Le peintre tenta à diverses reprises de revoir la voyageuse, en vain. Elle ne répondait pas à ses messages et ne fréquentait plus les cercles culturels et mondains de la ville. Elle semblait avoir disparu. Il décida de repartir à la campagne d’où il renouvellerait ses tentatives, et de reprendre la vie qu’il menait avant la visite au Louvre. Toutefois, il n’y arrivait pas. Il avait beaucoup de mal à se réadapter à la routine qu’il avait établie. Il continuait ses promenades, les lectures, les jeux et les discussions avec Delécluze, les visites au village, mais sans enthousiasme. Il était comme absent, et cela commença à l’irriter, voire, à certains moments, à l’attrister. Il envisagea même que la voyageuse eût quitté Paris et fût repartie à Venise, mais personne ne pouvait le lui confirmer. De surcroît, pour la première fois depuis longtemps, il savait qu’il devait se mettre au travail. C’était comme une obligation qui le dépassait et lui montrait le temps écoulé comme une perte irrémédiable. Ces pensées et obligations le rendaient inquiet et indifférent à tout le reste. Son ami le voyait et en souffrait pour lui. Il lui dit qu’il ferait peut-être bien de l’accompagner en ville lors d’un bref séjour qu’il devait y effectuer. Le peintre commença par refuser. Il lui fallait rester plus longtemps à la campagne pour réfléchir à sa nouvelle attitude face au travail, à son besoin naissant de peindre. Et il croyait le moment bien choisi pour préparer progressivement et avec soin l’atelier de la cabane au milieu de la nature. Mais Delécluze estimait qu’il ne devait pas le laisser seul dans ces circonstances. En réalité, il ne le croyait pas capable de se débrouiller sans aide. Il usa donc de certaines stratégies pour le convaincre.
— Tu n’envisages pas sérieusement de réinstaller ton atelier avec le matériel que tu as là-bas, lui dit-il un jour.
— Je ne te comprends pas, répondit le peintre. Qu’y a-t-il ? Tu considères que cela ne suffit pas ?
— Non, mon cher. Réfléchis un peu. Comment pourrais-tu commencer un nouveau travail là-bas, dans cette cabane ? Le lieu est idyllique, mais, entouré de broussailles à ce point, à regarder de loin. Ne devrais-tu pas retourner dans ton atelier à Paris et voir ce que tu peux rapporter ici ? Tu décideras ensuite où et comment l’organiser.
— J’aime ma cabane ! Elle représente mon nouvel esprit, dit le peintre, légèrement courroucé. Et je veux y installer mon atelier.
— Soit, et que vas-tu peindre ?
— Tu sais parfaitement que je l’ignore encore, j’y réfléchis.
— Eh bien, c’est justement pour cette raison que tu devrais regagner ton atelier de Paris et méditer devant toutes tes œuvres inachevées et ton matériel. Ensuite, tu emportes ce dont tu penses avoir besoin et, le moment venu, tu auras tout sous la main.
L’idée plut au peintre, et il finit par accepter, en dépit de ses réticences. Il prit très peu de bagages, car il ne comptait pas rester. Ils repartirent donc pour la capitale, par une froide journée. Delécluze lui suggéra de faire préparer la maison pour son arrivée, afin de ne pas sentir qu’elle avait été inhabitée depuis quelque temps. La tâche consistant à affronter son atelier pouvait s’avérer épuisante, il allait donc devoir y aller dans de bonnes dispositions. Même si, comme lui rétorqua le peintre, c’était désormais pratiquement impossible, car il se sentait maintenant un homme de la campagne.
Son domicile parisien le laissa indifférent. À son corps défendant, il ne pouvait s’empêcher de le considérer comme provisoire. Il passa le premier jour davantage dans la rue qui longeait la maison et sur la place qui la jouxtait qu’à l’intérieur, et il ne se rendit pas à l’atelier avant le lendemain, s’étonnant qu’il ne lui en coutât guère ; il n’y accorda pas la moindre importance et n’en retira aucune impression. Il se promena également pendant quelques heures aux abords de la maison et observa les Parisiens depuis son banc sur la place : ils lui semblaient curieux après son séjour à la campagne, et cela l’amusait. Au matin du troisième jour, il passa la journée à son atelier. Il le rangea et jeta quelques dessins sans importance. Dans l’après-midi, il se déplaça jusqu’à la Seine et se promena en jouissant de l’eau et du ciel gris. Le quatrième jour, il ne se sentait pas très bien. Ce n’était pas physique mais émotionnel, ce qui lui ôta l’envie de sortir et plus encore de retourner à son atelier.
Il se tenait depuis le petit déjeuner dans le salon principal. Il ne s’était pas encore habillé. Ce n’était pas le meilleur moment pour lire, et il était trop inquiet pour réfléchir à la vie. Ce qu’il aurait pensé en ces instants aurait certainement été inapproprié et n’aurait fait que l’inquiéter davantage. Il regardait avec une mélancolie infinie la rue depuis sa fenêtre et se souvenait des fleurs des arbres qu’il avait contemplées un jour. Il s’était passé tant de choses depuis lors ! Il ne savait pas très bien ce qu’il allait faire, et cela l’effrayait. Pour lui, la solitude, c’était ce moment précis. La peur de ne savoir que faire, de s’ennuyer, et donc que ses pensées l’assaillent et le dévastent au point de se transformer en obsessions, déposant de la grisaille et de l’ombre partout. L’espace d’un instant, il crut entendre des pas dans l’escalier. Oui, il y avait quelqu’un. Bien, pensa-t-il, on venait le délivrer de lui-même. Et il entendit également plusieurs voix.
— Je vous ai expliqué que vous ne pouviez pas entrer. Il vient de se réveiller. Veuillez attendre un instant, je vous prie, entendit-il dire un domestique qui éleva la voix.
Mais quel que fût l’intrus, il passa outre, car le peintre entendit qu’on lui répétait de ne pas entrer, d’attendre au salon. Cela piqua sa curiosité et il ouvrit la porte. Il se pencha dans l’embrasure et ne vit personne. Il sortit et, dans le couloir, il se retrouva nez à nez avec la voyageuse :
— Puis-je entrer ? demanda-t-elle.
— Où ? répondit le peintre.
— Au salon, bien entendu.
— Oui, oui, entrez, entrez.
Il lui adressa un regard, surpris. Plus que de la trouver chez lui, de son aspect, qui lui sembla insolite. Il constata qu’elle ne portait pas de maquillage, ni aucune touche de couleur dans sa tenue, contrairement à son habitude.
— Mais où étiez-vous passée ? Vous aviez disparu.
— Oui, c’est vrai. Mais je suis revenue.
— Et pourquoi donc ?
— Je vous devais une conversation.
— Où étiez-vous, tout ce temps ? Pourquoi ce silence… ?
— Ceci est une autre histoire. Nous verrons s’il convient d’en parler, mais à un autre moment, pas maintenant.
Ils s’assirent. Le peintre hésitait sur l’attitude à adopter. Après les quelques jours qui s’étaient écoulés, il ressentait de la distance à l’égard de la voyageuse. Et plus encore après l’absence de réponse à sa question. Ce visage pâle et inexpressif lui semblait si lointain… Il ne la comprenait pas.
— De quoi vouliez-vous parler ?
— De mon voyage en Orient, bien sûr.
— Ah oui, c’est vrai, fit-il sans grand enthousiasme.
— Mais aussi de votre peinture orientale, précisa la voyageuse.
— Ah, aussi ? Bon.
Le peintre la sentait si loin de lui qu’il ne se souvenait pas avoir un jour évoqué ces sujets avec elle. En fait, il ne savait même pas s’il souhaitait vraiment en parler. S’il y parvenait, il lui en coûterait de reprendre le ton de leurs entretiens. Il remarqua toutefois l’air sérieux et dur de la voyageuse, et parvint à la conclusion que sa dernière visite était probablement motivée par une affaire qu’elle considérait de la première importance. Il devait donc y prêter beaucoup, beaucoup d’attention. En fin de compte, c’était une bonne amie. Elle commença à parler, quoique sur un ton un peu hésitant.
— Vous n’êtes jamais allé en Orient, et pourtant, je ne sais pour quelle raison, vous vous êtes autorisé à le peindre, dit-elle.
— Oui, se contenta de répondre le peintre.
La voyageuse s’aperçut qu’il valait mieux ne pas amorcer la conversation par ce biais. Elle devait se montrer plus ouverte, plus souple et, si possible, plus intelligente.
— Et rêver ? Avez-vous déjà rêvé de l’Orient ?
— Bien sûr ; c’est ainsi qu’est née ma peinture.
— Oui, l’Orient est comme un rêve ; c’est un rêve, en fait, dit-elle.
Et elle put enfin commencer son récit, que le peintre attendait depuis si longtemps et qu’elle avait tellement souhaité lui conter.
— Oui, je me suis rendue à Istanbul car je devais y accompagner mon mari. C’est là l’unique raison, parce que j’étais l’épouse de l’ambassadeur d’Angleterre. En d’autres circonstances, cela n’aurait peut-être jamais eu lieu. J’ai eu l’immense chance d’y aller tôt, dans le sens où à l’époque, même si l’Orient suscitait un grand intérêt et que de nombreux voyageurs l’avaient déjà visité, il n’était même pas connu de la moitié des personnes qui le connaissent actuellement. Je veux dire par là que mon regard n’allait pas être totalement conditionné par le discours d’autres voyageurs, comme c’est souvent le cas. Et puis, j’étais la première Européenne à m’y rendre et, si une autre m’avait précédée, il n’y en avait pas la trace. Ceci a son importance pour mon récit et vous devrez toujours l’avoir présent à l’esprit : il s’agit d’un voyage effectué par une femme et vous l’entendez de sa bouche. La Turquie ottomane, Istanbul en particulier, symbolisait l’Orient tout entier. Imaginez comme la conquête de la grande Constantinople par les Ottomans stupéfia l’Europe.
— La décision de voyager pour faire des découvertes est une chose, se retrouver soudain à partager le même espace dans la promiscuité en est une autre, qui conditionne la perception du lieu toute entière, conclut la voyageuse.
Le récit commença à intéresser vivement le peintre. Il s’agita nerveusement sur son siège et chercha un verre, essentiellement pour avoir les mains occupées et empêcher la voyageuse de voir que ses paroles commençaient à l’impressionner.
— Non seulement j’y ai voyagé, mais je m’y suis installée, et j’y ai vécu pendant une longue période, poursuivit-elle. Si peu de gens ont eu le plaisir de vivre à Istanbul... ! Sur mon séjour là-bas, j’ai écrit de longues missives à ma famille, à des amis et aux hommes de lettres de mon pays, non contente de tenir également un journal. Toutes ces pages contiennent mon inoubliable expérience de ce lieu…
— Et vous n’avez pas eu envie de les publier ? Il s’agit certainement d’un matériel précieux, l’interrompit le peintre.
— Oui, je sais. J’essaie. Je souhaite le publier le plus tôt possible, mais quelques obstacles ont surgi.
— Poursuivez, poursuivez, je vous en prie, dit le peintre, et il se redressa sur le canapé d’un air impatient.
— En réalité, je n’ai jamais eu la certitude de la qualité de mes descriptions. Je veux dire que j’ignore si j’ai pu transmettre la fascination qu’a exercée, exerce et exercera l’Orient, et surtout Istanbul. En effet, pouvez-vous l’imaginer ? Non, probablement pas. Comment vous raconter cette expérience ? Je vais le tenter. Et ce que je vais vous raconter, cher ami, est la répétition exacte de ce que j’ai écrit dans mes lettres : je vais tenter d’employer les mêmes termes.
En consignant mon voyage par écrit, j’avais pour objectif de me montrer impartiale et de ne pas mentir. Les pauvres voyageurs, comme nous, sont dans un grand embarras ; si nous ne disons rien de ce qui a été dit, avant nous, nous sommes des imbécilles2, nous n’avons rien vu ; si nous présentons quelques objets nouveaux, on se moque de nous, on nous traite comme des faiseurs de contes, comme des romanciers. Mais je sais que vous me connaissez suffisamment pour croire ce que j’affirme avec tant de sérieux, même si je vous permets de vous étonner devant le récit de faits certainement si nouveaux pour vous.
Que diriez-vous donc si je vous racontais que j’ai été dans un harem, où l’appartement d’hiver est boisé en marqueterie de nacre de perles, en ivoire de toutes sortes de couleurs, et en bois d’olivier, comme ces petites boîtes qu’on tire de ce pays-ci, et que vous connaissez bien ? que dans l’appartement d’été les murs sont recouverts de porcelaine du Japon, les plafonds dorés et tous les planchers couverts des plus riches tapis de Perse ? Il n’y a pourtant rien de plus vrai : tel est le palais de ma belle amie l’aimable Fatime qui m’a dit par ailleurs : « Vous autres femmes chrétiennes (…) vous avez la réputation d’être inconstantes (…) » J’imagine qu’en m’écoutant, vous doutez de la véracité de mes paroles, mais je vous promets que je n’ai pas encore fait usage du privilège des voyageurs, et ma description a été rédigée avec la sincérité avec laquelle je vous parle. Vous serez peut-être surpris d’entendre un récit aussi différent de ceux qui vous ont diverti, émanant des écrivains de voyage habituels, qui adorent parler de ce qu’ils ne connaissent pas (…) car il n’y va pas moins que de la vie d’un homme qui oserait entrer dans un de ces endroits.
— Vous dites que vous aller me raconter la réalité de ce que vous avez vu, l’interrompit de nouveau le peintre, mais le croyez-vous vraiment ? Croyez-vous pouvoir être objective, croyez-vous qu’on puisse l’être avec ce qui nous fascine ?
— Pourquoi me posez-vous cette question ? Doutez-vous de ce que j’ai vécu ?
— Non, mais je doute de votre récit, de la capacité des mots à évoquer votre voyage.
— Il est amusant que ce soit précisément vous qui me fassiez ce commentaire…
— Pourquoi ?
— À cause de votre peinture de l’Orient, bien sûr. Expliquez-moi…
La voyageuse haussa de nouveau le ton. Elle pouvait enfin aborder le sujet. Elle se taisait depuis si longtemps…
— Comment votre pinceau peut-il produire sans trembler, sans aucun remords, les odalisques d’un harem et l’image du monde moderne ?
Le peintre ne répondit pas. Il gardait le silence car il venait de comprendre certaines choses. Dans sa tête commencèrent à se former des montagnes de mots émanant de ses rencontres avec la voyageuse. Ils glissaient de haut en bas, solitaires et en majuscules, et montraient, comme de petits signes éloquents, les difficultés qui émaillaient leur relation.
— Autre chose ? demanda enfin le peintre.
— Oui. Vous ne connaissez rien de l’Orient et encore moins des femmes qui vivent là-bas. Ce qu’elles pensent, quelles sont leurs habitudes, pourquoi elles font certaines choses et pas d’autres… Comment avez-vous pu vous permettre de montrer ce que vous avez montré dans votre peinture ? Monsieur, pour parler de l’Orient, il faut voyager, voyager ! s’exclama-t-elle, en proie à une grande exaltation. Avoir une expérience, la vivre. Sinon, ce n’est que de la théorie. De surcroît, vous avez créé une image déterminée que l’on imite. Toutes ces femmes prostrées, nues, dans l’attente du désir, captives de leur nonchalance, comme si elles n’étaient pas capables d’autre chose, dépourvues d’activité, d’intelligence… La femme réduite à un corps.
Le peintre restait silencieux. Il n’avait aucune idée de ce qu’il devait dire. Mais il devait répondre. À cet instant, il songea qu’il eût peut-être mieux valu ne jamais revoir la voyageuse.
— Que cherchez-vous ? Dites-moi, que cherchez-vous ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— En premier lieu, à vous faire réfléchir à ce que vous avez fait et qui est maintenant figé pour l’éternité. Deuxièmement, une évidence, à vous porter vers une lecture plus politique et sociale de votre peinture.
— Ceci est quelque peu anachronique et incongru. Et puis, cela n’a aucun rapport avec mon travail. Je vous rappelle que vous ne connaissez rien à la peinture, rétorqua-t-il, profondément irrité.
La voyageuse écouta l’affirmation tranchante. Elle avait souvent imaginé cette réponse, et à chaque fois elle s’était fâchée, probablement parce qu’elle comportait un fond de vérité. Elle devait être astucieuse, astucieuse, pensa-t-elle…
— Bon, alors parlez-moi de votre position esthétique, dit-elle au peintre.
— D’accord. Mais utilisons les termes appropriés : position picturale… Certes, je n’ai pas voyagé. Je n’y ai même pas songé. Mais j’ai passé des semaines entières à me documenter pour peindre ces femmes, à consulter ces ouvrages aux gravures extraordinaires contenant des images des Turcs et des Turques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Oui, c’est l’un de mes sujets de prédilection. Je ne laisse rien au hasard, vous savez, du moins en ce qui concerne mon activité artistique.
— Vous me dites donc que vous vous êtes contenté de reproduire ce que vous aviez déjà vu. Le peindre de nouveau… Quelle intelligence de votre part !
— Vous n’êtes pas obligée de me traiter de la sorte… Le nu a été mon genre académique. J’ai grandi en lui et avec lui. Il a été mon laboratoire et de là a découlé la peinture orientaliste. C’est vrai, il y a dans ces femmes quelque chose qui n’a pour moi de rapport qu’avec l’Orient : leurs gestes, leurs postures, leur attitude en définitive…
— Vous vous trompez lourdement ! l’interrompit la voyageuse. Comment peut-on assimiler une Orientale à l’inactivité et, avec elle, l’Orient et toutes les femmes ? Des êtres inanimés dépourvus de volonté, uniquement exposés au regard et au désir. Non, non, non… Savez-vous pourquoi le souvenir de mon voyage à Istanbul restera gravé pour toujours ?
— Non.
— Parce que grâce à ces femmes, pendant tout mon séjour, j’ai pu me découvrir moi-même ainsi que ma culture. Elles m’ont tant appris… Par où commencer ? De quelle façon vous les décrire, vous dire ce que je ressentais en leur présence ? Difficile. Peut-être… peut-être puis-je penser à l’opposé de votre peinture.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, je peux penser à tout ce que je n’aime pas dans votre peinture orientaliste et tenter d’expliquer la réalité à partir de ce que j’ai vécu là-bas.
Le peintre n’apprécia guère la remarque, mais il finit par acquiescer d’un signe de tête.
— Je vais essayer, poursuivit la voyageuse. Sachez que je critiquerai non seulement votre peinture, mais aussi toute la peinture orientaliste que je connais.
— Nous vous en serons probablement tous reconnaissants… dit le peintre.
— Merveilleux. Quels sont nos clichés sur l’Orient, ou plus précisément, nos clichés négatifs ? Vraisemblablement les suivants : la barbarie, l’esclavage, le plaisir, la jalousie et le despotisme.
Elle prononça ces derniers mots en les énumérant sur ses doigts.
— Nous avons l’habitude d’interpréter l’Orient à travers eux, depuis des siècles. Bien, donc, par exemple, pour ce qui est de la moralité ou de la bonne conduite, je peux affirmer qu’il ne se différencie en rien de nous. Les femmes turques, pour n’être pas chrétiennes, n’en commettent pas un péché de moins. Il est aisé de voir qu’elles ont dans le fait plus de liberté que nous. Il n’est permis à aucune femme, de quelque état qu’elle soit, de sortir sans porter deux murlins, ou voiles ; l’un cache le visage, l’autre couvre toute leur coiffure et pend jusqu’au milieu de leur taille par-derrière. Leur taille elle-même est cachée par ce qu’on appelle un féredjé, moyennant lequel une femme est déguisée tout à fait ; il a des manches étroites qui vont jusqu’au bout des doigts et il les enveloppe absolument, à peu près comme nos capes ; il est de drap en hiver, et en été de soie unie.
Vous devinez bien que, un tel déguisement confondant à la vue les plus grandes dames avec leurs esclaves, il serait impossible au mari le plus jaloux de reconnaître sa femme dans la rue, où l’on n’ose en suivre ou en toucher aucune. Cette mascarade donne aux femmes la plus grande liberté de se livrer à leurs inclinations sans craindre d’être découvertes. Quand on veut entamer une intrigue, on se donne ordinairement rendez-vous chez un Juif. (…) Les grandes dames laissent rarement connaître à leurs amants qui elles sont. (…) Vous imaginez aisément que le nombre des femmes fidèles à leurs maris est fort petit dans un pays où elles n’ont pas à craindre l’indiscrétion des hommes, ni le châtiment qu’on leur a promis dans ce monde ou dans l’autre. Elles n’ont pas même beaucoup à craindre le ressentiment de leurs maris : celles qui sont riches ont leur dot entre les mains (…) et la conservent quand elles se séparent, recevant de surcroît une somme que leur époux est obligé de leur donner.
En tout, je regarde les femmes turques comme les seuls êtres libres dans cet Empire. Elles ont une autorité absolue sur leurs esclaves, que leurs maris n’ont pas la permission de voir. Quand un mari s’ennuie de sa femme, et assurément cela peut arriver, il prend une maîtresse dans une maison séparée, il y va le plus secrètement qu’il peut, comme chez nous. Je ne connais parmi les gens considérables d’ici que le grand defterdar, ou trésorier, qui ait plusieurs esclaves pour son usage dans la partie de sa maison qu’il occupe. Dès qu’une esclave est donnée à une femme pour son service, elle est absolument à sa disposition.
Par ailleurs, toutes les dames sont disposées à mourir d’envie et de jalousie pour le sultan. Cela ne me semble ni meilleur ni pire que tout ce qui arrive dans les cercles de la majeure partie des cours européennes où l’on observe le regard du monarque et où l’on attend chacun de ses sourires avec impatience, suscitant l’envie de ceux qui ne les obtiennent pas. Je ne peux réellement pas m’empêcher d’admirer l’humanité des Turcs envers ces créatures. Elles ne sont jamais mal utilisées et leur esclavage n’est pas, à mon avis, pire que la condition des domestiques de par le monde. Certes, elles ne perçoivent aucun salaire. Vous m’objecterez que les hommes achètent des femmes dans de mauvaises intentions. À mon avis, elles sont achetées et vendues aussi publiquement et dans un dessein aussi infâme dans toutes nos grandes villes chrétiennes. Il est curieux d’observer la tendresse avec laquelle les écrivains de voyage déplorent l’enfermement misérable des femmes turques.
Soudain, on frappa à la porte et, sans attendre de réponse, un domestique entra. La voyageuse en fut irritée. On venait de la surprendre dans son intimité la plus absolue. Elle ne put se retenir et, à la grande surprise du peintre, lui ordonna de partir sur-le-champ. Ingres n’intervint pas et elle poursuivit :
— Les femmes turques sont peut-être les plus libres de l’univers. Elles sont les seules qui passent leur vie dans des plaisirs continuels, exemptes de tous soins, occupées uniquement à faire ou recevoir des visites, à se baigner, à chercher tous les moyens agréables de dépenser de l’argent et d’inventer des modes nouvelles. (…) c’est au premier à gagner de l’argent, et à celle-ci à le dépenser. Cette prérogative s’étend même jusqu’aux femmes du plus bas étage. Elles voyagent à l’étranger quand et où il leur plaît. Les femmes cependant ne peuvent briller dans aucuns lieux publics, si ce n’est aux bains, et elles n’y peuvent être vues que par des personnes de leur sexe ; mais n’importe, elles se satisfont, et c’est pour elles une grande jouissance. Sachez que ces gens ne sont pas aussi peu raffinés que nous les avons décrits. Ils ont certes des goûts différents des nôtres, mais ils n’en sont pas moins bons pour autant. J’oserais affirmer qu’ils possèdent une idée judicieuse de la vie, si nous considérons comme judicieuse notre chère oisiveté. Les Turcs la consacrent à la musique, aux jardins, au vin et aux nourritures délicates, tandis que nous nous creusons la cervelle avec des conspirations politiques ou en étudiant une science que nous ne parviendrons jamais à dominer ou, si tel est le cas, à laquelle nous ne serons pas capable de donner la même valeur aux yeux des autres qu’aux nôtres. J’ai connu quelques femmes à l’instar de celle dont je suis convaincue que, si elle était transportée subitement sur le trône de la nation de l’Europe la plus polie, il n’y aurait personne qui ne crût qu’elle naquit, qu’elle fut élevée pour en être la reine ; et cependant, elle est d’un pays que nous nommons barbare. Je considère que j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer ces femmes et de découvrir leurs coutumes, et j’ai eu un plaisir singulier à voir cette cérémonie.
Croyez-moi, les femmes turques ont au moins autant d’esprit, de politesse et de liberté que nous, conclut la voyageuse.
Le peintre s’agita sur son siège. Comment osait-elle parler ainsi de ces femmes ? Il était indigné. Et puis, il se rendait compte que sa peinture orientaliste n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’il venait d’entendre. Tout lui semblait nouveau, donc étrange, et devant l’étrangeté, il avait toujours du mal à se situer, à tel point qu’il n’avait pas la moindre intention de la croire, essentiellement parce qu’il en était incapable. Pour l’instant du moins, aussi lui dit-il :
— De sorte que, en affirmant cela, c’est en fait de vous que vous parlez.
— Effectivement, répondit la voyageuse. Vous avez vu à quel point il est nécessaire de s’éloigner d’un endroit, d’une culture pour revenir avec davantage de connaissances ? Quel paradoxe !
— Oui. Mais vous n’avez vu qu’une partie de l’Orient.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, en tant que femme de l’ambassadeur britannique, que vous n’avez eu accès qu’aux classes supérieures de la société turque, et que celles-ci ne représentent qu’une petite partie du pays. Et les autres femmes ? De quelle liberté disposent-elles, de quel pouvoir ? Dites-le-moi.
La voyageuse ne répondit pas. Elle n’avait jamais réfléchi à ce que venait de lui dire le peintre. Il lui sembla étrange de l’entendre de la bouche d’une personne telle que lui, qui n’avait, comme la voyageuse, accès qu’à une certaine partie de la société. Il lui fallut quelques secondes avant de répondre :
— Certes, on ne peut absolument pas rendre compte de la totalité de la réalité de l’Orient.
— Bien, cela m’intéresse. Il s’agit de la vôtre, chère amie, vous ne racontez que la vôtre. Envisagez ma peinture sous une autre perspective. Mes femmes sont-elles ou non érotiques ? Sont-elles uniquement destinées à plaire aux regards masculins ?
— Bien évidemment.
— Non. Si elles sont sensuelles et suscitent quelque excitation que ce soit, c’est précisément parce qu’elles se montrent totalement indifférentes et étrangères aux regards. Si je ne me trompe pas, j’ai peint onze tableaux représentant des odalisques, ces femmes qui font partie du harem. La Grande Odalisque, L’Odalisque en Grisaille, L’Odalisque, L’Odalisque à l’esclave… Et franchement, j’espère en peindre d’autres, qui sait, peut-être même sous une autre forme. Dans chacun d’entre eux, j’ai tenté de montrer que les femmes étaient absentes et absorbées dans leurs pensées. De la sorte, elles ne faisaient preuve d’aucune coquetterie, et ne cherchaient donc à provoquer aucun désir, même si, à bien y réfléchir, c’était justement ce qui le provoquait : elles étaient désirées parce qu’elles restaient étrangères au désir. Ces femmes incarnent ma tradition et ma forme classique, plus encore que mes portraits ou ma peinture historique. Cela ne leur confère pas de la sexualité mais de la pureté. Par des coups de pinceau précis, j’ai représenté l’immobilisme de ces femmes, ce qui a révélé à quel point elles se sentaient étrangères au regard masculin et à son désir.
— Je ne sais pas, ce n’est pas très clair pour moi, dit la voyageuse. Je devrais réfléchir, seule et pendant un certain temps, à vos paroles. Vous voulez peut-être me convaincre de quelque chose…
— Je ne veux vous convaincre de rien, répliqua le peintre. Il y a longtemps que je parle de ce que je veux et que je dis ce dont j’ai envie.
Il semblait furieux.
La voyageuse décida de changer de sujet, de se placer au même niveau que lui afin de poursuivre le récit de son voyage.
— Oui, j’ai moi aussi cherché la forme classique pendant mon voyage.
Le peintre tomba dans le piège et la crut.
— À Istanbul ? Et comment ? lui demanda-t-il avec curiosité.
— La ville ne laisse personne indifférent, et pas uniquement à cause de l’influence musulmane. Vous vous souvenez ? Elle représente Byzance, le monde classique et l’Occident… En m’y rendant, dans un certain sens, je suis partie à leur recherche. Oui, j’y ai trouvé les vestiges de la culture classique, le centre de mon éducation, en fin de compte. Les valeurs les plus détachées du néoclassicisme et donc de mon éducation et de mon expérience ; par exemple la démocratie et la liberté. Et pour cette raison, j’ai contemplé Istanbul depuis une perspective grecque. Oui, en un certain sens, ce fut comme un voyage de formation pendant lequel l’Italie et la Grèce se sont agrandies et ont repoussé leurs contours jusqu’à la Turquie. Je n’ai pas seulement rencontré les auteurs classiques à Istanbul, j’en ai profité pour lire leurs ouvrages là-bas. Je crois que je cherchais en définitive à vivre la même expérience que ces grands poètes.
— Comme c’est joli, dit le peintre.
— À Istanbul, j’ai lu votre Homère avec un plaisir infini ; j’en entends mieux certains passages, dont auparavant je ne sentais pas toutes les beautés ; bien des usages, des habillements même, dont il parle, ne sont pas entièrement abandonnés. Je suis moins étonnée de trouver ici, plus que partout ailleurs, des vestiges de temps si reculés, parce que les Turcs ne se donnent pas autant de peine pour faire adopter leurs usages, que le font généralement les autres nations, qui se croient plus policées qu’eux. Parfois, ce que je lisais et cherchais sur l’Antiquité n’était pas uniquement des ouvrages d’écrivains, mais aussi des œuvres visuelles, iconographiques. Par exemple, très souvent, le soir, des femmes se réunissaient autour de la fontaine située à proximité de ma maison, et elles chantaient et dansaient. Leurs costumes et leur beauté répondaient exactement à l’idée des nymphes antiques que les peintres et les poètes nous ont donnée dans leurs représentations. Quelques-unes d’entre elles ont des formes aussi parfaites que ces déesses sorties du pinceau du Guide3 ou de Titien (…) me représentaient parfaitement les Grâces. Certaines femmes de cette terre ont les joues roses, la poitrine et le front d’une blancheur de neige, des sourcils de jais, des lèvres écarlates et, généralement, des cheveux noirs comme le charbon. Elles conservent cette perfection jusqu’à leur mort, et offrent un effet très délicat ; même si j’aurais aimé que leur beauté présentât une plus grande variété. Elles se ressemblent autant entre elles que les dames de la Cour de mon pays.
— Poursuivez, poursuivez. Tout ce que vous me raconterez qui puisse être représenté sur la toile m’intéresse, dit le peintre, se rapprochant pour mieux l’entendre.
— Vraiment ? Vous ne savez pas combien de choses je thésaurise, combien je pourrais continuer à vous raconter sur mon voyage dans ce pays.
— Nous avons toute la journée et toute la nuit, dit le peintre.
Et la voyageuse sourit, satisfaite.
— Vous savez ce qu’est un harem ? Ou plutôt, ce que cela signifie ? demanda-t-elle.
— Oui, bien sûr. C’est l’endroit de la maison où sont cloîtrées les femmes.
— Oui, mais aussi l’interdit ou le sacré ; plus exactement ce qui est licite ou non, ce qui est permis. Pour l’Occident, le harem est le parfait symbole de l’Orient. Il constitue un petit microcosme, une microsociété dans laquelle se trouvent tous les éléments auxquels on relie cet espace. L’absolutisme du sultan, qui se cloître, enferme et possède les femmes. Le mariage oriental, identifié à la polygamie, symbole de la barbarie, et l’esclavage de la femme, signe d’incivilité.
— Bon, bon… dit le peintre, accablé.
— Oui, j’ai eu l’occasion d’entrer dans quatre d’entre eux. Je suis la première Européenne à l’avoir fait. C’est l’un des grands privilèges d’une voyageuse : accéder à l’espace privé, féminin et puissant de l’Orient. Les femmes peuvent pénétrer dans les espaces domestiques, défendus à tout autre regard. Dans l’un de ceux que j’ai visités, vingt esclaves, toutes jolies, étaient rangées au-dessous de l’estrade ; elles me rappelèrent ces tableaux qui représentent les chœurs des nymphes ; je n’aurais pu imaginer que la nature seule pût offrir le spectacle de tant de beautés réunies. Elle leur fit signe de nous amuser par leurs danses. Quatre d’entre elles commencèrent aussitôt à jouer des airs fort doux sur des instruments qui tiennent du luth et de la guitare ; elles s’accompagnèrent de leurs voix pendant que d’autres se mirent à danser. Ces danses-là étaient un peu différentes de celles que je venais de voir ; elles étaient assez ingénieuses, mais fort capables de faire naître certaines idées. Les airs devenaient plus tendres, les gestes plus languissants, les regards expressifs et les pauses significatives. Tantôt elles étaient à demi renversées en arrière, et puis se relevaient avec beaucoup de vivacité. Je doute fort que la plus froide de toutes les prudes eût pu voir ces danseuses avec indifférence ; je crois qu’elle aurait éprouvé ce je ne sais quoi qu’on n’explique point.
Elle avait de nouveau réussi à surprendre le peintre. Avec ses paroles, elle avait obtenu que les Turques soient vues, se montrent. Il l’écoutait, les yeux démesurément ouverts.
— Et vous savez ce qu’est un hammam ? poursuivit-elle.
— Non.
— Et un bain turc ?
— Ça, oui.
— Eh bien, c’est la même chose. Je vais vous confier un de mes grands secrets : ma visite dans un bain turc. C’est--à-dire, entre autres, la possibilité de contempler corps à corps les femmes du pays, de me trouver à leur hauteur. C’est dans une de ces voitures couvertes que je suis montée vers dix heures. Les bains étaient déjà pleins de femmes. Ils sont construits en pierre et ont la forme de dômes ; le jour ne vient que d’en haut, mais ils n’en sont pas moins bien éclairés. Cinq dômes communiquent ensemble. Le plus près du dehors est moins grand que les autres, il sert d’antichambre, et c’est là où se tient la portière. (…) La pièce qui suit cette espèce d’antichambre est fort grande ; elle est pavée en marbre ; tout autour sont des bancs fort bas, également de marbre, en forme de sofas. Cette salle contient quatre fontaines d’eau froide, qui tombent d’abord dans des cuves de marbre et coulent ensuite sur le plancher par une rigole pratiquée pour conduire l’eau jusqu’à la prochaine salle, qui est un peu moins grande que la précédente. Dans celle-ci sont aussi des bancs de marbre, mais elle est tellement remplie d’une vapeur chaude et sulfureuse qui provient des bains voisins qu’il serait impossible d’y rester avec ses habits. Les deux autres dômes, ou chambres voûtées, contiennent les bains chauds, et dans l’un d’eux passe un tuyau d’eau froide dont on peut tourner le robinet à volonté pour tempérer la chaleur et l’amener au degré que l’on veut.
J’étais mise en voyageuse, c’est-à-dire en habit de cheval, et je devais paraître là un objet fort étrange ; cependant aucune femme ne témoigna une très grande surprise ni une curiosité gênante. Il n’y a point de cour en Europe où les femmes se fussent conduites avec autant de politesse que celles-ci vis-à-vis d’une étrangère. Il y avait bien deux cents baigneuses. Je ne remarquai dans aucune ces sourires dédaigneux ni ce chuchotage mêlé de petites médisances, si fréquents dans nos assemblées quand il y paraît quelque femme qui n’est pas mise tout à fait à la mode. Elles disaient l’une après l’autre en me fixant : « Güzel, pek güzel », ce qui ne signifie rien de moins que : « Charmante, vraiment charmante ». En prononçant ces mots, elles arboraient un sourire hypocrite et acquiesçaient sans cesse. Le peintre était anéanti, il s’était laissé emporter par le récit qui l’avait totalement séduit.
La voyageuse poursuivit :
— Les premiers sofas se couvrirent de coussins et de riches tapis sur lesquels ces femmes se placèrent ; ceux de derrière furent occupés par leurs esclaves qui se mirent à les coiffer. Il m’a semblé qu’il n’y avait aucune distinction de rang. Toutes les baigneuses étaient dans l’état de nature, c’est-à-dire, en bon anglais, qu’elles étaient toutes nues et que rien ne cachait ni leurs beautés ni leurs défauts ; mais il ne leur échappait aucun geste indécent, aucune posture lascive. Leur démarche et leurs mouvements avaient une certaine grâce noble et majestueuse telle que Milton nous peint celle du genre humain. (…)
Je me suis convaincue alors de la vérité d’une réflexion que j’ai souvent faite ; c’est que, si la mode venait d’aller toute nue, on ferait à peine attention à la figure.
J’ai vu tant de belles femmes nues dans différentes postures, les unes travaillant, les autres causant ensemble, et d’autres prenant du café ou du sorbet. Quelques-unes sont négligemment couchées sur des carreaux ; leurs esclaves, qui sont ordinairement de jolies filles de dix-sept ou dix-huit ans, sont occupées à tresser leurs cheveux de toutes sortes de manières assez agréables. Elles sont là comme les hommes sont dans un café ; on y dit toutes les nouvelles de la ville, les anecdotes un peu scandaleuses, etc. Les femmes prennent ce divertissement une fois par semaine et restent ainsi quatre ou cinq heures au moins sans gagner de rhumes, quoique, en quittant un lieu aussi chaud, elles aillent dans des chambres qui ne le sont point du tout ; cela me surprend beaucoup.
La femme qui m’a paru être la plus qualifiée de toutes me pria de me placer auprès d’elle et aurait bien désiré que je me déshabillasse tout à fait en sortant du bain. Je m’en excusai et je fis une véritable résistance ; mais toutes employèrent tant d’instances pour me gagner qu’à la fin je fus obligée et d’entrouvrir ma chemise et de leur montrer mon corset détaché, ce qui parut leur faire grand plaisir. Elles s’imaginaient, comme je m’en aperçus ensuite, que j’étais enfermée dans cette machine et qu’il n’était pas en mon pouvoir d’en sortir : elles attribuaient cette invention à mon mari.
La voyageuse prit une profonde inspiration, comme si elle manquait d’air, et considéra son récit comme terminé.
La lumière de midi entrait à flots dans la pièce. Le peintre était toujours en pyjama, le menton appuyé sur les bras. Il n’avait pas bougé depuis un moment et avait cessé de la regarder. Il avait les yeux clos et il était impossible de savoir à quoi il pensait. Elle était absorbée, presque épuisée, et accompagnait le silence du peintre. Se rappeler Istanbul produisait toujours en elle une grande lassitude, celle que procurait le fait de batailler avec les mots afin de décrire une fascination et donc de devoir revivre l’expérience du voyage. Même si, elle devait le reconnaître, cela lui procurait également un immense plaisir. Le peintre finit par ouvrir les yeux et, fatigué, car la voyageuse était parvenue à lui faire revivre son itinéraire, mais intrigué, il commença à lui poser une infinité de questions.
— Dites-moi, combien de femmes y avait-il dans le bain ?
— Je vous l’ai dit, deux cents, environ, répondit la voyageuse.
— Trop, trop. Et elles étaient complètement nues ?
— Oui.
— Elles ne portaient rien dans leurs cheveux ?
— Eh bien, si. Des chapeaux, des foulards attachés en guise de turbans…
— Et la musique ? Y avait-il un instrument dans le bain ?
— Dans un bain turc ? Non, bien sûr.
— Eh bien, j’en ai vu sur des gravures.
— Je ne m’en souviens pas. Il ne devait pas s’agir d’un bain turc. En revanche, il y a avait quelques objets, très peu. Ils supportent mal la vapeur et l’humidité…
— Oui, vous avez dit que les femmes prenaient des sorbets et du café…
— Oui, et toutes sortes de fruits.
— Mais si elles étaient toutes nues, comment pouvait-on différencier les femmes de leurs esclaves ? poursuivit précipitamment le peintre.
— Quelle question ! Parce que les esclaves sont au service de leur maîtresse, et donc, elles font ce que celles-ci ne font pas. Par exemple les coiffer, leur servir un rafraîchissement, leur tresser les cheveux…
— Et toutes les femmes ont la même réaction devant un corps ?
— Un corps nu, vous voulez dire ?
— Oui.
— Non, c’est curieux. Les esclaves semblent un peu plus pudiques, plus candides, d’une certaine manière, en comparaison avec leurs maîtresses. Je ne sais pas… Elles ne se mouvaient pas avec la même liberté qu’elles. On pourrait dire qu’elles avaient une autre attitude.
— Et elles ne se touchaient pas entre elles ?
— Quelle question. Celle d’un homme, je suppose…
— Vous vous trompez. Une femme aurait pu la poser. Ces corps inclinés, aux volumes ronds, enchaînés les uns aux autres... Parlez-moi de leurs postures et de leurs gestes. Ou plutôt, décrivez-les moi en détail.
— Je pensais l’avoir déjà fait. Eh bien, je vais tenter de vous l’expliquer. Leur façon de former des groupes me surprit. Les femmes étaient nombreuses, mais elles se rassemblaient par deux, par trois. Ces groupes comprenaient parfois les domestiques, mais toujours debout ou assises. Oui, c’est vrai, une autre différence entre elles et leurs maîtresses, aucune des domestiques n’était allongée, à profiter de la vapeur.
— Parlez-moi davantage de la composition.
— Quelle composition ?
— Celle de l’image que vous êtes en train de me décrire.
— Ah, l’espace d’un instant, j’avais oublié, cher ami, que vous étiez peintre. Mais je n’y connais rien en matière de composition. Ce dont je me souviens, c’est d’avoir été éblouie par la brillance des corps nus. Dès l’entrée, la lumière irradiait dans certains endroits du bain grâce à la peau de ces femmes. C’était beau, quasi voluptueux…
— Combien de files y avait-il ? Quelles femmes se trouvaient devant et quelles femmes derrière ?
— Je ne m’en souviens pas. Deux files, peut-être trois. Cela sentait divinement bon. Ah, les parfums de l’Orient ! Dans un encensoir brûlaient de l’encens et des plantes aromatiques. À la vapeur de l’eau s’ajoutait la fumée blanche et parfumée… Cela avait pour effet que les couleurs avaient presque disparu et les tons pâles des corps nus ressortaient, parfois rosés par la chaleur…
— En vous écoutant, l’interrompit le peintre, je pense à tant de choses… Par exemple, à la ressemblance de vos descriptions avec celle de certaines miniatures indiennes que j’ai eu la chance de contempler…
— Je crois vous avoir raconté beaucoup de choses sur mon bain turc, lui dit la voyageuse après s’être tue quelques instants. Il vaut mieux que vous imaginiez ce qui manque, que vous le développiez avec votre esprit.
— Ce que vous me racontez ce matin est beau, très beau, savez-vous ? Approchez-vous, je vous en prie, lui demanda le peintre.
Elle le fit et il contempla son corps de près, attentivement. Il n’était ni rond ni fait de courbes, mais élancé, comme il avait déjà pu le remarquer, et en cet instant il lui inspira une profonde tendresse. Il pensa à le toucher sur place, à le parcourir tout entier, à en caresser la douceur du bout des doigts, sur le sofa et sans ôter son pyjama.
Elle sentait bon. La voyageuse sentait toujours bon. Le bois et les épices. Il mêla son souffle au sien. Il ferma les yeux et lorsqu’il sentit sa respiration, son esprit se peupla soudain d’autres corps : ceux dont elle venait de parler. Pressés les uns contre les autres, poitrines, hanches, bras, beaucoup de bras, épaules et gestes. Ils étaient au-dessus de la voyageuse, de son récit et de sa réalité. Et le peintre s’aperçut qu’il les préférait à la femme qui se trouvait si proche, réelle, à l’instant qu’ils partageaient. Il s’agita sur son siège. Il retombait dans l’abîme de ses images et oubliait la réalité. Mais c’était ainsi, et il préférait ça. Il comprit alors quelque chose, une autre réalité qui l’avait toujours accompagné : il devait peindre.
— Vous avez un problème ? lui demanda la voyageuse, qui attendait qu’il parlât, lassée de tant de silence.
— Non, rien, c’est juste que…
Malgré l’expectative, le peintre restait silencieux. Il ne se sentait pas à l’aise. Il s’était replongé dans ses rêveries. C’était mieux pour son œuvre, pas nécessairement pour lui. Et puis – il s’écarta de la voyageuse –, comment se faisait-il qu’il n’ait pas pensé à ce récit avant elle ? Il ne comprenait pas non plus pourquoi il ne s’était jamais rendu en Orient, en sachant que c’était à la mode et que ses proches l’avaient déjà fait. Mais surtout, pourquoi était-il resté aussi longtemps sans peindre quand ces images existaient depuis des siècles ?
Pendant ce temps, la voyageuse était inquiète. Elle avait besoin de connaître l’avis du peintre sur ce qu’elle venait de lui raconter. Comme celui-ci ne parlait toujours pas, elle finit par lui demander directement :
— Comment avez-vous trouvé le récit de mon voyage en Orient ? Vous n’avez rien à me dire ?
— Si, bien sûr. Que l’Orient que vous venez de décrire a beaucoup à voir avec ma peinture.
La voyageuse l’écouta avec attention. Ce n’était pas le sens de son récit. Elle secoua la tête. Le peintre n’avait rien compris.
— Avez-vous conscience de ce que vous venez de me raconter ? De la charge de rêve de votre récit ? l’apostropha-t-il.
— C’était ainsi. Exactement ainsi, comme je vous l’ai raconté, dit-elle. Ce n’est pas un rêve, c’est réel. L’ailleurs, cher ami, nous semble toujours chargé d’irréalité. En commençant mon récit, je vous ai averti que vous ne me croiriez pas, même vous. Écoutez, raconter m’épuise à chaque fois. En outre, je ne sais pas le faire autrement. Même s’il y a autre chose que je n’ai jamais dit à personne, et que vous devriez savoir : voyager a représenté pour moi l’accès à un monde totalement nouveau où tout ce que j’ai vu m’a paru être un changement de décor. Ce pays a sans doute été le plus magnifique au monde. Tout ce que j’y ai vu m’a semblé aussi novateur qu’un nouvel opéra.
— Eh bien, eh bien… fit le peintre.
— En définitive, c’est l’histoire d’une fascination, d’une chose qui attire puissamment. Et ce qui nous attire n’est jamais ni raisonnable ni objectif, acheva la voyageuse qui, après s’être levée, se dirigea, altière, vers la sortie.
— Eh bien, comme je vous l’ai dit, chère amie, ma peinture et votre récit sont semblables : subjectifs et idéalisés.
En fait, il n’avait rien compris, songea la voyageuse. Pourquoi ne voulait-il pas accepter ses paroles ? Elle décida de ne pas en dire davantage. Cependant, elle ne put s’empêcher de l’imiter, de se moquer. Elle leva les mains et, comme dans une pantomime, se mit à faire comme si elle applaudissait les paroles du peintre. Elle frappait des mains en l’air et répétait ses dernières paroles : « Subjectifs et idéalisés, subjectifs et idéalisés », tout en tournant sur elle-même dans la pièce. Mais le peintre ne la regardait plus. Il lui tourna le dos, ouvrit la porte et s’engagea d’un pas rapide dans le couloir menant à son atelier à la recherche d’un cahier dans lequel il allait commencer à écrire.
2. Orthographe de la traduction originale d’Anson (1830).
3. Guido Reni (1575-1642), peintre de l’école de Bologne.