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Comment on s’arrange

La psychanalyse, le couple et les homosexuels1

Les homosexuels peuvent-ils se marier ? Cette question hante aujourd’hui les sociétés occidentales et met en émoi les représentants de certaines disciplines intellectuelles. À commencer par les psychanalystes, qui furent nombreux à se précipiter vers les tribunes médiatiques pour rappeler les dogmes de la « différence des sexes » et de la structuration « nécessairement » hétérosexuelle du psychisme humain et dire, pour cette raison, leur hostilité à l’encontre de la reconnaissance juridique des couples de même sexe, et surtout, bien sûr, à l’encontre de la possibilité pour ceux-ci d’exercer la parenté.

Il est vrai que tous les psychanalystes ne se sont pas enfermés dans de telles attitudes grossièrement normatives et prescriptives. Plusieurs ont même suggéré qu’il serait temps de repenser la psychanalyse à partir des questions nouvelles aujourd’hui posées au savoir par les innovations culturelles et sociales et les mouvements qui les font exister dans l’espace public et politique. Mais, même chez ces psychanalystes progressistes, à l’exception d’un tout petit nombre d’entre eux, la volonté d’accueillir les transformations historiques coexiste souvent avec un souci de conserver le privilège discursif – et politique – grâce auquel ils peuvent se sentir autorisés à définir le sens et fixer les limites de l’innovation. Et si j’ai choisi de m’arrêter aujourd’hui sur le texte d’un psychanalyste, pour le commenter et lui adresser quelques questions, c’est précisément parce qu’il me semble exemplaire de cette démarche, en ce qu’il se présente comme le manifeste d’un aggiornamento de la psychanalyse destiné à amener celle-ci à coller à ce qui se passe dans la société un siècle après Freud, mais qu’il s’arrête à mi-chemin de son projet, pour la simple raison qu’il veut absolument maintenir l’idée que la psychanalyse est une « science » à laquelle reviendrait la tâche de conférer leur « signification » aux transformations historiques.

Dans les quelques paragraphes qui constituent sa contribution au numéro spécial que La Cause freudienne a consacré à « L’inconscient homosexuel », en 1998, Jacques-Alain Miller écrit en effet, avec le sentiment évident de produire une rénovation audacieuse du discours analytique :

Nous vivons aujourd’hui, sur un rythme haletant, aux États-Unis, et plus lentement en France, une période d’extraordinaire plasticité des représentations sociales. C’est une véritable métonymie des significations qui défilent : de l’homosexuel est né le gay, et on en est maintenant à la queer-nation2.

Il poursuit :

Freud avait affaire à un Autre consistant, qui dit non, qui classe, juge, punit, qui invente la catégorie, et essaie ensuite de réprimer, qui s’inquiète de la fréquence, etc. Nous sommes à la fin de ce même siècle et sociologiquement, historiquement, l’Autre n’est plus le même. C’est ce que nous essayons d’appeler L’Autre qui n’existe pas. Dans la mesure même où l’Autre n’existe pas, on trouve à sa place une certaine disposition à la reconnaissance, à l’accueil, d’une façon certes contrastée, hésitante, mais sinon le sens de l’histoire, du moins le sens de l’Autre qui n’existe pas va dans cette direction. Cette reconnaissance signifiante tend à gommer un certain nombre de traits fondamentaux de la perversion.

Ainsi, si l’on comprend bien ce qu’il veut dire, ce grand Autre – c’est-à-dire le monde social avec ses normes et sa force répressive, ce que dans mon propre vocabulaire j’appellerai la puissance des « verdicts » sociaux et des « catégorisations » – aurait perdu de sa vigueur et de sa rigueur depuis l’époque de Freud, s’effaçant peu à peu, au point de ne quasiment plus « exister ». L’Autre qui n’existe pas, cela serait donc un monde social ouvert à l’innovation, en tout cas plus accueillant désormais à ce qui en était autrefois rejeté. Dès lors, ce qui caractérisait la « perversion » comme « perversion » tend à s’estomper. Miller évoque alors la réaction des psychanalystes face à ces transformations sociales. Ils ne peuvent évidemment pas ignorer ce qui se passe dans le monde qui les entoure, et dont, inévitablement, ils entendent l’écho, ne serait-ce qu’en étant confrontés à des gens qui viennent les voir pour leur parler des problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne. Mais les analystes redoutent avant tout les bouleversements que cela ne peut manquer de provoquer aussi bien dans leur pratique que dans leur réflexion théorique :

Les modifications aussi sensationnelles de ce que nous appelons l’Autre ne restent pas sans conséquence dans la pratique analytique. Pourtant, dès lors que nous faisons pénétrer le discours universel dans notre espace de réflexion et que nous le chamboulons, il y a de l’inquiétude, voire de la panique.

Le constat que faire pénétrer la réalité dans la réflexion analytique provoque de l’inquiétude ou de la panique est pour le moins surprenant et mériterait qu’on s’y attarde plus longuement dans la mesure où il en dit long sur l’état actuel (ou sur la vérité profonde) de la psychanalyse. Mais relevons simplement que c’est contre cette inquiétude que Miller entend réagir. Il faut d’ailleurs signaler au passage que c’est l’ensemble de ce numéro de La Cause freudienne qui se donne pour tâche de promouvoir un renouvellement du discours analytique, en s’appuyant à la fois sur ce qu’enseigne l’expérience clinique contemporaine et sur une lecture freudienne de l’actualité afin de coller aux transformations culturelles et sociales provoquées depuis quelques années par le mouvement gay. Dans sa présentation du dossier, la rédactrice en chef de la revue, Catherine Bonningue, le dit très clairement lorsqu’elle désigne ainsi les enjeux de ce numéro spécial : « Quelle était la position de Freud par rapport à l’homosexualité ? Quelles sont les nouvelles normes qui nous viennent des États-Unis en matière d’homosexualité ? Quelle est la clinique actuelle des analystes concernant l’homosexualité ? » Et elle affirme sans ambages : « L’actualité a pris la tête du peloton, suivie de près par une lecture freudienne, qui n’en est que l’envers3. »

Il serait assurément utile, pour tempérer son enthousiasme, de retracer l’histoire des rapports entre la psychanalyse – et notamment de la psychanalyse lacanienne – et le mouvement homosexuel au cours du XXe siècle et jusqu’à nos jours (il faudrait évoquer également ses rapports avec le féminisme). Le tableau serait certainement plus contrasté qu’elle ne feint de le croire et, assurément, pas toujours à la gloire de la psychanalyse et, en tout cas, pas à celle de la psychanalyse lacanienne. Mais je me contenterai, dans le cadre de cet essai, de constater que certains psychanalystes, aujourd’hui, loin de s’effrayer des bouleversements qui interviennent dans la culture, et loin de se faire un devoir de chercher à les entraver, comme l’ont fait la majorité de ceux qui se sont exprimés sur ces questions, veulent au contraire y lier étroitement la démarche analytique elle-même, comme l’endroit et l’envers d’un même processus.

Le geste pourrait paraître salutaire ! On a trop souvent entendu les psychanalystes, en France en tout cas, ressasser des articles de foi et psalmodier des listes de notions qui ne correspondent plus aux réalités d’aujourd’hui (si tant est qu’elles aient jamais été autre chose que des mythologies pseudo-scientifiques). Comment ne pas se réjouir, dès lors, que l’École de la Cause freudienne se donne pour objectif de retrouver le geste inaugural de Freud, qui « ne se voila pas la face devant les conséquences du tout homme est pervers », et de reformuler le savoir analytique en le confrontant à ce qui se passe dans la société ? Il s’agit d’affirmer, ajoute Catherine Bonningue, que « la question fondamentale reste, pris cas par cas, ce que chacun fait de son fantasme fondamental, à savoir tel ou tel choix d’objet d’amour qui se rit de la différenciation du sexe biologique […]. L’analyste, quant au choix sexuel, suspend son jugement. Ce qui permet aux analystes, forts de leur expérience, de soutenir un choix possible pour ledit sujet au-delà de la morale ambiante »4.

 

La psychanalyse aurait donc pour tâche de soutenir les individus dans leur « fantasme fondamental » concernant le choix de l’objet sexuel, et c’est ainsi qu’elle pourrait accompagner les évolutions culturelles et sociales, en s’assignant le noble objectif d’aider les individus à surmonter les problèmes et les difficultés que ne peuvent manquer de faire surgir les modes de vie en rupture avec la « morale ambiante ». Voilà un beau programme, on en conviendra volontiers, dont on pourra simplement regretter qu’il n’ait pas été adopté par toutes les écoles psychanalytiques. Programme qui, d’ailleurs, est sans doute la seule voie possible pour la psychanalyse aujourd’hui, si elle veut relever les défis qui lui sont lancés par des formes de vie sexuelle, affective, familiale, nouvellement advenues à l’existence, ou déjà anciennes mais nouvellement advenues à la visibilité publique ou au débat politique, et qu’elle ne peut continuer d’ignorer ou de condamner sous peine de se retrouver elle-même prochainement ignorée et définitivement condamnée, renvoyée aux oubliettes de l’histoire intellectuelle par des réalités désormais si évidentes et si largement installées qu’elle se ridiculiserait et se ruinerait à vouloir les combattre plus longtemps. On ne voit pas, en effet, comment elle pourrait continuer de faire la guerre à la réalité, et notamment à des réalités visibles et viables, et désormais bien établies, sans risquer de perdre à plus ou moins long terme la crédibilité qui lui est encore parfois reconnue.

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En tout cas, il est évident que ce numéro de La Cause freudienne traduit une nette inflexion du discours lacanien sur l’homosexualité. Nous sommes loin des propos que tenait Lacan lui-même, quand il déplorait qu’on ne sache pas guérir les homosexuels – alors même que, précisait-il, ils sont « guérissables » – parce qu’on n’avait pas, jusqu’à lui, bien compris l’énigme de l’homosexualité, dont il avait l’ambition de donner la clé à ses auditeurs (afin de les rendre plus efficaces dans leur travail de guérison des « pervers » – j’emploie ce mot puisque Lacan a également beaucoup insisté sur le fait que l’homosexualité était et restait une « perversion5 »). Certains de ses héritiers ont donc évolué. Tant mieux. Et il est assez remarquable de voir que l’on assiste aujourd’hui à une tentative de refondation du discours analytique à partir de l’affirmation, très fermement énoncée, que la psychanalyse n’a pas pour fonction de dire la norme et de faire rentrer les individus dans le droit (straight) chemin, mais plutôt d’aider les individus à vivre au mieux leurs désirs et leurs choix.

Aussitôt après avoir annoncé que la psychanalyse devait accueillir les perturbations qui lui viennent de l’extérieur, regarder sans se voiler la face ce qui se produit dans la réalité culturelle et sociale et dans les représentations, Miller se pose la question des « unions du même sexe » : « Il y a sans doute matière à prendre parti du point de vue de la psychanalyse, à se sentir interpellé, comme dirait Boswell, par la question posée par les unions du même sexe. »

Et j’en viens donc au passage sur lequel je voudrais m’arrêter ici et qui s’ouvre sur cette question :

La clinique a-t-elle quelque chose à dire en faveur ou en défaveur de la reconnaissance juridique et sociale du concubinage homosexuel ?

Tous les développements précédents conduisent, on l’aura compris, à une attitude fort accueillante devant la revendication d’une reconnaissance juridique des couples du même sexe. Tout à son souci d’ouvrir la psychanalyse aux nouvelles réalités, aux nouvelles représentations, de « chambouler » la réflexion analytique, Miller énonce très clairement sa position :

À mon avis, il existe, chez les homosexuels, des liens affectifs de longue durée qui justifient parfaitement, selon des modalités à étudier, leur reconnaissance juridique, si les sujets le souhaitent. Savoir si cela doit s’appeler mariage, c’est une tout autre question. Ces liens ne sont pas du même modèle que les liens affectifs hétérosexuels. En particulier, quand ils unissent deux hommes, on ne trouve pas l’exigence de fidélité érotique, sexuelle, introduite pour le couple hétérosexuel par un certain nombre de facteurs – du côté féminin dans un certain registre, dans un autre registre par les exigences du partenaire masculin. Je ne vois pas en quoi l’authenticité du lien affectif pourrait être mise en cause par l’acceptation du partenariat sexuel multiple.

Je ne suis pas qualifié pour inventer le nom, les espèces de reconnaissance sociale et juridique du lien, mais je suis pour – pour avoir cliniquement constaté l’authenticité de ces liaisons entre homosexuels6.

On remarquera tout d’abord que Miller court-circuite la question qu’il a lui-même posée au début de ses considérations sur les unions. Il se demandait en effet si la psychanalyse en tant que clinique avait quelque chose à dire sur la reconnaissance juridique et sociale de ces « unions ». Or, aussitôt après avoir formulé cette interrogation, il se prononce sur ce que la clinique peut dire sur ce point, comme s’il allait de soi qu’elle était fondée à dire quoi que ce soit sur des problèmes qui ressortissent à la politique et au droit. La question de savoir si la psychanalyse est fondée à se prononcer sur des questions juridiques est donc évacuée aussitôt après avoir été posée. Or, même si de nombreux psychanalystes ont considéré, tout au long du débat sur le Pacs, qu’il leur incombait de s’auto-instituer les experts de ce que doivent et ne doivent pas être le couple, la famille, la parenté, et pour exprimer, dans leur immense majorité, leur hostilité – souvent violente – aux innovations culturelles, politiques et juridiques en cours, on peut légitimement se demander si la vocation de la psychanalyse est de dire le droit et de faire la loi7. Que tant de psychanalystes se soient précipités pour répondre à la demande sociale d’« expertise » qui leur était adressée ne signifie pas que leur démarche ait été justifiée, ni que le caractère collectif, disciplinaire, pourrait-on dire, de cette occupation du terrain médiatique et de cette prise du pouvoir culturel et politique puisse valoir comme une légitimation théorique – et non pas simplement comme un symptôme social (et, puisque la plupart de ces psychanalystes se présentent comme des hommes et des femmes de gauche, un symptôme également de ce qu’est devenue la gauche intellectuelle française). J’entends bien que Miller se distingue de la plupart de ses collègues en ce qu’il exprime ici une position très nettement favorable à la reconnaissance juridique. Il a d’ailleurs signé, avec Judith Miller, un manifeste intitulé « Pour une reconnaissance juridique du couple homosexuel », publié dans Le Nouvel Observateur en mai 1996, qui demandait au gouvernement français et aux partis politiques de respecter la recommandation votée par le Parlement européen d’assurer l’égalité des droits entre les couples homosexuels et les couples hétérosexuels (et comme c’est moi qui avais sollicité leur signature, je serais évidemment malvenu de leur reprocher de l’avoir fait).

Il est par ailleurs loisible de penser qu’il n’est pas tout à fait équivalent de se prononcer, du point de vue d’un savoir ou d’une discipline, en faveur de droits nouveaux accordés à de nouvelles catégories d’individus ou de se prononcer contre ces droits. Dans ce dernier cas, il s’agit de faire comme si le savoir permettait d’opérer un tri entre ceux qui peuvent bénéficier des droits et ceux qui doivent en être privés (ce qui revient à dire que le savoir pourrait discriminer entre des groupes à l’égard desquels la société et le droit seraient fondés à entretenir des rapports différents). Dans le premier cas, il s’agit tout simplement de dire que le savoir ne permet pas de faire de telles distinctions, ce qui ne peut donc déboucher que sur l’indifférence du droit devant les différentes sexualités et orientations sexuelles. Par conséquent, ce n’est pas le même rapport qui s’instaure entre un savoir et une prise de position extrinsèque à l’ordre du savoir lorsque ce savoir est invoqué pour élargir l’espace de la liberté possible ou au contraire pour la limiter. Ce ne sont pas des démarches symétriques. Après tout, c’est au nom des enseignements de la psychanalyse que Freud intervenait dans des débats politico-juridiques, lorsqu’il demandait qu’on décriminalise l’homosexualité. Sa prise de position n’aurait pas revêtu la même signification quant à la constitution d’un savoir en tant que savoir, et quant au rapport de ce savoir avec le monde social et avec la vie des individus en société, s’il avait soutenu le point de vue inverse. Mais je n’insiste pas sur ce point, qui relève d’une autre discussion que celle que je voudrais mener ici. Je remarque simplement que Jacques-Alain Miller ne s’arrête pas à la question qu’il soulève, et qui n’est pas sans importance (car, au fond, ce qui est en jeu, c’est la définition même de la psychanalyse, et de sa place dans la société). Mais je remarque surtout que Miller, après avoir court-circuité ce problème majeur, et après avoir émis un avis favorable, au nom de la « clinique », sur la reconnaissance juridique des couples homosexuels, néglige d’aller jusqu’au bout de sa logique égalitaire et progressiste en persistant à vouloir distinguer différents types de cadres juridiques en fonction des différents types de sexualités.

 

On pourrait évidemment s’étonner que Miller prenne comme point de départ le problème du « concubinage » (faut-il reconnaître le concubinage homosexuel ?), pour nous dire, après avoir répondu positivement, que cela ne peut sans doute pas s’appeler « mariage ». Car, même pour les couples hétérosexuels, le « concubinage », pour autant que l’on sache, n’est pas le « mariage ». Il eût été plus logique de poser une double question : faut-il reconnaître le droit au concubinage et le droit au mariage pour les couples de même sexe ? Or la manière dont il formule sa question semble impliquer dès le départ qu’il ne s’agit nullement pour lui de se situer dans une logique de l’égalité des droits, mais d’octroyer une sorte de reconnaissance au rabais, concédée à condition qu’elle reste limitée. Je ne voudrais cependant pas faire un mauvais procès à Miller sur ce point, car son texte date de 1997 et, à cette époque, en France, les associations gays et lesbiennes (ou de lutte contre le sida) en étaient tout juste à élaborer cette revendication de l’égalité des droits, et donc du droit au mariage, et il est évident que Jacques-Alain Miller fait ici référence au projet de loi sur le Contrat d’union sociale, première formulation de ce qui allait devenir le Pacs8.

En tout cas, dans ce texte, Jacques-Alain Miller semble rejeter – encore que ce rejet soit formulé sous forme interrogative – la possibilité du mariage pour les couples homosexuels, alors même qu’il annonce qu’il faut suivre les mouvements de l’histoire et que la psychanalyse doit se modeler sur l’évolution sociale et culturelle, ce qui aurait dû le conduire à ne fermer aucune porte, l’évolution étant, par définition, inachevée et imprévisible. Il est d’ailleurs étonnant qu’il puisse dire qu’il n’est pas qualifié pour définir quel type de cadre juridique pourrait être offert aux couples de même sexe, ni quel nom pourrait lui être donné, alors qu’il s’estime manifestement qualifié pour dire quel type de cadre juridique et quel nom ne peuvent ou ne doivent pas l’être. Ce qui revient à dire qu’il ne se sent pas qualifié pour définir une nouvelle forme juridique, mais qu’il estime l’être pour refuser l’accès aux formes déjà existantes.

 

Mais ce qui est assez nouveau ici, c’est le type d’argument invoqué. Pour expliquer pourquoi il est favorable à une reconnaissance juridique de couples de même sexe, Miller met en avant le fait que ces couples sont capables de sentiments authentiques. Quelle découverte formidable, en 1997, sous la plume d’un psychanalyste, tout armé de son savoir clinique ! Cet argument ressemble beaucoup, même si le ton adopté par Miller est plus mesuré, en tout cas plus sympathique, à tous ces bavardages compatissants et condescendants dont nous avons été récemment accablés sur les homosexuels « capables d’amour » et auxquels, parce qu’ils s’aiment (ou dans une variante tout aussi détestable : parce qu’ils meurent du sida), il serait charitable de concéder quelques droits, mais à condition, bien sûr, de ne pas aller trop loin et de savoir contenir les revendications « radicales » et « extrémistes » des irresponsables qui revendiquent « frénétiquement » l’égalité juridique.

Toujours est-il que, après avoir constaté l’« authenticité des sentiments » que peuvent éprouver l’un pour l’autre les deux partenaires d’un couple de même sexe (et je n’insiste pas sur l’objection qui pourrait lui être immédiatement adressée : depuis quand les droits se fondent-ils sur l’authenticité des sentiments de ceux qui y ont accès ? Comment se constate-t-elle ? Qui en est le juge ?), Miller ne recourt pas à l’argumentation habituellement développée par les psychanalystes, qui cherchent à en limiter les conséquences et à exclure les homosexuels de l’accès au mariage : il ne parle pas du nécessaire respect de la « différence des sexes », il ne brandit pas l’épouvantail de la crise de la civilisation qu’entraînerait inéluctablement la transgression des normes prescrites par l’« ordre symbolique » rendant impossible ou impensable qu’un couple institué par le droit puisse être autre qu’hétérosexuel.

 

D’autres ne se sont pas privés de brandir ces totems. On trouve par exemple un magnifique échantillon de cette invocation de la « différence des sexes » chez André Green, dans Les Chaînes d’Éros. Après avoir exprimé, comme le font de manière rituelle tous les auteurs désireux de refuser l’égalité des droits aux gays et aux lesbiennes, un jugement bienveillant sur le « mouvement d’opinion bien compréhensible » qui tend à combattre les préjugés et l’opprobre dont les homosexuels ont été si longtemps victimes, il en vient à s’inquiéter que cela ne finisse par déboucher sur un « déni de la différence des sexes » :

Il semble bien que les homosexuels ne se contentent pas de faire reconnaître leur choix d’objet mais qu’ils sont amenés à refuser toute différence avec les hétérosexuels. Ainsi revendiquent-ils le droit de se marier et d’adopter des enfants. Ce qui doit être compris comme traduisant un mouvement de balancier après des années et des années de persécution, et sans que l’on puisse affirmer que la réprobation sociale ait pris fin, prend maintenant la forme d’un déni de la différence des sexes. Deux parents du même sexe ou de sexes différents, quelle différence ? L’idée de la nécessité de la double identification pour l’enfant ne vient même pas à l’esprit. Ou alors on prétendra qu’il suffira que l’un des deux parents adoptifs « mime » le sexe qui n’est pas représenté dans le réel pour que cela revienne au même. Les homosexuels paraissent adopter les projections de leurs adversaires. Ils veulent la non-différence avec les hétérosexuels comme s’ils partageaient l’opinion de ces derniers qu’il suffit d’être hétérosexuel pour être normal9.

Le sophisme qui conclut ce galimatias se donne pour un paradoxe ingénieux et un questionnement progressiste. Mais ce n’est qu’une pitoyable ânerie (les Noirs américains qui se battaient pour l’égalité des droits reconnaissaient-ils par là qu’il fallait être blanc pour être « normal » ?) qui n’a d’autre fonction que de masquer la brutalité du propos. Pour André Green, il y a deux différences à préserver : la différence sexuelle dans le couple parental et la différence entre hétérosexuels et homosexuels dans le droit. Il est d’ailleurs amusant de constater que, quand les homosexuels revendiquent leur différence, on leur dit que la « différence » dans la société représente un mal absolu, une destruction de l’architecture nationale, un « communautarisme » affreux et dangereux… et quand ils revendiquent la non-différence (dans le droit), on leur répond que ça n’est pas possible, pas pensable, que ce serait un péril plus grave encore et qu’il est ridicule de leur part de vouloir abolir leur différence avec les hétérosexuels… Il est d’ailleurs permis de se demander ce que, dans un tel cadre de pensée, Green compte faire avec les familles monoparentales : qu’en est-il, par exemple, de la « nécessité » (Comment le sait-il ? D’où lui vient ce savoir ?) de la « double identification », quand il y a un seul parent ? Loin d’être un constat, le mot « nécessité » n’est ici qu’un mot d’ordre politique. L’ordre familial lui-même, dans son ensemble, est un mot d’ordre politique et non une nécessité naturelle. Pierre Bourdieu le dit avec force lorsqu’il commente l’idée avancée par les sociologues de la tradition de l’ethnométhodologie selon laquelle « la famille est une fiction, construite notamment à travers le lexique que nous recevons du monde social pour la nommer ». Il écrit en effet : « S’il est vrai que la famille n’est qu’un mot, il est vrai aussi qu’il s’agit d’un mot d’ordre, ou, mieux, d’une catégorie, principe collectif de construction de la réalité collective » qui prend sa force de la « garantie que lui apportent l’État et la pensée d’État »10. La réaffirmation de ce qu’est et doit être une famille n’est donc qu’un des moments de la pensée d’État à laquelle certaines disciplines « scientifiques » prêtent obligeamment leur concours en cherchant à redonner à l’ordre social sa légitimité en le fondant sur la « nécessité », afin de mieux s’opposer aux mises en question dont ne cesse de faire l’objet la capacité de cet ordre et de cette pensée à se faire passer pour le simple enregistrement des réalités naturelles11. Ces discours qui se réclament de l’autorité scientifique de disciplines (psychanalyse, sociologie de la famille, anthropologie) pour exprimer des opinions politiques ou personnelles (mais socialement partagées) ne sont à l’évidence, en l’occurrence, que des expressions d’une pensée conservatrice, travaillant à maintenir l’ordre établi contre les contestations dont il fait l’objet en rendant au « mot d’ordre » familialiste sa force performative d’institution, ou plutôt de réinstitution, du couple hétérosexuel comme seule forme de couple habilitée à constituer ce qu’il est convenu d’appeler une « famille », et notamment la possibilité (et la possibilité reconnue par le droit) d’élever des enfants.

Le plus cocasse, c’est que Green se permette de qualifier de « positions militantes » la manière dont les homosexuels font entendre leur voix, ce qui semble impliquer que lui-même incarnerait un savoir neutre, qui n’aurait rien de politique, selon le schéma classique en fonction duquel ceux qui défendent l’ordre social seraient des représentants du « bon sens » (en fait la doxa la mieux partagée), de la « raison » ou de la « science », quand ceux qui le contestent seraient des « militants ». Il suffit pourtant de le lire : chaque ligne de son livre est imprégnée d’idéologie ; toute sa démarche est militante. Il est difficile de comprendre, dès lors, comment il peut s’étonner et s’indigner du fait que les gays et les lesbiennes refusent désormais de se soumettre aux « vérités » proclamées par la psychanalyse et lui dénient toute valeur. Et ce qu’il y a finalement de vraiment surprenant dans cette affaire, c’est qu’ils et elles ne s’en soient pas détournés plus vite et plus massivement, après avoir eu sous les yeux tant d’exemples de cet insupportable terrorisme idéologico-politique12.

On voit ici que la question des couples « a-normaux » fonctionne toujours comme un test de Rorschach pour savoir ce que les psychanalystes ont dans la tête. La conception du couple qu’ils aiment à considérer comme « normal » est si figée qu’ils peuvent même se laisser aller à dénoncer comme « perverses » les relations dans lesquelles les partenaires n’ont pas le même âge, le même statut social, le même poids, la même taille… Il suffit de lire ce que le lacanien Jean Clavreul écrivait dans le volume Le Désir et la Perversion, publié en 1967 dans la collection « Le champ freudien », dirigée par Lacan en personne (ce qui devrait empêcher les lacaniens de m’objecter que Green n’est qu’un faux penseur attardé dans ses archaïsmes idéologiques, tandis que Lacan et les lacaniens au contraire, etc.).

Clavreul donne des exemples de ce qu’il considère comme des « couples pervers » :

On voit ainsi l’athlète uni au gringalet, l’intellectuel raffiné avec le rustre inculte, la femme massive liée à l’ange de féminité ; l’alcoolique immoral en couple avec une sainte, le vieillard vicieux et séducteur avec l’innocent impubère, le personnage social respectable avec le voyou. On n’en finirait pas d’énumérer la variété infinie de ces couples étranges qui semblent défier le tiers au moins virtuel qui les observerait, tant leur boiterie, voire leur ridicule sont choquants. Pourtant la signification de telles unions va bien au-delà de cette exhibition, scandaleuse pour le bourgeois, et l’alibi amoureux n’empêche pas de voir que quelque chose d’essentiel de la structure perverse trouve à se soutenir dans ces dissymétries où seule l’ambiguïté la plus radicale permet au pervers de poursuivre un jeu de corde raide, qui laisse toujours deviner la proximité de l’effondrement dramatique13.

À l’évidence, le discours du psychanalyste (malgré la distance, démentie par tout le reste de l’article, qu’il affecte de prendre avec le « bourgeois » scandalisé) n’est guère plus qu’une mise en forme pseudo-scientifique des propos sarcastiques ou injurieux que l’on peut entendre tous les jours dans la rue. Entre la brutalité spontanée des moqueries ou des insultes de la vie quotidienne et la péroraison psychanalytique qui se présente comme une élaboration savante, la différence n’est que de prétention et de lexique. L’étroitesse d’esprit et la normativité aussi agressive que simpliste qui se donnent à lire dans de tels jugements (contre les couples considérés comme « ridicules ») ne peuvent que conduire le lecteur à s’interroger sur la valeur qu’il convient d’accorder aux proclamations de principe toujours réitérées par les psychanalystes selon lesquelles leur entreprise n’aurait rien d’une volonté de rappel à la norme et que la notion de « perversion » ne contiendrait aucune connotation moralisatrice ou répressive. Aussi, quand Clavreul parle d’un goût du « défi » qui caractériserait les couples pervers, il ne fait que décrire – tout en le codant dans les termes terroristes de son système idéologique – le geste d’affirmation que doivent accomplir tous ceux qui sont ainsi l’objet de l’hostilité sociale omniprésente et que les grands prêtres de la normalité analytique ne font que transmuer en discours d’apparence savante (on voit clairement ici comment le « savant » installe son discours comme neutre, non marqué, non situé, universel, tandis que ceux dont il parle sont les objets de l’analyse, de la moquerie, de l’indignation – sans qu’il soit fait, dans ce texte, de différence entre ces trois registres : le psychanalyste est tellement enfermé dans la certitude de détenir la vérité sur les autres, et notamment sur les couples qu’ils forment, et de son droit à les juger, qu’il ne lui vient même pas à l’esprit que le questionnement pourrait s’opérer au contraire à partir de la position de ceux qui sont considérés par lui comme des « pervers », soumis à son arraisonnement discursif et à sa violence diagnosticante, et à qui il refuse le droit de parler en tant que sujet, et que ces derniers pourraient bien produire un diagnostic social, culturel, et politique sur ce qu’est la psychanalyse, et personnel sur ce qu’est le psychanalyste dont la tête est remplie de ces préjugés aussi stupides que grossiers). On notera d’ailleurs que les exemples qu’il donne de « dissymétries » particulièrement ridicules sont souvent, notamment lorsqu’il s’agit des couples d’hommes, des transgressions de classe et que son étonnement devant le couple formé par l’intellectuel raffiné et le rustre n’est pas très éloigné de celui des juges d’Oscar Wilde qui s’indignaient que celui-ci ait pu aimer à passer son temps avec des gens des « basses » classes.

On ne comprend pas très bien pourquoi le psychanalyste pense qu’il devrait y avoir de la « symétrie » dans le couple, mais dans la mesure où, à ses yeux, c’est la « dissymétrie » qui caractérise la perversion (ce qui veut dire que le couple non pervers, celui qui ne serait pas « ridicule », c’est celui dans lequel les deux partenaires sont les « mêmes » – même âge, même poids, même taille, même statut social, même niveau culturel…), on peut se demander si, logiquement, le couple le plus éminemment pervers ne devrait pas être, pour que sa doctrine soit cohérente, celui qui unit un homme et une femme (puisque ce couple est marqué par la différence des sexes). Mais on se doute que ce n’est pas cette conclusion que notre grand savant s’apprête à sortir de son chapeau. S’il n’a pas pensé à l’objection sous cette forme (tant ses structures mentales sont façonnées par la normalité sociale et l’évidence hétérosexuelle), il a malgré tout entendu dire que le couple homosexuel unit « le même au même », ce qui pourrait suggérer qu’il n’y a pas de « dissymétrie »… et donc pas de perversion. Mais ce n’est qu’une apparence par laquelle la psychanalyse ne se laisse pas tromper :

On remarque volontiers que l’homosexualité unit le même au même, que les parties triangulaires [perverses elles aussi, bien sûr !] se jouent généralement indifféremment avec des tiers de l’un et l’autre sexe, que le sadisme se retourne en masochisme, l’exhibitionnisme en voyeurisme, etc. Ce qui est certain. Mais retournement possible ne signifie pas symétrie. Et il convient de noter plutôt combien sont différents l’un de l’autre les partenaires du couple pervers, précisément des couples les plus solides14.

Et que le couple homosexuel soit bien la figure la plus accomplie du couple « dissymétrique », et donc du couple pervers, cela ne fait aucun doute pour cet éminent psychanalyste. Pourquoi ? Parce que – et c’est le seul argument qui sera avancé – Lacan a énoncé cette grande vérité : « Je ne peux manquer de rappeler ici que Lacan, pour son séminaire sur la “disparité subjective”, s’était continuellement référé aux couples homosexuels du Banquet15. » Les couples « homosexuels » du Banquet et les formes grecques de la relation entre personnes du même sexe se voient donc ainsi promus au statut de modèle intemporel non seulement du couple homosexuel, mais aussi de la « disparité subjective » et de la « perversion » ! Quelle bouillie intellectuelle ! Mais puisque c’est Lacan qui le dit !

Et comme le volume collectif dans lequel figure cette contribution de Clavreul à la science du couple pervers est issu d’un séminaire, nous avons droit, en annexe, à la discussion de son texte par ses collègues, qui nous offrent quelques magnifiques échantillons du raisonnement psychanalytique. Dans un tel cadre – ils sont entre eux ! –, ils se laissent volontiers aller à exprimer naïvement leur obsession de la défense de la « différence des sexes », et à tout rapporter au modèle d’une hétérosexualité conventionnelle et normative. Guy Rosolato, par exemple, déclare d’emblée : « La disparité du couple pervers que Clavreul a mise en évidence nous oblige à reprendre cette question de la différence des sexes […]. Cette disparité pourrait, à mon sens, être vue comme le déplacement, la représentation, d’une différence sexuelle qui ne doit pas figurer en tant que telle […]. La différence de culture, d’âge, de religion, de situation sociale peut fonctionner en ce sens. Cette différence serait mise à la place de la différence sexuelle16. »

Ainsi, la perversion se caractérise par le fait qu’un couple se constitue autour d’une différence qui n’est pas celle qui unit normalement le couple normal, à savoir la différence des sexes. Ce qui revient à dire que tout « couple pervers », où la « différence des sexes » est absente « en tant que telle » (on admirera ce « en tant que telle », c’est-à-dire non masquée par des différences plus marquantes), est une version faible du couple pervers par excellence qu’est le couple homosexuel, où la « différence des sexes » n’est pas présente du tout. Et ces assemblages bizarres, même s’ils sont composés de partenaires de sexe différent, dès lors que la différence de taille, de poids, d’âge, de statut social devient plus importante que la différence des sexes dans son aveuglante simplicité, se trouvent rejetés par le regard psychanalytique du côté des anormaux dont la « boiterie » est « ridicule ». Ce que ces couples ont en commun avec les couples homosexuels, c’est que ce qui les caractérise n’est pas d’abord la différence des sexes (qui pour être authentiquement la différence des sexes doit unir un homme et une femme de même âge, même statut social, et de poids et de taille raisonnablement différents selon les critères conventionnels en vertu desquels l’homme doit être plus grand et plus fort), mais une sorte de substitut pathologique à celle-ci, de la même manière que les couples de même sexe sont fondamentalement pathologiques, puisque, précisément, ils n’unissent pas des personnes de sexe différent.

On ne comprend pas très bien en quoi un couple qui unit des partenaires de même sexe serait plus marqué par la « disparité subjective » qu’un couple hétérosexuel, et le propos, aussi arbitraire que circulaire, n’a d’autre fondement que l’argument d’autorité et la certitude qu’il peut être énoncé sans que personne ne se lève pour le désigner comme quelque peu « boiteux », voire « ridicule ». Mais c’est ce même couple homosexuel, trop marqué par la « disparité psychique » pour être un couple normal (parce qu’il ne connaît pas la « vraie » différence, celle des sexes), qui sera, trente plus tard, décrit par les héritiers de cette idéologie psychanalytique comme trop marqué par la « mêmeté », puisqu’il unit le « même » au « même » (car il ne connaît pas la « vraie » différence, celle des sexes), dès lors qu’il s’agira de défendre le monopole juridique de la « différence des sexes » menacé par la revendication d’une reconnaissance légale des « unions de même sexe » et de l’homoparenté. Couple fondamentalement marqué par la « dissymétrie », et donc nécessairement « pervers » aux yeux des psychanalystes des années 1960, couple fondamentalement marqué par la « symétrie » et donc inapte à accéder à la reconnaissance juridique et au droit à la parenté, réservés aux couples régis par la différence, aux yeux de leurs successeurs des années 1990, le couple homosexuel est toujours trop ou pas assez : en fait, il n’est jamais… normal… car il n’est jamais hétérosexuel et il est tellement peu normal qu’il sert même de modèle pour juger et stigmatiser toutes les autres formes de couples hétérodoxes. Il trouble d’ailleurs l’esprit des psychanalystes (comme des juristes, des anthropologues, des « sociologues » de la famille…), au point de les conduire à dévoiler crûment leur inconscient, structuré comme un langage d’une grande simplicité hétérosexiste et homophobe. Cet exemple d’un Clavreul et de ses acolytes pérorant de manière aussi grotesque sur le couple pervers devrait faire réfléchir les psychanalystes d’aujourd’hui (et les « sociologues » de la famille, les anthropologues, etc.) qui se sont donné pour mission de défendre la « différence des sexes » menacée par les homosexuels : dans vingt ans, dans trente ans, et sans doute bien avant, leurs discours auront subi le même effet de vieillissement, et le simple fait de citer ce qu’ils écrivent aujourd’hui provoquera l’hilarité.

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Jacques-Alain Miller n’en est certes plus là (même si l’on trouve encore dans ce même numéro de La Cause freudienne de 1997 quelques exemples de ce que la psychanalyse peut produire de pire quand elle parle des homosexuels, ou, plus généralement, des modes de vie qui ne correspondent pas au modèle du couple hétérosexuel bien assorti, et qui montrent que les psychanalystes sont encore loin d’avoir renoncé à toute velléité de s’ériger en juges des comportements sexuels ou des modes de vie, comme cet article de Colette Soler qui assène que la « psychanalyse exclut toute complicité avec l’éthique du célibataire », catégorie dans laquelle sont rangés pêle-mêle les « homosexuels à la Montherlant », les « abstentionnistes ou les grévistes du sexe », et « certaines femmes hystériques », sans que l’on perçoive très bien pourquoi la psychanalyse devrait se donner pour tâche de combattre les célibataires ou ceux qui n’aiment pas le sexe). Quoi qu’il en soit, Miller semble avoir dépassé le niveau primaire, et assez pathétique, de la ratiocination psychanalyco-homophobe. Il est même très intéressant de constater qu’il essaie de rompre radicalement avec l’hétérocentrisme qui structure l’inconscient non analysé de la grande majorité des psychanalystes – et peut-être de la psychanalyse elle-même. Il se réfère, en effet, à la formule de Lacan selon laquelle l’inconscient est le « lieu de l’Autre » (le mot Autre ici n’a pas le même sens que dans la citation que j’ai donnée plus haut). Et, oubliant un peu vite, mais on le lui pardonnera, que cette affirmation, chez Lacan, avait pour corollaire que « l’Autre, c’est toujours l’autre sexe », Miller nous dit que cette formule avait pour but de souligner que l’inconscient est toujours « hétérogène », et toujours « transindividuel », mais que cela n’impliquait en rien qu’il soit seulement hétéro. L’inconscient est aussi homo, car, dit Miller, « dans l’imaginaire il aime le même, ce que l’on a appelé le narcissisme, ou le choix d’objet narcissique, si bien illustré par le stade du miroir ; dans le réel, il est fixé au même ; dans le symbolique il répète le même. Depuis toujours, on sait que la différence des sexes lui fait problème… ».

Voici donc congédiée, du moins sur le papier, l’idée que le psychisme serait fondamentalement hétéro-structuré (tout au plus regrettera-t-on que ce qui n’est pas hétéro mais homo dans l’inconscient soit pensé à partir de la figure du « choix d’objet narcissique » dans le stade du miroir, c’est-à-dire de l’amour qu’on se porte à soi-même, alors que l’homosexualité, et donc ce qu’il y a d’homosexuel dans l’inconscient, c’est malgré tout l’amour d’un autre – n’en déplaise à tous les psychanalystes de toutes les obédiences confondues –, ou bien à partir de la répétition à l’identique de ce qui est prescrit par le symbolique, ce qui est une étrange manière, en effet, de faire place à l’homosexualité. Bref, si l’inconscient n’est pas toujours hétéro, la prédominance de l’hétérosexualité n’en demeure pas moins toujours réaffirmée).

 

Mais, et c’est une très étrange et très paradoxale conséquence de cette affirmation présentée comme étant destinée à défaire l’hétérocentrisme de la psychanalyse, Miller va nous donner une tout autre définition de ce qu’il considère comme constitutif du mariage, et qui, selon lui, devrait conduire à en réserver l’accès aux couples hétérosexuels. Cette définition, c’est tout simplement l’exigence de fidélité. Elle a de quoi surprendre, et l’on a bien du mal à comprendre comment un psychanalyste peut, en 1997, définir le mariage par la fidélité ou l’« exigence de fidélité » (ce qui n’est d’ailleurs pas la même chose et devrait l’inciter à se demander s’il n’y a pas, dans les couples homosexuels également, une exigence de fidélité, du moins au départ, puis, par la suite, des accommodements, des arrangements, tacites ou formulés, acceptés, négociés ou imposés par l’un des deux partenaires, et d’ailleurs pas dans tous les couples, certains préférant s’en tenir à la fidélité parfaite). Et Miller d’en conclure que seuls doivent avoir le droit de se marier les couples qui sont aptes à se conformer à un tel principe (principe dont on se demande s’il relève de la réalité, de l’idéal, de la représentation publique, de la liste des motifs qui régissaient les possibilités de divorce, etc.) ! Faut-il dès lors refuser le droit au mariage aux hétérosexuels qui n’ont pas l’intention d’être fidèles (je me suis laissé dire que ça existait) ? Ou à ceux qui, en ayant eu l’intention, ne seront pas capables de s’y conformer ? Mais comment le saura-t-on à l’avance ? Et finalement, comment ne pas s’amuser de l’étrange chassé-croisé auquel nous avons assisté au cours des dernières années, où l’on a pu voir les idéologues chrétiens, de droite ou de gauche, de l’Opus Dei à la revue Esprit, en passant par la Conférence des évêques de France, invoquer de manière autoritaire – et totalitaire – les notions d’« ordre symbolique » et de « différence des sexes » pour réglementer le mariage conçu comme le lieu de l’institution normée, normale et hétérosexuée du psychisme humain, quand certains psychanalystes lacaniens en arrivaient à invoquer l’exigence de fidélité dans le couple ?

 

On pourrait évidemment renvoyer Miller à l’histoire, ou, si ces réalités lui semblent trop triviales, à l’histoire de la littérature, qui nous enseigne que l’idée de fidélité dans le mariage, si elle relève du principe, ne correspond à aucune réalité effective (on aimerait lui demander s’il a lu Madame Bovary). Je sais bien qu’on m’objectera qu’il ne faut pas confondre la définition juridique ou symbolique du mariage et la réalité des pratiques qui se vivent à l’intérieur de ce cadre institutionnel. Mais, dans ce cas, pourquoi imaginer qu’il y aurait une telle différence entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels ? Pourquoi supposer que les hétérosexuels sont fondamentalement fidèles, même quand ils ne le sont pas ? Et que les homosexuels fondamentalement ne pourraient pas l’être, même quand ils le sont ?

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Dans un livre intitulé Du pur amour, publié en 1955 (et réédité avec trois chapitres supplémentaires en 1969), l’écrivain Marcel Jouhandeau – qui est l’auteur, rappelons-le, d’un des plus grands livres sur l’homosexualité publiés en France au XXe siècle, De l’abjection17 – raconte comment il est tombé amoureux d’un jeune homme rencontré dans le train, en 1948. Jouhandeau avait alors 60 ans et le jeune homme 20. Dès le moment où l’amour s’installe entre eux, Jouhandeau renonce à sa quête permanente de partenaires sexuels (masculins). Dans ses Écrits secrets des années 1930, ou dans son Algèbre des valeurs morales, en 1935, il a donné beaucoup de détails sur son activité quasi quotidienne de drague, de fréquentation des bordels, etc. Mais il y renonce volontiers, car il ne peut vivre son amour pour Robert que s’il s’impose la fidélité. Et il propose, tout au long de ce livre, une belle réflexion sur l’éthique de la fidélité dans le cadre de la relation sexuelle et amoureuse, tout en décrivant, de manière assez étrange quoique assez banale et prescrite par sa culture religieuse, cette relation dans les termes d’un rapport entre un père et un fils.

 

J’ouvre ici une parenthèse : il faut insister sur toutes ces métaphores familiales qui permettent à des individus de nommer des formes de relations qui n’ont pas de nom dans la culture, afin de se donner un cadre pour penser comme viable ou noble ce qui n’est habituellement perçu que comme aberrant, pervers ou ridicule. Alors que Gide a recours au modèle grec de la « pédérastie » pour penser la relation entre un homme adulte et un très jeune homme, Jouhandeau, qui a toujours affirmé son horreur de la « pédérastie », car il n’aime pas les tout jeunes gens, recourt à la métaphore familiale de la relation père-fils. Ces deux modèles ont – peut-être – ceci en commun qu’ils renvoient à l’idée d’une « initiation » pédagogique du plus jeune par le plus âgé : c’est toute une culture, tout un savoir que le second transmet au premier18. Cela ne dit rien, bien sûr, du type de relations sexuelles qui s’installent entre les deux protagonistes, lesquelles peuvent d’ailleurs être inexistantes : si Gide insiste dans Corydon sur la chasteté de la relation « pédérastique » (qui est évidemment fictive, comme le montrent aussi bien les pages de Si le grain ne meurt consacrées à ses séjours algériens que son texte resté inédit jusqu’à tout récemment, Le Ramier19), Jouhandeau évoque assez ouvertement ses relations sexuelles, notamment avec Robert, dans lesquelles la sodomie, où il occupe le rôle passif, tient une place prépondérante, en même temps qu’il se délecte de la fonction éducatrice qui est la sienne (lorsqu’il publiera le recueil des lettres que Robert lui a adressées, il lui donnera pour titre L’École des garçons20). On pourrait évoquer une autre version, tout à fait différente, mais également très sexuelle, de l’éducation spirituelle, mais cette fois relatée du point de vue du plus jeune : celle qu’on trouve dans les livres de François Augiéras21. Ce dernier appelle « père » l’homme âgé (qui est en fait son oncle) avec lequel il vit dans le désert algérien et qui le soumet – parfois violemment – à ses désirs. Il est bien évident, dans la mesure où la vulgate psychanalytique s’est tellement répandue et fait tellement partie des automatismes mentaux et verbaux, que la relation entre un homme plus âgé et un plus jeune, dont on sait pourtant à quel point elle est une figure traditionnelle et qui a traversé toute l’histoire depuis l’Antiquité, est systématiquement rabattue sur l’idée de la quête d’un rapport père-fils (l’un « cherche un père », l’autre « veut un fils », etc.), alors même que, dans la plupart des cas, les liens affectifs qui existent dans un tel cadre, les modalités de la vie commune et du temps partagé, les jeux de l’initiation, le rapport aux autres, sans même parler des rapports sexuels, ne correspondent en rien à ce qui se produit habituellement dans une relation entre un père et un fils, à moins, bien sûr, que les mots « père » et « fils » n’aient qu’un sens métaphorique, comme chez Jouhandeau ou Augiéras, où ces termes sont utilisés d’une manière absolument non psychanalytique, mais plutôt comme un moyen d’évoquer le rapport culturel de l’initiation ou, tout simplement, de donner un sens culturel et social à la différence d’âge dans la relation (que les psychanalystes ne savent penser que sous la rubrique de la « perversion » et du « couple pervers »). Ce qui rend très troublant le livre de François-Paul Alibert, Le Fils de Loth, c’est précisément qu’il met réellement en scène une relation amoureuse et une passion sexuelle entre un homme et un adolescent qui sont réellement père et fils22.

En fait, la vulgate analytique, et la psychanalyse en général, enfermant toutes les relations dans le carcan d’une grille d’interprétation œdipienne, ne fait que mutiler la richesse des possibilités de la vie affective, amoureuse et sexuelle, en les réduisant à n’être que des traductions, des imitations ou des répétitions des rapports familiaux, ceux-ci n’étant pensés, de surcroît, que dans le cadre de la famille hétérosexuelle la plus traditionnelle (le père, la mère, l’enfant). Le vocabulaire « familial » utilisé pour nommer les relations qui se situent en dehors des cadres institutionnels et qui, par conséquent, ont toujours du mal à se dire, à se désigner elles-mêmes, et notamment le vocabulaire mobilisé pour désigner certaines modalités de la relationnalité gay (dans ses différentes formes, celles de l’amitié, de l’amour, de la sexualité, du couple, etc.), est souvent l’expression d’une réappropriation plus ou moins parodique ou transgressive des relations « normales » et familiales, même si, en les parodiant, ce vocabulaire en ratifie également la légitimité et la puissance sociale comme cadre inévitable pour penser la vie affective et sexuelle23.

 

Mais revenons au livre de Jouhandeau. Il faut préciser qu’il est marié. Il est marié depuis les années 1920 à Élise, qui a décrit dans un livre au titre évocateur, Le Lien de ronces, ce que fut l’enfer de son mariage. Et lui, de son côté, n’a cessé de peindre sa femme sous un jour terrible dans ses Chroniques maritales et dans de nombreux volumes de ses Journaliers couvrant la période allant de la fin des années 1950 au milieu des années 1970 (époque où il aura d’ailleurs retrouvé son mode de vie sexuel antérieur à sa liaison avec Robert, et sa frénésie de rencontres multiples et éphémères avec des garçons, au point qu’il pourra affirmer à ce moment-là que les relations entre hommes ne peuvent pas durer, et que seule l’union d’un homme et d’une femme est appelée à résister à l’épreuve du temps – idée qu’il ne mélange évidemment pas avec une quelconque exigence de fidélité… puisque, au contraire, on va le voir, c’est la complémentarité d’une vie ordonnée dans le cadre du mariage et d’une vie désordonnée à l’extérieur qui fait, selon lui, que le mariage peut se vivre sans qu’on se mutile soi-même, et d’une vie sexuelle débridée à côté de la vie conjugale, sans qu’on renonce totalement au désir de stabilité). En tout cas, pendant le temps qu’il aime Robert, c’est dans le cadre du mariage hétérosexuel qu’il n’y a pas de fidélité (Élise ayant elle-même, de son côté, ses propres amants). Et c’est dans le cadre de la relation entre les deux hommes que cette fidélité s’instaure. Au point que Robert peut enlever à Jouhandeau son alliance et la mettre à son doigt, en disant que, désormais, c’est à lui que son amant est marié. Mais la fidélité dans ce couple homosexuel connaît elle aussi ses limites, car si Jouhandeau se l’impose et éprouve un bonheur immense à se l’imposer, voyant là le signe même de la beauté et de la pureté de l’amour qui les unit, ce n’est pas le cas de Robert qui, bien que s’appropriant l’anneau conjugal, multiplie bientôt, puisqu’il n’est pas homosexuel, les liaisons avec des femmes – de son âge. Ce qui fait énormément souffrir Jouhandeau. Robert finit par rencontrer une jeune fille qu’il va épouser. C’est Jouhandeau qui achète la bague de fiançailles, c’est lui qui conduit la mariée à son bras lors de la cérémonie nuptiale. Et l’on voit donc que, puisque Robert et Jouhandeau continuent de coucher ensemble – même si cela ne procure guère de plaisir à Robert –, il y a ici tout un jeu de ce que Jouhandeau appelle les « fidélités croisées » (Jouhandeau est fidèle à Robert, et Brigitte, la femme du jeune homme, lui est fidèle également… Robert est donc, en un sens, infidèle aux deux, encore que personne, en dehors d’Élise, ne perçoive vraiment cet entrelacs de relations comme une chaîne d’infidélités puisque, aux yeux de Jouhandeau, ce qui serait authentiquement un acte d’infidélité serait que Robert couche avec un autre homme, et aux yeux de Brigitte, qu’il couche avec une autre femme). D’ailleurs, s’il ne couche pas avec d’autres hommes, Robert ne se prive pas de coucher avec d’autres femmes… Il est donc « infidèle » à sa femme, et il finit par la quitter, d’une manière qu’il croit définitive. Tandis que, à aucun moment, malgré la passion amoureuse qui le dévore, Jouhandeau n’envisage de quitter sa femme. Même quand Robert le lui demande (avant son propre mariage). Jouhandeau dit et répète qu’il a besoin de l’ordre autant que du désordre, de son foyer autant que de ses aventures extérieures, et même Robert ne peut pas lui faire renoncer à cette double morale, ou plutôt à cette morale à double face. Jouhandeau ne cesse jamais de faire des projets avec Élise, et de les réaliser : c’est pendant sa liaison avec Robert, en effet, qu’il adopte avec Élise une petite fille que lui et sa femme vont élever ensemble. Ce qui, soit dit en passant, montre bien que les homosexuels peuvent adopter des enfants, de la même manière qu’ils peuvent se marier.

 

Deuxième parenthèse : ne serait-il pas intéressant d’étudier le mariage des homosexuels et leur rapport à la parenté à travers un ensemble d’analyses dont Wilde, Gide et Jouhandeau pourraient être des objets privilégiés puisque l’on dispose, dans ces trois cas, de témoignages directs et notamment des leurs ? Plus généralement, on verrait sans doute, en distinguant différents cas de figure (un gay marié à une femme hétérosexuelle, une lesbienne mariée à un homme hétérosexuel, un gay et une lesbienne mariés ensemble – car les homosexuels peuvent évidemment se marier entre eux, dès lors qu’ils ne sont pas du même sexe –, sans même évoquer les cas où l’un des deux partenaires est bisexuel – ou les deux –, en distinguant également les cas où le partenaire homosexuel se savait tel avant le mariage – et dans ce cas, s’il pratiquait ou non son homosexualité – et ceux où il s’est découvert homosexuel par la suite, si l’autre partenaire savait, etc.), quel a été le rapport au mariage des gays et des lesbiennes dans l’histoire récente et à quel point l’institution du mariage, et la question de se marier ou non, a été importante pour eux.

Ceux qui s’étonnent que les homosexuels revendiquent aujourd’hui le droit au mariage, trahissant ainsi le rôle subversif qu’ils occupaient dans la société (et qui leur est désormais non seulement concédé, mais enjoint par la nouvelle doxa homophobe, qui les assigne et les cantonne à leur fonction de subversion et de non-conformisme, à condition qu’ils n’aient pas l’idée saugrenue de vouloir en sortir et de subvertir les normes et les institutions telles que le mariage), négligent le fait que le mariage a été le cadre dans lequel a vécu pendant presque tout le XXe siècle la grande majorité des homosexuels (hommes et femmes), qui menaient – ou non – une vie homosexuelle à côté de la relation conjugale (celle-ci pouvant être plus ou moins sexuelle également). Et sans doute en va-t-il de même avec la parenté : innombrables sont ainsi les homosexuels des deux sexes qui ont eu des enfants et les ont élevés. Il faut remarquer, par exemple, que presque tous les personnages masculins de Proust qui s’avèrent, au fil du roman, homosexuels sont des hommes mariés ou qui aspirent à se marier. Aussi, se demander, comme le fait Élisabeth Roudinesco dans Pourquoi la psychanalyse ?, en déplorant la disparition des figures de la subversion, où seront les Charlus de demain dès lors que les homosexuels auront conquis le droit au mariage, c’est oublier un peu vite que Charlus a été autrefois marié (avec une femme, décédée) et que, par ailleurs, il rêve de se mettre en ménage avec un homme (Morel). Il faudrait aussi mentionner, parmi les regards littéraires sur les homosexuels mariés, le premier roman de Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat (qui est, quoi qu’elle ait pu en dire par la suite, une réécriture de L’Immoraliste, où l’on voit le personnage nommé Alexis quitter sa femme pour vivre sa vie gay. On regrettera simplement que Yourcenar ne nous ait pas donné le second volet annoncé, qui aurait été écrit du point de vue de Monique, la femme d’Alexis). Ou encore, pour un exemple de mariage entre deux homosexuels de sexe différent, le livre consacré par Nigel Nicolson à ses parents, Harold Nicolson et Vita Sackville-West24. Ajoutons enfin que de nombreux couples de même sexe se sont pensés et ont vécu comme des couples mariés, à ceci près qu’ils ne pouvaient bénéficier d’une union légale : Gertrude Stein et Alice Toklas se considéraient comme « mari » et « femme » et s’écrivaient des poèmes en se désignant comme my wife et my husband25.

Fin de la parenthèse.

 

Il faudrait commenter plus longuement ce superbe livre de Jouhandeau qu’est Du pur amour, et ce qu’il nous dit de l’authenticité des sentiments, de leur rapport à la vie de couple, de l’ordre et du désordre amoureux et affectif, de la fidélité et de l’infidélité… Mais, à partir de cette brève évocation, l’on doit au moins se demander : quelle aurait été la différence, au regard des catégories mises en œuvre par Miller, si Jouhandeau avait été marié à un homme de son âge depuis une vingtaine d’années et avait rencontré le même jeune homme hétérosexuel se mariant avec une jeune fille ? Ou s’il avait été bisexuel, marié à un homme, et avait rencontré une jeune fille qui se serait mariée avec un jeune homme ?

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Et l’on voit bien, en lisant Jouhandeau, à quel point il est imprudent, et même aberrant, pour les psychanalystes, de se laisser aller à suivre ce qui apparaît comme une irrépressible pulsion de domination sociale et de céder à la tentation de gouverner les inconscients et les désirs, de défendre ou prescrire les normes et d’édicter les principes sur lesquels devraient se fonder le droit et la loi. Quoi qu’il en soit, il est clair que les individus, et les couples, éphémères ou durables, sont capables d’inventer des modes de vie qui s’appuient sur les cadres juridiques disponibles pour les faire fonctionner selon des modalités qui leur conviennent, pour en tirer profit et parti, les adapter ou les plier à leurs désirs, s’y conformer ou les transformer. Les institutions juridiques sont loin d’être des réalités figées, non seulement parce qu’elles évoluent au cours de l’histoire (le mariage n’est plus le même aujourd’hui qu’au début du xxe siècle), notamment sous l’effet des luttes et des mobilisations politiques (les luttes des femmes, l’autonomie économique, le divorce puis les nouveaux droits – avortement, contraception – et évidemment les avancées de l’égalité), mais aussi parce qu’elles sont, à un moment donné de l’histoire, des lieux d’interprétations multiples, de contestations possibles, d’accommodements divers (et l’on voit bien, dans le livre de Jouhandeau, à quel point le cadre du mariage peut subsumer des comportements et des modes de vie fort différents, et des conceptions différentes, ou en tout cas des pratiques différentes de ce qu’est un couple, de ce qu’est l’amour, de ce qu’est la fidélité, de ce qu’est la sexualité). Le mot « mariage » peut certes imposer sa puissance symbolique aux partenaires qui entrent dans ce cadre – ou aimeraient pouvoir y entrer –, et qui y entrent ou voudraient pouvoir le faire – précisément pour se plier à cette puissance et aux règles qu’elle prescrit (l’exigence de fidélité, par exemple), pour toujours ou temporairement (ce qui ne revient pas au même). Mais ce n’est pas le cas pour tous, ou pas totalement, et il y a un « jeu » dans les rouages, dans les dispositifs de l’alliance et de la sexualité, qui les ouvre à une infinité vertigineuse de possibilités (dont l’œuvre de Jouhandeau porte le témoignage), d’arrangements, aux deux sens du terme (on s’arrange avec la loi ou la règle en créant des arrangements entre différentes personnes), changeants, variables d’un individu à l’autre, d’un couple à l’autre, et, pour le même individu, le même couple, d’un moment à l’autre de leur vie.

Je serais donc tenté de me demander : que peut bien faire Jacques-Alain Miller avec tout cela ? Comment peut-il faire entrer la réalité et la pluralité des pratiques dans le cadre de ses schémas interprétatifs ? Non pas que je veuille transformer Jouhandeau en modèle. Il y a beaucoup de souffrances – autant que de bonheur – dans tout ce que cet écrivain nous raconte. Mais, pour paraphraser un vers d’Aragon, « c’est ainsi que les hommes vivent ». Les hommes et les femmes. Mais, du coup, n’est-il pas surprenant, et assez troublant, qu’un livre écrit dans les années 1950 par un écrivain catholique, bigot même, et qui n’avait rien de progressiste, tant s’en faut, puisse nous apparaître plus ouvert à la richesse potentielle de la relationnalité que les énoncés produits par les psychanalystes français d’aujourd’hui au moment même où ils prétendent chambouler leur réflexion pour être en prise avec l’actualité ?

Et n’est-ce pas précisément en cet espace de « jeu » et d’invention tel que le décrit Jouhandeau que la psychanalyse aurait un rôle à jouer, si elle voulait soutenir les individus dans leur aptitude à vivre leur choix d’objet sans se soucier de la morale ambiante, et notamment, ajouterions-nous volontiers, celle véhiculée et imposée par les psychanalystes ? N’est-il pas nécessaire, aujourd’hui, pour la psychanalyse, de renoncer à décréter ce qui qualifie un couple pour l’accès à un type de droits et disqualifie tel autre couple pour l’accès aux mêmes droits ? Et la seule position rigoureuse possible, intellectuellement, politiquement et éthiquement, et surtout pour des psychanalystes, n’est-elle pas, au contraire, de penser que tout le monde devrait pouvoir avoir accès aux mêmes droits, à tous les droits ? À charge pour les individus, pour les couples, de s’arranger comme ils le veulent, ou comme ils le peuvent.

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Ce qui nous conduit alors, peut-être, à renverser le problème : puisque ce qui est décrit comme l’apanage des homosexuels (l’infidélité, le multipartenariat) pourrait bien être aussi le mode de vie de nombreux hétérosexuels ou bisexuels, puisque la durée des couples (comme l’atteste le taux de divorce ou de vie en concubinage ou en union libre) n’est plus aussi étroitement liée qu’auparavant à leur reconnaissance juridique et sociale, puisque les formes de vie en commun peuvent être multiples et variables, ne serait-il pas nécessaire de prendre pour point de départ de la réflexion, comme Foucault nous y invitait, les modes de vie gays, et d’imaginer à partir de là un nouveau « droit relationnel », qui ne serait pas réservé aux gays et aux lesbiennes, mais qui offrirait à tous de nouvelles possibilités d’alliances ? Le Pacs, en France, est sans doute une de ces innovations juridiques, qui a profité d’abord aux couples de même sexe (auxquels aucun autre cadre juridique n’était offert), mais qui est également largement utilisé par des couples hétérosexuels. Il est évidemment regrettable que le Conseil constitutionnel en ait limité la portée à la vie des « couples », avec l’obligation de « toit commun » et donc « présomption de vie sexuelle commune », évacuant ainsi les aspects les plus novateurs que certains des inventeurs de ce cadre juridique y avaient initialement inclus (peut-être moins par souci d’innovation culturelle, d’ailleurs, que comme une ruse assez malhabile pour dissimuler qu’il s’agissait avant tout de reconnaître juridiquement les couples du même sexe). En effet, le Pacs devait être, initialement, ouvert à toute « paire ayant un projet de vie commun », sans qu’il soit nécessaire d’être un « couple ». N’y a-t-il pas, ici, un foyer fécond pour de nouvelles réflexions, autour de nouveaux enjeux ?

S’interroger sur la reconnaissance juridique, comme le suggérait Foucault, des relations d’amitié, de la solidarité entre deux – ou plusieurs – personnes, sur les possibilités d’accueillir dans le droit de multiples formes de liens (sexuels, affectifs, amicaux…) entre les personnes, permettrait en effet d’ouvrir de nouvelles perspectives à tous ceux qui se battent pour l’élargissement des droits et aux intellectuels qui s’efforcent de repenser les formes culturelles, sociales et juridiques des relations entre individus, évitant ainsi de s’enfermer dans l’unique revendication du mariage, c’est-à-dire de la possibilité pour ceux qui en sont exclus d’accéder aux institutions de l’ordre établi, afin de travailler au contraire à la création de formes nouvelles, multiples et différentes. La politique de l’« égalité des droits » (à laquelle, cela va sans dire, je souscris inconditionnellement) trouve sa limite dans le fait qu’elle se contente de demander que des droits existants soient étendus à un certain nombre de personnes qui n’en bénéficient pas. Si nécessaire cela soit-il, il convient de souligner que les « droits » ne sauraient être définis une fois pour toutes. De nouvelles revendications peuvent faire surgir de nouveaux droits, élargir l’espace du droit à de nouvelles réalités, à la prise en compte d’un plus grand nombre de situations concrètes. Le droit s’invente et se réinvente à partir des luttes menées par les groupes sociaux (par exemple, le droit de vote des femmes s’inscrit évidemment dans le cadre de l’égalité des droits, mais le droit à l’avortement est un droit nouveau, qui d’ailleurs ne concerne que les femmes, et donc échappe au principe de l’égalité : c’est un droit spécifique, conquis au terme d’une interminable bataille – et qui est d’ailleurs toujours menacé). Il s’agit par conséquent de penser en termes d’expérimentation et de nouveauté, et non plus en termes d’accès à ce qui existe déjà.

Les psychanalystes seront-ils capables d’accomplir ce pas ? De s’ouvrir à des revendications nouvelles, dès lors qu’ils voudront réellement (comme c’est le cas d’un certain nombre d’entre eux) se donner pour tâche d’accompagner les mouvements de l’histoire et d’aider les individus à vivre les vies qu’ils ont choisi de mener ? Cela impliquerait qu’ils renoncent, une fois pour toutes, à coder et recoder les innovations dans les termes d’un savoir désormais contesté et qui ne saurait fonder sa légitimité sur le pouvoir social qui lui est arbitrairement reconnu. Jacques-Alain Miller est le premier à pratiquer ce recodage quand, après avoir affirmé que la psychanalyse devait suivre l’actualité, il n’hésite pas à dire, dans son article de conclusion du numéro de La Cause freudienne, que c’est la « science » qui donne sa « signification » aux transformations historiques. Ainsi, après avoir apparemment tout accordé, ou presque, il reprend tout. Ce qui annule son geste, car il réinstalle la psychanalyse dans son rôle de Savoir souverain. Or c’est précisément cette prétention qui est contestée par les mouvements auxquels il prétend faire coller la psychanalyse. N’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre son affirmation que la psychanalyse ne devrait être que l’envers du mouvement gay et sa volonté d’être celui, et le seul, qui serait apte à énoncer la vérité, pour autant qu’il y en ait une, de ce mouvement, de ce qu’il dit, fait et produit ?

Pour reconquérir, s’il en est encore temps, une place et un rôle réellement progressistes, les psychanalystes devraient plutôt abandonner ce genre de prétentions hégémoniques et se mettre modestement (ce qui est peut-être beaucoup leur demander, tant domine chez eux l’arrogance de « ceux qui savent ») au contact et à l’écoute des expériences vécues et des manières multiples dont les subjectivités individuelles et collectives se vivent et s’inventent aujourd’hui. La psychanalyse est-elle en mesure de relever un tel défi ? Les psychanalystes seront-ils capables de renoncer à leurs dogmes, à leurs croyances, et au rôle qu’ils se sont accordé ?

Je n’étonnerai personne en exprimant ici mon profond scepticisme.