Points de rupture

— Nom ?

— Freschetti.

— Prénoms ?

— Nello, Alberto, Espedito.

— Avec un « X » ?

— Non ! Un « S ». E-S-pe-di-to.

— Âge ?

— Vingt-six ans… le douze du mois prochain.

— Lieu de naissance ?

— Piove di Sacco… province de Padoue. C'est en Italie.

— Je connais ma géographie, merci ! le coupa brutalement l'homme chauve en levant un instant le nez du clavier de l'ordinateur. Vous êtes marié ?

— Heu ! Non. Célibataire.

— De la famille ?

— Mes parents sont morts si c'est ce que…

— Carte de sécurité sociale et carte de résident ?

Freschetti tira un portefeuille de la poche revolver de son pantalon. Après quelques instants, il parvint à en extraire les papiers demandés.

— Mmmh ! Parfait. Des photos ?

— Voici ! lui dit encore Freschetti en tendant trois épreuves réalisées moins d'une heure auparavant dans la cabine automatique de l'hypermarché Echangeur.

— Ça ira ! fit le bureaucrate en scrutant tour à tour les visages de papier et la mine inquiète de son client. Il inséra l'une des épreuves dans le scanner, prit encore quelques notes, rendit les cartes fripées et se recula sur son siège en simili pour dévisager Nello Freschetti avec l'assurance qui sied à ceux auxquels le pouvoir confère l'autorité.

— Vous connaissez nos conditions, je suppose ? demanda-t-il en jouant du plat de la main droite avec un crayon à mine de plomb.

Nello ne savait rien. Il s'était présenté à l'Européan sur les conseils d'un copain. La seule chose qui avait de l'importance à ses yeux, c'était de trouver du travail. N'importe quel genre de travail. La gorge sèche, il secoua la tête sans oser prononcer un mot.

— Au fond, elles n'ont rien de très particulier, poursuivit le personnage d'un ton calme et rassurant. Un contrat, c'est un contrat, avec des garanties pour chacune des parties. Vous aurez tout de même vingt-quatre heures pour réfléchir, car nous tenons à demeurer dans la plus stricte légalité. Mais, par les temps qui courent, et compte tenu du nombre de chômeurs, vous admettrez que les clauses soient quelque peu contraignantes. C'est notre façon à nous d'être sélectifs.

— Je comprends ! parvint difficilement à prononcer Freschetti qui devinait que des ondées de sueur n'allaient pas tarder à lui couler sur le front.

— Bref ! Voici, en gros, quelles sont nos exigences. Primo : durée du travail, un mois. Mais cette durée pourra être prolongée sans préavis au gré de l'employeur et sans que vous puissiez vous en dégager.

Il fit rouler deux ou trois fois sous sa paume le crayon à section hexagonale, provoquant un cliquetis qui rappela à Nello Freschetti celui d'une crémaillère.

— Secundo : vous serez nourri et logé durant toute la période de votre engagement et un salaire de cinq mille euros vous sera versé à sa conclusion, quel que soit le nombre d'heures et de jours de travail effectif.

Il attrapa brusquement le crayon entre le pouce et l'index et le fit rouler entre ses deux doigts.

— Tertio : en cas d'accident grave, la compagnie s'engage à couvrir les frais de soins, d'hospitalisation et à prendre en charge les obsèques si une issue fatale s'ensuivait. Mais, dans ce cas extrême, elle s'arroge le droit de conserver par-devers elle l'intégralité de vos gains… ce qui ne devrait pas poser de problème en ce qui vous concerne, sourit-il, en l'absence de toute parenté. Enfin, dernier point, dès que votre engagement aura pris effet, et jusqu'à ce qu'il se termine, il vous sera rigoureusement interdit de quitter le périmètre des studios et de communiquer avec l'extérieur. Vous n'ignorez pas que la concurrence est très dure, ajouta l'homme comme à regret. Voilà pour l'essentiel. Le reste est écrit noir sur blanc dans ces feuillets. (Il tapota une maigre chemise de papier rose.) Mais vous lirez tout cela chez vous bien tranquillement. Et si vous acceptez, vous signerez sur la dernière page et apposerez un paraphe au bas des autres. Dans le cas contraire, avisez-nous par retour de courrier de votre décision. (Il fronça les sourcils et secoua la tête, regarda le crayon toujours entre ses doigts avec un air de stupéfaction, puis le reposa délicatement sur le bureau en prenant soin de l'aligner parallèlement au pied de l'écran). Je crois n'avoir rien oublié. Sinon que le travail que vous aurez à fournir n'aura rien de très compliqué. Il vous suffira d'écouter attentivement les ordres et de les exécuter. Vous êtes embauché au titre de figurant. Si vous faites ce que l'on vous dit, tout marchera comme sur des patins à roulettes.

Pour signifier que l'entretien était terminé, l'homme fit un geste avec l'index de la main droite, un peu comme s'il chassait une mouche qui se serait posée malencontreusement sur le bureau. De la main gauche, il tendit à Freschetti la chemise contenant le contrat. Nello s'en empara, se leva de son siège, tourna les talons et quitta la pièce.

Dans le vaste hall, des secrétaires s'affairaient entre les combinés téléphoniques et les consoles d'ordinateurs. La plupart étaient jolies, mais il n'avait pas le cœur à s'intéresser aux attraits féminins. Son cerveau lui paraissait tout retourné, peut-être parce qu'une voix criait en lui de plus en plus fort : ça y est, mon gars ! T'as du boulot ! T'as du boulot !

Lorsqu'il se retrouva dans la rue, il lui sembla qu'il faisait presque beau. Pas de soleil, bien sûr — d'ailleurs, il y en avait rarement au-dessus de la ville ! —, mais un air doux et comme parfumé.

L'été, en somme.

Après s'être accordé quelques instants pour s'habituer à sa joie, il fila vers les vieux quartiers. Les copains allaient être rudement épatés lorsqu'il leur annoncerait la nouvelle.

Enrique Carcaza poussa la porte de la boutique, provoquant du même coup un carillonnement qui fit relever la tête au vieil homme penché sur un ancien album de timbre-poste.

— J'ai déniché un tas de quarante-cinq tours des années soixante au moins et un lot de sapes. Ça vous intéresse ?

Tcherdenek baissa de nouveau les yeux sur la planche qu'il étudiait. Le visage anxieux, Carcaza tenait son regard en équilibre entre les étagères alourdies de livres et de journaux et le comptoir derrière lequel s'abritait le brocanteur.

— Faut voir ! fit celui-ci sans prendre de risques et en fixant enfin le visiteur. Les quarante-cinq tours, c'est plus tellement couru par ces temps.

Carcaza prit un air navré. Il précisa, avec un zeste d'espoir dans la voix.

— Y a du Bobby Lapointe, un Johnny Tillotson, Josette Icard et même un Fernand Raynaud.

Tcherdenek aurait dû lui dire que sa pêche ne valait pas le transport. Mais il n'osa pas. Carcaza était un garçon charmant, plein de délicatesse et de bonne volonté, et il lui faisait pitié en sus qu'il était son ami. Il paraissait d'ailleurs au bord de la syncope et le vieil homme aurait parié sans hésiter le contenu de son tiroir-caisse — un risque raisonnable soit dit en passant — qu'il n'avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures.

— C'est peut-être valable, en définitive, fit-il. Apporte-moi ça. Ensuite, tu iras t'offrir un verre et un sandwich à ma santé chez Fredo. Je ne t'aide pas car j'ai un album à finir de chiffrer pour un client qui repasse dans une heure. Au fait ! Et les fringues ?

— Des robes, des jupes, des corsages… Rien que des trucs pour jeunes filles.

Tcherdenek secoua la tête, donnant l'impression d'être satisfait, puis l'univers cessa d'exister pour ce qui le concernait en dehors des vignettes postales. Carcaza fit un pas en arrière, poussa sur le bec-de-cane et sortit en relançant l'insupportable carillon. Il chantait déjà dans sa tête. Il allait pouvoir manger un brin. À présent, il en était sûr.

Vingt-quatre heures. À peine. Qu'est-ce que Nello allait bien pouvoir faire pour occuper cette journée qui lui était accordée avant la claustration prévue par le contrat ?

Oui, bien sûr, ça n'était pas si terrible d'être cloîtré durant quelque temps — il allait travailler, tout simplement —, mais ça lui faisait tout drôle de savoir qu'il resterait enfermé un mois entier au moins, sans possibilité de contact avec les copains. Pas question d'arpenter les rues ou de se mêler à la cohue des grands magasins. Un mois ! Peut-être plus. C'est sûr qu'il trouverait le temps long. Sans doute pas durant la journée car il y aurait les répétitions et le tournage, mais plutôt le soir, au cours des heures qui précèdent lentement le sommeil et qu'il passait jusque-là à taper un tarot chez l'un ou chez l'autre.

Il pouvait espérer, évidemment, se faire des relations parmi les autres figurants. Mais ce ne serait pas la même chose. Jusqu'à aujourd'hui, il avait toujours été libre de choisir entre une visite à son ami Carcaza, par exemple, ou un tour du côté du Jardin des Plantes.

Qu'est-ce que je pourrais bien faire ? se demanda-t-il encore.

Il fouilla dans ses poches, tira le portefeuille et compta lentement les billets froissés qu'il contenait. Sa fortune était ridicule mais, avec les quelque cent vingt euros qu'elle représentait, il savait tenir pas loin d'un mois.

Rien ne m'empêche de tout dépenser, à présent. Lorsque je serai là-bas, je n'en aurai pas besoin et je ressortirai avec un tas de fric.

Il se proposa de s'offrir un bon repas, ou une super-virée dans les bistrots du centre avec les potes. Puis il secoua la tête. Ce soir, il n'avait vraiment pas envie d'entendre Carcaza lui expliquer comment il allait retourner à la fac pour passer ses diplômes. Encore moins de subir les récits de Tcherdenek rêvant des fascicules de Sâr Dubnotal ou d'un volume manquant à sa collection des Vautour de la Sierra.

Une femme !

Dans le petit secrétaire où il rangeait ses quelques livres, ses papiers et la correspondance, il dénicha un numéro de Perversités et le feuilleta avec un malaise qui se mit à grandir au fur et à mesure que défilaient sous ses yeux les superbes créatures aux poses lascives, suggestives ou franchement agressives. Il ressentit une crispation au niveau de son estomac et son sexe devint tout à coup très dur. Nello déglutit en se demandant s'il devait apaiser tout de suite ce besoin terrible. Sa main gauche se referma sur son membre, par-dessus le tissu du pantalon. Mais il parvint finalement à se contrôler, se leva, referma la revue puis le secrétaire et s'habilla élégamment.

En passant devant la glace de l'armoire, il s'arrêta une seconde pour se regarder.

T'es moche ! pensa-t-il, les mots au bord des lèvres et, soudain, démoralisé. Et c'était vrai qu'il était moche. Pas laid, non. Seulement moche. Sans attraits et sans relief. Un visage on ne pouvait plus quelconque avec, en plus, un je ne sais quoi de désagréable et de visqueux. La peau trouée. Le nez épaté. Le cheveu noir et gras. Quelque chose d'un père sans doute sicilien ou malgache, ricana-t-il en se souvenant qu'il n'en avait jamais rien su. Sa mère, de toute façon, n'avait jamais été qu'une salope qui s'était fait engrosser à plusieurs reprises pour toucher les allocations et les transformer en hectolitres de vin.

Il faillit se dévêtir et demeurer chez lui pour cette dernière soirée. « Avec une gueule comme la mienne, ce n'est vraiment pas possible », se dit-il.

Il n'était jamais parvenu à s'en accommoder. Sa tête, elle existait pour les autres, mais pas pour lui. De l'intérieur, Nello Freschetti se voyait autrement, peut-être avec un visage d'acteur, du genre de ceux qu'il découvrait avec les feuilletons à la télé. Être moche, c'est facile lorsqu'il s'agit des autres.

Malheureusement, Nello avait la figure de quelqu'un qui se trouve toujours là où il ne devrait pas être, et il le savait. En particulier à cause des gifles maintes fois récoltées. Lorsqu'on tente d'inviter une fille à danser et qu'elle vous lance un regard noir ou, pire, un « sale métèque », histoire de ne pas engager la conversation, il n'est plus tellement nécessaire de se bercer d'illusions.

Une sale gueule ! C'est bien vrai que j'ai une sale gueule, prononça-t-il encore à haute voix. Même sa voix avait l'air d'avoir été trempée dans de l'huile. Dans le genre adipeux, Nello Freschetti aurait fort bien pu avoir valeur d'exemple. Et c'était sans doute pour cela qu'il avait été embauché par l'Européan.

J'y vais quand même ! répondit-il avec hargne à son image découragée.

L'instant d'après, il franchissait la porte et gagnait l'ascenseur sans un regard du côté de l'appartement voisin. Enrique pouvait bien faire ce qu'il voulait, Nello n'avait pas de comptes à lui rendre.

Tcherdenek leva les yeux de l'éventail de cartes et plissa le front en regardant Carcaza.

— Dis donc, tu sais pas ce qu'il fabrique, Nello ?

— Je le vois bien moins souvent que toi. Et ça doit bien faire deux jours qu'il n'est pas passé à la boutique. Je sais qu'il avait un rendez-vous important aujourd'hui, mais tu sais comment il est. Il n'a pas voulu m'en dire davantage. C'est tout de même étonnant qu'il ne soit pas venu ce soir.

— C'est bien ce que je pensais, grogna Carcaza en effectuant son écart. Il se tourna vers la fille aux yeux verts et aux cheveux châtains bouclés qui était assise à sa gauche et lui dit : « Tu peux commencer si tu veux. »

Millie posa un huit de cœur sur le tapis. Tcherdenek suivit d'un deux. Carcaza fit le pli avec le roi et ajouta à l'adresse du brocanteur :

— Probable que c'était pour du travail et qu'il a été remercié à cause de ses origines. Et tu sais combien il est susceptible ! Il va rester deux ou trois jours bouclé chez lui. En tout cas, c'était pas la peine qu'ils la fassent, leur Europe. Le racisme n'a jamais été aussi virulent. Et c'est même pas la peine de parler du boulot.

Et il savait de quoi il parlait, Enrique. Depuis qu'il avait dû quitter l'université, il demeurait sans travail. En grande partie grâce à son nom.

— Tiens ! Voilà Simon, remarqua Tcherdenek en montant à l'atout avec un seize sur le trois de Carcaza. Il n'était pas très bien fourni, mais sa longue à carreau pourrait peut-être bien poser des problèmes à Enrique si Millie parvenait à lui passer la main.

— Salut Simon ! firent les autres sans lever les yeux du tapis. Seul Fredo, le barman, remarqua la mine contrariée du nouvel arrivant. Simon n'avait pas son enthousiasme habituel.

— Assieds-toi ! invita Tcherdenek. T'aurais pas vu des fois notre Nello ? On est sans nouvelles.

— Je ne l'ai pas vu, fit simplement Simon. Mais j'allais rentrer. Je m'arrêterai chez lui si vous voulez.

— Laisse tomber et joins-toi plutôt à nous, fit Carcaza. On préfère le tarot à quatre.

— Pas ce soir. Faut que je rentre. Mon gosse ne va pas trop bien.

— Ah ! les mômes, lâcha Millie en coupant sur un cavalier de trèfle. C'est la pire des sources à problèmes.

— Mais ça ne m'interdit pas de vous offrir un verre. Faut bien que j'arrose ma nouvelle affectation, grimaça-t-il.

— Qu'est-ce que ça signifie ? demanda Tcherdenek en levant vers lui un œil soudain inquiet.

— On me change d'usine. Et de région.

— Merde alors ! échappa Millie qui se faisait prendre sa dame de pique mais se rendait néanmoins compte de ce que ça impliquait pour leur ami.

Simon aurait bien aimé leur expliquer que ce déplacement allait poser de sérieux problèmes à son couple. Mais ce n'était pas le moment. Ils jouaient. Le tarot occupait l'essentiel de leurs pensées à l'heure présente. Il préféra adresser un signe à Fredo pour les consommations. Lorsqu'elles furent servies, il régla l'addition et s'éclipsa sans que les autres s'en aperçoivent.

— Eh ! Qu'est-ce que t'attends ?

Freschetti regardait la femme avec de grands yeux étonnés. D'accord, il payait. D'accord, elle en avait l'habitude. Il n'empêche qu'il ne parvenait pas à croire qu'elle allait accepter de coller sa peau contre la sienne.

— Alors ? Je vais pas rester plantée comme ça, à poil, toute la nuit. Tu te décides, oui ou non ?

Il hocha la tête et finit par s'approcher d'elle, maladroitement. C'était la première fois, aussi étrange que cela puisse paraître puisque Nello Freschetti arrivait sur ses vingt-six ans.

Il l'enlaça gauchement et lui déposa un baiser sur l'épaule. Ensuite, ses lèvres glissèrent vers la pointe d'un sein, lourd comme un fruit trop mûr. La femme demeurait un peu raide, voire guindée. Son désir se mit à fondre comme un glaçon dans une tasse de café brûlant. Freschetti s'écarta pour poser les yeux sur le bombé du sexe chargé de poils noirs. Le désir grimpa de nouveau contre son ventre et Nello se laissa tomber à genoux. Il entendit alors la femme rire. Il leva la tête. Elle avait l'air de se moquer. Son pénis se ratatina.

Freschetti eut envie de pleurer. Un chagrin atroce lui serrait la gorge à l'étouffer. Il se releva, se détourna. Il valait sans doute mieux qu'il parte.

— Ben quoi ! Tu te décides ?

La femme venait de s'allonger sur le lit défait. Ses jambes pendaient sur le côté, entrouvrant imperceptiblement la fente rouge vif de la vulve et attisant de nouveau la convoitise de Freschetti. Il parvint à refréner sa terreur, ravala son angoisse et s'approcha d'elle, non sans hésitation.

— Tu te désapes pas ? s'étonna-t-elle d'une voix un peu rauque.

— Éteins la lumière, s'il te plaît !

— Pourquoi ? T'as peur que j'te vois ? Tu crains pour ma vertu ? (Elle riait, mais c'était un rire sans joie)

— Non mais… Je… Je préfère qu'on soit dans le noir.

— Okay patron ! C'est toi qui commandes.

Elle effectua une pirouette pour se retourner et atteindre l'interrupteur en poire accroché aux barreaux du lit. La chambre fut plongée dans une semi-obscurité, égayée toutefois par la lueur de la ville et des néons des panneaux publicitaires, accrochés aux immeubles d'en face, qui traversait les persiennes ajourées.

— Viens, mon biquet ! lui fit-elle en s'étirant.

Il avait laissé tomber son pantalon sur le parquet. Il s'empressa d'ôter le slip et la chemise. Puis il s'allongea sur elle.

Bon sang ! C'était fou ce qu'il avait envie, au point d'en avoir mal aux testicules. Elle était belle. Jamais il n'aurait osé rêver d'une fille pareille. Les hanches un peu lourdes, certes, et les lèvres trop peintes. Mais, avec la pénombre, il pouvait évoquer un tout autre visage.

— Eh bien ! mon biquet, qu'est-ce que t'attends pour me la fourrer ?

Elle se trémoussa à la recherche du pénis, s'ouvrant au maximum. Mais quelque chose s'était liquéfié en lui et Freschetti ressentit tout à la fois la déception, l'impuissance et la panique. De plus, il avait devant les yeux le visage d'une madone qu'il avait longtemps gardé sur lui comme porte-bonheur. Un souvenir qui datait du temps où une voisine lui avait remis cette carte postale à son retour de Lourdes.

Il se redressa un peu. Il pensait beaucoup trop pour se laisser aller comme il l'aurait dû. Et c'était ça, bien sûr, qui l'empêchait de réaliser la pénétration. Probablement devait-il ne conserver devant les yeux, dans ses pensées, que la seule image du corps splendide, de la poitrine gonflée par le désir, du sexe béant et palpitant qui s'enduisait de musc.

La femme bougea. Nello frissonna violemment lorsque la main se posa sur la pauvre chose qui s'était recroquevillée entre ses cuisses.

— Merde alors ! s'exclama-t-elle. Tu peux pas bander ?

Freschetti secoua la tête, ne put retenir un sanglot.

— T'es puceau, pas vrai ?

Il ne parvint pas à dire « oui ». Elle venait de presser l'interrupteur et la lumière, de nouveau, dépouillait la chambre et modelait leur nudité.

— Fallait le dire tout de suite, mon biquet. (Il avait horreur qu'elle l'appelle ainsi.) On aurait gagné du temps. Mais t'as pas à t'inquiéter. Je vais m'occuper de ton problème. Et, crois-moi, t'auras pas à regretter le fric que tu m'as filé.

Elle le repoussa, se redressa puis s'installa à califourchon sur sa poitrine.

— À présent, regarde, mon biquet ! fit-elle en relevant les fesses et en prenant appui sur les genoux.

Cuisses largement ouvertes, dos cambré, les mains juste sous les seins qu'elles pressaient délicatement en enfonçant un rien les ongles rouges dans la chair délicate, la femme ondulait à présent des hanches et poussait en avant son ventre comme pour porter le monticule moussu de son sexe à hauteur des lèvres de Freschetti.

— Si t'as envie de toucher, t'en prive pas, minauda-t-elle. D'ailleurs, j'adore ça.

Il avança une main entre les cuisses, poussa un doigt vers le fruit entrouvert. Le désir redressait enfin son pénis quelque part derrière sa cavalière. Il gémit lorsque de longs doigts experts entourèrent la hampe.

— T'es un intellectuel, toi. Mais laisse-toi rêver. Ferme les yeux. Tu vas voir comme ça va être bon.

Nello Freschetti déroula une sorte d'histoire dans sa tête, mais sans baisser pour autant les paupières. Son regard restait braqué sur la fleur palpitante qui béait près de son visage. Les doigts de la femme glissaient avec juste ce qu'il fallait de pression le long de son membre. Lui s'imaginait pénétrer de toute sa main à l'intérieur du corps brûlant pour atteindre il ne savait quel intolérable secret.

Brutalement, les chocs successifs du plaisir passèrent de ses entrailles à l'air libre, en longues échappées de soupirs et de sperme. Le film intérieur se disloqua. Il ne vit plus, au-dessus de lui, qu'un visage satisfait de professionnelle qui vient de finir son travail.

Pourtant, s'il avait mieux regardé dans les yeux de la prostituée, il aurait pu y découvrir combien il lui faisait pitié.

En pénétrant dans la boutique, Nello Freschetti crut bien qu'il allait avoir droit à un sermon. Seulement, cette fois, il s'en moquait bien, Nello ! Il venait de passer la nuit la plus extraordinaire de toute son existence et, dans quelques heures, il allait prendre son nouvel emploi.

— Salut ! lança-t-il à la cantonade.

Il était le seul à proposer un air réjoui. Les autres faisaient de vraies figures d'enterrement.

— Bonjour ! répondit enfin et presque lugubrement Tcherdenek tandis que carillonnaient toujours les clochettes suspendues derrière la porte.

— Vous savez pas la nouvelle ? poursuivit Freschetti qui n'avait toujours pas remarqué la mine allongée de ses amis. J'ai trouvé du travail !

— Bravo ! le félicita Simon en s'approchant pour lui serrer la main.

— Merci ! Mais il va falloir que je vous quitte pour quelque temps et j'aimerais bien que nous bavardions devant un bock en guise d'adieu.

— Simon a des ennuis, fit alors Enrique Carcaza en s'avançant à son tour. Son patron l'envoie bosser à perpète. Lui non plus, on ne le verra plus souvent.

— Je n'étais pas au courant, fit Freschetti.

— Rien d'étonnant ! intervint Tcherdenek. Tu n'es pas passé hier soir. On se demandait si t'étais pas malade.

— Bon ! Et alors ? Simon ? reprit Freschetti.

— Alors ? Alors il ne sait pas trop comment faire.

— T'en as parlé à ta femme ? fit Nello à l'adresse de Simon.

— Pas encore, répondit ce dernier. Je ne sais pas comment lui tourner ça. Sûr qu'elle va très mal le prendre. Et d'ici qu'elle s'imagine que je fais ça exprès, y a pas loin. Encore que ce serait pas mal pour le gosse qu'on change de quartier.

— C'est vrai que c'est pas l'endroit idéal, là où tu crèches, fit Freschetti.

Il regarda un long moment le visage paisible aux yeux doux, puis il se tourna vers Tcherdenek. Le vieil homme semblait absorbé dans la lecture des titres des livres empilés sur le comptoir. Nello s'approcha. Il avait toujours eu la faiblesse du livre : un amour inconsidéré pour les couvertures jaunies, les pages qui sentaient l'encre humide. Il n'avait jamais beaucoup lu mais il avait la conviction qu'il aurait adoré, en d'autres temps moins occupés par des vétilles. Les volumes se déplaçaient d'une main à l'autre, d'un coin de la banque à l'autre extrémité : Les deux orphelines, Mignon, Le passeur de la Moselle, Jean-qui-tue, et un livre, tout noir celui-là, intitulé Le petit bleu de la côte ouest dont il eut le temps de saisir le nom de l'auteur — Manchette — qui lui fit songer à un gros titre dans un journal. Les ouvrages s'empilaient, cartonnés ou brochés : Le charretier de la mort, Mère à 15 ans, Le mystérieux docteur Cornélius

— C'est Enrique qui m'a trouvé ce lot, précisa Tcherdenek en levant les yeux vers Nello. Mais ça ne vaut pas grand-chose, vu l'état. Les clients ne recherchent plus que des éditions impeccables ou des volumes reliés, ou des séries comme les Maigret ou les San Antonio qui sont toujours à la mode. Même les belles couvertures illustrées ne les intéressent pas. Tiens ! Tu vois ce volume ? Le dessin est l'œuvre de Starace. Il illustrait les romans populaires de chez Fayard au début du XXième. Eh bien ! Je n'en tirerai pas même un demi euro… si je trouve un acquéreur. Il hocha la tête avec une moue de dépit, se moucha bruyamment dans un tissu bleu extrait de sous la caisse et ajouta enfin : les bonnes choses ont toutes une fin. J'ai bien lu et relu vingt fois ce Nostradamus de Michel Zévaco. (Il ouvrit le gros ouvrage marqué 65 centimes dans un cercle blanc situé en bas et à droite de la première de couverture.) Eh bien ! Vois-tu ? L'écriture s'efface peu à peu, comme le souvenir de son auteur. On ne le mentionne d'ailleurs plus dans le Larousse du XXIème. Et pourtant, il a écrit une quarantaine de romans presque aussi splendides les uns que les autres.

Freschetti prit le livre. La couverture représentait un cavalier armé d'une rapière et ferraillant contre des spadassins qui semblaient convoiter la jeune fille couchée en travers de sa monture. Les pages paraissaient sur le point de s'émietter. Le volume en comptait plus de cinq cents.

— Voilà quelqu'un qui écrivait beaucoup, en tout cas, murmura Nello avec admiration en songeant aux difficultés qu'il éprouvait chaque fois qu'il devait rédiger une lettre de demande d'emploi.

— Tu nous as promis d'aller boire quelque chose ? intervint soudain Enrique en s'avançant. Alors, nous sommes ton homme.

— Et ma boutique ? fit Tcherdenek.

— Allons, le vieux ! rigola Enrique. Il passe trois clients par jour entre ces murs et ils savent tous où te trouver en cas d'absence.

Le vieil homme haussa les épaules et poussa tout le monde dehors avant de boucler de l'intérieur. Il gagna ensuite l'arrière-boutique, passa dans une cour adjacente et retrouva les autres sous la porte cochère. Freschetti faisait de grands gestes pour dissimuler sa timidité par des rodomontades que Tcherdenek avait fini par trouver sympathiques.

Freschetti s'ennuyait ferme. Au bout des cinq premiers jours, il avait déjà commencé à trouver le temps long et il venait d'attaquer sa dixième journée de captivité dans les appartements des studios de l'Européan. Pourtant, rien ne lui manquait pour qu'il occupe au mieux l'attente. On était aux petits soins avec lui. Presque trop.

Il recevait les journaux et les hebdomadaires. La télé lui permettait en outre de conserver un semblant de contact avec l'extérieur. Il avait pu suivre l'open de Bercy et la victoire inattendue d'un certain Nechkott issu des sélections. Les nouvelles de Découvreur, la sonde européenne en route vers Pluton, étaient de plus en plus alarmantes depuis l'avarie survenue à l'une de ses antennes. Le président Subega était sorti indemne d'un terrible attentat qui avait fait plus de trente morts à Bobo-Dioulasso. Quant aux manifs du début novembre, elles ne cessaient de l'étonner. Il semblait bien cette fois que le divorce était consommé entre la population active et les millions de sans-emploi. Et le pire était à redouter. Par chance, il avait trouvé ce travail à temps. Enfin, si l'on pouvait appeler travail une situation de sinécure.

Car il ne faisait rigoureusement rien. Il passait le plus clair de ses journées à dormir, à regarder de vieux films à la DVDthèque et à baiser, naturellement, puisqu'on lui avait fourni une demoiselle de compagnie.

Au début, il avait cru que cette sollicitude recelait un piège. Mais il avait dû admettre qu'il n'en était rien. Il n'était pas filmé à son insu et, lui avait-on assuré, ceci ne serait en aucun cas retenu sur son salaire. Il fallait entretenir le moral des employés, leur éviter la neurasthénie. Un tournage, ça dure longtemps. Mais Léna – c'est ainsi qu'elle s'appelait – s'y entendait à merveille pour meubler ses heures creuses, pour l'agacer, le provoquer, l'embraser. Il adorait lorsqu'elle lui mordillait le lobe de l'oreille, glissait une main sur sa poitrine pour agacer l'un de ses minuscules tétons puis, lentement, agissait sur son pénis par touches de plus en plus fermes et rapides jusqu'à le masturber vraiment. Il y avait, dans le rythme qu'elle lui imprimait comme dans la pression qu'elle exerçait pour en obtenir l'érection, une douceur et une fermeté que tous les vagins du monde ne pourraient lui communiquer. Et Nello était peut-être trop vieux pour s'habituer à faire normalement l'amour. Il avait sans doute trop longtemps pratiqué le plaisir solitaire pour lui préférer le conduit humide d'un sexe féminin.

La vidéothèque lui mangeait des dizaines d'heures. Il avait découvert les films sur écran plat d'antan et ne se lassait pas des aventures souvent rocambolesques qu'ils déroulaient. Pourquoi avait-il fallu qu'aujourd'hui l'on s'acharne à vouloir donner à tout prix le ton de l'authenticité ? Les reconstitutions historiques sans héros, les sports du sexe où tout n'était que prouesse physique et l'actualité n'avaient pas le parfum des rêves qu'il visionnait : Jeanne, papesse du diable, Les derniers jours de la colère, Valérie au pays des merveilles, Quand la Marabunta gronde

Mais il s'ennuyait tout de même, Freschetti. Il aurait bien voulu que l'on se décide enfin à lui donner quelque chose à faire. D'autant qu'il ne voyait personne et qu'il ne savait rien.

On avait tout de même consenti à lui dire, dans la matinée – « on » étant un second ou troisième assistant-metteur en scène — qu'il aurait à tenir le rôle d'un suppôt du Shah d'Iran dans une fresque retraçant la révolution komeinite des années quatre-vingt. C'était la première fois que l'on réalisait une telle superproduction. Il avait cru comprendre que les techniciens de l'Européan avaient résolu, voilà peu, les problèmes posés au laser par la profondeur de champ et le plein jour. C'était là la raison essentielle de la quarantaine à laquelle les acteurs étaient soumis.

Il eut un sourire et regarda le sexe de Léna ouvert au-dessus de lui. Son ventre se contracta. Les petites mains accélérèrent et il éjacula dans un soupir de satisfaction. Qui sait ? Peut-être que les copains verraient le film ?

Le premier incident se produisit aux environs de neuf heures trente dans une petite rue parallèle à l'avenue Julien. La longue procession des chômeurs s'étirait sur le trottoir, mêlant sans vergogne les cadres réformés, les métallos licenciés, les saisonniers hors saison et les trognes hâlées des trimardeurs dont les lointains ancêtres n'avaient pas dû combattre aux côtés de Vercingétorix à la bataille de Gergovie.

En face de l'immeuble de la Direction Départementale du Travail, le café ne désemplissait pas. Les camionneurs trinquaient avec les commerçants du voisinage. Les petites vendeuses et les secrétaires, un instant libérées, venaient avaler un café crème à la sauvette. Parfois, las de piétiner le macadam, un candidat aux allocations distribuées en face quittait la file pour venir au comptoir irriguer d'un rouge râpeux son gosier enflammé par la chaleur déjà épaisse.

— Ça pue ! fit le libraire moustachu qu'un RMI avait frôlé pour s'approcher du zinc.

— C'est à moi qu'tu causes ? Répète voir un peu ! explosa l'objet de l'invective en passant à l'offensive.

La bataille rangée qui s'ensuivit s'éparpilla presque aussitôt sur la chaussée. Les clients du bistrot s'en prirent à la file en attente. Des visages apparurent aux fenêtres, sur les paliers, et les habitants du quartier, surchauffés par des mois de procession de visages de couleur, s'en vinrent prêter main-forte aux dignes commerçants victimes – pensèrent-ils – de la fureur et de la convoitise des bons-à-rien suceurs de fric. Au bout d'un quart d'heure, les polices urbaines se décidèrent à intervenir et remirent un peu d'ordre en embarquant dans les fourgons une bonne cinquantaine de sans-emploi.

À onze heures, un commando d'inconnus lapidait les vitrines des magasins du secteur. Certains furent peut-être délestés du contenu de leur caisse et de divers objets. Les flics arrivèrent trop tard.

En début d'après-midi, tous les bureaux des Pôles emploi se trouvaient investis par une foule constituée en grande partie des commerçants furieux et de leur estimable clientèle non moins enragée. Les chômeurs firent l'objet de soins très attentifs de leur part. En fin de journée, le nombre des blessés graves dépassait la centaine. Celui des morts ne fut révélé que quelques jours plus tard, sans doute pour éviter de nouveaux drames. Rue Valère et rue Georges Conchon, la bataille atteignit des proportions catastrophiques. Plusieurs immeubles flambèrent.

Enrique Carcaza se trouvait dans la file d'attente quand la foule, surgie des deux extrémités du passage Quilliot, chargea tout hérissée de barres d'acier, de vieux fusils de chasse et de gourdins improvisés. Avant d'avoir pu réaliser la gravité et le pourquoi de la situation, il fut frappé, bousculé, piétiné. À demi inconscient, il se retrouva sous une camionnette en stationnement que la meute hurlante tentait de renverser. Des mains tentèrent de l'agripper. Son nez pissait le sang. Ses vêtements étaient en lambeaux. Ses mains reposaient sur la plaque métallique d'un regard d'égout.

Mû par une impulsion soudaine, il tenta de la soulever. Se cassa les ongles. Pleurant sous l'effort car, dans sa position, il ne pouvait recourir qu'à la seule force de ses poignets et qu'il savait sa dernière heure venue s'il ne parvenait pas à la faire glisser.

Il tira, griffa, gémit et finit par plonger, comme dans un brouillard, la tête la première dans le trou circulaire.

Il ne sut jamais comment il ne s'était pas rompu le cou au bout de sa chute. Lorsqu'il eut quelque peu recouvré ses sens, il se releva, monta les échelons pour replacer le couvercle sur l'ouverture. Puis il s'enfonça dans la nuit malodorante en tâtonnant. Il était sauf. Mais son cauchemar ne faisait que commencer.

Au bout d'un vingt-cinquième jour, Nello Freschetti avait enfin fini par arpenter le plateau. Le décor représentait un tribunal ou, plus exactement, une vaste salle munie de gradins qui était utilisée pour l'audition des inculpés. On l'avait fait asseoir sur un tabouret de fer. Il se trouvait dans un box, à côté d'autres figurants comme lui – il en avait aperçu certains au cours des jours précédents, lorsqu'il les avait croisés dans un couloir ou à la cafétéria –. Ils étaient censés représenter des suppôts de l'impérialisme. La foule hurlait. Le président s'agitait. Les témoins étaient constitués le plus souvent de femmes au visage voilé qui affectaient une douleur profonde, leur mari ayant été, pour la plupart, assassiné, sinon émasculé. Nello Freschetti avait été, lui avait-on expliqué, commissaire de police du régime déchu et les sévices qui lui étaient attribués rendaient presque sympathiques les tortionnaires nazis.

Comme il était supposé avoir été torturé avant de comparaître, un savant maquillage rendait ses traits presque méconnaissables. Les interrogatoires, bien qu'antérieurs à cette scène, ne seront filmés que plus tard, lui avait-on encore expliqué, pour des raisons de commodité de tournage.

Le plus difficile, c'était de feindre et d'oublier les caméras qui se déplaçaient continuellement au milieu de la foule, qui s'approchaient parfois des visages pour réaliser un gros plan tandis que le président interpellait ou qu'un témoin se lançait dans une envolée d'invectives. Sans cesse, Nello devait se répéter par-devers lui qu'il allait être bientôt condamné et passé par les armes pour croire un peu à ce qui se passait autour de lui. Mais il en ressentait un profond malaise.

En retrouvant Léna un peu plus tard, un doute lui effleura néanmoins l'esprit concernant l'apparente fausseté du décor. Cela provenait sans doute des nombreuses projections qu'il s'était accordé depuis qu'il était ici. Il n'empêche qu'il craignit un instant que tout ne devienne soudain réel. Un peu comme un retour en arrière dans le temps. Mais Nello Freschetti se rassura en caressant le corps, les cuisses, les fesses de Léna. Il n'était fort heureusement qu'un figurant dans une histoire filmée.

— Embrasse-moi ! lui dit-elle.

Il avait encore en mémoire le visage pathétique de Maria Schell – dans le film Une Vie – lorsqu'elle devine que son mari et la maîtresse de celui-ci se sont enlacés dans la roulotte qui va bientôt dévaler au bas du précipice. Alors il étreignit fougueusement la jeune femme aux yeux noirs, aux cheveux noirs un peu trop courts, aux lèvres un peu épaisses mais si chaudes et si vivantes.

Et, pour la première fois, il lui fit vraiment l'amour.

Carcaza avait perdu depuis longtemps le sens de l'orientation, du temps comme de l'espace. D'abord, il avait erré dans les conduits nauséabonds. Puis il avait dû tomber dans un puits et perdre connaissance car, à son réveil dans l'obscurité totale, la faim le tenaillait en même temps qu'une atroce migraine. À tâtons, il explora l'endroit, découvrit un autre passage, effectua peut-être cent mètres dans un boyau au sol glissant et peuplé de rats qui ne se privaient pas pour le mordre au passage. L'odeur qui s'en dégageait était épouvantable. L'enfer, se dit-il, ne peut plus être très loin.

Satan poussa alors un énorme éclat de rire car il avait pu entendre la réflexion de Carcaza, exprimée à voix haute. Il lui prit la main, le guida un long moment jusqu'à ce qu'ils parviennent dans un réduit chichement éclairé par une sorte de soupirail qui devait bien se trouver vingt ou trente mètres au dessus d'eux.

— Je m'appelle Arthur ! se présenta Satan du même ton qu'il aurait dit : Je suis le chef. Puis il ajouta : C'est ici notre réserve à vivres. Sers-toi et mange !

Et Carcaza dévora. Pain et pâté en boîte, brioche en sachet sous vide et sardines en boîte, gâteaux secs et confiture en boîte.

Il avait l'impression de n'avoir pas avalé le moindre morceau depuis des semaines.

— À présent, tu fais partie de notre équipe, expliqua Arthur. Mais pas question de flemmarder. La bouffe, ça se mérite. On fait des petites virées au-dessus pour se ravitailler. Pas question de s'y éterniser, bien sûr, avec les flics et tout ça. Mais, généralement, on s'en tire bien. Du moins, tant que personne soupçonne qu'on arrive par en dessous.

— Qu'est-ce que vous faites, dans ces caves ? demanda Carcaza après avoir avalé une dernière bouchée.

— On s'échappe comme on peut de la misère, de la merde, des impôts, des keufs et du boulot. Ici, tu risques pas de voir se pointer le percepteur et les huissiers.

C'est alors que Carcaza comprit qu'il ne vivrait jamais plus à la surface. D'ailleurs, il n'avait pas le choix. Ou, plutôt, il ne l'avait plus.

Il regarda Arthur et celui-ci éclata de rire à nouveau, laissant apparaître ses gencives largement édentées.

Studios de l'Européan.

Trentième jour.

 

— Vous ne bougez surtout pas ! Vous êtes paralysé par la peur. Le bourreau s'avance vers vous. Il fixe les bracelets de fer qui maintiendront vos poignets aux accoudoirs. Il referme ensuite le collier qui retient votre tête contre le dossier… À présent, vous ne pouvez plus bouger. Vos jambes, à leur tour, vont être entravées contre les pieds du siège…

Freschetti revit une scène de La Religieuse de Monza d'Eriprando Visconti, mais ce ne fut qu'une vision furtive. La voix le berçait et la lumière des projecteurs l'aveuglait. Autour de lui, les techniciens et d'autres acteurs s'activaient. Le metteur en scène poursuivait ses explications :

— Vous allez subir le premier interrogatoire. Vous n'aurez à répondre que par « oui » ou par « non ». En réalité, le bourreau ne vous demandera rien d'important, rien qui ait un rapport quelconque avec le film. Ce que l'on veut, ce sont vos mimiques puisque la scène sera ensuite postsynchronisée. Bon ! Vous avez compris ? Alors, je reprends. L'homme en cagoule s'approche, un vulgaire chalumeau dans la main gauche. La flamme a été réduite à sa température maximale. Vous percevez le sifflement du gaz et l'épouvante se peint sur vos traits…

Freschetti entendait. Il devinait la chaleur infernale. Il pouvait voir à présent, malgré les projecteurs, l'ombre de l'homme encapuchonné et, surtout, l'instrument. Dans son for intérieur, il se rassura cependant. Il ne s'agissait que d'un simulacre. Le cinéma est, par excellence, l'art des trucages.

La flamme, de plus en plus proche, fit frissonner les poils de sa poitrine nue.

— Tu vas parler, salaud ! rugit alors le prétendu bourreau.

Nello Freschetti eut à peine le temps de faire « non » de la tête que la flamme darda sa langue insupportable sur l'un de ses tétons. Freschetti ne put retenir un terrible hurlement. La sueur avait brutalement inondé son visage. Un hoquet l'étrangla tandis qu'il pensait :

Il est dingue, ce mec !

Il voulut le lui dire. Mais la douleur s'incrusta aussitôt si férocement qu'elle le submergea. Il perdit connaissance en pissant dans son pantalon.

— Ranimez-le ! Vite ! hurla la voix du metteur en scène.

L'eau glaciale fouetta le visage de Freschetti. Il ouvrit les yeux sans parvenir à restituer le scénario de son cauchemar. Car il dormait, cela ne pouvait faire aucun doute. C'était cette douleur aussi soudaine que fulgurante qui l'avait réveillé…

— Léna ? appela-t-il.

— Ce n'est que le début des réjouissances, mauviette ! ricana alors le bourreau. Tu te défends très bien pour tomber dans les pommes, mais on aimerait que tu tiennes un peu plus longtemps…

La flamme du chalumeau s'approcha.

— T'en veux une autre giclée ?

— Nooon ! râla Freschetti.

La pointe de feu lui caressa l'autre téton et il brailla comme un damné, découvrant en même temps la réalité de la situation et de la souffrance. Une vague d'horreur le recouvrit.

— Pourvu qu'il tienne le coup ! lâcha le producteur. On a tout misé sur ce type. Merde ! Il a été gâté, ce rital, jusqu'à aujourd'hui.

Lorsque Freschetti s'éveilla, il ne ressentit tout d'abord qu'une sorte d'euphorie sans parvenir à s'interroger sur sa présence dans une pièce carrelée comme une salle de bains. Puis, lorsqu'il eut parcouru enfin le lent chemin vers la reprise de conscience, lorsque ses yeux parvinrent à discerner et à identifier les objets qui s'y trouvaient, lorsque Freschetti reconnut les flacons de sérum au dessus de lui, les tuyaux de plastique qui descendaient vers ses bras comme les filaments d'une méduse, il sut enfin qu'il se trouvait dans une sorte de clinique et il se souvint.

Euphorie sans doute, mais aussi lourdeur dans les tempes ainsi qu'un poids juste entre les yeux, comme une barre de fer qui semblait devoir lui broyer le crâne. Des images remontaient, parmi lesquelles l'absence de visage d'un homme aux yeux jaunes avec des filets de sang.

Le bourreau !

Les souvenirs affluèrent, comme une lame de fond prête à engloutir ce qui lui restait de raison. Son corps se cambra. La douleur se fixa au même moment dans ses membres, son ventre, son visage, ses testicules. Il retrouva des lambeaux de cauchemars : sa jambe placée sous le pressoir et le tibia se brisant net comme une brindille de bois sec, et puis encore cet étau placé entre ses jambes, ou ce cylindre brûlant qu'on enfonçait dans ses entrailles. Il n'y avait guère de place sur sa chair où quelque instrument n'ait laissé une empreinte…

Il essaya encore de comprendre, Freschetti. Mais c'était tellement absurde, tellement IMPOSSIBLE qu'il refusait encore la vérité. Le film avait été réalisé pour dissuader les révolutions, en étalant la violence et les abus, en lui conférant la force du réalisme des reportages. Ceux qui avaient imprudemment accepté de participer au tournage devaient à présent payer le prix d'un contrat absurde : leur corps réduit en miettes, par d'interminables étapes d'effroyable douleur. Nello Freschetti devait être exécuté le lendemain matin. Il comprenait enfin que sa mort, elle aussi, ne serait pas un simulacre.

Un sanglot vint se substituer au souffle rauque et poussa une bulle de sang au coin de ses lèvres. Il croyait avoir eu de la chance. Carcaza ne parvenait pas lui non plus à trouver un emploi. Mais il était vivant, lui. Quant à l'argent qu'il était censé avoir gagné, il servirait à payer ses propres funérailles et à réalimenter les caisses de l'Européan… Peut-être aussi que la petite Léna en percevrait une petite partie.

Il s'efforça encore d'imaginer le visage de la jeune femme, ses seins, son ventre… Mais il avait trop mal, malgré les drogues dont on le bourrait, et cela lui semblait déjà tellement loin…

Le lendemain matin, Nello Freschetti serait abattu comme un chien. Peut-être que, grâce aux anesthésiants, il ne s'apercevrait même pas de l'instant de sa mort. Mais il en doutait. Le souci de réalisme surpassait en cruauté l'idée même de commettre un assassinat.

Ce sera sans doute un très beau film ! murmura-t-il tandis qu'une larme coulait le long de sa joue. Et les copains pourront m'y voir.

Il sombra à nouveau dans l'inconscience.

C'était comme s'il avait déjà fini de vivre.


Publié en France in revue Galaxies n°14, octobre 2011

 

 

Écrit en 1978-1979, Points de rupture constitue l'exemple parfait du récit oublié. Il ne s'agit cependant pas d'un fond de tiroir. En le relisant pour mettre au point sa version définitive, je me suis rendu compte qu'il était le plus « autobiographique » de mes textes. Il renferme toutes mes haines, toutes mes rancœurs et mes obsessions, beaucoup de mes amours aussi. C'est peut-être pour ces raisons qu'il a été enterré presque aussitôt rédigé. C'est pour les mêmes raisons qu'il a, ô combien, sa place dans cette quatrième partie du recueil.

Durant ma prime jeunesse, j'ai été victime du « racisme » imbécile des enfants de mon âge en raison de mes origines italiennes. Durant les années de guerre et celles qui ont suivi, il n'était pas particulièrement recommandé de posséder des liens de parenté avec les compatriotes de Benito Mussolini. Et cette situation d'étranger m'a poursuivi jusqu'en 1962 car, bien qu'ayant effectué 24 mois de service militaire sous le drapeau tricolore, je n'ai dû ma naturalisation qu'à une ordonnance du tribunal et seulement après avoir été démobilisé. Sous l'uniforme, j'étais encore italien. Si j'ajoute que j'ai vu le jour à Clermont-Ferrand et n'ai découvert la terre de mes ancêtres qu'en 1966, je me fais la réflexion que les faiseurs de lois n'œuvrent pas toujours pour la liberté, l'égalité et la fraternité de ceux qui naissent et vivent sur le sol français.

Quant aux autres « thèmes » qui transpirent des lignes de cette histoire, ils me sont tout aussi chers car rien n'est à mes yeux plus révoltant que la misère, l'intolérance, le chantage, l'appât du gain et, pour tout dire, la bêtise, la cruauté et l'injustice.

Proposé à une revue française voici un certain nombre d'années, et bien que considérée par mon ami Jacques Chambon comme l'une de mes meilleures nouvelles, il fut très rapidement refusé… et retourna dans mes tiroirs qu'il ne quitta qu'en 2008 pour être enfin publié en Italie.

Une précision supplémentaire s'impose. Ce récit, ainsi que les deux qui suivent, auraient dû constituer l'armature d'un roman qui ne connut qu'un vague brouillon. C'est la raison pour laquelle certains personnages se retrouvent dans plusieurs des textes réunis ici sous la bannière andrevonienne.

J'ajoute que la revue GALAXIES, qui m'avait demandé un texte, a bien voulu, contre toute attente de ma part, la publier dans sa livraison de l'automne 2011. Que Pierre Gévart en soit ici remercié.