De longueur et de nature différentes, les essais réunis dans ce volume forment néanmoins, me semble-t-il, un ensemble cohérent, dans lequel se donnent à lire quelques-uns des enjeux proprement théoriques, mais aussi politiques, de mon travail depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui.
Si je devais indiquer quelles sont les préoccupations qui sous-tendent ma démarche depuis une trentaine d’années et en constituent l’unité à travers ses évolutions et ses remaniements, je pourrais dire, en effet, que l’une d’elles, et peut-être la plus importante, aura été la volonté d’élaborer une théorie sociale, historique et politique, et donc résolument non psychologique et non psychanalytique, du sujet et des processus de subjectivation.
D’une certaine manière, ce refus radical de l’approche psychologique et psychanalytique animait déjà l’ouvrage biographique que j’ai consacré à Michel Foucault, en 1989. J’y brossais le portrait d’un Foucault – je veux dire : de son existence et de son œuvre inextricablement mêlées – affirmant sa volonté de contre-savoir, mais inventant également des contre-conduites et des contre-modèles pour penser et agir des pratiques individuelles et collectives de transformation de soi.
J’ai développé cette théorie du sujet dans Réflexions sur la question gay, en 1999, avec notamment l’analyse de l’« injure » comme expression linguistique et reconduction effective de la structure sociale, des catégorisations et des hiérarchies qu’elle contient. J’ai poursuivi et approfondi ce travail dans les ouvrages qui ont suivi : Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, en 2001, avec l’analyse de la « honte » comme affect primordial et durable dans les vies des individus qui appartiennent aux catégories dominées et infériorisées (aussi bien Jean Genet que Erving Goffman ont remarquablement décrit ce sentiment de la « honte » comme structure fondamentale des identités stigmatisées ou stigmatisables) ; ou encore dans Hérésies. Essais sur la théorie de la sexualité, en 2003 ; et, l’année suivante, dans Sur cet instant fragile… Carnets, janvier-août 2004.
En 2009, quand j’ai envoyé les fichiers de Retour à Reims à mon éditrice, le titre s’agrémentait d’un sous-titre : « Une théorie politique du sujet », presque aussitôt simplifié en « Une théorie du sujet » (la conférence donnée à Yale en 2008 et qui servit de point de départ à ce livre s’intitulait « L’Enfant dissident. Une théorie politique de l’enfance »). J’ai supprimé ce sous-titre en relisant les épreuves, peu avant que le livre ne parte à l’imprimerie. Mais c’est bien l’idée qui sous-tend cet « essai d’autoanalyse » ou d’« introspection sociologique », et sur laquelle j’allais revenir longuement dans La Société comme verdict en 2013, puis dans Principes d’une pensée critique en 2016 : il ne s’agissait pas, ou pas seulement, d’écrire une esquisse d’« autobiographie », mais, en me prenant moi-même pour objet d’investigation, de mener une enquête sur « moi » en tant que moi social, et donc une enquête sur ma famille, son histoire, son inscription dans la classe ouvrière. Et d’analyser ainsi les déterminismes sociaux – le social étant ici appréhendé dans ses dimensions multiples et hétérogènes – qui exercent leurs effets sur le corps et l’esprit de chaque individu dès son arrivée au monde et, d’une certaine manière, avant même son arrivée au monde, et qui produisent les « sujets » et les subjectivités (peut-être le mot « agents » sociaux qu’emploie Bourdieu conviendrait-il mieux, mais il a l’inconvénient de trop paraître délimiter à l’avance le champ de l’exploration). Comme le disait Durkheim, dans une phrase qu’aimait à citer Bourdieu, « l’inconscient, c’est l’histoire, et l’oubli de l’histoire ». On pourrait dire aussi : l’inconscient – mais également une bonne part de la conscience –, c’est le social, et l’oubli du social qui pourtant ne se laisse jamais oublier. Le travail théorique consiste à porter au jour ces contraintes cachées, qui exercent leurs effets dans chacun de nos gestes, chacune de nos paroles. L’excavation ne saurait se situer – ou s’en tenir – au niveau du « psychisme », à moins de considérer le « psychisme » comme une des modalités de l’habitus. Elle doit explorer les strates historiques et sociales qui le définissent. C’est la matrice théorique qui fonde et organise la démarche de Retour à Reims et des ouvrages qui ont suivi.
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Pendant cette période, la fin des années 1990 et les années 2000, j’ai donné plusieurs conférences, en France ou à l’étranger, qui ont porté, dans le sillage – ou pendant la préparation – des ouvrages que je viens de citer, sur les modes de domination qui façonnent les subjectivités et constituent les « sujets » comme des « sujets assujettis », et aussi sur les formes de résistance qui apparaissent à l’échelle individuelle ou collective et qui tentent obstinément de s’opposer aux forces assujettissantes du monde social et donc aux déterminismes qui agissent souterrainement et contribuent, à chaque instant, à la perpétuation de l’ordre établi. L’esprit et le corps sont modelés par ce que j’ai appelé les « verdicts sociaux ». Résister, c’est faire appel de ces verdicts. Les lieux et les attendus des verdicts sont multiples ; dès lors, les modalités de l’« appel » sont nombreuses, diverses. Elles passent, nécessairement, à un moment ou à un autre, par la déconstruction des constructions idéologiques qui soutiennent cet ordre. La psychanalyse est au nombre de celles-ci.
En 2005, j’ai publié, sous le titre Échapper à la psychanalyse, un petit livre, issu d’une conférence prononcée à l’université de Berkeley. Je m’attachais à y montrer comment des auteurs tels que Barthes et Foucault se sont efforcés de se déprendre des carcans idéologiques de la psychanalyse, qui enserraient la vie culturelle et intellectuelle française dans les années 1960 et 1970 et leur semblaient représenter une forme particulièrement insidieuse de menace sur leur propre vie. À partir de cette relecture des Fragments d’un discours amoureux et de La Volonté de savoir, à partir de ces gestes théoriques et politiques de résistance à la psychanalyse, qui ne sont pas des gestes négatifs, mais bien plutôt des gestes d’affirmation, j’ai voulu mettre en question les rapports, trop étroits et, à mes yeux, dommageables, que la pensée critique et la pensée radicale entretiennent aujourd’hui avec des schémas et des cadres conceptuels qu’elles devraient au contraire rejeter. Dans une version légèrement remaniée et augmentée, c’est le texte de ce bref ouvrage qui ouvre le présent recueil et en forme la première partie.
J’y ai adjoint, et cela forme la troisième partie, deux essais repris d’un recueil précédent (Hérésies) et qui examinent le passé et le présent de la doctrine psychanalytique comme idéologie foncièrement conservatrice, antiféministe et homophobe et, par opposition, évoquent les multiples façons dont les vies individuelles et les « arrangements » familiaux, affectifs, sexuels… ont toujours réussi à déjouer, tout en restant inéluctablement marqués par elles, les normes et les injonctions que cherchent à réitérer les dispositifs politiques et culturels du savoir/pouvoir. Entre ces deux blocs de textes déjà parus – mais qui, de s’épauler dans un même livre, acquièrent un caractère plus systématique –, j’ai choisi d’insérer trois conférences, restées jusqu’ici inédites et auxquelles j’ai conservé leur caractère oral et inachevé, et donc parfois hypothétique, ainsi que leurs inévitables répétitions. J’y engage une discussion critique – fort critique – autour de la place, du rôle et de la présence de la psychanalyse (et notamment de Lacan) dans la modernité théorique, en récusant les assertions, trop assurées d’elles-mêmes, de Jacques Derrida, Homi Bhabha et de quelques autres, en m’appuyant, contre eux, ou en décalage complet par rapport à eux, sur les œuvres de Sartre, Beauvoir, Foucault, Fanon, ou sur les récits et réflexions de Marcel Jouhandeau dans ses efforts douloureux pour formuler un « éloge de l’imprudence » et une « algèbre des valeurs morales » et justifier ainsi à ses propres yeux ce qu’il était, aurait aimé ne pas être, mais ne pouvait pas ne pas être.
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La plupart de ces essais ont été rédigés dans un contexte marqué par les polémiques autour de la reconnaissance juridique des couples de même sexe et de la filiation homoparentale : Pacs, droit au mariage, à l’adoption, à la procréation médicalement assistée, etc. On y entend par conséquent, de manière directe ou indirecte, proche ou lointaine, l’écho de ces batailles qui se sont déroulées sur une période assez longue. Qui ne s’en souvient : ces controverses furent violentes et les arguments avancés par les « opposants » souvent odieux, toujours insupportables et surtout saugrenus ou absurdes. Elles ne sont d’ailleurs ni vraiment terminées ni vraiment apaisées. Elles hantent encore les débats politiques et culturels. Certes les psychanalystes, et donc, avec eux, la psychanalyse, ont largement perdu la partie, dans les combats qu’ils menaient pour défendre l’ordre établi et les formes institutionnellement reconnues du couple, de la parenté, de la vie sociale… Mais l’hostilité militante, acharnée qu’ils et elles ont manifestée – à de très rares exceptions près – a évidemment constitué, et continue de constituer, un révélateur de ce qu’est la psychanalyse, de ce qui la définit et de ce qui l’anime. En 1999, j’ai écrit un premier article à la suite de plusieurs interventions publiques au cours des années précédentes : « L’inconscient des psychanalystes au miroir de l’homosexualité1 ». Je m’y demandais, dans le paragraphe final, si une autre psychanalyse était possible. En réalité, j’en suis très vite arrivé à la conclusion que c’est tout le dispositif psychanalytique de savoir/pouvoir qui apparaissait dans ce miroir grossissant : la doctrine psychanalytique, avec sa conception du psychisme et de l’inconscient, avec ses schèmes de perception du monde, et la raison psychanalytique comme raison politique.
L’engagement des psychanalystes, toutes obédiences confondues – et l’on peut dire que les psychanalystes ont engagé la psychanalyse –, nous permet de voir, sans avoir besoin de les déchiffrer et de les interpréter, puisqu’ils s’affichent eux-mêmes au regard public, ce que sont l’inconscient des psychanalystes et l’impensé fondateur de la psychanalyse. Il y a une vérité de la psychanalyse. Cette vérité n’hésite jamais à s’énoncer elle-même, crûment, et avec arrogance, dès que les structures sociales dont elle est à la fois le symptôme et la légitimation discursive se trouvent mises en question par des mouvements d’affirmation et des revendications. Mais la mobilisation et l’agitation frénétique des tenants de la doctrine psychanalytique contre les transformations sociales ne sont qu’une amplification, une exacerbation en période de crise, de leur activité conservatrice quotidienne et de leur rôle routinier de gardiens des normes.
Je parle d’expérience. Depuis mon adolescence, j’ai vu, lu, entendu les psychanalystes condamner ce que j’étais, ce que je suis. J’ai perçu cette violence discursive de la psychanalyse comme une menace qui pesait sur ma vie. Ce n’est pas seulement le monde social qui me jugeait, par le moyen de l’insulte reçue en toute occasion, comme dévalorisation permanente de mon être et de mon existence, mais les énoncés pseudo-scientifiques d’une pseudo-science qui, en pathologisant mes désirs, mes plaisirs, mes sentiments, redoublaient et aggravaient ce choc de l’injure. La manière dont on parlait de moi, dans toute cette littérature dépréciative, accusatoire, qui me destinait au plus noir des malheurs si je ne guérissais pas de cette maladie dont j’étais atteint, me terrifia longtemps, avant de me dégoûter. Je ne suis pas le seul ! Nombre d’autobiographies écrites pas des dissidents de l’ordre sexuel ont évoqué les effets dévastateurs que cette logorrhée diagnostique omniprésente et ses verdicts culturels et politiques produisent dans la tête de ceux et celles qui en sont les objets et les victimes. Jusqu’au moment où ceux-ci s’insurgent. L’Histoire de la folie de Foucault peut se lire comme une révolte contre cette violence. C’est ainsi que je l’ai lue. C’est ainsi qu’il nous a incités à la lire. Avant cela, la découverte du livre magnifique de Jean-Paul Sartre, Saint Genet, avait représenté pour moi un grand moment de libération : il m’offrait des armes d’autodéfense. Car il convient de le répéter : le refus, le rejet de la psychanalyse sont d’abord et avant tout des actes d’autodéfense, parce que la psychanalyse est une attaque organisée, une agression permanente contre les vies déviantes.
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La critique de la psychanalyse s’est, bien sûr, déployée dans de nombreux autres registres : par exemple, Edward Saïd a bien montré comment fonctionnait l’européocentrisme de Freud. Ce qui nous conduit nécessairement à mettre en question la prétention à l’universalité non seulement de l’approche freudienne, de sa conception de l’inconscient, mais aussi de tout ce qui a découlé de cette mystagogie souvent illuminée qui se réclamait pourtant des Lumières et de la rationalité pour aller débusquer le « sens » dans les profondeurs mystérieuses de la psyché, vues à travers le prisme du mythe et de la tragédie. Et que dire de Lacan ? De son ethnocentrisme, de sa vision blanche et bourgeoise du monde et de la vie psychique ? Combien d’auteurs ont voulu se défendre contre la psychanalyse et contre la participation des psychanalystes à l’infériorisation des peuples colonisés au nom de considérations pseudo-savantes qui viennent se substituer à un racisme qui serait trop primaire. À commencer par Aimé Césaire qui, dans son Discours sur le colonialisme, chef-d’œuvre de lucidité politique et d’exigence intellectuelle qu’il nous faut lire et relire en toute occasion, fustige cette psychologisation de l’expérience coloniale par un psychanalyste : « Foin du racisme ! Foin du colonialisme ! Ça sent trop son barbare. M. Mannoni a mieux : la psychanalyse. […] Les lieux communs les plus éculés vous sont ressemelés et remis à neuf ; les préjugés les plus absurdes, expliqués et légitimés. »
Dans Retour à Reims, mon contournement de la psychanalyse et de ses analyses s’appuie sur une reconfiguration en termes de classes sociales des questions concernant le rapport des enfants aux parents et des parents aux enfants. Il s’agit, par exemple, de remplacer le complexe d’Œdipe (et toute la batterie des « complexes » qui vont avec) comme clé explicative des relations personnelles et des conflits qu’elles abritent par le système scolaire, c’est-à-dire par les écarts que crée inévitablement la fréquentation plus ou moins longue du système scolaire, et par les identités individuelles et collectives différentes, médiées par un rapport différent à la culture, au langage, etc., que produisent ces distances sociales. C’est alors la question des classes sociales qui devient décisive, et non plus l’espace psychologique de l’univers intra-familial. On sait que toute une tradition marxiste s’est opposée à l’influence de la psychanalyse, et l’on pourrait citer, par exemple, pour la France, les noms de Georges Politzer dans les années 1930, ou de Pierre Naville dans les années 1950… Cette tradition n’a pas été exempte, loin de là, de puritanisme et de conservatisme, je ne l’ignore pas. Mais en réinscrivant le familialisme freudien dans son lieu de naissance, à savoir la société bourgeoise viennoise « fin-de-siècle » (si magnifiquement restituée par Carl Schorske dans son Vienne fin-de-siècle), la critique portée par des penseurs marxistes à l’encontre de la psychanalyse la privait de toute prétention « émancipatrice » et en faisait un reflet et un rouage de l’ordre bourgeois : il ne s’agit pas de transformer le monde, mais d’y adapter ou d’y réadapter les individus qui s’y sentent mal à l’aise. Un tel jugement, pour incontestable qu’il soit, ne saurait pleinement nous satisfaire : après tout, si des individus vont mal, et s’il est possible de les aider à aller mieux, cela n’a aucun sens de leur reprocher de vouloir sortir de leurs difficultés personnelles au lieu d’attendre la révolution ou de participer à l’avènement d’une société socialiste dans laquelle tous les problèmes disparaîtraient. Ni de reprocher à une approche théorique de proposer la mise en place d’un vaste programme – et des institutions permettant de le mener à bien – de guérison des âmes blessées. Il n’en reste pas moins qu’il est légitime et nécessaire d’exhumer la structure sociale – je veux dire la structure de classe – qui sous-tend, qui soutient, l’architecture conceptuelle et les prétentions thérapeutiques de la psychanalyse. La famille bourgeoise et la famille ouvrière ne sont pas identiques l’une à l’autre, les conditions de vie et de travail non plus. Ce sont des modes de socialisation, des rapports au monde différents : dès lors, les « inconscients » ne sauraient être les mêmes, pas plus que les consciences (pour autant d’ailleurs qu’on puisse maintenir cette coupure entre l’instance de la conscience et celle de l’inconscient, telle qu’elle a été installée par le freudisme et durcie par la vulgate, et qui n’est guère tenable). Et le rapport de la classe ouvrière, des classes populaires à la psychanalyse a été quasi inexistant : le divan est un luxe bourgeois, et l’on peut avancer – si l’on regarde ce qui se passait en France dans les années 1970 et 1980 – et c’est encore le cas aujourd’hui – que la psychanalyse a, dans une large mesure, pour fonction de procurer une idéologie de soi à la petite bourgeoisie culturelle, et une occasion de s’adonner sans retenue aux délices du narcissisme complaisant (parler de soi en tant qu’individu, en tant que « personne », et donner ainsi à la fois une densité à son existence tout en se donnant l’illusion d’une liberté non affectée par les déterminismes sociaux).
Intrinsèquement liée à l’explicitation et à la défense des normes patriarcales, masculinistes et hétérosexuelles, intrinsèquement liée aux distributions différentielles du rapport à soi dans la structure de classes, la psychanalyse peut et doit être soumise à une critique qui multiplie les angles d’attaque (de contre-attaque serait un mot plus exact : c’est celui, d’ailleurs, qu’emploie Foucault à la fin de La Volonté de savoir).
Il est d’ailleurs frappant, soit dit en passant, que le jeune Foucault, en 1954, encore marqué par le marxisme dans son premier livre, Maladie mentale et personnalité, y critique la psychanalyse au nom de la lutte des classes et de la lutte contre l’impérialisme – il était encore membre du Parti communiste quand il écrivit ce livre –, alors qu’il la critiquera par la suite dans des termes fort différents, à partir notamment d’une généalogie du sujet de désir qui, dit-il, pourra valoir comme une « archéologie de la psychanalyse », ramenée à n’être qu’une version moderne du confessionnal chrétien et un rouage efficace du « dispositif de la sexualité ».
Et c’est alors aux tentatives de concilier freudisme et marxisme qu’il opposera cette mise en perspective généalogique autant qu’à la psychanalyse elle-même, qu’elle soit la plus traditionnelle ou la plus contemporaine (Freud, Lacan). Je dois avouer, pour ajouter une remarque sur ce point, que si je n’ai jamais été attiré par le freudo-marxisme (j’ai toujours détesté Reich, en raison notamment de son homophobie, et si j’ai pris un grand intérêt à la lecture de Marcuse, je n’ai jamais adhéré à ses théorisations, malgré la séduction indéniable qu’exercent ses beaux efforts pour maintenir vivante une pensée radicalement critique), je préfère infiniment, malgré tout, le freudo-marxisme, qui s’est toujours voulu émancipateur, à la dogmatique lacano-maoïste qu’on a vue s’épanouir au cours des récentes années et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est aussi stérilisante intellectuellement qu’inquiétante politiquement.
En fait, la psychanalyse ne nous offre pas une analyse du monde et de ce qui s’y déroule : elle en est une expression, un symptôme. Elle masque les sédimentations historiques et les stratifications sociales qu’il convient d’explorer pour rendre compte de ce que sont les individus et les groupes dans lesquels ils vivent. Il ne s’agit évidemment pas de se passer totalement des éléments de compréhension que peuvent nous fournir la psychologie ou la psychanalyse… Mais d’en limiter la place, d’en réduire la portée autant que faire se peut.
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On m’objectera que je parle de la psychanalyse comme s’il s’agissait d’une entité unique organisée autour d’une doctrine et d’une pratique homogènes, alors que, bien évidemment, je n’accepterais une unification analogue ni pour la philosophie, ni pour la sociologie ou l’ethnologie. Je cite plus loin une phrase de Derrida, selon laquelle il n’y a pas d’unité de la psychanalyse. Si la psychanalyse est toujours une tentative pour vaincre la résistance à l’analyse, on peut arguer, comme il le fait, que, dans la mesure où il est impossible de former un concept unifié de la résistance à l’analyse, il est impossible de former un concept unifié de la psychanalyse. Je veux bien l’admettre, mais jusqu’à un certain point seulement. Car je crois qu’il y a malgré tout une unité de la psychanalyse, que ce soit comme doctrine ou comme pratique thérapeutique, et cette unité, antérieure et postérieure à toutes ses émanations divergentes, en délimite les différentes versions et incarnations. On peut dire « la psychanalyse ». Tous ceux qui s’en réclament, à un titre ou à un autre, partagent une même conception du psychisme, de l’inconscient, de l’interprétation, du divan et de l’activité « curative » (défaire la résistance après avoir proposé la résolution, la solution du problème) ; de la dramaturgie familiale, de la différence des sexes, de la triangulation œdipienne, du rapport de l’enfant au père et à la mère, de l’enfance comme expérience individuelle dans ce cadre triangulaire, de l’âge adulte comme répétant cette scène intra-familiale…
Ni la philosophie, ni la sociologie, ni l’ethnologie ne se fondent sur un tel tronc commun qui relierait entre elles des branches diverses ou séparées. Ce sont des domaines de savoir éclatés, divisés, où les démarches ne partagent rien d’autre qu’une étiquette universitaire ou éditoriale (et bien souvent, d’ailleurs, ce qui circule sous l’appellation « sociologie » n’a à peu près rien à voir avec la pensée sociologique, avec une vision sociologique du monde).
Et que je tienne la réaction des psychanalystes aux transformations du couple, de la famille, de la filiation, etc., pour un révélateur de ce qu’est la psychanalyse n’implique nullement que je tienne la même réaction de certain.e.s sociologues pour un révélateur de ce que serait la sociologie. Qu’il y ait des sociologues et des sociologies réactionnaires (ce que l’on a pu constater au cours des mêmes débats sur les couples homosexuels et l’homoparenté, et ce que l’on constate jour après jour dans ce qui se dit et s’écrit au sein de cette corporation universitaire) ne signifie nullement qu’il faille « échapper à la sociologie ». Au contraire : c’est contre ces sociologies conservatrices ou réactionnaires qu’il s’agit d’affirmer la théorie sociologique, le point de vue sociologique, la « conception sociologique » du monde. Pour voir le monde, le penser et le transformer2.
Et si, pour revenir au point de départ de ce recueil, tout ce que Barthes écrit, dans ses Fragments, à propos de la psychanalyse comme méta-langage, qu’il entend écarter, pourrait s’appliquer aussi bien à ses yeux à la sociologie et à toute science sociale – même s’il n’y fait que de rapides allusions, tant il baigne dans un milieu saturé, et jusqu’à la caricature, pour des raisons sociologiques évidentes, de références à la psychanalyse –, je ne crois pas qu’il faille le suivre dans sa méfiance à l’égard du concept en général – méfiance anti-théorique qu’il a d’ailleurs la prudence de qualifier de simplement « suspensive » – puisque ce qui le gêne dans l’approche conceptuelle (celle de la psychanalyse et par extension, sous sa plume, dans toute approche conceptuelle), c’est l’arraisonnement interprétatif et le jugement dépréciatif qu’il emporte avec lui. La psychanalyse est arrogante et elle est triste. Et cela explique pourquoi il essaie de repousser le lacanisme qui prospérait parmi ses étudiants et dans le cercle intellectuel parisien qui était le sien à l’époque. Si la sociologie, il est vrai, a assez peu parlé de l’amour, il n’empêche que la théorie sociologique, la pensée sociologique, ou la pensée historique et généalogique, nous permettent de décrypter autrement ce qui se passe dans nos vies, de comprendre ce que nous sommes, comment nous le sommes devenus, comment nous pourrions gagner un peu de liberté sur ces définitions a priori de nous-mêmes.
J’ai montré comment Barthes et Foucault avaient entrepris, chacun de son côté, et chacun à sa manière, de se déprendre de la loi psychanalytique. Il va de soi que je me range plutôt du côté du second, et de sa démarche historico-analytique, que du premier et de sa suspension du regard réflexif (dont, encore une fois, je perçois, comprends et partage les raisons). C’est pourquoi le texte qui clôt ce volume est une conférence prononcée lors d’un colloque sur l’héritage de Foucault à l’Institut français d’Athènes, en 2010. Sa démarche « généalogique », son structuralisme historique – ou génétique – sont très proches, au fond, de l’excavation sociologique et même de l’« introspection sociologique » que j’ai évoquée plus haut : retracer non seulement la genèse d’une institution (l’asile, la prison…), mais des formes générales de pouvoir et donc des modes de fabrication des sujets qui ont rendu possible l’avènement de cette institution. Il y a donc toujours chez Foucault, dans l’approche « spécifique » et « localisée », une appréhension du moment global et, disons, de l’épistémè politique dans laquelle ce « spécifique » a pu prendre corps. Le Foucault généalogiste est un Foucault historien et sociologue. Ou archéologue si l’on préfère, au sens où il entreprend de faire l’archéologie de notre culture. De la culture dans laquelle il vit. Et donc de ce qu’il est. Ainsi, la généalogie est non seulement une ontologie de nous-mêmes, elle est une ontologie de soi : la généalogie est une auto-généalogie. Une autoanalyse. Qui échappe à la psychanalyse.
Échapper à la psychanalyse, comme meilleure façon de lui résister : c’était un geste d’autodéfense hier, un mot d’ordre théorique et politique pour le présent et pour l’avenir. Un geste à recommencer aujourd’hui, et demain.