J’ai été très étonné, pendant les débats sur le Pacs, le mariage homosexuel, l’homoparenté, de constater qu’une notion comme celle d’« ordre symbolique » s’était répandue – en général dans des versions vulgarisées à l’extrême et qui reviennent souvent à n’être que des synonymes d’« ordre établi », ou même d’« ordre naturel », voire de « bon sens » – dans toutes les sphères du discours intellectuel et politique, de gauche comme de droite, pour servir d’argument d’autorité contre la reconnaissance juridique pleine et entière des couples de même sexe. Ce qui m’a frappé, surtout, c’est qu’elle était invoquée aussi bien par les personnalistes chrétiens que par les psychanalystes lacaniens (d’un bon nombre d’entre eux en tout cas). À première vue, un tel rapprochement entre des courants intellectuels que tout semblerait devoir séparer, et qui, de fait, se sont longtemps considérés comme radicalement opposés l’un à l’autre, pourrait paraître assez surprenant. Mais si nombre des surprises qui nous ont été réservées par les controverses récentes (et notamment le conservatisme foncier et l’homophobie profonde d’une bonne partie de la gauche intellectuelle et politique qui se sont révélés à cette occasion) ont été soulignées et commentées par les meilleurs observateurs2, l’apparent paradoxe que je voudrais évoquer aujourd’hui semble avoir été assez peu remarqué. Il mérite pourtant qu’on s’y arrête.
Pour les psychanalystes lacaniens comme pour les personnalistes chrétiens, la notion d’« ordre symbolique », telle qu’ils l’utilisent aujourd’hui, semble désigner un ensemble de règles inconditionnées sur lesquelles reposerait la vie même de la société et, plus profondément encore, l’accès des sujets humains à la culture et au langage. Les règles qu’imposerait cet « ordre » ne sauraient être modifiées par ce qui se passe dans la société, puisque, précisément, elles sont les conditions mêmes de la culture et donc de toute vie sociale. Elles constituent un fondement à la fois antérieur et transcendant, qui n’est pas susceptible d’être transformé par l’action humaine : et il ne sert à rien, par conséquent, de lui opposer des réalités sociales ou culturelles déjà existantes, puisque celles-ci ne peuvent suffire à altérer le caractère inéluctable, intangible et indépassable de cette structure structurante, qui, en revanche, semble pouvoir être invoquée pour dire qu’un certain nombre de réalités que nous avons sous les yeux sont tout simplement impossibles, et même impensables, au sens le plus fort du terme, et ne devraient donc pas exister. D’où la nécessité de s’y opposer. Mais par un étrange renversement de l’argumentation, dans la mesure où ce qui ne devrait pas exister existe malgré tout, les mêmes s’inquiètent de voir que les règles structurantes et intangibles, les « grandes références symboliques », comme le dit une idéologue personnaliste mobilisée contre le Pacs, sont menacées par les « revendications frénétiques » des homosexuels, et l’avenir de la civilisation devient dès lors incertain. Ce qui fait qu’on ne comprend plus très bien si ces règles sont instituantes, et donc nécessaires et inéluctables, ou bien s’il faut les instituer, et les défendre contre ceux qui les mettent en question, auquel cas elles perdent ce caractère d’inéluctabilité qui justifie pourtant le fait qu’on veuille y adosser toutes les formes de la vie sociale et qu’on puisse les présenter comme excluant nécessairement un certain nombre de possibilités dans les choix que peuvent opérer les individus et avec eux la société dans laquelle ils vivent.
Les règles semblent se résumer, dès lors qu’il est question de l’alliance et de la filiation (et c’est à peu près le seul domaine où elles sont invoquées), au grand principe fondamental de la « différence des sexes ». Elles exigeraient, par conséquent, que la loi ne reconnaisse pas d’autres formes de relations affectives, d’autres formes de vie familiale ni d’autres modèles de parenté que ceux représentés par le couple hétérosexuel. La filiation ne peut être qu’hétérosexuelle, sous peine de mettre en péril les fondements de la société. Et les enfants qui ne seraient pas élevés dans un tel cadre se révéleraient bientôt – horresco referens – incapables d’accéder au statut de sujet humain – et même au langage articulé.
Il n’est pas utile de s’attarder trop longuement sur ces bavardages pseudo-savants. Ils disent tous la même chose et relèvent de ce que Foucault appelait les discours « ubuesques », c’est-à-dire « grotesques », en donnant un sens très précis à ce terme : le discours ubuesque ou grotesque, c’est le discours d’un expert qui entend exercer des effets de pouvoir au nom d’un savoir, mais qui ridiculise et discrédite ce savoir au moment même où il exerce ce pouvoir, en recourant à un « savoir » qui n’a rien à voir avec aucun savoir… Il s’agit, dans les exemples donnés par Foucault, d’exercer un pouvoir judiciaire au nom d’un pseudo-savoir psychiatrique3. Cette définition s’applique à merveille aux discours que je viens d’évoquer : discours grotesques, ubuesques, qui entendent exercer un pouvoir – juridico-politique – au nom d’un pseudo-savoir dont les énoncés sont tout simplement risibles, aussi risibles que les expertises psychiatriques citées par Foucault, et assénés sur le même ton d’assurance « scientifique ».
Mais ce qui me frappe dans toutes ces interventions à la fois infra-théoriques et éminemment politiques, c’est que l’on y voit se réconcilier des courants que tout avait semblé opposer jusqu’alors. Lacan ne vouait-il pas le plus profond mépris au livre de Ricœur sur Freud (De l’interprétation), qu’il qualifiait de « saleté spiritualiste » ? Il peut sembler paradoxal, en effet, de voir les personnalistes chrétiens communier aujourd’hui avec les lacaniens (pas tous, bien sûr !, mais enfin, presque tous) dans l’invocation de la sacro-sainte notion d’un « ordre symbolique » considéré comme un ensemble de règles régissant la culture et instituant le psychisme4.
Comment les discours des uns et des autres peuvent-ils s’être à ce point rejoints, après s’être tellement opposés ? Par quelle étrange force de dérangement des positions intellectuelles apparemment les mieux établies, la question des droits des gays et des lesbiennes – et plus généralement tout ce qui a trait à l’homosexualité – peut-elle conduire à un tel rapprochement du personnalisme chrétien et du lacanisme, ou du moins d’un bon nombre de lacaniens ? Quel trouble, ou quelle perturbation, provoque donc le mouvement gay et lesbien dans la vie intellectuelle pour que les ennemis d’hier se réconcilient ainsi au nom de la défense du privilège hétérosexuel ?
Je ne vous apprendrai rien, en effet, en vous rappelant que l’opposition du personnalisme au lacanisme, et plus généralement au structuralisme, à l’idée qu’il puisse y avoir des règles qui régiraient les comportements des individus, fut extrêmement virulente dans les années 1960. La mort – conceptuelle – de l’« homme » dans les sciences structurales (celles que Foucault, dans Les Mots et les Choses, appelle les « contre-sciences », qui servent de point d’appui à sa tentative historico-théorique dans ce livre) avait provoqué l’émoi de tout un courant qui se revendiquait de l’« humanisme », de la « personne », et qui n’a cessé de dénoncer (et les auteurs des pamphlets contre la « pensée 68 » ou contre le structuralisme dans les années 1980 et 1990 n’ont fait que répéter ce discours vingt ans ou trente ans plus tard) l’horrible atteinte à l’autonomie et à la liberté de la personne que représentaient à leurs yeux des pensées qui n’accordaient plus le primat au sujet ou à la conscience. S’il n’y avait plus d’« homme », disaient-ils, mais des règles, des structures, des systèmes inconscients régissant le langage ou les comportements, qu’en était-il de la liberté humaine, et qu’en était-il de la « personne », et comment allait-on pouvoir agir politiquement et fonder les « droits de l’homme » ? Ces objections étaient assez absurdes, il faut bien le dire, dans la mesure où l’on ne voit pas très bien en quoi l’action politique serait entravée par le fait que les linguistes étudient les règles du langage ou les ethnologues la structure des mythes, mais, en tout cas, c’est le genre d’arguments qui furent avancés contre la pensée structurale (et qui le sont toujours, par les mêmes ou par leurs descendants, contre la sociologie bourdieusienne, accusée de « déterminisme » et de négation du rôle des « acteurs » sociaux). C’est le projet même des sciences sociales, selon la définition qu’en a donnée Claude Lévi-Strauss, qui se trouvait en fait accusé de n’être qu’une « philosophie du soupçon » attachée à penser qu’il se trouverait une vérité cachée sous les phénomènes, une détermination par des lois, par des règles ou par des régularités assignables, des agents et de leurs actions qui se présentent comme « libres » et transparentes à un regard immédiat. L’idée, par conséquent, d’un « ordre symbolique » régissant la culture et le psychisme humain devrait être, comme elle l’était naguère, étrangère et même insupportable aux personnalistes (dont il est bien évident qu’ils se réfèrent, par-delà ce terme, à une transcendance d’un autre ordre, puisqu’ils se situent toujours dans un horizon religieux : il va de soi que ce qu’ils appellent désormais « ordre symbolique » n’est qu’une manière plus présentable aujourd’hui de parler de loi divine ou de loi naturelle5).
Voici donc que les personnalistes se sont désormais emparés des concepts structuralistes (de l’anthropologie et de la psychanalyse) et, en les transformant en notions idéologiques destinées à l’usage politique (il est vrai que, chez Lacan, les « concepts » étaient déjà des notions idéologiques destinées à l’usage politique), se sont lancés, en faisant alliance sur ce point avec des lacaniens considérant eux-mêmes la psychanalyse comme une doctrine chargée de maintenir la société dans le droit chemin, dans un combat frénétique contre la liberté effective des personnes à choisir leur vie, au nom des règles intangibles, des structures immuables qui régiraient l’esprit humain et la vie en société.
Mais le paradoxe n’est qu’apparent. En réalité, la complicité profonde qui s’est établie entre lacaniens et personnalistes s’ancre dans une longue histoire et, une fois cette histoire rétablie, apparaît plutôt comme relevant de l’évidence. Il suffit en effet de comparer les textes de Lacan et ceux du fondateur de la revue Esprit, Emmanuel Mounier, dans les années 1930 et 1940. On les voit tous les deux obsédés par la perte de virilité des hommes et la dévirilisation générale de la société ; par la nécessité de maintenir une stricte polarité sexuelle entre hommes et femmes ; et par le souci permanent et acharné de lutter avec fermeté contre le fléau de l’homosexualité qui risque de se développer si on laisse se déliter la polarisation des sexes.
Mounier et Lacan ? Les deux font la paire. Ils sont bien accordés. Ils font couple. Et les enfants qu’ils ont engendrés, loin d’être infidèles à l’héritage de leurs pères spirituels (si j’ose dire) lorsqu’ils s’apparient, le font vivre et assurent sa postérité, avec une ardeur dont leurs géniteurs auraient pu être fiers. L’accouplement d’apparence contre-nature, aujourd’hui, des lacaniens et des personnalistes est tout à fait naturel : il est dans l’ordre des choses (cet ordre qu’ils aiment à défendre, et qu’ils défendent si bien, ensemble).
Dans Une morale du minoritaire6, j’ai commenté un certain nombre de textes de Lacan, afin de faire apparaître son projet fondamental comme une tentative de sauver le « Père » mis à mal par les évolutions historiques. J’ai pris comme point de départ un passage du Séminaire sur Les Formations de l’inconscient dans lequel Lacan propose son analyse de l’homosexualité masculine afin de montrer que si on ne « guérit » pas les homosexuels, bien qu’ils soient « guérissables », dit-il, c’est qu’on n’a pas compris que l’homosexualité n’était pas l’effet d’un « œdipe inversé », mais d’un « œdipe normal » : les enfants deviennent homosexuels quand la mère fait la loi au père7.
L’idée de guérir les homosexuels, l’idée même, d’ailleurs, qu’il faille chercher une explication de l’homosexualité doit nous inciter à relire Lacan à partir de ce foyer problématique que l’homosexualité a toujours représenté pour la psychanalyse, et notamment pour lui. Et l’on voit d’emblée que cette préoccupation, chez Lacan, s’articule à la question de savoir qui fait la « loi » dans la famille. L’article de 1938 sur « Les Complexes familiaux… » est particulièrement éclairant, dans la mesure où c’est l’un des tout premiers textes publiés par Lacan, qu’il est rédigé dans un style très clair et que les enjeux culturels et politiques y sont soulignés avec insistance et netteté8. Dans ce texte, il s’agit tout simplement pour lui de mettre en garde contre les ravages que l’émancipation des femmes est en train de produire sur la société : la fin de la « polarisation sexuelle » va entraîner, dit-il, une dévirilisation des hommes, une inversion psychique généralisée dont l’homosexualité n’est qu’une forme extrême. Et si l’homosexualité est si intéressante à étudier (avant et afin de chercher à la guérir) pour le psychanalyste – et pour le « moraliste », ajoute-t-il –, c’est parce qu’elle constitue une sorte de miroir grossissant qui permet de comprendre les mécanismes plus généraux de la dévirilisation à l’œuvre dans la culture des années 1920 et 1930 – mécanismes qui risquent de conduire à la disparition des vrais hommes. En se reportant aux travaux des historien.ne.s de cette époque, il est assez facile de voir contre quoi voulait mettre en garde Lacan : contre les progrès de l’autonomie des femmes. L’arrivée massive des femmes sur le marché du travail pendant et après la Première Guerre mondiale, l’irruption de la « garçonne » dans les années 1920, qui suscita de violentes réactions d’hostilité, puis l’instauration, par le Parlement, au moment du Front populaire, d’une autonomie juridique pour les femmes mariées, la revendication par les femmes de l’accès au droit de vote, constituèrent de véritables traumatismes pour les hommes, qui voyaient progressivement s’écrouler tout ce à quoi ils croyaient et même, plus fondamentalement, la manière dont ils s’étaient constitués en tant qu’hommes. Et c’est pourquoi Lacan entend inscrire son analyse de l’étiologie des « névroses », et de la « grande névrose contemporaine », sous le chapitre de la « carence du père », du « père humilié » (référence explicite, comme l’a souligné Markos Zafiropoulos, à une pièce de Claudel9). La névrose, dit Lacan, vient d’une « atypicité du couple ». Et le couple « atypique » est celui où ce n’est plus le père qui fait la loi (il n’emploie pas encore ce vocabulaire). Il s’agit donc de mettre en garde contre l’effacement de la polarité des sexes – c’est-à-dire la distribution hiérarchisée des rôles – au sein du couple, de la famille et, plus généralement, dans la société puisque c’est cette polarisation qui détermine l’institution du psychisme individuel – et notamment la fabrication d’hommes dignes de ce nom. Cette subversion dangereuse, qu’il attribue à ce qu’il appelle la « protestation virile » de la femme, c’est-à-dire à la femme qui ne respecte pas sa place naturelle dans le couple et la société, doit être combattue. (Il faudrait s’arrêter un instant sur cette dernière expression : « protestation virile de la femme ». Car on ne trouve pas cette idée seulement sous la plume de Lacan : elle est, au contraire, un véritable lieu commun du discours de la psychiatrie – et sans doute de bien d’autres discours. Lacan ne dit donc rien d’original sur ce point.) Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, en 1949, ne manquera pas de faire allusion à cette formule de Lacan lorsqu’elle s’insurgera contre le fait que la volonté d’émancipation et d’indépendance des femmes soit systématiquement décrite, par les psychiatres et les psychanalystes, comme l’affirmation d’une volonté d’imiter les hommes10. La lecture que j’ai proposée de ce texte de Lacan a, semble-t-il, provoqué un certain émoi chez les psychanalystes. En général, la seule réponse a consisté à multiplier les points d’exclamation (du côté des Miller-Milner, par exemple) : « Lacan homophobe, quelle sottise ! » est à peu près le seul argument que l’on m’ait opposé. Comme s’il suffisait d’un point d’exclamation pour se dispenser d’un réexamen sérieux des textes et se prémunir soi-même contre toute nécessité de mettre à l’épreuve ses propres croyances ! Le seul effort de discussion, à ma connaissance, est venu d’Élisabeth Roudinesco (et il faut lui savoir gré précisément d’accepter d’engager la discussion au lieu de se contenter de s’indigner ou de repousser dédaigneusement les critiques). Elle me reproche d’avoir mal lu les textes (mais elle évite soigneusement de prendre en considération les phrases que je citais), d’y avoir vu des choses qui ne s’y trouvaient pas… Dans un entretien publié dans le numéro spécial consacré à l’homosexualité de la revue Cliniques méditerranéennes, elle déclare que j’évoque des liens (qu’elle conteste) de Lacan avec l’Action française, « pour lire a contrario le texte de 193811 ». Mais a contrario de quoi ? Même si Lacan, malgré ce qu’indique clairement la lettre de 1924 de la femme de Léon Daudet à Charles Maurras, n’avait pas (ou pas longtemps) été maurrassien (ce que pourtant même Jacques-Alain Miller reconnaît), est-ce vraiment lire l’article de 1938 a contrario que d’y lire tout simplement ce qui y est écrit ? C’est certes a contrario de la lecture habituellement proposée dans le cercle enchanté des croyants de la religion lacanienne, mais pas a contrario de ce que dit le texte. Élisabeth Roudinesco nous invite, Michel Tort et moi-même, à être « justes, honnêtes et objectifs avec le texte de Lacan ». Mais il me semble que, si l’on se débarrasse du voile de religiosité qui embrume l’approche des écrits de Lacan, il est difficile, je dirais même impossible, de le lire autrement, si l’on veut être objectif. Par exemple : quelles sont donc ces « utopies sociales » auxquelles Lacan nous dit qu’il faut s’opposer, et qui sont responsables de la grande névrose contemporaine, si ce n’est le féminisme et l’évolution historique vers l’émancipation (fût-elle relative) des femmes12 ?
Que le sens de la « polarisation sexuelle » qu’entend défendre Lacan dans le texte de 1938 soit bien celui d’une prééminence du père et de la fonction paternelle, et d’une subordination de la mère à la loi du père, est attesté par de nombreux textes ultérieurs. Lacan va même jusqu’à opposer le père, qui assure l’entrée de l’enfant dans la culture, à la mère, qui le rattache à la nature, le premier étant « le représentant, l’incarnation, d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles », et la seconde étant le « pôle à quoi le sujet est lié par un lien, lui, incontestablement naturel »13. C’est même, semble-t-il, dans cette opposition père-mère, c’est-à-dire culture-nature, que Lacan voit la « situation la plus normativante du vécu originel du sujet moderne, sous la forme réduite qu’est la famille conjugale14 ».
C’est cette polarité « structurante » que Lacan entend préserver. Et l’on peut se demander pourquoi certains veulent absolument protéger Lacan du recours, pour interpréter son œuvre et sa politique, à ce qu’il a écrit, au point qu’il semble presque interdit de lire et comprendre ce que disent des textes comme ceux-ci, dont l’objectif est pourtant évident, et d’ailleurs énoncé comme tel par Lacan lui-même avec une grande franchise et une absolue certitude de soi, pour la raison simple que ce qu’il écrit correspond à la doxa intellectuelle et politique des milieux psychiatriques des années 1920 et 1930, et ne fait que répéter les lieux communs de la culture de son temps contre le féminisme et l’effacement qu’il entraîne de la « différence des sexes ».
J’ajouterai d’ailleurs que cette lecture est confirmée par Lacan lui-même, dans un texte de l’immédiat après-guerre, récemment réédité par Jacques-Alain Miller dans les Autres écrits à la suite de l’article sur « Les Complexes familiaux… ». Lacan y parle de son expérience en tant que médecin mobilisé en 1940. Et il décrit « l’effet macérant pour l’homme d’une prédominance psychique des satisfactions familiales, et cet inoubliable défilé, dans le service spécial où j’étais attaché, de sujets mal éveillés de la chaleur des jupes de la mère et de l’épouse, qui, par la grâce des évasions qui les menaient plus ou moins assidûment à leurs périodes d’instruction militaire, sans qu’ils y fussent l’objet d’aucune sélection psychologique, s’étaient trouvés promus aux grades qui sont les nerfs du combat : du chef de section au capitaine. Le mien ne me permettait pas d’accéder autrement que par ouï-dire aux échantillons que nous avions de l’inaptitude à la guerre des cadres supérieurs. J’indiquerai seulement que je retrouvais là à l’échelle collective l’effet de dégradation du type viril que j’avais rapporté à la décadence sociale de l’imago paternelle dans une publication sur la famille en 193815 ».
Dégradation du type viril liée à la décadence de l’imago paternelle. C’est donc bien de cela qu’il était question dans l’article de 1938. Et que quelques relents de pétainisme idéologique se fassent sentir dans ce virilisme nationaliste et misogyne qui cherche à expliquer la défaite militaire par l’efféminement des hommes me semble peu contestable. Nous ne sommes pas si loin des discours de 1940 attribuant la défaite à la mauvaise influence de Gide sur la jeunesse française.
Michel Tort affirme dans un article retentissant, dans Les Temps modernes, en se référant au livre de Françoise Hurstel qui met en parallèle certains énoncés de Lacan avec ceux de la droite catholique des années 1930, inquiète de la « carence du père », que le projet de Lacan s’inscrivait dans un horizon idéologique fort réactionnaire et caractérisé par une hostilité fondamentale au féminisme, comme les discours d’une bonne partie de ses disciples aujourd’hui le sont par une hostilité au mouvement gay et lesbien (et au féminisme également, d’ailleurs, comme on l’a vu lorsque certains psychanalystes lacaniens se sont opposés à la transmission du nom par la mère en invoquant comme une règle d’évidence – ce qui est « évident » pour eux l’est de moins en moins dans la société – que « la mère transmet la vie, le père transmet le nom »)16.
Dans Une morale du minoritaire, j’ai moi-même affirmé, en suivant Michel Tort et Françoise Hurstel, et en versant au dossier une pièce supplémentaire qui n’avait pas été utilisée jusqu’ici (la lettre de la femme de Léon Daudet à Charles Maurras, en 1924, à propos du jeune Lacan), que le texte de Lacan s’inscrivait dans ce mouvement de réaction de la droite française à la crise de la famille traditionnelle et à la mise en question du rôle du père au sein de celle-ci.
Mais, en fait, cette obsession de la dévirilisation de la société et la hantise, le fantasme de l’efféminement généralisé et donc d’une ressemblance de plus en plus grande de tous les hommes avec les hommes homosexuels (qui, pour Lacan, sont nécessairement efféminés), sous l’effet de la « décadence de l’imago paternelle » comme fondement symbolique de la structuration psychique, n’était pas l’apanage des milieux de droite. Ces craintes étaient partagées par la gauche chrétienne, et ratifiées, confortées, par les psychiatres et psychanalystes de l’époque. C’est donc une des grandes anxiétés des années 1930 qui se donne à lire dans le texte de Lacan. La panique provoquée par les transformations de la famille, l’angoisse liée à la crise de la masculinité induite par les progrès de l’égalité des droits pour les femmes dans les années 1930 (et notamment, je l’ai dit, au moment du Front populaire) et, dès les années 1920, par le traumatisme créé par les « garçonnes », traversaient les frontières politiques et provoquaient de nombreuses réactions idéologiques de la droite à la gauche, dont le familialisme, l’anti-féminisme et l’homophobie semblent avoir été le fonds commun et les caractéristiques majeures (une homophobie qui semblait, et qui semble toujours, aller tellement de soi qu’elle passe le plus souvent inaperçue, alors qu’elle est obsessionnelle, ressassée, et bien antérieure à toute émergence d’un mouvement gay et lesbien organisé ; mais il est vrai que l’œuvre de Gide marquait si profondément les esprits que son influence apparaissait comme responsable de bien des maux et comme devant être exorcisée…).
Je voudrais, pour le montrer, m’arrêter quelques instants à un livre d’Emmanuel Mounier (le fondateur de la revue Esprit) publié en 1946 et intitulé Traité du caractère. C’est un gros ouvrage indigeste d’idéologie christiano-psychologisante, tout au long duquel la psychanalyse est très souvent convoquée, et Freud fort souvent cité au milieu des psychiatres de l’époque, pour définir les cadres sociaux et psychiques de la fabrication des individus normaux.
Le ton est donné d’entrée de jeu : « La famille est notre donnée sociale élémentaire17. » Et, après avoir indiqué qu’elle produit des « complexes et des fixations », Mounier poursuit : « Le complexe le plus courant est celui qui a pour objet le père, la fixation la plus courante, celle qui a pour objet la mère. Réunis chez le garçon, ils forment le complexe d’Œdipe. Cette cristallisation affective est souvent d’indice positif. Normale dans la première enfance, elle doit se résorber ensuite18. »
Pourquoi doit-elle se résorber ? Parce que « la fixation maternelle entraîne le garçon à l’impuissance, elle l’écrase sous une sollicitude excessive qui lui enlève toute initiative, le détourne de la lutte et de l’insertion sociale, en fait pour la vie un être passif, douillet, diminué […]. Imprégné de sensibilité féminine, il peut manquer la crise de virilisation jusqu’au bord des sexualités aberrantes. Parfois, il ne pourra jamais aimer la femme, pour n’avoir pas franchi le seuil de la mère à la femme, ou bien il exprimera la même impuissance par une instabilité érotique, en volant de femme en femme, toujours insatisfait19 ».
Ah, Seigneur ! Prémunissez les garçons de ces « aberrations » que sont l’homosexualité et les partenaires multiples. Je vous fais grâce des passages, pourtant succulents, sur les dangers de l’« athéisme » et de l’« anarchie », produits par la « révolte » des fils contre leur père (que je vous laisse le soin et le plaisir de découvrir par vous-mêmes, si vous avez le courage de vous reporter au texte, ce qui n’est d’ailleurs pas sans importance, puisque ce type de discours a connu un tel regain de vitalité au cours des dernières années qu’il serait assez crucial d’en faire la généalogie), et je poursuis ma lecture :
Le Dr Laforgue a esquissé dans une étude sur les “névroses familiales” quelques processus de transmission aux enfants des déséquilibres des parents ou de leurs mésalliances. Soit un père passif et soumis uni à une mère virile et autoritaire. La mère détourne le garçon de la virilité d’autant qu’avec le père il a sous ses yeux mêmes un modèle de passivité masculine : il glissera vers des formes plus ou moins larvées, plus ou moins affirmées, d’homosexualité, avec une tendance à la dissimulation [dans un monde dominé par les Mounier et Cie, on ne voit pas en effet comment il eût été possible de ne pas chercher à se dissimuler], et un pesant sentiment de culpabilité. La fille est moins menacée, mais elle tend à se masculiniser. Le même glissement vers la fuite du sexe se produit sous le couple père sévère écrasant de sa supériorité une épouse effacée et pleurnicheuse20.
Là encore, nous sommes si proches du texte de Lacan qu’on peut se demander si Mounier ne l’a pas lu. Mais il est plus probable qu’ils ont puisé tous les deux dans le même fonds des traités psychiatriques de l’époque, qui, comme la référence au Dr Laforgue et à quelques autres semble l’indiquer, devaient tous dire à peu près la même chose que Lacan. La menace qui pèse sur les enfants, et qu’il faut donc leur éviter à tout prix, c’est bien l’homosexualité :
La phase de tendance homosexuelle est la plus dangereuse de toutes. L’individu est devant un pas définitif à faire, une adaptation qui lui coûte de gros efforts physiologiques et psychologiques […]. Le léger repli qu’il marque toujours alors dans la recherche homosexuelle est normal, s’il ne se stabilise pas. On le reconnaît, bien qu’il varie énormément en importance d’un sujet à l’autre, à certains attachements passionnés des élèves pour un professeur ou pour un camarade. La masturbation y est très répandue et bien qu’elle doive rapidement disparaître pour ne pas devenir anormale, il est dangereux d’éveiller à son sujet, en un moment aussi fragile, des sentiments de culpabilité accablante21.
Mais il faut, en revanche, tout mettre en œuvre, dès le plus jeune âge, pour que l’homosexualité ne puisse s’installer, en préservant la polarité des sexes, et l’attribution à chacun d’eux de la place, du rôle et des vêtements qui lui conviennent :
Plus tôt le garçon se sentira garçon, et la fille se sentira fille, nous dit le Dr Pichon [en voilà un autre !], plus tôt le premier aura les cheveux coupés et sera habillé en garçon, plus tôt la fille sera en robe, mieux cela vaudra. Les mères ont souvent à ce sujet des aveuglements coupables, et pour de puériles fantaisies, il leur arrive de compromettre définitivement l’équilibre affectif de leur enfant. La mère de Wilde le gardera longtemps près d’elle avec un soin jaloux en lui imposant, jusqu’aux approches de la puberté, des vêtements féminins : on sait ce qu’il en advint22.
Il faut donc que chaque sexe reste à sa place et se conforme à sa « condition », mais aussi que les enfants soient élevés dans l’idée que leurs « conditions » sont nécessairement complémentaires :
Rien n’est plus pernicieux que d’exciter un sexe contre sa condition, ou les sexes l’un contre l’autre, comme font ces mères révoltées qui braquent la sensibilité de leurs filles contre les hommes en général, et ces adultes qui se plaisent à éveiller déjà le mépris réciproque entre petits garçons et petites filles. Les jeux communs ont l’avantage d’apprendre aux deux sexes à s’admettre l’un l’autre et à ne pas chercher à jouer le rôle de l’autre. Les détourner l’un de l’autre pour les « préserver », c’est ouvrir la porte à toutes les anomalies.
Bref, la clé de l’harmonie se trouve dans la complémentarité… et le respect par chaque sexe de sa « condition » et de son « rôle ». Sinon, gare aux « anomalies » ! Et par « anomalie », il entend, bien sûr, car c’est chez lui une véritable obsession, l’homosexualité, que l’on peut, que l’on doit essayer d’éradiquer avant qu’elle ne se développe. Car, nous dit-il, « si l’homosexualité comporte des prédispositions congénitales, elle est loin d’être fatale et des éducations aberrantes en portent souvent la responsabilité23 ».
Il convient, bien entendu, que ceux qui auraient des dispositions congénitales à l’homosexualité soient amenés à les brimer par une éducation répressive. Et c’est à une guerre des parents contre leurs enfants déviants qu’appelle ici Mounier : contre les garçons efféminés et les filles trop masculines, afin de contrecarrer ce qui pourrait se développer en eux si l’on n’y prenait garde. La responsabilité en incombe aux parents.
En effet, conclut-il, « le choix hétérosexuel, contrairement à cette fuite du réel, représente la victoire définitive du principe de réalité, il consacre l’adaptation conjuguée à autrui et au monde extérieur. Tout le caractère en est affirmé24 ».
J’en terminerai ici avec ce Traité de Mounier (en signalant tout de même que ce volume contient quelques considérations tout simplement racistes sur le fait que les Noirs vivent dans le présent alors que les Blancs se projettent dans l’avenir).
Le plus grave dans tout cela, c’est que nous ne sommes pas en présence de textes dont tout le monde s’accorderait à dire qu’ils renferment des vieilleries dépassées depuis longtemps et qu’il vaudrait mieux oublier. Non ! Le Traité du caractère a été réédité en collection de poche en 1974, et il est toujours disponible aujourd’hui (expurgé, cependant, de nombreux passages – et notamment des considérations racistes). Et plus récemment, d’autres œuvres de Mounier ont été publiées dans la même collection de poche, avec des préfaces rédigées par des membres du comité de rédaction de la revue Esprit (Paul Ricœur et un certain Guy Coq, celui-là même qui s’est spécialisé dans les diatribes hystériques et répétées contre le Pacs – il prophétise ainsi la « mort » prochaine de la société si l’on ne prend pas les mesures propres à l’empêcher de tomber sous la « domination » de la « culture gay »25 –, mais qui trouve néanmoins le temps d’écrire des articles sur « La philosophie de Jean-Paul II »). Mounier est présenté par ses préfaciers (en 2000) comme le penseur fondamental de la démocratie à venir. Ils exaltent même sa « force d’attraction26 ». Pour ce qui me concerne, les textes que je viens de citer m’inspireraient plutôt une profonde répulsion. Mais cette attitude éclaire, s’il en était besoin, la conception qu’ont ces gens-là de ce qu’ils appellent la « démocratie ». Et il faut bien avouer que nous sommes un certain nombre à redouter de les voir un jour en mesure de, comme le dit le titre d’un des volumes récemment publiés, « refaire la Renaissance ». Au sens où ils semblent l’entendre, cela reviendrait plutôt à refaire le Moyen Âge, ou le XIXe siècle…
La double archéologie de la pensée lacanienne et de la pensée personnaliste permet de révéler une proximité fondamentale entre les deux courants, liés par un souci commun de lutter contre l’homosexualité et de préserver la cellule familiale comme ciment de la société, et la polarisation sexuelle, la différence des sexes, comme fondement de cette cellule familiale. Peut-être un certain nombre de disciples de Lacan et de Mounier manifesteraient-ils aujourd’hui une plus grande tolérance à l’égard des homosexuels en tant qu’individus ou personnes (ce qui n’est certainement pas le cas de tous, car beaucoup de psychanalystes lacaniens – comme beaucoup de ceux qui relèvent d’autres obédiences – considèrent toujours l’homosexualité comme une pathologie, et il en va de même chez les personnalistes, dont l’homophobie primaire est le plus souvent digne de celle de leur maître). Mais les uns et les autres ont déplacé sur le couple homosexuel leur vindicte d’hier contre les homosexuels en tant qu’individus. Ce sur quoi ils s’accordent, c’est sur l’idée d’un ordre transcendant qui impose à la société les « règles » qu’elle doit suivre. Et si les personnalistes parlent aujourd’hui le langage lacanien de l’« ordre symbolique », c’est pour évoquer cette « transcendance » en évitant de donner à leur politique une coloration trop évidemment religieuse. C’est une stratégie déjà mise en œuvre par Mounier. Commentant Mounier, et la référence à « un ordre hiérarchique de valeurs », Ricœur évoque ainsi « la transcendance verticale, que Mounier tenta toujours de maintenir dans l’indécision, afin de ne point contraindre les personnalistes à choisir entre la lecture chrétienne et la lecture agnostique », ces deux versions étant, hélas, attaquées ensemble par le « nihilisme »27. Il va de soi que cette manière de laisser dans l’indécision la transcendance à laquelle s’adosse le personnalisme est assez relative, tous les textes de Mounier étant de toute évidence ancrés dans le sol, ou plutôt dans le ciel d’un discours profondément religieux, et il ne cesse de délimiter la portée de l’« engagement » qu’il appelle de ses vœux par la nécessaire référence à un « ordre » de « valeurs supérieures » dont il n’est pas difficile (on le voit aujoud’hui) de savoir de quelle nature elles sont, et quelles limites sociales, culturelles, juridiques elles imposent28. Ricœur est d’ailleurs en général plus explicite, quand il affirme à longueur d’articles et d’interviews que la politique doit se ressourcer au religieux, et que les valeurs auxquelles se réfère le personnalisme sont évidemment adossées à celles de la religion29.
Et si les lacaniens disent très exactement la même chose que les personnalistes, c’est tout simplement que la notion d’ordre symbolique, telle qu’elle a été forgée par Lacan et remaniée par Pierre Legendre (car les personnalistes ne citent pas directement Lacan, mais se réfèrent abondamment à Legendre, qui a assuré la médiation entre la pensée lacanienne et l’idéologie personnaliste), n’est rien d’autre qu’une version (à peine) sécularisée de la « transcendance verticale » de Mounier.
De tout ceci, il ressort clairement que la question de l’homosexualité est inscrite au cœur même des deux doctrines, celle de Lacan et celle de Mounier, et le souci de déterminer les moyens, les recettes, pour l’éradiquer et maintenir l’ordre hétérosexuel fait partie intégrante et constitutive des deux projets intellectuels. Il s’agit de maintenir la bonne santé de la société en garantissant son hétérosexualité.
Et de même que la crise de la famille et de la masculinité provoquée par les transformations du travail, par le déplacement qui en découla de la frontière entre les sphères spécifiquement masculine et féminine (le travail et le foyer, l’extérieur et l’intérieur, le public et le privé…), par la revendication féministe d’un droit d’accès à la politique et au vote, avait entraîné un violent mouvement de réaction idéologique chez Lacan et Mounier parmi tant d’autres, de même la crise de la famille et de la domination masculine (la place du Père dans la polarité Père-Mère), et la crise de l’hétérosexualité suscitée, accentuée ou mise en lumière par la revendication gay et lesbienne ont provoqué dans les années 1990 et 2000 une mobilisation identique et convergente de leurs disciples pour essayer d’entraver, comme l’avaient fait leurs inspirateurs spirituels, les bouleversements historiques en cours.
Ce qui d’ailleurs conduit les uns et les autres non seulement à dénoncer la menace homosexuelle, mais à s’en prendre également, dans un mouvement de rejet de plus en plus rétrograde de tout ce qui s’est instauré dans la culture depuis les années 1960, à ce que le féminisme a changé dans la vie sociale et familiale. Si, du côté des psychanalystes, on déplore que le père soit devenu aussi doux que la mère, renonçant au rôle qui lui est imparti (le « nom du père », c’est aussi le « non du père », disent volontiers les lacaniens d’aujourd’hui, manifestant ainsi leur proximité avec les représentations les plus archaïques de la famille hétérosexuelle et de la domination masculine), du côté des personnalistes, une essayiste membre du comité de rédaction d’Esprit a publié un livre contre le féminisme, qui est assurément l’un des plus bêtes et des plus rétrogrades qui aient été publiés au cours des trente dernières années et qui fut, bien sûr, applaudi dans cette revue par l’une de ses idéologues les plus acharnées contre le Pacs et l’homoparenté comme un livre « magnifique »30.
C’est pourquoi il me semble que Félix Guattari avait tort lorsqu’il attribuait la dérive réactionnaire de Lacan et du lacanisme à la fermeture « structuraliste » de la notion d’inconscient, comme le fait également Judith Butler dans un texte récent31. Si, dit-elle, après le structuralisme, une anthropologie s’est faite plus accueillante aux transformations historiques des formes de parenté, il serait nécessaire qu’un même mouvement se dessine au sein de la psychanalyse. Or, il me semble que ce n’est pas, ou pas seulement, le structuralisme qui est en question : Lacan n’est pas encore structuraliste quand il écrit son texte de 1938 sur la famille. Et le tournant structuraliste de sa pensée n’est qu’un tour de passe-passe théorique pour placer dans une structure transcendante (un « ordre symbolique » apparenté à l’ordre du langage), qui précède l’entrée des sujets humains dans la culture et n’est donc pas susceptible d’être atteint par le changement historique, ce qu’il situait, en 1938, dans le registre du social et des structures politiques à défendre contre les « luttes » féministes et les évolutions historiques. Son tournant structuraliste de 1953 ne modifie pas fondamentalement son programme politique. Il est avant tout l’occasion de présenter ce qui relevait d’un projet conservateur comme la pure et simple description de Lois symboliques intangibles, à travers le fonctionnement desquelles l’inconscient apparaît structuré comme un langage, et le langage structuré par la polarité des sexes. En fait, on ne voit pas pourquoi la mise en œuvre d’une psychanalyse structurale, pas plus que d’une anthropologie structurale d’ailleurs, pourrait avoir pour conséquence (et encore moins se donner pour objectif) d’empêcher les innovations sociales en décrétant celles-ci non conformes aux structures immuables de l’esprit humain – comme si l’extrême diversité des réalités humaines n’interdisait pas précisément à l’ethnologue et au psychanalyste de prescrire quelle solution est bonne et laquelle est mauvaise (ce qui risque toujours, on le sait, d’entraîner sur des chemins douteux). Lévi-Strauss, d’ailleurs, souligne que « de nombreuses sociétés pratiquent, à l’occasion même du mariage, la confusion des générations, le mélange des âges, le renversement des rôles, et l’identification de relations à nos yeux incompatibles32 ». Ramener les situations existantes et répertoriées à un petit nombre de règles ne signifie assurément pas que toutes les possibilités ont été épuisées et que de nouvelles seraient impossibles. Le phonologue (auquel Lévi-Strauss compare l’anthropologue) analyse les structures phonologiques d’une langue, il serait absurde qu’il cherche à prescrire comment elle doit ou ne doit pas évoluer (tout au plus peut-il dégager la logique interne des évolutions). On n’a peut-être pas assez remarqué, d’ailleurs, que dans Les Structures élémentaires de la parenté, en 1949, Lévi-Strauss, loin d’exclure l’homosexualité de ses analyses, l’incluait explicitement dans sa modélisation en écartant l’idée que les relations homosexuelles pourraient être invoquées comme des objections à ses démonstrations33.
Bref, le rôle de l’ethnologue (qu’il soit structuraliste ou non, d’ailleurs), et celui du psychanalyste (idem), consiste à étudier, analyser, expliquer ce qui est – certainement pas à décréter ce qui doit être.
Le problème n’est donc pas que la pensée de Lacan ait opéré, à partir des années 1950, un tournant structuraliste. C’est qu’elle ait été, dans les années 1930, si profondément façonnée par l’idéologie psychiatrique, et que celle-ci ait été politiquement si proche de l’idéologie chrétienne la plus attardée : la psychiatrie (et la psychanalyse) a partie liée avec l’ordre familial, comme l’idéologie chrétienne. On conçoit dès lors que ces deux courants se soient également retrouvés dans la dénonciation, souvent haineuse, de la sociologie critique, et notamment de la sociologie critique de la famille et de l’ordre masculin, que précisément ils travaillent à perpétuer. Et si je range ici la psychanalyse avec la psychiatrie, c’est parce que l’on voit bien, dans le cas de Lacan, que les catégories de la psychiatrie des années 1930 (et donc celles de la médecine mentale du XIXe siècle) ont continué de vivre, à peine reformulées, dans la pensée psychanalytique des années 1950 à nos jours. Et aussi parce que la psychanalyse, comme la psychiatrie, est intrinsèquement liée à l’ordre familial. Sa naissance, sa conceptualité, son projet d’élaborer une science du psychisme sont consubstantiels à une réalité familiale historiquement située, dont les retombées psychiques ont été transformées, par les psychanalystes et par le pseudo-savoir qu’ils ont construit autour de ces formes familiales, en principe nécessaires, de la structuration psychique et du « bon » fonctionnement des psychismes individuels et de la vie en société. La psychanalyse est toujours, et fondamentalement, une psychanalyse de la famille. Et loin qu’elle soit obligée d’évoluer avec la transformation actuelle des formes familiales, comme le suggère généreusement Jacques Derrida34, elle s’appuie au contraire sur ses concepts familialistes (c’est-à-dire sur ses concepts tout court, qui sont toujours, à commencer par l’œdipe, adossés, indexés à l’ordre familial hétérosexuel traditionnel) pour décréter que ces changements sont impossibles, impensables et de toute façon néfastes, dangereux, catastrophiques, etc. Mais on peut légitimement penser que, lorsqu’une théorie est incapable de rendre compte de ce qui se passe dans la société, au point de déclarer impossible ou impensable ce qui existe, la conclusion qui s’impose n’est pas qu’il faut changer la réalité ou essayer de l’empêcher d’être ce qu’elle est, mais de changer la théorie ou, si cela se révèle à ce point impossible ou impensable, la remiser dans les poubelles de l’histoire.
Contre les psychanalystes lacaniens (et les autres, bien sûr), contre leurs alliés personnalistes, contre tous ceux qui veulent figer l’ordre des choses, et même le faire revenir en arrière, il faut défendre aujourd’hui les possibilités d’élargir l’espace des modes de vie, d’accroître la liberté des personnes, des couples, des familles, des arrangements affectifs, qui demandent à pouvoir mieux respirer. Contre ces forces conservatrices coalisées, il faut défendre le droit des individus à vivre les vies qu’ils se choisissent et s’inventent. Contre les lois de la transcendance et contre les gourous qui s’en font les interprètes et les promoteurs pour mieux imposer leurs conceptions de la société, il faut affirmer les droits de l’immanence : ce qui passe dans la société et les situations concrètes qui ne cessent de se transformer.