J’aurais pu donner pour titre à cette conférence « Spectres de Sartre », tant, je crois, la figure et le nom de celui qui préfaça d’un texte intitulé « Orphée noir », en 1948, l’Anthologie de la poésie noire publiée par Senghor, avant de récidiver en 1961 en présentant – et donc en soutenant – Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, semblent hanter la vie intellectuelle d’aujourd’hui comme une présence déniée, refoulée, occultée, mais insistante, et se rappelant à nous dans les interstices mêmes de ce refoulement et de cette dénégation. Je suis toujours frappé, en effet, de voir à quel point l’œuvre de Sartre semble avoir été oubliée aujourd’hui, et surtout de voir à quel point, à l’inverse, celle de Lacan semble avoir survécu à l’épreuve du temps. Si Foucault avait raison de les décrire comme des « contemporains alternés » dans la longue période au cours de laquelle leurs démarches respectives se développèrent et se déployèrent, on a vraiment l’impression désormais que cette contemporanéité n’est plus à l’ordre du jour ; ou, en tout cas, que l’alternance a joué en faveur de Lacan, devenu une référence centrale d’une bonne partie de la pensée critique contemporaine, quand celle de Sartre apparaît comme l’incarnation de tout ce que cette modernité travaille à rejeter. C’est toujours pour moi un grand motif d’étonnement, et j’ai essayé d’expliciter cet étonnement dans plusieurs des ouvrages que j’ai publiés au cours des dernières années, et tout particulièrement dans Une morale du minoritaire en 2001 et dans Échapper à la psychanalyse en 2005. L’un n’a cessé de mettre en question l’ordre établi, l’autre n’a cessé de le soutenir et de se donner pour tâche d’en définir ou plutôt d’en établir et, chaque fois qu’elles semblaient menacées, en rétablir, les fondations. Après tout, on peut se demander pourquoi l’auteur qui s’interrogeait, en 1952, dans Saint Genet, sur la constitution de l’homosexuel comme sujet de son regard et non plus comme simple objet constitué par le regard des autres a fini par être perçu comme un penseur attardé dans le passé de la pensée et de la théorie, quand celui qui, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, en était encore, dans son Séminaire, à déplorer que les psychanalystes ne réussissent pas à guérir les homosexuels de leur homosexualité et à proposer à ses auditeurs des clés pour y parvenir, puisse être considéré comme l’instaurateur d’une modernité théorique à laquelle nous devrions tous adhérer sous peine, si on ne s’y résout pas, de passer pour quelqu’un qui ne sait pas se hisser au niveau de la théorie – et dont les écrits seraient donc sous-théorisés – ou qui reste englué dans de vieilles formes de pensée qu’auraient rendues caduques les avancées lacaniennes.
Pourtant, s’il est exact, comme le dit Derrida dans un des textes repris dans son volume Résistances. De la psychanalyse, que toute la pensée française des années 1960 est passée par une explication avec Lacan (et c’est vrai, évidemment, de Foucault, de Deleuze et de Derrida lui-même), il me semble important d’ajouter que presque tous également (peut-être à l’exception de Derrida) ont, après Mai 68, rompu avec le lacanisme qui avait pu les inspirer (pensez à ce qu’ont écrit Deleuze et Guattari dans les années 1970, ou à l’entreprise foucaldienne d’une Histoire de le sexualité, dont le projet est tout entier tendu par une véritable passion antipsychanalytique et notamment anti-lacanienne). Vouloir annuler ce mouvement des années 1970 revient, je crois, à annuler l’effet de Mai 68 dans la pensée, mouvement que je caractériserais comme un refus des transcendances au nom de l’immanence, un refus de la Loi du symbolique au nom de ce que Deleuze et Guattari appellent les « agencements collectifs d’énonciation » ou Foucault l’« insurrection des subjectivités » ou la « création de nouvelles subjectivités ». Je crois avoir amplement montré que, de ses premiers textes du début des années 1930 à ceux des années 1970 en passant, bien sûr, par tout son enseignement des années 1950 et 1960, Lacan a été un penseur foncièrement réactionnaire et, je serais même tenté de dire, un penseur dont la pensée a toujours été réactive, au sens donné par Deleuze à ce mot dans son ouvrage sur Nietzsche, c’est-à-dire qu’elle a toujours été élaborée contre les forces actives de l’affirmation et de la novation : Lacan a toujours pensé en réaction aux mouvements de transformation de la société, que ce soit contre le féminisme et l’émancipation des femmes dans son article de 1938 sur « Les Complexes familiaux » (texte dont les principes fondamentaux et les enjeux politiques sont un antiféminisme et une homophobie déclarés si explicitement qu’il est assez difficile de concevoir que cela puisse échapper à ceux qui le lisent et le citent) ou dans sa réponse à Mai 68 et à ce qui s’est produit dans les années qui ont suivi : le discours lacanien aura consisté à ressasser de manière itérative que la parole subversive est toujours-déjà et à tout jamais prise dans le discours du maître et, au fond, pourrait même n’être qu’une des manières pour le discours du maître de se réaliser et d’assurer son emprise : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez », lança-t-il en 1969 aux étudiants de Vincennes qui le chahutaient.
Le rappel à l’ordre lacanien (ce que les lacaniens désignent comme l’Ordre symbolique, cette Loi fondatrice et indépassable qui institue la Norme à laquelle devraient se soumettre et s’adosser toutes les lois élaborées par le législateur) peut d’ailleurs se lire presque chaque jour, depuis tant d’années, dans les revues et journaux français, où psychanalystes et tenants de la psychanalyse sont venus répéter qu’il n’était pas possible de reconnaître légalement les couples de même sexe avant de venir nous répéter qu’il n’est pas possible de reconnaître légalement la parenté homosexuelle et les familles homoparentales, etc. Le lacanisme n’est assurément pas un humanisme, puisqu’il cherche à dénier le statut de sujet humain à un très grand nombre d’individus qui ne se situent pas dans le cadre de la famille traditionnelle hétérosexuelle et hétéroparentale – ou, plus exactement, de la représentation, de la fiction ou du fantasme de la famille traditionnelle – qu’ils s’efforcent de défendre et de maintenir – ou plutôt d’imposer comme seul modèle viable (ce qui signifie seul modèle acceptable par eux). Ce sont encore les psychanalystes et notamment les psychanalystes lacaniens qui s’opposent aujourd’hui aux droits revendiqués par les associations transgenres au changement d’état civil sans passer par une opération chirurgicale.
Je sais bien que tout cela doit sembler un peu exotique à des chercheurs anglophones dans la mesure où l’hégémonie discursive de la psychanalyse semble être une particularité française, et qu’il n’y a sans doute guère d’autres pays où les psychanalystes sont invités par les commissions parlementaires, avant l’élaboration des textes de loi, pour dire, pour dicter, pour édicter ce qu’il est possible et ce qu’il est impossible d’admettre dans la société et de reconnaître dans le droit. Il y a quelques jours, un célèbre psychanalyste français, lacanien, a précisément qualifié l’idée de parenté homosexuelle d’« impossible » et même folle et dangereuse puisqu’elle tendrait à faire croire à un enfant que ce qui ressortit au registre de l’absolument impossible serait malgré tout possible. Formulation surprenante dans laquelle ce qui est possible, au sens où il s’agit de formes sociales déjà réelles et installées, vécues par nombre d’individus depuis fort longtemps, est déclaré impossible parce qu’impensable et impensable parce qu’impossible. La folie et le danger me semblent plutôt se situer du côté de ces discours d’interdiction, du côté de cette violence discursive qui est en même temps une violence juridique, sociale, culturelle… Il conviendrait d’ailleurs d’ajouter que l’on a pu voir également des anthropologues disciples de Lévi-Strauss militer dans les journaux contre la reconnaissance de l’homoparenté au nom d’un ordre structural supérieur qui impliquerait que le fondement même de la faculté de penser, de la raison, de la rationalité, réside dans le pouvoir de faire des différences, et que la différence première et primordiale étant celle que l’on observe dans la perception immédiate entre le corps de l’homme et celui de la femme, nier cette différence dans la filiation serait un défi aux lois de la raison et de la pensée. Par conséquent, l’idée d’homoparenté se heurterait inévitablement aux « butoirs indépassables de la pensée humaine, comme le jour et la nuit », affirmait l’une de ces anthropologues dont les élaborations d’apparence savante sur la différence des sexes comme principe fondateur non seulement du couple, de la parenté, de la famille, de la vie sociale, mais aussi de la faculté de penser, se fondaient sur une homophobie profonde et un rejet de ceux et celles dont les couples et les familles ne s’y conformaient pas. Le plus surprenant dans tout cela, c’est que de tels propos aient pu être prononcés, répétés, accueillis, cités comme des énoncés scientifiques… Que ces absurdités aient pu prospérer au nom de la « science » montre à quel point la science est politique, et à quel point ce que Foucault appelait des dispositifs de savoir/pouvoir est à l’œuvre chaque jour sous nos yeux, dans la vie sociale et dans nos vies quotidiennes.
En tout cas, nous avons là, chez les lacaniens – presque tous – et chez de nombreux lévi-straussiens (fermement désavoués par Lévi-Strauss lui-même, il faut le préciser), un héritage idéologique et politique du structuralisme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il se donne pour tâche de conserver l’ordre social et de s’opposer à l’innovation sociale et à l’invention culturelle et juridique. On voit qu’il y a eu et qu’il y a toujours une tendance du structuralisme (tendance assurément non nécessaire à la démarche structurale en général, mais cependant très marquée dans le champ de la psychanalyse, qui se donne explicitement pour but de montrer quelles sont les lois intangibles qui structurent l’accès de l’enfant au statut de sujet humain, mais beaucoup moins nettement, malgré l’exemple malencontreux que je viens de citer, dans le champ de l’ethnologie, qui se donne pour but d’étudier le fonctionnement des sociétés humaines et des structures qui régissent ce fonctionnement comme un jeu de différences et une série de transformations, et qui surtout évite – ou peut éviter – de se donner pour tâche de prescrire ce que doit être la vie dans les sociétés contemporaines ou d’essayer de les remettre dans le droit chemin quand elles s’écartent de ce que l’ethnologue a pu « observer » sur son terrain d’enquête), une tendance donc à figer le réel et l’imaginaire au nom du symbolique et de ses « règles ». Les théories que l’on a appelées un peu partout dans le monde, sauf en France où l’on n’emploie guère cette expression, « post-structuralistes » ont précisément voulu rompre, après 68, avec cette pensée de la transcendance du symbolique et avec l’impossibilité du changement qu’elle semble désireuse d’instaurer, pour s’intéresser au contraire à tout ce qui ressortit à l’irruption et à l’innovation. C’est une même pensée de l’événement et de l’arrivée de l’à-venir que l’on trouve chez Foucault, Derrida, Deleuze, Guattari, Barthes, Wittig… Dès lors, la théorie du sujet et de la subjectivité ne pouvait être ici que profondément anti-lacanienne. D’où l’intérêt porté par tous ces penseurs aux phénomènes minoritaires et aux singularités que la psychanalyse, notamment lacanienne, cherchait précisément à suturer et à arraisonner.
Vous allez me dire : nous sommes loin de la réflexion sur Fanon qui était annoncée dans le titre. Eh bien non. J’ai lu tout récemment – j’avoue que je ne connaissais pas ce texte –, lorsque est paru en français, il y a quelques mois, le livre d’Homi Bhabha Les Lieux de la culture2, les pages qu’il y consacre à Fanon. Et que le nom de Sartre soit à peine prononcé dans cet essai qui impose de façon dogmatique sur la pensée de Fanon dans Peau noire, masques blancs une grille de lecture lacanienne m’a semblé fort curieux, puisque, si Fanon cite Lacan, il est bien évident que tout son cadre de pensée est sartrien. Et il m’a semblé non seulement injuste, mais presque insupportable que l’on oublie à ce point combien Sartre a été attentif aux questions de la race et du racisme, à la question du colonialisme, à la question de l’exploitation et de la résistance à l’exploitation. Et non seulement il a manifesté très tôt son intérêt et son soutien dans ses écrits, mais il s’est engagé auprès des mouvements de pensée et d’action que le nom de Fanon pourrait symboliser, contribuant ainsi à destituer le sujet blanc de son statut de sujet universel, ce qui était une manière de penser le décentrement du sujet et l’hybridité des identités (puisque ce sont les thèmes que Bhabha entend mettre en avant) de façon assez radicale, de travailler à faire entendre la parole des Autres, de ceux que le monde occidental avait constitué comme ses Autres… Alors que Lacan n’a jamais parlé que du sujet européen blanc, ne s’est jamais préoccupé de savoir si les notions qu’il déployait pouvaient être valides pour d’autres cultures. Ce n’est tout de même pas à Lacan que Fanon a demandé, en 1961, de préfacer Les Damnés de la terre, l’idée en eût même été saugrenue, mais à Sartre, avec qui il discuta de ce livre pendant de longues heures à Rome. J’ai découvert tout récemment la lettre que Frantz Fanon adressa à François Maspero en 1961 pour le presser de demander à Sartre cette préface : « Dites-lui que chaque fois que je me mets à ma table, je pense à lui3. » Ce qui signifie également et surtout : je pense avec lui, c’est-à-dire en lien étroit avec ce qu’il a écrit.
Sartre a d’ailleurs payé au prix fort cette radicalité politique et intellectuelle : s’il est quasiment impossible de parler de Fanon en France aujourd’hui sans se voir accuser de soutenir quelqu’un qui appelait à la violence, la préface qu’écrivit Sartre pèse d’un poids très lourd dans les condamnations qui se réitèrent contre lui en chaque occasion, comme on l’a vu encore récemment, lors du centième anniversaire de sa naissance, en 2005, où tant d’articles dans les journaux vinrent refaire son procès pour avoir écrit ce qui est toujours taxé d’appel au meurtre, ce qui permet évidemment à ses contempteurs d’oublier de combien de morts en Algérie, de combien de morts à Madagascar, de combien de morts… (la liste des pays serait bien longue !) avaient été et étaient responsables l’entreprise coloniale et la répression barbare des mouvements de résistance à l’oppression coloniale par les gouvernements français et européens successifs.
Mais au-delà de cette injustice faite à Sartre (que ce soit dans le domaine de la théorie queer ou celui de la théorie post-coloniale dont je sais que vous êtes nombreux à vous réclamer dans cet amphithéâtre où nous sommes réunis aujourd’hui) par ceux-là mêmes qui devraient lui rendre hommage, que dis-je, l’admirer pour son audace, son courage, sa volonté de penser la multiplicité des regards et des paroles, pour sa mise en question des privilèges discursifs, économiques, sociaux, politiques, juridiques par lesquels l’oppression s’opère et se perpétue, pour son soutien aux révoltes des opprimés, je crois que, tout simplement, on laisse échapper le contenu même des textes et des démarches sur lesquels on prétend s’appuyer, et notamment ceux de Fanon, si on efface ainsi le contexte qui a présidé à leur naissance et leur a donné leur signification la plus profonde et leur portée la plus durable.
Je ne suis pas le premier à rappeler qu’il est difficile d’oublier à quel point la pensée de Fanon s’est développée en référence à celle de Sartre (par exemple, Stuart Hall l’a souligné lors d’un colloque à Londres, il y a une dizaine d’années, ou plus récemment Jean Khalfa et Azzedine Haddour, ce dernier allant jusqu’à s’insurger contre la manière dont Homi Bhabha finit par reprocher à Fanon, au fond, de n’être pas suffisamment lacanien, oblitérant ainsi la démarche propre de Fanon). Or il est bien évident que même si Fanon cite Lacan, à plusieurs reprises, dans Peau noire, masques blancs, le Lacan qu’il cite n’est pas celui auquel on se réfère aujourd’hui, car le texte de Fanon a été publié en 1952, et ceux, peu nombreux, qui lisaient Lacan – qui n’avait pas encore la notoriété à laquelle il accédera au milieu des années 1960 – étaient des spécialistes, comme c’est le cas de Fanon, et le lisaient souvent dans un cadre différent de celui dans lequel on le lira par la suite, je veux dire : dans le cadre de la psychiatrie ou de la psychanalyse existentielle. Lacan n’était pas perçu comme représentant un pôle opposé à la pensée sartrienne ou plus largement à la pensée existentielle, mais comme un praticien dont le travail offrait un ensemble d’aperçus documentaires et de réflexions théoriques à l’intérieur de celle-ci, de la même manière, par exemple, que Simone de Beauvoir pouvait rendre compte élogieusement du livre de Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté dans Les Temps modernes en 1949, en l’intégrant à sa propre démarche.
Je voudrais m’arrêter quelques instants à cette séquence – le tout début des années 1950 – au cours de laquelle Fanon – mais aussi Foucault – écrivirent leurs premiers textes. À ce moment-là dominent sur la scène intellectuelle française d’un côté le marxisme et de l’autre la phénoménologie (avec les tentatives de réconcilier les deux, dont atteste le livre de Tran Duc Thao, Matérialisme dialectique et phénoménologie, qui exerça une influence considérable dans le champ philosophique et que Derrida, étudiant alors âgé de 22 ans, commente et discute dans son diplôme d’études supérieures, en 1952), mais surtout la phénoménologie dans sa version « existentialiste », et je pense bien sûr à l’œuvre de Sartre et à celle de Merleau-Ponty (Merleau-Ponty était professeur à l’université de Lyon, et Fanon a suivi ses cours). Si l’on n’a pas en tête cette importance de la pensée existentialiste, dans ses différentes versions, il est difficile de comprendre Fanon et il est tout aussi difficile de comprendre le jeune Foucault.
L’un des tout premiers textes publiés par Foucault est d’ailleurs sa préface à la traduction française du Rêve et l’Existence de Ludwig Binswanger. Dans cette préface, Foucault s’attache longuement, avant d’en venir à ce qui constitue à ses yeux, à l’époque, le geste singulier et décisif du psychiatre suisse allemand, à commenter successivement un livre de Freud, L’Interprétation des rêves, et un livre de Husserl, les Recherches logiques. Et s’il voit dans ces ouvrages un « double effort de l’homme pour ressaisir ses significations et se ressaisir lui-même dans ses significations », il souligne aussi, et c’est même le point de départ de son propos, que ces deux ouvrages, celui de Freud et celui de Husserl, ont paru la même année, en 1900 : « Il vaudrait la peine d’insister un peu sur une coïncidence de dates4 », écrit-il. Il dira un peu plus loin, après avoir parlé du livre de Freud, que « les Recherches logiques sont curieusement contemporaines de l’herméneutique de L’Interprétation des rêves5 ». Il accorde à cette contemporanéité exacte, quoique, selon ses termes, « curieuse », une signification qui, d’une certaine manière, va lui permettre de présenter Binswanger comme celui qui a réussi à intégrer les apports de ces deux grands penseurs et à dépasser les apories auxquelles aboutissaient leurs élaborations théoriques. Binswanger a donc élaboré sa démarche en ce point où ce que Foucault appelle « la confrontation entre Husserl et Freud » avait abouti à définir des problématiques partielles appelant un pas supplémentaire qui les intégrerait et les dépasserait6.
Si nous nous arrêtons nous aussi aux dates de publication – ce qui est toujours un peu dangereux, bien sûr, car la coïncidence des dates n’est pas nécessairement le signe d’une contemporanéité, et peut même marquer le contraire, par exemple un livre annonçant l’arrivée d’une nouvelle génération ou l’instauration d’un nouveau paradigme et l’autre la continuité d’une présence déjà longue de la génération précédente ou la résistance du paradigme en place, mais ce n’est assurément pas le cas ici, puisque ce sont deux modes de pensée novateurs qui surgissent –, on peut constater que ce texte de Foucault, dont j’ai dit qu’il était l’un de ses tout premiers écrits à être publiés, a paru à peu près au même moment que Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon. Certes, pas la même année : le livre de Fanon est sorti en 1952, la préface de Foucault accompagnant le texte de Binswanger en 1954 (mais il avait été écrit en 1953). En tout cas, nous sommes au tout début des années 1950, et voici que deux jeunes gens font leurs premiers pas sur la scène intellectuelle – Fanon est né en 1925 et il a donc 27 ans lorsque paraît Peau noire, masques blancs, et Foucault est né en 1926, et il en a donc 27 également quand il rédige sa préface, 28 quand le volume est publié. Tous deux sont français, tous deux viennent à peine de terminer leurs études – Fanon à Lyon et Foucault à Paris –, tous deux évoluent dans le domaine scientifique et théorique de la psychologie et de la psychiatrie, et tous deux travaillent, quoique selon des modalités différentes, dans un hôpital psychiatrique. L’un est noir, Martiniquais né à Fort-de-France, hétérosexuel, et l’autre blanc, né à Poitiers, gay, et tous deux sont douloureusement conscients de ce que signifie l’appartenance à un groupe infériorisé, stigmatisé, et éprouvent dans leur vie les effets de cette infériorisation sur la subjectivité des individus et des groupes ainsi soumis à, en même temps que façonnés par, la violence des normes et des hiérarchies sociales (disons : par la force des verdicts sociaux). Et sans doute l’intérêt que tous deux portent à la question de la « folie », de l’aliénation mentale, peut-il être rapporté directement à l’expérience vécue de l’infériorisation sociale de l’un comme « nègre » (c’est le mot par lequel Fanon s’auto-désigne tout au long de Peau noire, masques blancs et que je n’utilise évidemment que comme une citation de son propre discours), de l’autre comme « homosexuel » (c’est le mot qu’emploie Foucault, dans l’Histoire de la folie, notamment).
On pourrait également « insister un peu » sur la curieuse coïncidence qui voudra que les deux grands livres ultérieurs de ces deux auteurs paraissent en 1961, Les Damnés de la terre et Folie et déraison, et que tous les deux y aborderont la question de la « folie » et des « troubles mentaux », et tous les deux pour dire que la folie n’est pas une donnée naturelle et intemporelle, mais toujours le produit d’une société donnée. Mais avant d’évoquer ces œuvres ultérieures, dont Peau noire, masques blancs et la préface à Binswanger marquent les premières étapes, dont on reconnaîtra l’écho évident dans les moments suivants, je voudrais d’abord m’arrêter à ce qui constitue l’élément de contemporanéité des deux textes des années 1950 : c’est que l’un et l’autre s’inscrivent dans une configuration intellectuelle au centre de laquelle se trouvait la réflexion sur « l’homme » telle que l’envisageait l’anthropologie philosophique et tout particulièrement ses émanations dans le champ de la psychiatrie ou de la psychanalyse existentielles.
On trouve bien sûr dans l’introduction de Foucault au livre de Binswanger tout le pathos habituel chez lui en ces années-là sur la dimension tragique de l’existence et toutes les considérations sur l’angoisse qui vont animer ses écrits jusqu’à la préface à la première édition, en 1961, de son Histoire de la folie. Toute la démarche de Foucault ici se déploie sur l’horizon de ce qu’il appelle la liberté fondamentale de l’homme. Il y annonce un ouvrage et déclare : « Un ouvrage ultérieur s’efforcera de situer l’analyse existentielle dans le développement de la réflexion contemporaine sur l’homme ; nous tenterons d’y montrer, en suivant l’inflexion de la phénoménologie vers l’anthropologie, quels fondements ont été proposés à la réflexion concrète sur l’homme. » Mais, dit-il, en parlant de sa préface, « aujourd’hui, ces lignes d’introduction n’ont guère qu’un propos : présenter une forme d’analyse dont le projet n’est pas d’être une philosophie et dont la fin est de ne pas être une psychologie ; une forme d’analyse qui se désigne comme fondamentale par rapport à toute connaissance concrète, objective, expérimentale ; dont le principe enfin et la méthode ne sont déterminés d’entrée de jeu que par le privilège absolu de leur objet : l’homme ou plutôt l’être-homme, le Menschsein7 ». Par conséquent, cette anthropologie n’est pas une spéculation philosophique : « Le thème de sa recherche est celui du “fait” humain si on entend par “fait” non pas tel secteur objectif d’un univers naturel, mais le contenu réel d’une existence qui se vit et s’éprouve, se reconnaît ou se perd dans un monde qui est à la fois la plénitude de son projet et l’élément de sa situation. L’anthropologie peut donc se désigner comme “science des faits” du moment qu’elle développe de manière rigoureuse le contenu existentiel de la présence au monde8. »
Et s’il cite rapidement le « Dr Lacan », dont il ramène d’ailleurs l’analyse du langage comme « élément dialectique où se constitue l’ensemble des significations de l’existence » à une « psychologie du sens9 », il s’attache très longuement, dans la partie du texte où il aborde ce qu’il appelle « l’anthropologie de l’imagination », à discuter le livre de Sartre sur L’Imaginaire.
Évidemment, ce texte de Foucault sonne très heideggérien, quand il affirme qu’il faut, à un moment, abandonner « le niveau anthropologique de la réflexion qui analyse l’homme en tant qu’homme et à l’intérieur de son monde humain pour accéder à une réflexion ontologique qui concerne le mode d’être de l’existence en tant que présence au monde. Ainsi s’effectue le passage de l’anthropologie à l’ontologie dont il se confirme ici qu’il ne relève pas d’un partage a priori, mais d’un mouvement de réflexion concrète10 »).
Cette inspiration binswangerienne se retrouvera assurément dans l’idée d’expérience originaire de la folie telle qu’elle sera encore énoncée dans la préface à l’Histoire de la folie, en 1961. Mais, à ce moment-là, ce n’est plus l’analyse existentielle qui lui fournira son cadre général de pensée (même si la trace en est toujours vive), mais un étrange composé théorique où se mêlent une exaltation nietzschéenne et une rigueur structuraliste (le structuralisme dumézilien, dans lequel il a trouvé la clé méthodologique qui lui permettra de mettre en relation, pour définir la sensibilité morale d’une époque, celle de l’« âge classique », des discours philosophiques et des décisions politiques – les Méditations de Descartes et le décret de création de l’Hôpital général – de la même manière que Dumézil pouvait restituer les soubassements idéologiques d’une société en mettant en évidence la relation d’isomorphie qui permet de rapprocher, par exemple, la structure commune d’un rituel et d’un panthéon religieux). L’idée d’une expérience fondamentale de la folie, qui cohabite ici avec l’analyse historique et structurale de l’exclusion sociale des fous, n’est pas encore devenue, dans la pensée de Foucault, un vestige qu’il désignera comme tel et qu’il reniera au moment de L’Archéologie du savoir. Le structuralisme de Foucault a d’abord été et, je crois, dans une très large mesure, est toujours resté, dumézilien. C’est très net dans l’Histoire de la folie, et lui-même a revendiqué cette « ascendance ». Mais dans Les Mots et les Choses, s’appuyant sur Lacan, Lévi-Strauss, Jakobson, il montre que le savoir contemporain ne s’intéresse plus à l’« homme », mais aux règles, aux structures, aux systèmes. Il tourne donc le dos à l’anthropologie philosophique et met en relation (d’une manière encore très dumézilienne, en articulant l’un à l’autre, dans une même épistémé, des registres différents de discursivité), d’une part, ce qui se passe dans le champ des sciences (la psychanalyse et l’ethnologie et leur référence partagée à la linguistique structurale, constituant des « contre-sciences » qui dissolvent « l’homme ») et, d’autre part, ce qui se passe dans le domaine de la littérature. Mais tout ce livre, qui fait le diagnostic du présent théorique comme moment structuraliste (après tout, le sous-titre du livre est Une archéologie des sciences humaines, et il s’agit pour lui de comprendre en quoi l’actualité instaure une nouvelle épistémé : Foucault se fait donc le philosophe du structuralisme), constitue évidemment une explication avec Sartre et Merleau-Ponty et aussi avec la pensée heideggérienne. C’est donc une explication avec lui-même et son intérêt pour l’« homme », qui peut se lire comme une rupture – tout en étant aussi une synthèse – avec tout ce qui l’avait intéressé auparavant.
On peut parler d’un moment structuraliste de Foucault – il répétera par la suite avec véhémence qu’il n’avait jamais été structuraliste, et la raison, l’une des raisons, au moins, en est sans doute qu’il ne reconnaissait pas ces deux livres comme siens, qu’il ne les assumait plus : ce ne sont pas mes « vrais livres », dira-t-il. Ses vrais livres, ce sont ceux qui ont à voir avec la folie, le crime, la sexualité… c’est-à-dire avec la question du pouvoir, et de la gestion des vies par le pouvoir. Le moment structuraliste de Foucault n’aura donc pas résisté à la vague de Mai 68, qui le rapprochera de Sartre, de la préoccupation politique et de l’inscription de la politique au cœur de la démarche théorique et historique. C’est à cette époque-là qu’il élaborera sa théorie du pouvoir ou, plus exactement, ses théories successives du pouvoir. Et dans ses derniers textes, il reviendra, non pas à une philosophie du sujet, comme on l’a parfois avancé, mais, et c’est tout le contraire, à une réflexion sur la constitution historique du sujet, sur les modes de subjectivation, avec, comme je l’ai dit tout à l’heure, le projet de réfléchir à ce que pourrait être la création de nouvelles subjectivités. Une théorie du sujet qui serait donc le contraire d’une philosophie du sujet. Mais cette éthique de la subjectivité, finalement, nous ramène – et il l’a lui-même senti puisqu’il s’en explique dans la préface à L’Usage des plaisirs – dans des contrées et des paysages qui étaient ceux de l’époque où il s’intéressait à Binswanger, et nous ramène également… à une proximité avec Sartre beaucoup plus grande qu’il n’aurait pu l’admettre.
Et quel est le paysage théorique de Peau noire, masques blancs, en 1952 ? À peu près le même : la référence à Sartre est omniprésente – Fanon cite L’Être et le Néant, « Orphée noir », et surtout Réflexions sur la question juive, texte qui paraît même lui donner son modèle théorique pour penser la « question noire ». Il n’est donc pas possible d’ignorer, comme le fait si massivement Bhabha, que la référence à Lacan dans l’analyse de l’Autre ne peut se comprendre que dans le cadre d’une référence plus générale, et fondamentale, à l’analyse sartrienne du regard d’autrui dans L’Être et le Néant. Il critique Sartre d’ailleurs : si les analyses sartriennes sur l’existence et le regard d’autrui « demeurent exactes », elles sont fausses si on les applique à une « conscience nègre », car « le Blanc n’est pas seulement l’Autre, mais le maître11 ». Sartre avait d’ailleurs rapidement déplacé, après L’Être et le Néant, son analyse de la « honte » du niveau ontologique au niveau social et politique : dans Réflexions sur la question juive, « Orphée noir » et Saint Genet notamment, le regard n’est plus une structure ontologique, mais une structure historique, sociale, politique, et la faculté de « regarder » l’Autre n’est plus pensée comme fondamentalement réciproque. Elle est liée aux positions hiérarchisées et aux structures de la domination.
Le chapitre final des Damnés de la terre est sans doute le plus surprenant. À plus d’un titre ! Car il semble quitter la logique, et le ton aussi, de la déclaration politique qui anime notamment les chapitres sur la violence, pour nous offrir une série de notes – présentées d’ailleurs comme des notes, rédigées dans un style souvent télégraphique – tirées de son expérience professionnelle comme médecin psychiatre. On avait peut-être un peu trop oublié, jusqu’à une date récente – je pense à la parution du livre d’Alice Cherki, Frantz Fazon. Un portrait – que Fanon était psychiatre non seulement de formation, mais aussi de profession, et que son premier livre, Peau noire, masques blancs, avait d’abord été écrit pour être soutenu comme thèse de doctorat de médecine, mais avait été refusé par les autorités universitaires (il ne serait probablement pas mieux accueilli aujourd’hui par l’université française, pas même en sociologie ou en sciences politiques, tant est grand le conformisme censurant et mutilant qui règne dans ces disciplines).
Il s’agissait alors pour Fanon de mettre en œuvre une pratique psychiatrique en situation de guerre coloniale. Et sa démarche qui consiste à réfléchir sur ce que produit le colonialisme, la violence, dans le psychisme des colonisés me semble – mutatis mutandis, bien sûr – similaire à celle de Foucault : il s’agit d’analyser les effets du pouvoir et de la domination sur les corps et sur les « âmes » de ceux qui en sont les objets, les victimes. Et cette volonté de « décoloniser » l’esprit, cette préoccupation politique les rendent, à mes yeux, tous les deux si proches de Sartre, et si éloignés de Lacan, que je peux justifier, pour conclure d’une phrase en respectant le temps qui m’est imparti et que j’ai déjà dépassé : « Sartre, Fanon, Foucault : décolonisation de l’esprit ».