pris un bon petit déjeuner, tu t’es levé tard, tu es en train d’organiser ton temps. Tu fais tout ce que tu n’as pas fait depuis des mois en ville, remarqua son ami.

— Oui, oui, tu as raison, dit le peintre, qui venait d’en prendre conscience.

Et il s’arrêta un instant comme pour réfléchir à ce qu’il venait d’entendre.

— Viens, prends une chaise et aide-moi à décider par où commencer, dit-il à son ami.

Delécluze, qui préféra rester debout, se promena autour de la table en lisant attentivement ce que le peintre avait écrit. Parfois, l’écriture était si hâtive qu’on avait de la peine à la déchiffrer. Il s’arrêta devant une feuille et la saisit. Le peintre le regardait attentivement, attendant sa réaction.

— Tu sais, c’est fort bien. Cela me plaît.

— Quoi ?

— Organiser une excursion.

— Tu penses que c’est bien ?

— Mais oui. C’est une idée excellente. Tu pourrais inviter tes amis et leur proposer de passer une journée à la campagne.

— Ce serait fantastique ! Comme ça, ils comprendraient l’intérêt de vivre en pleine nature.

Ils s’assirent et décidèrent de commencer leur première matinée à la campagne en rédigeant un texte par lequel le peintre inviterait ses amis à participer à une brève expédition champêtre. Le contenu en était à peu près le suivant :

Chers amis,

J’organise une excursion afin d’explorer les environs de ma nouvelle maison de campagne. Au-delà du jardin, de la partie cultivée, il y a l’horizon, et que peut-il y avoir au-delà ? Je vous attends le huit avril à dix heures. Nous passerons la journée à la campagne et, au retour, nous ferons une petite fête au jardin.

Votre cher ami,

INGRES

— Tu crois qu’il fera trop froid pour organiser une petite célébration dans le jardin ? demanda le peintre.

— Oui, probablement, répondit son ami. Mais n’hésite pas, nous pourrons toujours la poursuivre à l’intérieur.

Les jours s’écoulèrent paisiblement. Bien qu’il eût établi une longue et intéressante liste d’activités à mener à bien au cours de son séjour, il les exécuta avec un mélange de réticence et de grand enthousiasme. Il émanait de lui une énergie que son ami pensait disparue, et son caractéristique tempérament exalté refit surface. Ses activités quotidiennes se ressemblaient, même si en raison du caractère bohème des artistes, il les menait à bien chaque jour à des heures différentes et en suivant rarement le même ordre. Après le petit déjeuner, il entreprenait une longue promenade à la recherche de l’horizon. Avant le déjeuner, il lisait deux ou trois heures en compagnie de son ami, en consacrant une à la poésie. Ils traitaient les correspondances ou consignaient par écrit leurs projets, leurs sentiments et leurs émotions. Ils prenaient la voiture et partaient visiter les villages voisins. Ils jouaient du piano, jouaient aux échecs, beaucoup aux dames et un peu aux cartes. Et ils bavardaient, bavardaient longuement.

Peu à peu, le peintre commença à s’occuper du jardin, ainsi qu’il se l’était proposé. Il commença à étudier et à se pencher spécialement sur ce qu’il n’aimait pas, sans rien demander à personne. Une fois sèches, les roses perdaient leurs pétales et se refermaient sur elles-mêmes en créant un bulbe orange cuirassé qui faisait mal lorsqu’on le regardait. Il commença à les tailler pour donner une hauteur uniforme au jardin, mais aussi pour qu’elles repoussent le plus vite possible. Un jardinier lui expliqua qu’il fallait les couper exactement à l’endroit où la plante avait le plus de force et qu’elles repousseraient ainsi plus vite. Il lui dit également qu’il valait mieux ne pas attendre que les roses se referment et qu’il fallait les couper dès que les pétales tombaient. Les bulbes étaient sortis eux aussi et embaumaient certaines zones du jardin. Une fois les fleurs fanées, on pouvait faire deux choses. Les enterrer et être surpris quand ils repousseraient, car on ne savait jamais très bien où on les avait laissés, ou les sortir de terre, les laisser au soleil puis les conserver dans l’obscurité d’une pièce pour les aider à mieux sécher et les replanter l’année suivante. Chacune de ces activités signifiait pour lui un monde nouveau et il les relatait en détail à son ami à la fin de la journée. Parfois, il restait même debout, tandis qu’il reproduisait avec des gestes la hauteur exacte de la plante qu’il avait taillée ou frottait une main contre l’autre pour montrer comment il fallait entièrement ôter la terre des bulbes avant des les mettre à sécher dans la pièce. Il commença à décrire ces activités dans un cahier qu’il appela Journal du jardin, mais au bout de quelques jours, il s’aperçut que cela n’avait pas de sens de poursuivre. S’il se trouvait à la campagne, il devait se guider uniquement par l’intuition, sans prétendre fixer les choses, comme s’il tentait de faire en sorte que les raisons de la nature prennent progressivement forme en lui-même.

Il appréciait infiniment de contempler les fleurs sur les arbres, ignorant que de la majeure partie d’entre elles sortirait par la suite un fruit. Quand il l’apprit, il vit là un miracle, et déplora alors fortement d’avoir décoré son domicile parisien avec leurs branches pendant des années. Chaque fleur aurait donné son fruit, et il avait contribué à ce qu’il n’en fût pas ainsi. Mais elles avaient une beauté tellement éphémère ! Il sortait parfois dans le jardin juste après le déjeuner et pendant que son ami restait incliné dans un fauteuil en dodelinant de la tête, il les contemplait longuement avant de tenter de décider où élaguer chaque branche avant l’arrivée de l’hiver, exactement comme on le lui avait appris. Un soir, en réfléchissant de nouveau à la brièveté de la floraison des arbres et en la reliant indéfectiblement à l’aspect éphémère de la vie, il demanda à son ami, le tirant de sa sieste :

— Lesquelles préfères-tu, les blanches ou les roses ?

— Je ne sais pas, cela m’est égal, répondit Delécluze.

— Allez, fais un effort et réfléchis à ce que je t’ai dit. C’est important.

Son ami se redressa sur le fauteuil et s’apprêta à parler.

— Non, ne dis rien encore, l’interrompit le peintre. Va au jardin et regarde-les, regarde-les avant de décider.

Les yeux encore voilés par le sommeil, Delécluze voyait flou les arbres et les plantes.

— Les blanches, sans aucun doute.

— Pourquoi ?

— Tu es pénible ! Je n’en sais rien ! lui répondit Delécluze.

Il savait parfaitement que c’était la façon que son ami avait d’amorcer la conversation afin de le mener là où il le souhaitait et de lui faire dire ce qu’il souhaitait entendre, ce qui, en outre, coïncidait généralement avec ce qu’il avait besoin de réaffirmer de sa personnalité à ce moment.

— Parce qu’elles sont plus transparentes, on dirait qu’elles brillent plus.

— Et quel effet te produit leur transparence ?

— Je ne sais pas, peut-être… Peut-être qu’elles sont plus légères.

— Exact !

— Tu vois ? Il a obtenu ce qu’il voulait, murmura Delécluze entre ses dents.

Le peintre n’entendit pas la remarque et poursuivit :

— Oui, et cet effet accentue leur immense fragilité, leur vulnérabilité. À l’apogée de leur splendeur, au sommet de leur beauté, elles sont déjà au seuil de la mort et leur forme, parfaite, va disparaître pour toujours.

— Et alors ?

— Comment ça, et alors ? Eh bien, c’est comme la vie. Lors des moments les plus beaux, qui ont presque toujours un rapport avec l’amour, on ne peut pas s’empêcher de pressentir leur fin. Chaque moment comporte en soi son début et sa fin. C’est ce qui les rend beaux et tristes en même temps, le fait qu’ils soient toujours au bord de la disparition. Ce qui est douloureux peut aussi être beau.

Ce n’était pas précisément ce qu’attendait Delécluze en cet instant. Un après-midi aussi tranquille, avec une brise aussi réconfortante et lui, là, obligé d’être attentif pour donner la réplique à son ami.

— Je crois que j’ai déjà entendu ça, remarqua-t-il.

— Impossible. Ce sont mes réflexions de la campagne. Tu vois ? Vivre au milieu de la nature porte ses fruits.

— Bon, eh bien j’ai déjà entendu ça. Je ne sais pas, c’est peut-être un poète persan qui l’a écrit, ou Goethe, à un moment.

— Que sais-tu sur la question ?

— Rien. Mais je crains que tu n’en saches pas plus.

De nouveau, Delécluze sentit qu’il avait proféré des paroles incongrues. Mais parfois, le peintre le faisait sortir de ses gonds. Pourquoi ne le laissait-il pas dormir en paix ? Et le peintre lui demanda :

— Dis-moi, comment pourrais-je avoir connaissance de certains titres de poésie ou de philosophie orientale, comment pourrais-je développer mes connaissances dans ce domaine ? Il est étrange que je n’aie jamais rien lu sur le sujet. Pourquoi ?

— Peut-être parce que tu n’es jamais allé en Orient…

— Pourtant, j’ai suivi le collectionnisme auquel il a donné lieu. J’ai suivi de près les antiquaires français et, surtout, britanniques, qui ont apporté à Paris les objets les plus intéressants d’Orient et qui ont apporté la mode orientale. J’ai appris d’eux le peu que je connais.

— Mais c’était en raison de ton très grand intérêt pour les objets, plutôt que pour les détails.

— Oui, tu as peut-être raison. Il faut voyager pour faire certaines expériences. Le seul fait de bouger et se déplacer permet d’éprouver de la curiosité envers ce qu’ont écrit et pensé les hommes qui habitaient ces lieux.

— Bon, je verrai ce que je peux faire. Même si la réception de l’œuvre de Goethe à Paris y est certainement pour quelque chose, si je ne m’abuse.

Mais le peintre ne l’écoutait plus, il s’était de nouveau éloigné de tout pour se concentrer sur la cime des arbres et cette fois, curieusement, sur les fleurs fanées à même le sol aussi. Il les contemplait, tête baissée, comme s’il sentait que le sol s’était couvert de couleur. Son ami eut pitié de lui. Il savait que la condition provisoire des fleurs des arbres avait blessé le peintre, qu’il lui avait ramené en mémoire l’Orient et, avec lui, la voyageuse.

À dix heures précises, tous les invités étaient là, prêts à commencer l’excursion. Finalement, deux écrivains, un critique, trois peintres, une soprano, un marchand d’art, un directeur de journal et quelques représentants du monde du commerce et de l’aristocratie étaient venus. Chacun avec son accompagnateur du sexe opposé, à l’exception d’un invité. Le peintre les réunit dans le jardin au prix de grands efforts. Il dut réclamer le silence à plusieurs reprises en raison de l’immense expectative et de l’agitation qu’avait suscitées l’excursion. Il les fit mettre en rang, comme s’il allait organiser un jeu ou, mieux encore, une compétition, et il les informa de certaines règles à respecter avant de commencer. Celui qui ne voudrait pas les suivre ne pouvait y prendre part :

Premièrement : l’excursion n’était pas la traditionnelle journée à la campagne à laquelle ils étaient habitués. Elle n’avait pas été organisée pour jouir du plaisir esthétique de la contemplation de la nature : il s’agissait d’une expédition.

Deuxièmement : il fallait aller à pied et être prêt à faire une longue marche. Le temps du promeneur était celui qui se prêtait le mieux à l’exploration et à la découverte des limites qui entouraient la maison.

Troisièmement : au retour, il fallait raconter en détails ses découvertes devant les autres invités. Il fallait donc être très, très attentif pendant toute l’expédition.

Tout le monde acquiesça et certains se mirent à rire à l’énoncé des règles proposées par le peintre. Le jour s’était levé et un soleil timide brillait, se prêtant parfaitement à la marche. Ils partirent tous ensemble, comme un régiment, mais le rythme de la conversation les dispersa et on commença à distinguer des groupes de trois à quatre personnes autour des champs de blé. Le peintre ne choisissait pas avec qui il marchait, mais, passionné comme il l’était, il se laissait approcher tandis que, les cheveux au vent, dans sa tenue blanche, il avançait, dévorant le paysage. La chanteuse et son accompagnateur s’étaient très bien préparés pour l’excursion et avaient apporté, entre autres, un cahier dans lequel ils relevaient les caractéristiques des insectes qu’ils croisaient en chemin. Quand ils voyaient un papillon, la chanteuse vérifiait son nom scientifique dans un petit livre et en profitait pour le noter. Parfois, l’un des peintres lui reprochait de ne pas savoir dessiner et lui volait son cahier de haute lutte au milieu des cris, afin de peindre ce qu’il venait de voir.

— En voilà, des naturalistes, ils ne savent même pas dessiner ! s’interpellaient-ils.

La femme du directeur du journal demanda s’ils n’allaient pas voir une « architecture » au cours de leur promenade.

— Que veux-tu dire ? lui demanda son mari.

— Une ruine, un belvédère, un kiosque au milieu de la nature.

— Ma chère, il s’agit d’une expédition, non d’une fête galante pour nous divertir dans un paysage bucolique. Cependant, nous trouverons peut-être un monticule que nous tenterons d’escalader comme s’il s’agissait d’une immense montagne.

Après avoir marché pendant un moment, ils découvrirent une cabane. Comme le soleil brillait de plus en plus fort et que la fatigue commençait à se faire ressentir, ils s’attendirent tous devant.

— Qu’est-ce ? demanda de nouveau la dame.

— En principe, mon humble atelier à la campagne, répondit le peintre.

— Si rudimentaire ? s’étonnèrent ses confrères.

— Oui, enfin, je ne m’en suis pas encore servi.

— J’adorerais le visiter, s’exclama la dame avec une certaine coquetterie et, prenant la main du peintre, elle l’invita à ouvrir la porte.

Les peintres en profitèrent pour dire qu’ils voulaient également le voir. Ils éprouvaient à son égard une extrême curiosité. En fait, c’était l’une des raisons pour lesquelles ils avaient décidé participer à l’excursion.

Tout le groupe entra avec curiosité. Le local était très simple, mais regorgeait d’idées. Sur les cloisons de bois, l’artiste avait accroché diverses photographies de statuaires antiques et un tableau inachevé provenant de son atelier parisien. La dame s’approcha d’un chevalet servant de pupitre sur lequel il avait posé un très grand livre à la belle reliure de cuir marron, qui semblait attendre d’être consulté.

— Je peux l’ouvrir ? demanda la dame en tendant une main vers le chevalet.

— Je crois qu’il ne vaudrait mieux pas, répondit le peintre.

— Pourquoi ? demanda la femme, dont les gestes dénotaient une grande affectation.

— Bon, comme il vous plaira, répondit le peintre. Mais je vous aurai prévenue.

Et tout en disant ces mots, il en profita pour s’approcher de son mari et attendre sa réaction.

La dame ouvrit le livre avec une grande curiosité et en voyant son contenu, elle recula rapidement, portant une main à sa bouche.

— Ah ! s’écria-t-elle avec une grande délicatesse.

— Je vous avais prévenue, lui dit le peintre.

Certains membres du groupe s’approchèrent pour contempler le livre secret, formant un cercle qui dissimula le chevalet.

— Quelles photos ! s’exclama le critique. Quelle merveille ! Tôt ou tard, la photographie finira par devenir un art.

— Et à quoi ces photos vous servent-elles ? demanda la dame.

— Ce que tu peux être curieuse, intervint son mari, lui donnant une tape sur l’épaule d’un geste affectueux.

— Ce sont des images de nus, masculins et féminins, expliqua le peintre aux membres du groupe qui ne les avaient pas encore vues. Cela permet d’avoir sous la main et de disposer à volonté de modèles pour mon travail.

Ils acquiescèrent tous de la tête. Enfin, l’un des invités pensa que c’était le moment parfait pour lui poser la question qui brûlait déjà les lèvres d’une bonne partie de Paris.

— Et à quoi travaillez-vous actuellement ?

— À rien, pour l’instant, comme vous pouvez le déduire de cet atelier si rudimentaire.

Le groupe sortit de la cabane, le peintre ferma la porte sans utiliser de clé et ils poursuivirent l’excursion. Ils rentrèrent en fin d’après-midi, fort contents et épuisés. Après s’être rafraîchis dans leurs chambres, ils descendirent dans le jardin. On devinait les joues rouges de certaines femmes après le soleil de la promenade, malgré leurs efforts pour les recouvrir entièrement de maquillage. Elles avaient abandonné les robes claires et les chaussures du matin, et compensaient le froid apporté par les arbres avec du tulle et de l’organza, comme si elles avaient voulu être coordonnées avec les fleurs qui recouvraient déjà le sol. Elles ne restèrent pas longtemps dehors, juste le temps nécessaire pour que le peintre leur montrât son jardin avec fierté. Entre le soleil de l’excursion, le froid du dehors et la chaleur de la maison, tous s’enhardissaient et la soirée se déroulait dans une certaine agitation. Trois des invités du matin étaient rentrés à Paris car ils avaient des engagements, et trois autres les avaient remplacés dans l’après-midi. Le peintre était très élégant. Il avait choisi avec grand soin ses vêtements, essentiellement pour se donner davantage d’allure, et avait ajouté une touche verte au cou, un foulard qui contribuerait à fixer l’attention sur son profil droit plutôt que sur le volume de son ventre. En le voyant, son ami fit un signe d’approbation de la tête pour lui signifier qu’il avait été bien inspiré. D’un air très mystérieux, il s’approcha de lui avant qu’il ne rejoigne le premier groupe d’invités et, montrant par là l’importance de ce qu’il allait lui dire, lui murmura à l’oreille :

— Je suppose que tu as vu qui vient d’arriver. Quelle agréable surprise.

Le peintre se retourna et découvrit la voyageuse au fond du salon.

— Ah, dit-il sur un ton indifférent, et il se dirigea à l’autre extrémité de la pièce.

Pendant un long moment, il se tint debout à deviser peinture avec certains de ses invités. Ils discutèrent de la nécessité d’un changement. D’aucuns estimaient que quelques artistes avaient déjà commencé, mais d’autres estimaient que ce n’était pas encore le cas. Le peintre défendait avec une certaine véhémence ce dernier point de vue, car il ne croyait guère en ce qu’il appela la peinture contestataire. Personne ne songea à mentionner son rival, bien qu’il n’appartînt à aucun des groupes précédemment cités. On considérait ce dernier comme un grand moderne, non comme le peintre, dont certains critiques n’avaient su déceler toute l’audace. On parla à peine politique, par discrétion envers la position de l’un des invités ou peut-être, comme préférait le croire le peintre, par désintérêt absolu, attitude justifiée par les derniers événements, qui n’auguraient pas un grand changement. Parfois, la conversation s’interrompait à l’évocation d’un souvenir de l’excursion, et tous riaient à l’unisson. Les invités qui n’y avaient pas pris part riaient également, par politesse, et déploraient à certains moments d’avoir manqué l’événement. Cette fois, le peintre passa d’un groupe à l’autre et conversa avec tout un chacun à l’exception de la voyageuse, qu’il ne sembla vouloir rejoindre à aucun moment. Il était de nouveau l’hôte parfait, comme par le passé, et il donnait l’impression d’être dans un de ses meilleurs moments. C’était un plaisir de le voir marcher bien droit, son foulard autour du cou, comme s’il avait simplement souhaité que ses amis jouissent de la soirée. La femme du directeur du journal se permit de lui dire devant toute l’assistance que la campagne lui réussissait, qu’ils devraient tous prendre exemple sur lui et se retirer pendant un certain temps pour vivre dans la nature. Le peintre apprécia grandement son commentaire et, en écho à la fête, il lui donna un baiser sur le front, avec la permission de son mari.

À ce moment, la voyageuse fit irruption dans le groupe et s’adressa directement au peintre.

— Comment allez-vous ? lui demanda-t-elle. Cela fait si longtemps ! Comment vous portez-vous ?

— Ah, c’est vous ? Bien, bien.

— Je voulais vous présenter mes excuses personnellement. J’ai été vraiment désolée de ne pas pouvoir me rendre chez vous l’autre jour. J’ai tenté de vous prévenir, mais je crois qu’il y a eu un malentendu.

— Je vous en prie, vous n’avez pas besoin de vous justifier, cela n’a pas la moindre importance, répondit le peintre, tentant de poursuivre sa déambulation à travers la pièce pour ne plus avoir à lui parler.

La voyageuse resta toutefois à ses côtés. Il s’arrêta pour parler à quelques personnes et elle se tint à sa gauche, sans toutefois prendre part à la conversation. Il réessaya. Il changea de groupe, essentiellement pour voir si elle s’apercevait de son impolitesse, car il ne la présentait pas et ne lui adressait pas la parole, mais elle ne semblait pas s’en apercevoir le moins du monde. Il changea encore de groupe et, en chemin, elle en profita pour l’arrêter et lui parler face à face. Elle se figea devant lui. Sur un ton sévère et grave, parfaitement étranger à l’esprit de la soirée, elle dit en soutenant le regard surpris du peintre :

— Nous n’avons pas achevé notre conversation. L’avez-vous oublié ?

Tout en prononçant ces mots, elle lui serra fort le bras gauche. Le peintre s’arrêta, porta les mains à son foulard et tenta de le relâcher un peu. Il regarda la voyageuse d’un air de défi et lui demanda, laissant transparaître dans le ton de sa voix toute l’irritation qu’il avait accumulée durant sa promenade dans la pièce, tandis qu’il essayait de se débarrasser d’elle :

— Pourquoi ? Donnez-moi une seule raison de vous parler.

— Parce que vous m’admirez.

Le peintre ne répondit pas, il continua à marcher et la dépassa. Il se rappela que tous les invités allaient rester chez lui jusqu’au lendemain. Il poursuivit sa promenade en silence, le foulard entre les mains, devant l’étendue verte.