PREMIÈRE PARTIE
 L'eau du port parfumé

1

Quelques mois plus tôt, à Hong Kong.

Début du nouvel an chinois. Je me dis que ça va me porter bonheur. Il y a deux ans, je créais une banque d'un genre nouveau. La nouvelle crise financière mondiale a eu raison de ce projet pharaonique qui ressemblait à un colosse aux pieds d'argile.

Tout s'est écroulé en quelques semaines, comme un château de cartes, ou une dune de sable emportée par un vent violent, celui de la folie des hommes.

Les grandes banques internationales ont provoqué une tempête à laquelle je n'ai pas résisté. Mon agonie les a réjouies, sans nul doute. Le vilain petit canard de la finance internationale a bu la tasse. Les autres banquiers ont ricané.

Je ne reviendrai pas sur les péripéties qui ont présidé à ma perte.

Je n'ai pas l'habitude de m'apitoyer sur mon sort et de pleurnicher sur ma destinée.

L'Occident et ses triomphes éphémères, c'est fini.

Il ne sert à rien de s'entêter dans un monde à l'agonie, celui des vieilles nations usées jusqu'à la moelle.

Un nouvel eldorado existe.

Il n'est pas sur mars ou sur Jupiter, il se trouve sur notre bonne vieille terre et il s'appelle la Chine.

La Chine. Bientôt la première puissance du monde. Elle déferle sur le monde. Et pourtant, nous ignorons tout d'elle. L'empire du Milieu, devenu l'empire du Milliard (d'habitants), est aussi impénétrable que les abysses les plus profonds.

– Franz Cimballi ?

– Moi-même.

Le bateau vient d'accoster dans le port mythique de Hong Kong, celui des jonques et des gratte-ciel deux fois plus hauts que la tour Eiffel.

J'ai séjourné quelques jours à Macao afin de me requinquer, dans un bel hôtel donnant sur la baie, puis j'ai pris une sorte de bac pour gagner l'ancienne possession britannique.

Il me reste un million de dollars, rien d'autre. C'est maigre pour se lancer dans les affaires, mais c'est mieux que rien.

Macao est devenu comptoir portugais en 1557. Il a été rétrocédé à la Chine en 1999, quasiment au même moment que sa voisine Hong Kong, l'une des capitales mondiales de la finance, l'un des fleurons du capitalisme débridé. Débridé jusqu'à la fin du XXe siècle. Ensuite, Hong Kong est devenu le fleuron du capitalisme chinois. Ce n'est pas tout à fait la même chose.

J'ai commencé mes aventures ici, autrefois, il y a bien longtemps, avec un certain hyatt1.

Entre Macao et Hong Kong, seulement quelques dizaines de kilomètres. Une traversée tranquille sur la mer de Chine lisse comme la soie, du moins ce jour-là.

Tranquille mais embouteillée.

Des milliers et des milliers de bateaux.

Des cargos par centaines. Des supertankers. Des portecontainers. Sans oublier les jonques. Rien qu'en voyant ça, je me dis que la Chine est l'incarnation du gigantisme. Rien de comparable à la vieille Europe. Le port du Havre ressemble à un village de pêcheurs à côté de celui de Hong Kong.

– Franz Cimballi ?

Apparemment, les Chinois aiment répéter deux fois la même question.

– Moi-même.

– Je m'appelle Chang.

Chang, quel nom original pour un Chinois.

– Comment savez-vous que je m'appelle Franz Cimballi ?

– Vous êtes le seul européen ayant navigué sur ce joli bateau.

Son anglais est parfait. Heureusement. Je ne connais quasiment aucun mot en langue locale.

– Tous les européens ne s'appellent pas Franz Cimballi.

– Messieurs Li et Liu m'envoient vous chercher. Ils vous attendent pour le thé. Il sera servi à seize heures comme à Buckingham Palace.

Les gens de Hong Kong n'ont rien perdu de leur flegme britannique.

Li et Liu sont des compagnons de toujours. Ils habitaient San Francisco. C'étaient des Chinois émigrés en Californie. À cause de la crise financière, ils sont retournés en Chine. Ils sont devenus américains émigrés dans l'empire du Milieu. À Hong Kong, précisément. Un lionceau britannique devenu Dragon de la Chine. C'est là qu'ils m'ont donné rendez-vous.

Li et Liu.

Ils se ressemblent tant que je les confonds. Mais je m'en fiche. Avec eux, les affaires ont toujours été juteuses. Quelle importance de les confondre ?

Salon de thé du Hilton, soixantième étage. Hong Kong est la ville du monde qui possède le plus de gratte-ciel au kilomètre carré. Le plus haut est l'international Commerce Centre, 118 étages, 484 mètres, nettement plus élevé que la plus élevée des tours américaines. À Hong Kong même, plus de cinquante buildings dépassent les 200 mètres, contre seulement deux dans toute la région parisienne.

Décor luxueux mais froid, moquette épaisse, modèle de série pour grand hôtel mondialisé. Compromis architectural entre le palace et l'aéroport. Un paravent de laque aux Dragons griffus ajoute une touche de couleur locale.

J'arrive d'un pas pressé. Li et Liu, plus ressemblants que jamais, se lèvent de table pour me saluer d'un sourire. La conversation reprend comme si la crise n'avait jamais éclaté. L'optimisme des deux Chinois de San Francisco est Indestructible.

Monsieur Chang s'adresse en cantonais à une serveuse vêtue d'une robe de soie fendue pendant que Li (ou Liu) entre dans le vif du sujet.

– Monsieur Cimballi, où vas-tu puiser votre nouvelle fortune ?

– Dans l'eau du port parfumé.

Hong Kong, le « port du parfum » en chinois. Nom poétique, mais dans la réalité, l'eau de mer de Hong Kong est très polluée. Trouble. D'un côté le rêve, de l'autre le cloaque. Les ingrédients du capitalisme du XXIe siècle. Chang sourit gentiment. Li (ou Liu) croit à un projet de marque nouvelle :

– Tu te lances dans la cosmétique haut de gamme ?

– Pas du tout ! La Chine est un marché émergent, l'atelier du monde, un lieu de travail. Le luxe est importé, il ne fait pas partie de mon projet local. Quant au virtuel, c'est l'obsession de la finance Occidentale. Je suis tombé là-dedans récemment !

– Tu n'as plus rien ?

– N'exagérons pas. Disons que mes affaires périclitaient dangereusement et que si ça continuait, je m'écrasais sur le sol. Et comme c'est en Chine que le monde de demain se construit...

– Il te reste de quoi investir ?

– J'ai un petit pécule. De quoi me lancer dans de nou velles affaires.

Li et Liu s'esclaffent. Chang reste sérieux, presque triste. Je me demande pourquoi. J'ignore que dès le premier jour, il a craint pour ma vie. Un Occidental qui décide d'investir en Chine est un gibier de choix pour les mafias locales.

– Je ne crois plus aux lubies des cerveaux Occidentaux pour qui l'informatique a tout remplacé. L'industrie n'est pas morte, elle s'est déplacée. Ici, vous possédez des mains orientales, une richesse inépuisable. Même le gouvernement central de la République populaire de Chine a le plus grand mal à les compter, ces mains.

– Vous semblez connaître notre pays mieux que quiconque, murmure Chang. Sa voix est légèrement ironique et je m'en aperçois.

– Que voulez-vous dire ?

– Jamais aucun Occidental ne s'est implanté durablement ici. Soit il est venu avec sa pacotille Occidentale, soit il est reparti.

– Vous voulez me signifier qu'aucun européen n'a réussi à conquérir le marché chinois ?

– Ce n'est pas ce que j'ai dit, soyons clair. Un européen qui arrive avec sa propre marchandise, type parfums français ou haute couture, peut très bien faire des affaires. En revanche, s'il cherche à acheter sur place et à revendre sur place, il n'a aucune chance. Aucune mafia ne le laissera prospérer. Le gâteau chinois appartient aux Chinois, pas aux Occidentaux. La colonisation, c'est fini !

– Et les mafias ?

– Elles sont terriblement violentes et cruelles. Elles sont partout et nulle part.

Un peu de sueur coule dans mon dos.

– Cruelles ?

– Elles n'hésitent pas à torturer et à tuer.

– Le communisme ne les a pas éradiquées ?

– Mao a essayé. Mais depuis sa mort, elles ont repris du poil de la bête. Elles prospèrent. Toujours dans l'ombre. Elles savent déjà que vous êtes ici. Ici, on les appelle les triades, des organisations secrètes aux multiples ramifications. Chacune possède un nom bucolique : l'ours de l'Himalaya, le Tigre blanc, le Poisson coloré, le Bambou inflexible, le Thé au jasmin... Dès que l'une d'elles pointe le nez, il faut décamper à toute vitesse.

– Je n'ai pas peur, voyez-vous. J'ai affronté toutes les mafias du monde et je les ai vaincues. À New York, à naples, en Sicile... Rien ne fera jamais peur à Cimballi. Rien n'arrêtera jamais sa danse, vous comprenez ?

– Je vous ai prévenu, monsieur Cimballi, murmure Chang d'une voix dépitée.

– Si vous me le permettez, je vais reprendre ma petite démonstration.

Ma voix devient docte. L'Occidental fait la leçon aux Chinois, qui me regardent de manière bizarre.

– L'ouverture aux capitaux étrangers nous donne accès aux mains, nous pouvons nourrir les bouches avec une fraction du résultat net de nos investissements.

Après m'avoir écouté avec attention, Chang intervient de nouveau :

– Vous connaissez bien l'histoire récente de l'empire du Milieu, honorable Cimballi, mais dans quel secteur industriel souhaitez-vous investir ?

– Soyons classiques. Le textile ! Gênes, Bruges, Londres, New York ont été les capitales successives de l'économie mondiale depuis le Moyen Âge. Ces villes se sont bâties autour de deux atouts fondamentaux : un port et le commerce du drap.

Cimballi habillera l'humanité en expédiant des textiles solides et bon marché à partir du port de Hong Kong. Les Occidentaux dénudés par la crise ne peuvent plus s'offrir les chemises en coton de Jermyn Street. Les coûts de production Occidentaux sont devenus trop élevés.

Je regarde mes amis chinois droit dans les yeux :

– Vous ne savez pas qu'en Europe, sur la quasi-totalité des vêtements ou paires de chaussures, on peut lire « made in China »?

Je repense à mes années londoniennes, à ma garde-robe, aux rangées interminables de chemises et de costumes. La douceur de vivre des rues patriciennes de Mayfair, Kensington et Chelsea me repasse devant les yeux. Je balaie cette nostalgie pour défendre mon projet industriel. Li et Liu semblent ragaillardis de me voir si optimiste. Eux aussi ne demandent qu'à s'enrichir.

Mais j'ai peur d'avoir été trop cynique, misérabiliste, condescendant.

Courbette devant le glorieux passé de la Chine.

– De plus, votre pays est celui du textile. Du tissage. Il l'était avant la globalisation. La Chine, c'était l'arrivée et le départ de la fameuse « route de la soie ». La soie, elle l'a inventée. L'empire romain connaissait les Chinois comme les Seres2.

Mon tact m'empêche d'évoquer plus explicitement les guerres de l'opium, qui restent un douloureux souvenir. Dans les années 1840, la politique de la canonnière britannique avait ouvert de force le marché chinois à l'opium produit aux Indes. Une manière comme une autre d'équilibrer la balance commerciale victorienne en enfermant le plus grand peuple du monde dans la dépendance. Le mandarin Lin, qui avait cru bon de détruire une cargaison de drogue, fut désavoué par le pouvoir impérial chinois. L'empereur fut forcé d'accorder ports francs et concessions territoriales aux Britanniques et à d'autres puissances Occidentales. Hong Kong fut la plus rentable. Ce fut le début de la fin pour l'empire du Milieu. Une longue régression économique commença. Cet épisode est source de honte et de rancune en Chine, je le sais. Mais les puissances mauvaises de la rancune n'ont jamais fait danser Cimballi.

Je poursuis ma démonstration, tout en jetant un œil par la fenêtre. Le spectacle de ces milliers de tours futuristes m'impressionne.

– Parlons de l'avenir. Le secteur du textile est traditionnel, mon modèle est futuriste : la mondialisation heureuse. La nouvelle route de la soie, version pacifique.

Un menu complet arrive, porté par des serveurs à l'uniforme impeccable. Un vrai résumé culinaire de l'histoire de Hong Kong : thé Earl Grey dans de la porcelaine chinoise, scones (gâteaux britanniques), sandwichs triangulaires. Et une pile de paniers de bambous : cette tour fumante est remplie de dim sum, ces pâtés à la vapeur dont la variété est aussi démesurée que le territoire chinois. Mes baguettes dansent presque aussi bien que moi. Je mords dans un ravioli. Un liquide brûlant m'éclabousse le visage. Li et Liu éclatent de rire.

– Soup dumplings ! Tu es piégé, cher Cimballi.

Un soup dumpling est un ravioli rempli de soupe brûlante. Gastronomie du Céleste empire ou farces et attrapes ? Li et Liu m'expliquent en s'étouffant de rire qu'il faut d'abord pratiquer un petit trou dans la pâte et aspirer le bouillon, sous peine de le recevoir en pleine figure. Alors seulement le convive peut mordre dans la farce au porc.

Soit.

Une serveuse à la robe fendue m'apporte une petite serviette parfumée avec laquelle je nettoie mon visage, en me disant que cette spécialité culinaire est peut-être à l'image de la Chine : séduisante en apparence, mais dès qu'on croque dedans, les ennuis commencent.

Un peu vexé, je m'efforce de rire de bon cœur. J'ai besoin de me remettre en cause et de me transformer. Un peu d'autodérision m'aide à faire preuve de flexibilité et d'ouverture. Il me faut malgré tout convaincre mes partenaires de la solidité de mon projet, de l'originalité des nouveaux pas de danse, de ma capacité à refaire ma fortune et la leur.

Li et Liu me cuisinent. Je sens une pointe d'ironie dans leurs propos :

– Mais tu n'es pas le premier investisseur étranger à essayer de prospérer en Chine, cher Cimballi !

Chang en rajoute :

– Si l'on met de côté la menace des mafias, qu'apportezvous de nouveau ? Vous dites que la main-d'œuvre est non rare. Mais savez-vous que l'argent lui-même est devenu non rare ? Les réserves de change se montent désormais à des centaines de milliards de dollars dans chacune des principales monnaies. Vos capitaux n'impressionneront personne. À supposer que vous en ayez.

L'arrogance du jaune m'insupporte, mais sur le fond il a raison. La Chine peut manipuler le cours de sa monnaie principale, le yuan, qui ne circule pas librement, en achetant ou en vendant les devises de son choix. De plus, elle a mis la main sur les réserves de change de Hong Kong. Et sur le dollar de Hong Kong, une vraie devise échangeable, contrairement au yuan, sur toutes les places boursières du monde. La rétrocession de Hong Kong a doré les écailles du Dragon.

Je me défends. Je pare ce coup, que j'attendais :

– Je connais toutes les tracasseries auxquelles se sont exposées les grandes entreprises Occidentales. Elles ont voulu transposer leur format tel quel en Chine. Leur gigantisme les a désignées comme cibles aux concurrents locaux. Leur arrogance a incité l'administration à les tourmenter par des procédures disons... Complexes.

– Vous pouvez parler de la corruption des cadres du Parti, je suis au courant, dit Chang avec indulgence. Nous autres Chinois en parlons librement, en privé. C'est à nous, surtout, que ce système de pots-de-vin coûte cher.

Il est amusant, ce monsieur Chang. Un peu de cynisme britannique se mélange à son impassibilité extrême-orientale.

– Et je ne reviens pas sur les triades, dont la présence massive gangrène l'ensemble de l'économie, y compris au sein du Parti.

– Vous l'avez déjà dit.

– Vous ne me direz pas que vous n'avez pas été prévenu. Ce Chang m'agace avec ses prévisions catastrophistes. Je préfère m'adresser à Li et Liu :

– Il faut commencer petit pour ne pas nous faire remarquer, ne pas heurter la sensibilité d'un pays encore en développement. J'ai payé assez cher mes projets financiers pharaoniques. Je veux acheter une multitude de petites entreprises de textile, chacune avec un partenaire chinois différent.

Li (ou Liu) a l'air de connaître le sujet :

– Tu peux également acheter des usines désaffectées après la mort de Mao. Certaines restent très fonctionnelles, il suffit de les moderniser un peu.

– Excellente idée !

– Je suggère de trouver de gros clients en Occident : hôtels, restaurants, villages de vacances... Leur demande textile est énorme toute l'année : ils ont besoin de draps, de serviettes de table, de serviettes de toilette... Il existe des dizaines de milliers d'hôtels en Occident. Tu saisis l'importance du marché ?

Une idée fabuleuse me traverse la tête :

– On pourrait fabriquer des textiles bio !

Chang me regarde éberlué.

– Que voulez-vous dire ?

– Les Occidentaux sont obsédés par le bio. Tout devient bio. Les fruits, les légumes, les viandes, les poissons, bien sûr. Mais aussi les peintures, les produits de beauté, et même les banques. La Cimballi Bank, c'était la première banque bio, elle favorisait le commerce équitable et l'agriculture biologique.

– Le textile bio, c'est quoi ?

– Avant tout, un concept marketing. On dira que c'est fabriqué à partir de coton ou de soie biologiques, personne n'ira vérifier, mais ça se vendra. Pour les hôtels et les restaurants, ce sera un formidable atout. La clientèle mangera et dormira bio !

Li et Liu s'exclament ensemble :

– Quelle idée lucrative !

– On commence dès demain. En plus du marché européen, on inondera le pacifique : indonésie, Australie, Nouvelle-Zélande... Je connais une femme d'affaires formidable qui a un énorme réseau dans cette partie du monde. Elle s'appelle Monique Picara.

– Et ailleurs ?

– Vous vous souvenez de Hassan Fezzali ?

– Le Libanais ? Oui, très bien.

– Il sera directeur général de la clientèle. La danse, la danse toujours recommencée.

Magnifique.

Une chose cependant me chagrine.

Je ne veux pas insister lourdement devant mes invités, mais les relations avec le « partenaire chinois », une entreprise locale que le Parti impose à tout investisseur étranger, sont une source inépuisable de complications. Un réservoir de larmes, une boîte à gifles. Lorsque deux industriels Occidentaux ayant ouvert un atelier en Chine se rencontrent, qu'ils soient concurrents ou associés, c'est toujours la même scène : au bout de cinq minutes, ils se pleurent mutuellement dans le gilet. Ils racontent les misères que leur font les « partenaires chinois » : comptabilité poétique, outils de travail qui disparaissent, chantiers qui s'ouvrent sur le site de production sans concertation préalable. Aussi, je ne veux pas mettre tous mes œufs dans le même panier : au premier incident dans un petit atelier, je peux soutenir mon partenaire d'un autre atelier dans un projet d'acquisition hostile. En clair, je n'hésiterai pas à les mettre en concurrence si nécessaire, de manière à maintenir une saine compétition entre chacun de mes partenaires. Diviser pour mieux régner.

Masqué, l'empereur Cimballi gravira les marches qui mèneront au nouveau trône du Dragon.

2

Après le repas, je m'enferme dans ma chambre d'hôtel au quinzième étage. Je travaille au scénario des exportations de mes produits textiles bio. Discrétion ici, mais agressivité à l'extérieur. Les Occidentaux critiquent beaucoup les routes chinoises. Les améliorations sont rapides mais l'augmentation du trafic est plus rapide encore : la circulation se fait à double sens sur les autoroutes en travaux. C'est sportif. Mais soyons positifs : ces routes sont gratuites, et les camions le sont presque, de même que les bateaux. La dernière crise a mis de gros tonnages en bon État à un prix abordable. En matière de transport, rien ne vaut une bonne récession. Les matières premières s'effondrent à chaque crise, camions et bateaux en acier même pas rouillé sont à ramasser pour rien.

Grâce à Cimballi, ancien danseur étoile de la finance, nouveau maître de ballet du trafic routier et maritime, les rouleaux de textile envahiront les ports européens.

Pour faire sérieux, je donnerai une conférence de presse avec inauguration d'un label qualité garantissant les droits des salariés chinois et un contrôle par des experts indépendants pour éviter les cadences infernales et le travail des enfants. La mauvaise réputation du textile chinois, inaugurée par la mondialisation, sera réparée par la mondialisation version Cimballi. J'appliquerai une sorte de modèle social européen, qui sera excellent pour mon image. Un confort que Mao avait promis sur le papier, mais Mao n'a mis en place que des structures improductives fondées sur l'autarcie inefficace et la surveillance, les fameuses « communes populaires », des kolkhozes soviétiques avec Mao en lieu et place de Staline, et des mots d'ordre absurdes en guise d'objectifs économiques. Les citadins étaient supposés se « purifier » et se « rééduquer » par le travail de la terre. Les paysans sous Mao devaient produire de l'acier dans des hauts-fourneaux improvisés. Résultat : récoltes perdues, acier inutilisable, vingt millions de morts au minimum. Quel magnifique résultat ! Les classes creuses de cette sinistre époque, le soi-disant Grand Bond en avant, ressemblent à celles de la Première Guerre mondiale en Europe.

Après la faillite des communes populaires, des pragmatiques, tels Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, ont restauré en urgence un petit secteur privé pour mettre fin à une terrible famine. Mais en 1966, Mao est revenu à la charge en lançant la « Révolution culturelle ». Écoles fermées, étudiants devenus gardes rouges. Disparition de Deng, fin de Liu Shaoqi sous la torture. Séances interminables d'autocritique destinées à détruire quatre « vieilleries » : l'ancienne culture, les anciennes traditions, les anciennes habitudes, les anciennes manières de penser. Déportations. Suicides réels ou supposés. Dix ans de chaos, une génération sacrifiée. Le « Grand Bond » voulu par le psychopathe Mao a détruit l'économie. La Révolution culturelle a détruit les structures sociales et les repères historiques.

À la mort du Grand Timonier en 1976, les tenants de l'ultragauche, la fameuse « Bande des Quatre », ont tenté de continuer la Révolution culturelle en imposant le collectivisme absolu. Mais les réformateurs dirigés par Deng Xiaoping ont fini par s'imposer. Ils ont administré des remèdes d'inspiration libérale à une économie sinistrée. Pour la première fois depuis un siècle, l'ouverture économique permettait à la population de s'enrichir. Mao avait proclamé « on a raison de se révolter », Deng énonce tranquillement « s'enrichir est glorieux », dans une Chine restée dictature. En 1989, la répression du mouvement étudiant de tiananmen a signifié au monde que la démocratisation du régime de Pékin n'était pas à l'ordre du jour.

Dans les années 1990, Deng passe à la vitesse supérieure et lance son « économie socialiste de marché ». Contradiction dans les termes ? Certes, mais les investisseurs ne font pas de rhétorique. Ils ne s'arrêtent pas à ces paradoxes. Deng visite la Chine miniature, celle qu'on appelle « d'outre-mer », la Singapour autoritaire et ultracapitaliste, gérée comme une entreprise familiale par le clan Lee. Il avoue son admiration devant la propreté des trottoirs. Humilité d'homme pragmatique. Mao était vénéré, Deng sera écouté. En Chine, les zeS, ces fameuses zones économiques spéciales, ces laboratoires du capitalisme, sont devenues des copies de Singapour et de Hong Kong, en plus grand. Aujourd'hui, dix millions d'habitants, l'équivalent de l'agglomération parisienne, prospèrent dans la ZES de Shenzhen (lointaine banlieue de Hong Kong), qui n'était qu'un village de pêcheurs à la mort de Mao. L'ère inaugurée par Deng dans la dernière phase de son règne, c'est l'ère de la Chine atelier du monde, maîtresse de son propre destin, moteur de la croissance mondiale. Une ère dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd'hui. Celle où Cimballi va se mouvoir comme un poisson rouge dans un aquarium.

Comme un danseur virtuose.

Make money ! Il est temps de refaire fortune. Même en Chine, money is money!

Je sais que les deux Chinois qui m'ont suivi dans ma danse sur tous les continents, sous tous les climats, dans tous les méandres de la finance, veulent revenir aux fondamentaux. Le pays de leurs ancêtres, débarrassé du Maoïsme, a conservé son industrie. Il est devenu la deuxième puissance du monde, juste après les États-Unis et avant le Japon, son ancien bourreau. Un Japon aujourd'hui traumatisé et désargenté par les tsunamis, les tremblements de terre et les catastrophes nucléaires.

Le Japon est hors course et demain, la Chine dépassera les États-Unis.

Sa grandeur émerge sur les ruines et du communisme et du capitalisme financier entremêlés.

Tout à l'heure, après notre conversation, Li (ou Liu) a refermé un carnet sur lequel il avait pris en notes mes propositions multi-échelles : petites entreprises sur le marché intérieur, navires de gros tonnage vers les côtes européennes. Le carnet a claqué entre ses doigts, ce n'était pas un coup de cymbales, mais presque. Les deux Chinois ont compris mon plan.

La nuit est tombée sur la baie de Hong Kong. Les feux d'artifice du nouvel an appellent la chance à grand bruit. Dans les rues, la parade des animaux bouddhiques hilares est rythmée par les gongs.

Je pourrais m'endormir heureux.

Mais non, je ne suis pas heureux.

J'étudie le marché chinois depuis des mois. J'ai tout mis en place dans ma tête, ce qu'il faut faire et ne pas faire en matière d'investissements.

Et voici qu'un importun du nom de Chang, cousin des deux autres, m'offre en arrivant une jolie douche froide.

Les triades sont-elles une véritable menace pour moi ?

Je pensais que la mafia chinoise, en ce début du troisième millénaire, était un mythe parmi d'autres. Une chose dont tout le monde parle mais qui n'existe pas.

Chang a insisté. Insisté.

C'est alors que le téléphone de la chambre sonne. Une fois. Deux fois. Trois fois.

Je décide de ne pas décrocher.

J'ai peur.

Qui peut bien m'appeler en cette heure tardive dans ma chambre d'hôtel. Sûrement pas Li ou Liu ou Chang. Ils m'appelleraient directement sur mon portable.

Un employé de l'hôtel ?

Dans un Palace, on ne dérange pas les clients.

Le téléphone cesse de sonner.

Quelques minutes plus tard, il sonne de nouveau.

Je veux en avoir le cœur net.

Je décroche.

– Allô ?

– Monsieur Cimballi ?

– C'est à quel sujet ?

– Ici la réception. Je vous passe une communication.

Comment sait-on que je suis là ?

Voix d'une jeune fille.

– Franz, bienvenue en Chine !

– Qui êtes-vous ?

– Quelqu'un qui veut votre bonheur.

– Mais encore ?

– Jetez un œil par la fenêtre. Regardez la tour en face. Le même étage que le vôtre.

J'ose tourner ma tête dans la direction désignée. En face, à une vingtaine de mètres de distance, un balcon. Une portefenêtre. Une jeune fille se tient debout et me regarde. Je ne vois pas son visage, qui est dans l'ombre. Elle a de longs cheveux qui descendent sur ses épaules. D'une main elle tient le téléphone et de l'autre un immense poignard.

– Franz Cimballi, vous me voyez ?

Ma gorge se serre :

– C'est comme ça que vous cherchez à me séduire ?

– Vous aimez les poignards chinois ?

– Certains sont de très belle facture.

– Vous aimez celui que je tiens ?

– Il semble très ouvragé.

– Il date de l'époque Ming. Il servait à égorger les traîtres.

– Égorger ? On égorge en Chine ?

– Rassurez-vous, monsieur Cimballi, on n'égorge jamais en public. On le fait toujours en douce, dans les arrièrecours.

La jeune fille éclate de rire avant d'ajouter :

– En tout cas, vous ne me direz pas que vous n'avez pas été prévenu.

Je sursaute. C'est la phrase qu'a utilisée Chang tout à l'heure. Les triades préviennent toujours avant de frapper. Au début, elles tentent d'impressionner l'ennemi en bombant le torse. Si l'ennemi s'obstine, le coup part tel un coup de feu, ou un coup de fouet. Ou un coup de poignard Ming.

Elle raccroche, rentre brutalement à l'intérieur de sa chambre, ferme le volet roulant électrique.

Malgré le manque de lumière, je me suis aperçu que la jeune fille avait l'air jolie. Ce n'est déjà pas si mal. Dommage que la poupée se soit comportée de la sorte.

En tout cas, ce n'est pas un poignard de l'époque Ming qui me fera renoncer.

Le lit de l'hôtel est très confortable et les draps ressemblent à de la soie.

Demain, les touristes du monde entier dormiront dans du textile bio made in Cimballi.

3

Décidément, Li et Liu connaissent bien leur affaire.

Ils me trouvent un bureau discret à Hong Kong, d'où je peux suivre les acquisitions d'usines à l'intérieur de la province voisine du Guangdong. Des usines clé en main ou des usines désaffectées à remettre en marche.

Hong Kong a gardé sa monnaie, une presse (à peu près) libre, mais le Guangdong est encore sous l'autorité du parti-État. Le plan quinquennal n'englobe plus toute l'économie, heureusement. Mes ateliers seront libres de produire le nombre de mètres de tissu qu'ils pourront. Les couleurs et les motifs se feront en fonction de la demande internationale, je suis certain qu'elle sera énorme vu l'originalité du produit – des textiles bio – et son prix défiant toute concurrence. Après les vertiges de la finance internationale, la maison Cimballi a l'impression de jouer à l'épicier de village, c'est presque reposant.

Je dépense ce qui me reste de fortune en investissant dans le textile chinois.

Pas une seule fois je n'évoque à mes compagnons l'étrange rencontre de l'autre soir. J'ai peur qu'ils m'abandonnent en route. J'ai peur de me retrouver seul. J'ai peur d'être obligé de danser en solitaire dans l'immense Chine inquiétante.

Tout seul, au milieu d'un milliard et demi de Chinois, je ne suis rien.

Un Occidental perdu dans cet empire infini, c'est comme un rat dans un bain d'acide, à partir du moment où la mafia le traque.

Je me suis toujours entouré de collaborateurs aguerris. Sans peur et sans reproche.

Mais je cherche à les ménager, histoire qu'ils me suivent jusqu'au bout de mon aventure insensée.

Li et Liu me trouvent des traducteurs, un par atelier. Cinquante employés par atelier au maximum, des ateliers éparpillés entre Chaozhou et les abords de Shenzhen, non loin de la côte méridionale de la Chine.

Je cultive la discrétion.

En un mois, les ateliers sont rachetés à leurs propriétaires, chinois ou étrangers. J'ai acheté également deux grandes usines désaffectées. Quelques petits travaux suffiront pour les remettre en marche. Les Chinois ne laissent rien tomber en ruine. Même inutilisée, l'usine est entretenue.

Il me restait assez d'argent, un million de dollars, pour réaliser cette opération, d'autant que les ateliers d'ici ne coûtent pas très cher.

Je crée des sociétés d'économie mixte. Les salaires sont légèrement plus élevés que de coutume, afin de préparer la promotion de mon « modèle social » auprès des clients européens.

Les pas de ma danse s'adaptent à cette situation très excitante, je suis sur pointes.

4

Quelque temps plus tard, lors d'un dîner dans un aimable restaurant de la baie, un événement inquiétant se produit. Li et Liu sont en face de moi. Chang n'est pas de la partie, il a préféré terminer un travail urgent dans un discret bureau de l'arrière-pays. Nous devisons agréablement de la Chine ancestrale quand un homme aux yeux bridés s'approche de nous.

– Monsieur Cimballi ?

Méfiance.

– Pas du tout.

– Vous lui ressemblez étrangement.

– Les Occidentaux ont tendance à croire que tous les Chinois se ressemblent. Apparemment, vous avez le même point de vue à propos des Occidentaux.

– Mais pas du tout, monsieur Cimballi.

– Je ne suis pas monsieur Cimballi.

Je regarde mes deux compagnons du coin de l'œil. Pour une fois, ils ne rient pas. Leur visage est blanc comme les neiges de l'Himalaya.

– Si vous n'êtes pas Cimballi, vous êtes son frère, car la ressemblance est frappante. Auriez-vous l'amabilité de lui transmettre un message ?

Que faire ?

L'inconnu ne me laisse pas répondre.

– Dites-lui que son ami Chang a été enlevé et qu'il ne sera libéré que le jour où le Français aura cessé son commerce de tissu.

– Mais il ne fait que débuter, ce commerce !

– Justement, ça ne lui coûtera rien d'arrêter.

– Et s'il n'arrête pas ?

– Les Chinois ne sont pas aussi cruels que vous. Chang ne sera pas exécuté tout de suite.

Un ruisseau de sueur dégouline dans mon dos.

L'homme poursuit :

– On peut même le libérer dès demain pour vous montrer que nous sommes des gens délicats.

– Libérez-le alors !

– Ce n'est pas pour autant que vous serez en sécurité, monsieur Cimballi ! Il se met à rire, avant de m'offrir une carte de visite. Les Chinois adorent les cartes de visite.

– Ne la perdez pas ! Elle vous sera très utile ! Quand vous aurez cessé toute activité textile, envoyez-nous simplement un mail avec simple phrase : « Le Tigre blanc est le fils du ciel.  » on comprendra tout de suite. Mais attention, nous avons un code d'honneur. Jamais de mensonges, sinon...

– Sinon quoi ?

– Vous aimez les poignards Ming, monsieur Cimballi ?

L'homme sourit délicatement, me salue bien bas, avant de disparaître.

Je regarde la carte. Elle comporte un dessin, une tête de Tigre blanc qui ouvre la bouche en montrant ses dents acérées, et en dessous, une adresse e-mail, en chinois, anglais et français. J'imagine que les trois fonctionnent.

5

Les semaines passent.

J'ai sans doute contracté la maladie de la persécution, car à chaque fois que quelqu'un repère mes activités commerciales, j'ai le confus sentiment que Martin Yahl Junior opère en douce.

Que devient-il ce gars-là, fils de mon ennemi de toujours ? M'a-t-il suivi jusqu'en Chine ? Je sais qu'après des mois de prison, il a été libéré, sans doute après avoir versé d'obscures commissions à l'administration pénitentiaire.

Un matin, je reçois un carton d'invitation émanant d'un secrétaire local du Parti. Il me convie à un banquet suivi d'une représentation de l'opéra de Pékin. Je pensais y échapper. En achetant de petites entreprises, j'aurais dû rester indétectable pour le radar géant des mondanités.

Malgré ma discrétion, je suis espionné en permanence.

Les réceptions épuisantes, je les croyais réservées aux grands investisseurs, aux accords de portée politique, aux symboles criants du retour de la Chine au premier plan de l'économie planétaire. Lors de mes années londoniennes, j'avais lu comme tout le monde les mémoires de la baronne thatcher. La Dame de fer ne craignait pas de l'avouer : elle avait souffert physiquement de l'intensité du programme officiel lors de sa visite à Deng Xiaoping à Pékin. Cette fameuse visite pendant laquelle elle avait accepté de rendre Hong Kong à la Chine populaire. Cette femme qui rayonnait d'énergie courait au micro lors des débats les plus tendus à la Chambre des Communes. Elle épuisait par son dynamisme et son exigence les conseillers les plus pointus et les plus résistants, diplômés de Cambridge et anciens piliers de rugby à eton. C'était plus qu'un animal politique, c'était une force de la nature. Pourtant, elle avait dû lutter pour garder les yeux ouverts pendant les spectacles offerts par les successeurs de Mao pour fêter le succès des négociations qu'elle avait signées. La conservatrice atlantiste abandonnait le dernier joyau de l'empire britannique : le port aux eaux parfumées. L'ultralibérale qui trouvait la reine d'angleterre trop à gauche rendait plus de quatre millions de sujets à un dictateur communiste. Elle s'humiliait en souriant devant Deng, cet octogénaire minuscule en costume Mao qui ne cessait de fumer et de cracher pendant les prétendues négociations. Et le protocole venait prolonger la souffrance du premier ministre. Humiliation sous couvert de célébration grandiose. Cruauté et raffinement. Un vrai supplice chinois.

Le responsable du Partia-t-il été prévenu par la triade qui cherche à m'impressionner ? Pourquoi une telle invitation ? Je ne suis tout de même pas un chef de gouvernement, le symbole d'une ancienne puissance coloniale. Seulement un citoyen du monde. Anciennement l'un des plus riches, mais une fois de plus dévalué. Je n'achète que de petites entreprises. Je fais figure de détaillant. Exprès. Je cultive la discrétion. Je ne comptais sur aucun décorum.

J'avais tort.

Le secrétaire local du Partia décidé de me traiter non comme un individu, mais comme une puissance étrangère à part entière.

Grand dîner avec tables rondes de huit convives chacune. Mes voisins remplissent mon bol de morceaux choisis. Au moins, je ne m'éclabousse plus en mordant dans les raviolis, j'ai fait mes classes avec Li et Liu. Mais le plus dur est à venir. La tournée des tables, avec toast obligatoire à chacune. Alcool de riz. Ou de sorgho ? C'est raide, en tout cas !

Gan bei !

C'est ce qu'on crie en levant un toast en l'honneur de ses hôtes. J'essaie de prononcer en chinois. Canne-paye ? Camp-paix ? À la dixième table, j'ai du mal à suivre les recommandations de l'interprète. J'arrête de les compter, ces tables.

Représentation théâtrale, enfin. Je parviens à mon siège sans tituber. On m'explique l'action de loin en loin. Ou plutôt l'absence d'action. C'est un opéra « lettré », m'explique-t-on. Pas de danse. Un message. Lequel ? Je cherche à comprendre. L'unique personnage est un mandarin au visage peint en rouge et noir. Bao mian, me dit-on. Je ne fais plus répéter, ce serait vulgaire. Bao mian représente le type même du fonctionnaire loyal. Il chante son aversion pour la flatterie, sa haine des pots-de-vin. De la part de mes hôtes, le symbole est clair. Je comprends l'allusion et je l'apprécie. On me promet une administration intègre.

Mais pourquoi m'accorde-t-on tant d'importance ?

Qui a braqué brutalement un puissant projecteur sur ma petite personne ?

Dans l'océan chinois, je ne suis qu'une goutte d'eau.

Mes projets locaux sont discrets, je n'arrive pas avec mes gros sabots, je danse légèrement sur un tissu de PME.

Malgré moi, je suis devenu un personnage public.

En Chine, tout se sait.

Malheureusement.

Pendant la représentation, je remarque une présence inquiétante. Sur la gauche, une jeune femme est assise sur le même rang que moi. Elle ne me regarde pas. Elle a l'air de ne pas m'avoir remarqué. Mais le fait qu'elle soit là suffit à me glacer le sang. Je la reconnais doublement. Il s'agit de celle qui m'a menacé de son balcon, le poignard Ming à la main ; je n'avais pas vraiment vu son visage mais je suis certain que c'est elle, aucun doute là-dessus. Qui plus est, j'ai déjà fait des affaires avec elle.

Après les derniers applaudissements, je me précipite vers elle. Dans ce lieu public, je ne risque rien. Elle ne peut sortir son poignard Ming :

– Miranda ! Miranda !

– Monsieur Cimballi ! Quelle surprise ! Que faites-vous ici ?

Pas de doute, c'est bien la folle du balcon et c'est bien mon ex-associée. Nous avions acheté un casino ensemble3.

– Vous n'avez guère changé, belle dame. Mais à l'époque, vous étiez nettement moins agressive.

– Agressive, moi ? Mais je cherche à vous aider, monsieur Cimballi.

– En brandissant un poignard ?

– Je veux vous sauver ! une lourde menace plane sur vous ! Vous risquez de mourir d'une minute à l'autre si vous continuez sur votre lancée !

– Mais je ne fais rien d'illégal.

– Pour le Tigre, vous êtes dans l'illégalité la plus totale.

– Qui est donc ce Tigre ?

– Vous êtes trop curieux.

– Vous appartenez à un sinistre groupement d'intérêts cachés ?

– Taisez-vous, voyons. Des oreilles traînent ici. Vous creusez votre propre tombe.

Bizarre qu'une jeune femme aussi belle soit aussi inquiétante.

Je l'entraîne dans un recoin du théâtre :

– Que suggérez-vous pour faire cesser les menaces ?

– Mais vous n'écoutez pas, Franz. Je vous ai signifié clairement, à deux reprises, que vous deviez cesser vos activités dans le textile.

– Et à part ça ?

– Achetez un guide touristique. Il en existe d'excellents. La Chine est un continent qui regorge de richesses naturelles et architecturales. Vous connaissez la Grande Muraille ?

– À part ça ?

– À part ça, vous risquez de trébucher très vite. Plus vite que vous ne l'imaginez.

Ses seins de lait sont toujours aussi excitants. Quel dommage que cette jolie poupée soit passée dans le mauvais camp.

– Et Chang ? Vous allez le libérer ?

– Le Tigre l'a autorisé à rentrer chez lui.

6

Je retrouve Chang une heure plus tard. Il m'attend à l'hôtel. Il semble sonné.

– Qu'est-ce qui s'est passé ?

– Eh bien, c'était comme dans un film. On m'a forcé à monter dans une voiture aux vitres noires, et à l'intérieur, deux hommes m'ont enfilé une cagoule pour que je ne sache pas où j'allais. Quand on m'a découvert le visage, j'étais dans une salle obscure, attaché sur une chaise, éclairé par un projecteur.

– Et ?

– On ne m'a pas dit grand-chose. Un homme s'est approché et m'a arraché un ongle. C'était horrible mais je ne pouvais même pas me tordre de douleur car j'étais entravé. Puis l'homme m'a dit qu'il restait encore neuf ongles à arracher.

– Il ne t'a rien dit d'autre ?

– C'était très concis. Une voix off m'a crié que nous devions cesser séance tenante toute activité dans le textile.

– Sinon ?

– Mes autres ongles seraient arrachés.

– Au moins, c'est une menace claire et nette. Que conseilles-tu de faire ?

– Je n'ai aucun conseil à vous donner, honorable Cimballi. Disons que de mon côté, j'ai décidé de me mettre en retrait, ce qui ne m'empêchera pas de continuer à vous fréquenter de loin en loin. Je tiens à garder mes ongles. Vous ne m'en voulez pas ?

– Nullement. Mais comment vas-tu prévenir nos ennemis que tu as décidé d'accepter leur chantage ?

– Ils m'ont laissé un mail.

Chang sort de sa poche une carte de visite. Je ne suis pas étonné. C'est la même que celle qui m'a été remise.

– Cimballi, je vais vous lire le message que je vais envoyer.

– Je t'écoute.

– C'est avec une vive douleur que j'ai décidé de renoncer à toute activité économique dans le textile. Je suis désormais au chômage technique et j'espère que ça ne durera pas. J'ai transmis votre message à Franz Cimballi, qui en accuse réception.

– Parfait ! Me concernant, tu restes ambigu.

– Et que comptez-vous faire ?

– Puisque tu ne risques plus rien, j'ai décidé de continuer mon commerce. La danse de Cimballi ne peut s'arrêter comme ça, à cause de vagues menaces. Je suis européen, et à ce titre, je ne crois pas à un enlèvement, encore moins à un assassinat. Un Occidental massacré en Chine déclencherait immanquablement une réaction indignée de mon ambassade, ce qui obligerait les autorités chinoises à ordonner une enquête. La mafia n'a pas envie de ça. Tu en penses quoi de mon raisonnement ?

En guise de réponse, Chang se met à tousser.

7

Un mois plus tard, je demande à Li et à Liu de m'accompagner dans ma tournée des manufactures de tissu.

Nous enfilons des costumes blancs impeccables.

Nous sommes tout sourire en arrivant dans le premier atelier.

Poignées de main endiablées.

Je me construis une image de patron lisse et proche du terrain.

En regagnant Hong Kong dans une modeste berline, j'assiste à la sortie des usines dans les villages que je traverse.

Marée humaine.

La cosmogonie chinoise dit que le monde est issu d'un géant : son souffle a produit le vent, ses yeux le soleil et la lune, sa voix le tonnerre, ses puces le peuple chinois.

Mon opération de séduction tous azimuts ne suffit pas. Les ouvriers spécialisés ou non, les couturières, les chauffeurs de camion, les agents d'entretien eux-mêmes doivent être remplacés à un rythme plus endiablé que celui de ma danse. En Chine, on ne se met pas en grève, on arrête de travailler, ce qui n'est pas du tout la même chose. Arrêter de travailler signifie qu'on démissionne de son poste pour aller voir ailleurs. Avec inflation salariale à chaque nouvelle embauche. La main-d'œuvre fait son marché, changeant d'emploi pour profiter des hausses de salaires bien plus rapides que ne le croient les Occidentaux.

Je ne m'y attendais pas.

J'imagine que le Tigre blanc ne se gêne pas pour débaucher mon personnel, en proposant des postes plus attractifs. C'est une autre façon de tenter de me faire couler.

Le mythe du géant et des puces est aussi ancien que l'empire du Milieu. Il cadre parfaitement avec le spectacle des marées humaines, avec le collectivisme de ce pays postcommuniste.

Des puces.

L'image parle d'elle-même.

Les puces sautent d'un endroit à l'autre, sans cesse. Cette main-d'œuvre non rare dont je parlais avec tant d'assurance, où est-elle ? Ai-je trouvé des demi-esclaves applaudissant à mon prétendu modèle social ? Non, non ! Tout ça est fini depuis longtemps. Les Chinois ont cessé d'être des esclaves à la solde de l'Occident. Les grands patrons français imaginent qu'en arrivant en Chine, ils vont faire leur marché d'ouvriers dans la plus grande masse humaine de l'histoire de l'humanité. Ils se mettent le doigt dans l'œil jusqu'à l'estomac. Les travailleurs chinois ont oublié depuis longtemps le collectivisme forcené et totalitaire. Y ont-ils jamais cru ? Ils font leur Révolution en se comportant comme des consommateurs à l'égard de leur patron. Si la main-d'œuvre est non rare, le travail l'est tout autant. En Europe, dans le meilleur des cas, il faut plusieurs mois pour décrocher un poste. Le chômage bat son plein, il est devenu la première préoccupation de peuples anéantis par la crise. Dans la région de Hong Kong, il suffit d'une journée. Je dois donc les séduire, me vendre comme un produit. Je danse pour eux en essayant de faire bonne figure.

8

Deux mois passent. Aucune nouvelle du Tigre blanc. Aucune nouvelle de la belle Miranda. Ont-ils jeté l'éponge ? J'en doute.

Il n'est pire eau que l'eau qui dort.

Je commence à engranger de jolis bénéfices. Non seulement je récupère ma mise de départ, mais je réussis à payer grassement mes collaborateurs et à mettre de l'argent de côté.

Hélas, bientôt, des émeutes éclatent.

J'apprendrai très vite qu'elles sont fréquentes en Chine.

Jamais rapportées par les médias locaux, naturellement. Dans mon atelier numéro 4 de Chaozhou, pas très loin de Hong Kong, un chaudron d'eau bouillante a fui mystérieusement, brûlant à la jambe le fils d'une ouvrière venu lui apporter son déjeuner. Mes installations mettent en danger le fils unique, le seul qu'autorise le Parti. C'est un casus belli. Les travailleurs interrompent le travail sur-le-champ. Des machines sont renversées. Mes camions pas chers voient leurs bâches transpercées de projectiles divers.

Ici, on ne fait pas grève, on casse.

Le lendemain, la direction locale du Partime demande de prendre en charge la rénovation (ou plutôt la création) de la caserne locale de pompiers, en échange de la réhabilitation de mon image écornée auprès de la population. Des cadres communistes me facturent du lobbying, en quelque sorte. L'ironie administrative est plus brûlante qu'un ravioli gorgé de soupe.

Aucun doute. Les mafieux qui me menacent ont ourdi un complot contre moi. Leur code d'honneur leur interdit de s'en prendre à Chang, qui a accepté leur diktat, et ils hésitent à s'attaquer de front à un Occidental, ou aux Chinois américains, en leur arrachant les ongles ou en les décapitant au sabre.

Li et Liu ne rient plus, c'est très mauvais signe. Ils devinent les dessous de l'affaire qui m'emporte comme un bouchon sur la vague. Les seules gommes assez rugueuses pour effacer leur sourire sont des instruments de mort. La dernière fois que j'ai vu leur rictus se relâcher, c'était à San Francisco : nous venions de nous faire attaquer par un hélicoptère de combat4. Et ça n'avait duré que quelques minutes. Une fois relevés, dans mon souvenir, ils avaient goûté un champagne frappé avec leur jovialité coutumière.

À présent, ils me font la tête. Ils sont peu loquaces. Habituellement, je m'en arrange. Leurs quelques mots sont toujours des encouragements. Je décide de voir Chang seul à seul.

Même si Chang a abandonné la partie, il faut qu'il me dise ce que je dois faire. Je suis perdu. Je ne comprends rien.

Dans un anglais parfait, il me signifie deux choses :

1. Il sait tout.

2. Il ne dira rien.

Lui aussi possède un code d'honneur. Il a dit au Tigre blanc qu'il a abandonné la partie, ce qui signifie qu'il l'a

vraiment abandonnée. Il ne reviendra pas sur ce point. Renier sa parole est la pire des choses pour un Chinois. Dans une triade, ceux qui trahissent ne sont pas décapités, ils sont éventrés vivant. C'est le pire des supplices chinois. On attache le condamné sur un poteau, puis on lui ouvre le ventre délicatement, sans toucher à aucun organe vital. Les tripes sont à l'air, mais le supplicié est vivant. On le laisse mourir à petit feu. Cela peut prendre des jours.

Chang a conscience que s'il cherche à m'aider, il risque de mourir de la façon la plus atroce. Mais je dois le faire parler à n'importe quel prix, le forcer à m'expliquer ce qui s'est réellement passé ces derniers jours. La triade du Tigre blanc est-elle à l'œuvre dans le grand désordre qui règne dans mes manufactures ? En Chine, je suis un gamin. Après être arrivé en conquérant, je suis contraint de constater que je n'y connais rien, que tout se ligue contre moi. Les puissances obscures comme les ouvriers. Je me suis comporté en Français néo-colonialiste et j'en paye aujourd'hui le prix.

Nous abandonnons les grands hôtels, je me méfie des oreilles indiscrètes.

L'explication a lieu dans une maison de thé traditionnelle perdue dans le quartier de Wanchai.

Après avoir manipulé les ustensiles en grès de Yixing avec une précision chirurgicale, il finit par prendre la parole :

– Pourquoi avez-vous décidé d'investir dans le textile ?

– Retour aux fondamentaux, retour à la terre ! Nous en avons parlé, non ? Et vous n'avez pas réagi ! Vous sembliez en parfait accord avec moi !

– Ma timidité m'empêchait de vous mettre en garde contre les périls.

– Vous auriez dû.

Chang sourit une fois encore, mais son ton se fait plus sévère.

– Vous avez oublié que le textile était contrôlé par des mafias locales ?

– Je l'ignorais.

– On ne peut rien faire sans elles.

– Je n'ai pas l'intention de conclure une alliance avec le crime organisé et je compte m'enrichir. Ce qui reste de croissance dans le monde n'est-il pas produit par les usines et le marché chinois ?

Chang me rappelle quelques faits historiques :

– Vous avez entendu parler de la guerre de l'opium ?

– Vous semblez sous-estimer ma culture, Chang.

– La Chine a été battue par l'Occident. Cette défaite a été certes une humiliation, mais la Chine a été envahie maintes fois dans son histoire. L'empereur perd le mandat du ciel, des catastrophes arrivent, c'est la même histoire à chaque fin de dynastie : inondations, sécheresses, mauvaises récoltes, soulèvements populaires, invasions barbares, partition du territoire, guerre civile.

– Certes, et donc ?

– La Chine a connu de grands désordres, elle a beaucoup perdu, elle a été humiliée, divisée, et pas seulement par les Occidentaux. En 1820, elle était la première économie de la planète. En 1950, elle ne représentait qu'un pour cent de la richesse car le pays, pillé honteusement par les Occidentaux, était passé à côté de la Révolution industrielle. Aujourd'hui, libérée de ses chaînes, elle est en train de redevenir la première puissance économique.

Cette fois, il rit franchement. Je lui apprendrais volontiers à grands coups de cymbales à ne pas se moquer de moi, si je ne sentais que c'est moi qui ai tout à apprendre de lui.

Il poursuit :

– Aujourd'hui, l'Europe n'a plus de politique colonialiste mais elle est encore une rivale, et une destination pour les émigrants chinois et les espions industriels. C'est si drôle de vous culpabiliser, vous autres Occidentaux !

– Et alors ?

– Une fois arrivé à Hong Kong, vous avez été immédiatement repéré par une mafia locale. Les Chinois n'aiment pas les envahisseurs Occidentaux, mais les triades les détestent !

Je me fais ironique :

– Ah bon ? Je ne m'en étais pas aperçu !

– La triade du Tigre blanc vous a considéré comme un revenant de la guerre de l'opium. Très mauvais, ça !

– Li et Liu ne m'ont pas habitué aux références historiques.

Monsieur Chang baisse les yeux, vaguement gêné.

– Vous avez raison d'avoir confiance en eux, monsieur Cimballi. Ils sont honnêtes, travailleurs, astucieux, ils se décident vite, mais ce n'est pas eux qui vous aideront à comprendre la culture chinoise au-delà des clichés. Ils ont habité San Francisco pendant des décennies.

– C'est pour ça que j'ai fait appel à vous.

– Vous rendez-vous compte qu'ils n'ont pas compris votre jeu de mots sur les eaux parfumées du port de Hong Kong ? Ne le répétez pas, mais voyez-vous, ils font partie de ces émigrés sino-américains que nous appelons fortune cookies.

J'éclate de rire.

– Fortune cookies? C'est affectueux comme surnom, pas insultant. Mais quelle est l'origine de ce sobriquet charmant ?

– Ça ne vous rappelle rien ?

– Si, bien sûr, ces petits gâteaux surprise qu'on vous apporte avec l'addition dans les restaurants chinois. Ils n'ont aucun goût mais ils renferment un petit papier contenant d'un côté une prédiction d'avenir et de l'autre un caractère chinois à mémoriser. Charmante coutume !

– Ce n'est pas une coutume locale. Ces gâteaux ont été inventés à San Francisco, l'usage s'est répandu dans toute l'Amérique, mais il n'a aucun rapport avec l'art culinaire chinois.

Je l'ignorais.

Chang poursuit :

– À présent, vous comprenez le sens du surnom : ils vous paraissent chinois, ils ont les yeux bridés, mais ce sont des Occidentaux. Ils ne vous ont été d'aucun secours pour vous sortir de tous les pièges dans lesquels vous êtes tombé. Ne leur en veuillez pas, ils ont perdu de l'argent eux aussi, mais ils ne sont pas en mesure de mobiliser les connaissances nécessaires à votre réinsertion dans notre céleste économie... Et puis ces costumes blancs, ils les ont portés eux aussi dans les ateliers sans se méfier.

– Nos costumes blancs ont déplu ?

– Le blanc est la couleur du deuil en Chine ! Vos ouvriers savaient bien que vous n'étiez pas en deuil, mais ils ont compris que vos deux associés aux yeux bridés n'étaient pas de vrais Chinois. J'imagine que la triade du Tigre blanc a dû les chauffer juste avant votre passage.

– Chauffer ?

– En Chine, on manipule facilement les masses. Un mafieux a dû dire à vos ouvriers : vous savez, ce sont des Occidentaux, ils ne sont pas d'ici, ils veulent vous exploiter, ils vous transformeront en esclaves...

– Je prône un modèle social respectueux de l'individu.

– Et vous arrivez en costumes de deuil ! Quelle erreur impardonnable ! Les ouvriers ont dû être effarés.

– Pourquoi n'avoir rien dit quand vous nous avez vus partir ?

– Parce que je me suis engagé à rester en retrait...

– Heureusement que vous avez changé d'avis.

– Je n'ai pas changé d'avis. Je veux vous mettre en garde. Vous êtes des Occidentaux entre les mains d'une mafia dont la puissance va vous écraser. Abandonnez le textile !

J'ai beau me moquer gentiment de Li et de Liu quand j'en ai l'occasion, je ne veux pas les accabler. Je mets Chang à l'épreuve.

– J'ai compris ce que vous reprochez à nos amis, mais pourriez-vous me donner des exemples précis d'erreurs que j'aurais commises par moi-même, avec explication et solution, professeur Chang ? Quels sont ces fameux pièges dans lesquels je suis tombé ?

Il ne se laisse pas démonter.

– Par exemple, cette idée de textile, c'est une fausse bonne idée. Vous raisonnez comme tous les Français. Vous pensez que notre pays produit du textile bas de gamme à des prix défiant toute concurrence, parce que vous voyez « made in China » partout. La presse française regorge d'articles qui vont tous dans le même sens... Et avec quel mépris vous nous traitez ! Ah, ces Chinois, ils nous envahissent comme des cafards avec leurs produits bas de gamme bon marché...

– La Chine n'est pas le pays du textile à faible coût ?

– Elle l'est, pour quelque temps encore, mais cette explosion de vêtements cheap qui désole tant les industriels Occidentaux, ce n'est que la queue de la comète, une lueur d'étoile morte : on peut continuer à la voir briller des années après l'extinction de la source.

– J'ai du mal à vous suivre.

– Les salaires que vous trouvez encore faibles progressent vite, vous en avez fait les frais. Qualifiés ou non, les ouvriers jonglent avec les offres d'emploi. Les patrons du textile chinois regardent vers les pays limitrophes, moins développés, pour y installer leurs ateliers : ici, le textile en a pour dix ans, et encore ! Les délocalisations ont commencé vers la Malaisie, ensuite ce sera le Cambodge. Peut-être le Pakistan s'il arrive à se stabiliser politiquement. Les provinces côtières de la République populaire, celles sur lesquelles vous vous êtes précipité comme sur un eldorado quasi vierge, ces provinces sont déjà engagées sur la voie de Hong Kong : elles veulent passer de l'industrie à la gestion de clientèle, se « tertiariser ». Le modèle que vous avez dans la tête appartient déjà au passé. Vous êtes très en retard, honorable Cimballi !

– Pourquoi le Tigre blanc m'en veut, alors ? Je ne comprends pas. Si le textile n'est plus une bonne affaire, je ne les dérange pas.

– Réfléchissez.

– Parce que je cherche à m'emparer des derniers vestiges d'une économie autrefois florissante ?

– Exactement ! L'industrie textile locale s'est considérablement rétrécie depuis vingt ans, ce qui a entraîné une guerre des gangs. Le territoire est devenu tout à coup plus étroit.

– Le Tigre blanc, c'est quoi ?

– Une triade très présente ici. Elle contrôle la quasitotalité des industries textiles de la région, de près ou de loin. Elle aussi a commencé à délocaliser son industrie dans les pays émergents mais sa chasse gardée, c'est Hong Kong et ses environs. Vous êtes arrivé ici comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Le Tigre blanc ne vous laissera jamais en paix !

– Qui se cache derrière ce nom poétique ?

– Tout le monde l'ignore. Les membres de cette institution très cloisonnée ne se connaissent pas entre eux. Elle possède de multiples compartiments indépendants les uns des autres. Pour des raisons de sécurité, un membre connaît quelques membres, qui ne représentent qu'une petite partie de l'ensemble.

– Ils se terrent ?

– Pas du tout ! N'imaginez pas qu'ils vivent dans la clandestinité. En général, ce sont de vénérables bourgeois ayant pignon sur rue. Évidemment, personne ne sait qu'ils appartiennent à la mafia, c'est tout le problème. Les parrains de cette économie parallèle participent à l'économie officielle. Ils en connaissent les moindres rouages. En plus d'être de grands criminels, ce sont des grands économistes.

Les propos de Chang me laissent dubitatifs. Je ne pensais pas me retrouver dans un méli-mélo aussi compliqué : des mafias ancestrales dans un marché ultrachangeant.

Je demande à Chang d'éclairer ma lanterne pas tout à fait chinoise. J'essaie d'en savoir davantage sur l'économie de ce joli pays grand comme l'Europe :

– Pourquoi la Chine n'a-t-elle pas réussi à développer son capitalisme à la façon de l'Occident ?

– Elle n'a pas essayé. Techniquement, ces marchands chinois si riches n'étaient pas dans une position sociale élevée. L'ordre social fondé sur les enseignements de Confucius, seule forme de constitution de la Chine jusqu'au XXe siècle, met les marchands au dernier rang de la société. Les lettrés sont au premier rang, leur connaissance des textes les rend très supérieurs aux autres hommes, ils sont garants de l'ordre et de l'accomplissement des devoirs de chacun. Ensuite viennent les paysans, qui nourrissent toute la population. Puis les artisans, qui fabriquent les biens matériels moins essentiels que la nourriture. Loin derrière viennent les marchands. On les méprise, ils ne fabriquent rien. Quelle que soit leur richesse, ils ne sauraient détenir le pouvoir d'orienter l'évolution de la culture. Leur plus haut espoir n'est pas l'enrichissement dans l'absolu, mais un enrichissement suffisant pour permettre à un de leurs fils d'étudier et de devenir fonctionnaire lettré.

– Mais si les plus savants sont au sommet de la société, comment n'ont-ils pas pu voir venir et encourager le progrès technique ?

– Mais ils l'ont vu venir ! Et ils ont choisi de s'en détourner. Cette élite confucéenne, avec sa culture millénaire, était si occupée de la contemplation de son passé, qu'elle se méfiait des sciences qui ne doivent rien aux rites et à l'histoire. Galilée écrit le grand livre du monde en langue mathématique, les lettrés chinois ont leurs classiques à apprendre par cœur pour passer les concours du mandarinat où triomphent la poésie, les rites, l'histoire ancienne, l'agronomie éventuellement, mais pas les mathématiques, langage du boutiquier. Là-dessus, les puissances Occidentales sont arrivées, puis les Japonais pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis le communisme totalitaire, ce qui n'a rien arrangé.

– Et les mafias ? Quel a été leur rôle ?

– Elles sont mêlées depuis des siècles à une économie sous-développée. Depuis la mort de Mao, la croissance est passée à deux chiffres par an. La Chine cherche à rattraper le temps perdu. Dans ce nouveau paysage, tout a changé, sauf les mafias, dont les structures sont restées les mêmes. Identiques à celles qui existaient sous les empereurs.

– Ainsi donc la Chine avait tout pour prendre le train du développement économique au XIXe siècle. Elle a délibérément choisi de rester sur le quai. La machine à vapeur, le progrès n'intéressaient pas les fonctionnaires lettrés ? Est-ce bien cela ?

– Exactement ! Les ingrédients de la réussite économique étaient là mais ils ont été gâchés par l'archaïsme des lettrés puis par les colons européens, la barbarie japonaise et l'égalitarisme communiste. Aujourd'hui, le libéralisme triomphe dans un pays communiste gangrené par la mafia. Curieux mélange !

Je me souviens que Chang m'avait mis en garde lors de notre premier rendez-vous avec Li et Liu : il doutait que les Chinois soient impressionnés par mes investissements.

Lequel Chang poursuit sa magistrale démonstration :

– Aujourd'hui, notre maison est remplie d'or, de bouches à nourrir, et de bras pour travailler. Le système, autoritaire en politique mais libre en économie, sait en faire usage. Vous comprenez maintenant qu'avec vos idées de textile, vous entrez par la porte de service pour demander un pourboire. Et que ce pourboire est contrôlé par les triades, contre lesquelles vous ne pourrez rien faire. Elles sont plus puissantes que vous. Soit vous décidez de les affronter, et vous mourrez, soit vous leur cédez vos investissements et vous aurez la vie sauve. À vous de choisir.

– J'ai choisi.

– Alors ?

– Je refuse de m'incliner. Je n'ai pas l'habitude de renoncer à la danse. Que les cymbales soient chinoises ou Occidentales, elles m'enivrent.

– Aimez-vous les poignards Ming ?

– Pourquoi parlez-vous de ça ? Vous êtes au courant de ma mésaventure ?

– Juste avant de me libérer, les mafieux m'ont demandé de vous poser cette question. Que vous est-il arrivé ?

Je lui narre la scène de Miranda au balcon.

– Miranda ? Mais comment connaissez-vous son nom ? Elle ne vous a quand même pas montré une pièce d'identité ?

– Je l'ai rencontrée autrefois lors d'un voyage en Chine. Elle est restée très jolie et très attirante. J'ai du mal à croire qu'elle ait accepté de travailler pour la mafia.

– On l'a peut-être forcée. Les triades ne reculent devant rien.

– Que voulez-vous dire ?

– Il est rare qu'un membre de la mafia intervienne directement dans une affaire. L'organisation a recours à des agents extérieurs qui sont payés ou menacés.

– Menacés ?

– On leur enjoint d'accomplir une « mission », sous peine d'être exécutés. C'est peut-être ce qui est arrivé à cette Miranda. Je suppose qu'elle a été recrutée parce que vous l'aviez déjà rencontrée. Cela afin de vous impressionner davantage.

Après un silence, il ajoute :

– Vous avez l'air d'apprécier ses charmes, en tout cas.

Son ironie mordante commence à m'insupporter. Je fais mine de ne pas comprendre.

Sourire à la chinoise.

– Que faites-vous ce week-end ? me demande Chang.

– J'achète deux nouvelles usines. Et vous ?

– Vous n'avez donc pas compris ?

– Non.

– Franz, pour l'amour du ciel, faites-moi confiance !

10

Chang préfère quitter le navire. Il m'annonce qu'il se rendra ce week-end sur les tombes de ses ancêtres, en Chine centrale, dans le Shanxi. Au moins il ne sera pas menacé, me dis-je. Il est préférable pour lui de s'éloigner de ce champ de bataille qu'est devenu Hong Kong.

J'ai l'intention de rencontrer un homme politique local dans un bâtiment officiel du centre de Hong Kong. Il m'a promis sa protection en échange d'une commission, quelques milliers de dollars, une peccadille vu les sommes en jeu. Je compte lui parler des menaces pesant sur moi. On verra.

En fin de matinée, je me rends en taxi jusqu'au bâtiment en marbre blanc datant de l'époque coloniale.

Le taxi me laisse sur une place grouillante de monde. À peine a-t-il redémarré qu'une grosse voiture aux vitres fumées s'arrête près de moi. Une vitre s'ouvre. Un homme gras de type indien m'adresse la parole :

– Monsieur Cimballi ?

– Non.

– Votre ami Chang se trouve à l'intérieur. C'est lui qui vient de me dire que vous étiez Franz Cimballi.

– Chang est Partien province.

– Rassurez-vous, j'ai eu le temps de le rattraper à l'aéroport.

– Il est venu spontanément ?

– Quand il a su que le grand maître voulait le rencontrer, il a obtempéré tout de suite.

À ce moment-là, la fenêtre arrière de la voiture s'ouvre. Chang apparaît, blanc comme un linge.

– Franz, il faut venir.

– Sinon ?

– Refuser de rencontrer celui qui vous attend équivaut à une condamnation à mort.

– J'ai un rendez-vous important. Je viendrai après.

– Le grand maître n'attend pas, Franzy.

Bigre, s'il se met à m'appeler Franzy, la situation doit être grave.

À contrecœur, je m'installe sur la confortable banquette aux côtés de mon ami chinois.

La voiture démarre, elle roule une bonne demi-heure, puis s'arrête sur Cat Street, la rue des truands de Hong Kong, devant un immeuble lépreux.