La traque

« Vous avez vu ? haleta Doc Shunt en pénétrant en coup de vent dans la boutique. Ils sont déjà sur le boulevard. Je vous l'avais bien dit qu'on n'y couperait pas ! »

Il s'épongea le front avec un grand mouchoir à carreaux, reprit quelque peu son souffle et poursuivit :

— Après les voitures, fallait bien que tout le monde passe à l'addition. Tiens, l'an dernier, pour l'anniversaire de Rémi, j'avais parié avec mon beau-frère qu'on tarderait pas à en venir là. Le gouvernement ne veut plus rien donner aux grandes villes. Alors ! faut bien qu'ils trouvent du fric quelque part, n'est-ce pas ? Et comme ces cochons de contribuables trouvent toujours le moyen d'en mettre un peu à gauche, pas besoin de se torturer le citron. Il suffit de les faire cracher.

— Allons ! Reprenez-vous ! sourit Tcherdenek en reprenant l'époussetage du rayon des poupées anciennes. Puisque vous vous doutiez de ce qui est en train d'arriver, vous n'avez aucune raison de vous mettre dans des états pareils. Et d'abord, qu'est-ce qui se passe exactement ?

La cigarette que Doc venait d'allumer faillit lui tomber des lèvres. Il toisa le vieux brocanteur comme s'il était l'un des objets les plus rares de la boutique et finit par lancer :

— Comment ! Vous n'avez donc pas compris qu'ils sont en train de poser les mouchards ?

— Les mouchards ?

Le vieil homme sembla tomber des nues. Il faut dire cependant, pour sa décharge, qu'il ne lisait jamais les journaux, ne regardait pas la télévision et s'intéressait au fond assez peu à la politique.

— Bon sang ! J'ai jamais vu un béotien pareil. Enfin quoi, les mouchards ! Ces trucs électroniques comme à Paris ! Si vous avez le badge, ça va, sinon, flash, clic et boum ! passez la monnaie. Des appareils pour contrôler les piétons si vous préférez, précisa-t-il devant la mine ahurie de Tcherdenek.

Le vieil homme, manifestement, ne comprenait pas davantage. Doc Shunt poussa un soupir, chercha des yeux un siège puis, lorsqu'il l'eut trouvé, laissa tomber ses quatre-vingt-quinze kilos dans le vieux fauteuil Empire.

— Il faut à présent un permis de circuler. Vous n'aurez pas le droit de vous balader en ville sans le badge-permis. C'est un nouvel impôt. Comme autrefois la vignette auto.

— Impossible ! lâcha Tcherdenek qui avait abandonné ses poupées à leur poussière et ouvrait tout grands ses yeux et ses oreilles. Impossible !

— Pourquoi, impossible ? Mais le fait est là, mon vieux ! Encore quelques jours et la ville entière sera quadrillée, depuis le carrefour des Pistes jusqu'à la gare de Royat et d'Herbet à Chanturgue. Et personne ne pourra passer au travers.

Tcherdenek secoua la tête, incrédule.

— Rien à faire, je ne marche pas. C'est un canular, votre histoire de permis de circuler.

— D'abord, je ne suis pas un menteur, se défendit Doc Shunt dont la nervosité croissante se manifesta par un tic qui lui tira les lèvres vers l'oreille droite. Ensuite, vous n'avez qu'à descendre sur le boulevard Trudaine et vous verrez bien. D'ailleurs, avant longtemps, ils seront dans cette rue.

— Pas la peine de vous énerver ! fit Tcherdenek, songeur. Je vous crois. Mais enfin, ça n'est pas venu comme ça, cette histoire. On ne décide pas tout de go que les piétons devront posséder un permis pour se promener.

— Nous y voilà tout de même ! se rengorgea le Doc. Voyez-vous, mon vieux, ça fait plus de trente ans que je le dis, mais on n'écoute jamais les types comme moi qui trouvent encore le temps de réfléchir. On les prend pour des dingues. Seulement les dingues, à présent, ils rigolent, vous comprenez ? Faudra les aligner. Que ça plaise ou non. Vous vous souvenez, quand ils ont commencé à faire des autoroutes ? Stop, péage, passez la monnaie ! Eh bien, on n'aurait jamais dû marcher. On aurait dû les leur laisser, leurs autoroutes. Mais ça faisait bien de se taper un cent soixante, pour, cinq ou six francs à l'époque, si je me souviens bien.

Le Doc se leva pour poser sa cigarette dans un cendrier. Il se rassit, toussota un peu et reprit :

— Vous comprenez, plutôt que d'arranger les nationales, c'était drôlement mieux de faire de nouvelles routes, avec des guichets à l'entrée et à la sortie comme au cinéma. C'était rentable, quoi ! Et alors, savez-vous ce qui s'est passé ? Le gouvernement s'est dit qu'il n'y avait pas de raison pour qu'il continue d'entretenir les nationales. Les départements n'avaient qu'à se débrouiller. Et basta ! Il alluma une autre cigarette. D'abord, ce sont des sociétés privées qui ont pris la relève pour les autoroutes. Ensuite, comme la circulation des voitures posait quelques problèmes en ville, d'autres sociétés ont construit des parkings. L'automobiliste, lui, bête mais pas méchant, il a continué de payer. Des sous pour la vignette, à l'époque. Des sous pour les autoroutes. Des sous pour les parkings. Et comme si ça ne suffisait pas, les parkings, on a flanqué des parcmètres un peu partout. Toujours pour attraper un peu plus de fric.

— Mais enfin, coupa Tcherdenek, où voulez-vous en venir ?

— Mais justement où nous en sommes. Parce que, des sous, plus on en a et plus on en a besoin. Et Dieu sait si les municipalités en ont besoin pour entretenir leur police, les rues, les stades et tout le reste. C'est pas votre taxe d'habitation ou la professionnelle qui peuvent suffire. Et il faut entretenir les places, les squares, les rues piétonnes, les trottoirs, et j'en passe. Il y a à peu près cinq ans qu'on a institué le permis de circulation urbaine aux automobiles. À présent, on va un peu plus loin. Puisque personne n'a râlé jusqu'ici, il n'y a pas de raison de ne pas continuer. Pour circuler à pied, il faudra un permis. Ils ont trouvé l'idée des badges et des mouchards. Comme ça, pas de tricheurs. Tout le monde passe à la caisse ou paye une amende. Ça, c'est du bon boulot ! Ceux qui viennent en visite achètent juste un badge à la journée. Pour les résidents, c'est une sorte de permis à l'année.

Le brocanteur tira à lui une vieille chaise cannée et s'y laissa tomber sans un mot. La tête lui tournait.

— Combien ? murmura-t-il.

— Combien quoi ? Ah ! la taxe ? Ben… cinq cents euros, je crois.

— Cinq cents ?

— C'est bien ça !

— Et ceux qui paieront pas ?

— Impossible, je vous dis ! ricana Doc. Les mouchards ne louperont personne. Clic, photo, amende ! Et il paraît que la note sera salée. C'est un acte de civisme, a dit le maire. Tout le monde doit participer à l'amélioration des conditions de vie dans la cité.

— Cinq cents euros ! murmura encore Tcherdenek. Qu'est-ce qu'on peut faire ?

— Rien ! Les gens sont trop cons pour ça. C'est comme pour les parcmètres. Hormis quelques hurluberlus qui ont essayé de les déboulonner, tous les autres ont gentiment dit que ce serait mieux qu'avant.

— Mais ça n'est pas pareil. On est pas des voitures, tout de même !

— Et alors ? Qu'est-ce que ça change ? Du moment que la télé tombe pas en panne et qu'on augmente pas le pinard et le tabac, tout le monde est content. Vous les verrez courir quand on commencera à vendre les badges. Des fois qu'il n'y en ait pas assez pour tout le monde !

— Qu'est-ce qu'on peut faire ? marmonna encore Tcherdenek qui pensait à sa propre situation.

Comment pourrait-il payer la taxe ? Il n'arrivait seulement pas à joindre les deux bouts. Son commerce lui assurait à peine de quoi manger et, avec son infirmité, il ne pouvait pas courir pour trouver des affaires. Quant aux habitués, comme le Doc, ils venaient davantage pour tailler le bout de gras que pour faire des emplettes.

— Qu'est-ce qu'on peut faire ? répéta-t-il pour la troisième fois…

— Payer ! fit sentencieusement Doc Shunt. On n'est plus bon qu'à ça, à notre âge. C'est bon pour les jeunes, le chambard. Malheureusement, ceux d'aujourd'hui ne pensent plus qu'à s'envoyer en l'air et à écouter des tubes, comme ils disent.

Il s'en alla sur ces mots, son vieil imperméable se coinçant comme à l'accoutumée dans la porte qui se refermait trop vite. Tcherdenek parcourut des yeux le magasin poussiéreux. Il n'avait même pas trente euros dans son tiroir-caisse.

Quand Gilles Bourreau, chef du service de statistiques de la voirie urbaine, pénétra dans la salle de conférence, les responsables des sections se levèrent. Le brouhaha habituel aux réunions administratives ne reprit que lorsque le nouvel arrivant se fut installé. Gilles Bourreau laissa s'achever les dialogues à voix basse, le temps de feuilleter l'important dossier qu'il avait apporté. Alors il s'éclaircit la voix et commença :

— Messieurs ! Vous n'ignorez pas l'importance des travaux que nous avons entrepris. Bien que je n'en mésestime pas le côté rébarbatif, je tiens tout de suite à vous dire que votre attention ne doit pas être distraite un seul instant. Le recensement qui a été engagé est capital pour l'avenir de l'opération lancée ces jours derniers. Notre rôle consiste à dénombrer la population active de la commune, mais aussi à repérer les éventuels fraudeurs. L'immensité des travaux d'une ville comme la nôtre nécessite un budget dont l'importance ne saurait vous échapper. Chaque citadin doit donc se sentir responsable et participer à l'amélioration de son environnement. La quote-part que nous lui demandons par le biais de la nouvelle taxe piétonnière de circulation s'apparente donc à un devoir comme le fut en son temps le service armé, par exemple. Le contrevenant ne saurait être toléré, d'une part parce qu'il constitue un parasite, d'autre part en raison du mauvais exemple qu'il pourrait présenter aux yeux de ses concitoyens. Sa recherche, bien que difficile, doit donc être pour chacun d'entre nous un souci constant. Toute faute de vigilance devra être sanctionnée si elle se présente. Mais je sais pouvoir vous faire confiance. Je cède à présent la parole au délégué du service du cadastre. Monsieur Braveau ?

Il y eut quelques instants de flottement dont le nouvel orateur profita pour puiser quelques feuillets dactylographiés dans un cartable posé à ses pieds. Après avoir rajusté les grosses lunettes qui cachaient des yeux bleus très myopes, il se leva.

— Monsieur le chef de service ! Messieurs ! Comme vous ne l'ignorez pas, nos services ont mis à votre disposition un important fichier constituant le résultat d'enquêtes passées sur l'ensemble des propriétés bâties à l'intérieur du périmètre de la commune. De cette manière, vous avez à votre disposition un répertoire en principe complet de tous les habitants de la cité, dont la mise à jour sera grandement facilitée par le fait que chaque propriétaire est tenu de nous prévenir sur les mouvements éventuels de ses locataires. La seule difficulté que vous pourrez rencontrer tiendra davantage de situations provisoires comme l'hospitalisation, l'invalidité temporaire, les voyages ainsi que, dans les premiers temps, les touristes et voyageurs séjournant dans notre ville et insuffisamment renseignés sur les permis provisoires. La fourchette de ces cas particuliers ne devrait cependant pas excéder le millier. Il semble donc quasiment certain que, dans un délai de deux à trois mois tout au plus, une liste définitive de cas extrêmes pouvant représenter les contrevenants devrait être établie. Mes services pourront alors agir afin de régler ces divers problèmes. Je suis évidemment à votre entière disposition pour éclaircir les difficultés que vous pourrez rencontrer dans le courant du dépouillement des souches justificatives. Je pense malgré tout que notre fichier est suffisamment clair et ne présentera qu'un minimum de lacunes et de renseignements erronés.

Le délégué du service du cadastre se tut. Il attendit un instant d'éventuelles questions avant de se rasseoir. Les autres problèmes abordés durant la suite de la conférence relevaient plus de détails sur les modes d'inscription des imprimés préalables que du principe même des contrôles.

Tcherdenek referma soigneusement la porte de son appartement et jeta un œil inquiet vers celle du voisin de palier. Il resta immobile près de dix secondes durant lesquelles son corps tout entier fut occupé à écouter les bruits alentour. Alors, de sa démarche un peu boitillante, causée par l'âge, une vieille blessure de guerre et les rhumatismes, il entama l'escalade du colimaçon. Ses semelles de caoutchouc ne faisaient aucun bruit sur la pierre érodée par les nombreux passages. Son allure était un peu trop précipitée pour ne pas paraître terriblement grotesque, et Tcherdenek avait beau retenir un souffle rare et oublier les douleurs aux genoux et aux hanches, il n'en cahotait pas moins d'une marche à l'autre, plus qu'à l'habitude lorsqu'il allait et venait dans sa boutique, avec la lenteur étudiée d'un commerçant qui respectait sa clientèle au point de ne pas lui imposer un spectacle par trop disgracieux. Mais il fallait qu'il se dépêche. Tant qu'il n'aurait pas atteint le grenier, la possibilité d'une mauvaise rencontre ne pouvait être écartée, même à cette heure soigneusement choisie où la plupart étaient déjà sur leur lieu de travail ou encore dans leur lit.

La porte d'en haut n'était pas fermée. Elle ne l'était plus depuis quelques mois, depuis que le vieil homme avait une fois pour toutes immobilisé le pêne dans la serrure. Sur le parquet poussiéreux et vermoulu, ses pieds retrouvèrent les lames les moins sensibles et atteignirent la caisse abandonnée sur laquelle était juchée une chaise ayant occupé autrefois l'espace vide près du buffet de sa cuisine.

Après deux ou trois tentatives qui lui arrachèrent un sanglot, son corps parvint à se hisser sur le précaire échafaudage. Tcherdenek se redressa, leva le bras droit, agrippa la tige de fer qui permettait de soulever le vasistas de la verrière. Il coinça la tige à sa position la plus haute, chassa les toiles d'araignée qui envahissaient chaque jour l'ouverture et commença à se glisser par petits soubresauts sur le toit pentu.

Il s'écoula alors près de dix minutes avant qu'il puisse se reposer sur la tuile encore humide de rosée. C'était la partie la plus difficile de son invraisemblable parcours. Chaque fois, la peur le tenaillait lorsqu'il basculait à l'extérieur, le regard tourné vers le vide, la respiration bloquée de longs instants par la pression de son corps sur l'encadrement, un peu au-dessous du thorax. Plusieurs fois, il avait failli être emporté par le faible élan. Mais, plus encore que la crainte du vide, celle de faire quelque bruit qui puisse être entendu dans l'immeuble l'affolait. Il savait qu'il ne résisterait pas à la honte. Jamais il n'avait triché, trahi, trompé. Sa vie était une longue suite de dévouement et de droiture. Tcherdenek, ancien combattant, infirme, se maudissait de devoir contourner la loi, mais il ne pouvait vraiment pas agir différemment.

Après avoir recouvré quelques forces en contemplant le panorama monotone des cheminées, dont quelques-unes étaient encore enveloppées de brume, il se prépara à poursuivre sa route. Les dernières lumières nocturnes cédaient la place à un soleil rendu trouble par le ciel triste. Les échos de la rue parvenaient jusqu'à lui, toujours les mêmes. Il se souvint de ses jeunes années et comme il aimait les entendre : cris rauques des éboueurs, chocs des bouteilles du marchand de vin, appel de quelque commère en quête de papotage… C'était il y avait un siècle au moins !

Il grimpa jusqu'au faîte du toit et descendit lentement l'autre versant. Il connaissait la moindre tuile et devinait celles qu'il faudrait changer avant le prochain hiver. Son pied droit toucha le premier la toiture voisine. Il se redressa et regarda le nouvel obstacle tandis qu'un frisson lui parcourait le dos. C'était l'un des moments les plus pénibles de son parcours, non pas en raison de la pente qui, au contraire, était plutôt douce, mais parce que le grenier y était occupé par un jeune couple. À plusieurs reprises, d'ailleurs, son passage avait dû susciter quelque émoi dans le minuscule logement car le jeune mari avait soulevé la fenêtre. Heureusement, Tcherdenek avait pu gagner l'autre versant avant qu'il ne soit trop tard. Il n'empêche qu'un risque très grand subsistait. Déjà alertés à plusieurs reprises, les jeunes gens étaient sans doute sur leurs gardes. Peut-être attendaient-ils aujourd'hui, l'oreille aux aguets, prêts à surgir comme il serait en train d'avancer précautionneusement.

Son pied s'appuya sur la tuile heureusement sèche de ce côté. Retenant sa respiration, Tcherdenek observait la fenêtre à tabatière. Elle n'était pas éclairée. C'était peut-être un bon signe. Le couple pouvait encore dormir, car il doutait qu'il fût éveillé depuis longtemps les jours où il avait failli être découvert. Il avança un autre pied. Un poids énorme pesait sur sa poitrine. Chaque jour, il se demandait s'il pourrait encore longtemps supporter de telles émotions. Un nouveau pas. Tcherdenek se trouvait presque à la verticale de la fenêtre. Il aurait suffi qu'il se penche un peu sur la droite pour découvrir l'intérieur de la chambre, toujours dans la pénombre que le soleil levant chassait de plus en plus vite.

Il se demanda à nouveau s'ils dormaient ou si, intrigués presque chaque jour par les bruits que ne pouvait manquer de produire son passage, les jeunes gens attendaient, juste sous la vitre. La curiosité le brûlait. Une angoisse folle bousculait les battements de son cœur. S'il se penchait un peu, il saurait mais pouvait néanmoins se trouver en présence d'un visage attentif. Il devait avancer, oublier la fenêtre.

Tcherdenek se pencha. La curiosité était trop forte pour qu'il résiste davantage. Peut-être même que sa peur, aiguillonnée par l'insécurité de l'ignorance, le poussait aussi à cette folie. Il se pencha et découvrit pour la première fois le matin de la chambre.

C'était bien différent de ce qu'il voyait chaque soir, lors du retour, alors que le couple était absent. Un désordre charmant y régnait, signe d'une vie encore fraîche et, pourquoi pas, joyeuse. Quelques flacons de parfum s'éparpillaient sur la coiffeuse. Une paire de collants traînait sur une chaise. Il y avait des vêtements sur une carpette à longs poils. Le lit était défait et…

Les jeunes gens dormaient.

Tcherdenek, malgré lui, versa une larme. Il se rappelait Madeleine. C'était… il y avait tellement longtemps… Tellement longtemps qu'elle était morte.

Le couple dormait. La jeune femme avait un merveilleux sourire et son bras droit passé autour du cou de son mari paraissait retenir leur dernier jeu d'amour. Il était blond, avec la lèvre timide. Tcherdenek imagina un rayon de soleil jouant avec leurs corps. Il secoua la tête pour chasser la vision et avança enfin. Sans bruit. Comme pour préserver le beau sommeil des amants.

Le plus périlleux de sa promenade accompli, Tcherdenek s'autorisa une nouvelle halte. À présent, seule la prudence guiderait ses pas. Il venait d'atteindre un toit en terrasse qui mettait un terme au parcours aérien. Seule la traversée des cours était à craindre. Une fois, il avait eu beaucoup de mal à justifier sa présence auprès d'une concierge acariâtre et plus encore à s'en éloigner sans prendre le chemin de la rue. Depuis, il avait appris à mieux observer les coins d'ombre avant de s'engager. Sa vue, heureusement, restait toujours perçante malgré son âge.

La porte ouvrant sur l'escalier grinça légèrement. Il se coula dans l'obscurité et commença sa descente à tâtons. Le silence était complet. Matin et soir, il en allait d'ailleurs toujours de même à cet endroit, comme si l'immeuble était inoccupé, ce qu'il n'avait jamais osé vérifier.

Au seuil de la première cour, il prit le temps de vérifier sa tenue, d'écouter et de regarder. Il traversa ensuite en quelques enjambées et se plaqua contre le mur du couloir de séparation avec l'habitation suivante. Bien lui en prit. Une vieille dame et un bambin passèrent à deux pas avant de disparaître dans la rue.

Le brocanteur patienta une ou deux autres minutes. Un chat, durant ce laps de temps, vint se frotter contre lui. Tcherdenek traversa sans problème et gagna très vite la dernière cour. Il ne risquait plus rien. La porte arrière de sa boutique donnait ici et c'était son mode d'entrée habituel dans le magasin.

Son cœur se remit vraiment à battre lorsqu'il eut refermé derrière lui. Il était huit heures moins le quart à la vieille pendule. Le journal sous la porte l'intrigua. Après l'avoir ramassé, il constata qu'il s'agissait d'un spécimen gratuit émanant de la municipalité. Tandis qu'il faisait chauffer le café traditionnel sur le réchaud de l'arrière-boutique, il parcourut des yeux les principaux titres.

Plusieurs personnes tentèrent d'entrer ce matin-là dans la boutique. La porte resta obstinément fermée. Quand Doc Shunt arriva à quatorze heures, il crut voir un cadavre le saluer tellement le visage de l'antiquaire était décomposé.

— C'est comme je vous le dis, fit Braveau. Cet homme paraît être en infraction et pourtant nous ne parvenons pas à l'appréhender. Nous avons pu vérifier qu'il était à son domicile chaque nuit et à son magasin aux heures d'ouverture. Aucun enquêteur n'a cependant pu le surprendre sur le trajet qui devrait le mener de chez lui à sa boutique. Braveau fit une pause pour observer la réaction de son interlocuteur, mais le visage de Gilles Bourreau resta impassible.

» Nous avons tout de même recueilli quelques informations intéressantes, reprit le délégué du service du cadastre. Et, par exemple, que ce Tcherdenek utilise les services d'un gamin pour faire ses emplettes. Il lui donne de temps en temps de la monnaie ou des vieilleries en récompense. Et puis il y a aussi un certain Shunt. Celui-là traite parfois quelques affaires en son nom : achats d'objets anciens, reprises à son domicile, que sais-je encore… En tout cas, rien dans le comportement de ce commerçant ne nous autorise à intervenir. Exactement comme s'il ne se déplaçait jamais !

— Vous n'avez donc aucune idée sur la manière dont s'y prend cette personne pour déjouer notre vigilance ? s'étonna Gilles Bourreau.

— En fait, si ! Je crois avoir compris ce qui se passait.

— Eh bien, parlez, que diable !

— La rue de la Treille se trouve dans un quartier ancien où chaque maison s'appuie contre une autre maison, où les cours intérieures succèdent à d'autres cours, où les caves elles-mêmes communiquent. Il y a donc gros à parier que ce Tcherdenek a repéré un itinéraire qui lui évite d'emprunter la chaussée. N'oubliez pas que son domicile se situe dans une impasse perpendiculaire à la rue en question et dans le même pâté de maisons, autrement dit, à vol d'oiseau, la distance entre les deux immeubles est très courte.

— Aucune solution, en ce cas ?

— Aucune, j'en ai peur. Et s'il s'avère que tout le monde a bien acheté le B.P. comme il le paraît, Tcherdenek constituera l'exception.

— Le ver dans le fruit, murmura le chef du service des statistiques.

— Pour peu de temps ! intervint alors le directeur des services techniques. Il déplia sur le bureau de son collègue un plan d'urbanisme récemment mis à jour. Regardez ! fit-il en pointant l'index sur le quartier incriminé. Les opérations de réhabilitation vont bientôt être entamées. Le Conseil Municipal vient de voter un budget de cent millions d'euros destiné à couvrir les frais d'expropriation et de démolition des immeubles ne présentant pas un caractère architectural particulier. L'immeuble dans lequel se trouve le magasin de ce Tcherdenek ne sera pas touché par cette mesure, mais il n'en va pas de même de l'endroit où habite notre contrevenant.

— Et, du coup, plus d'exception, Braveau ! s'exclama le chef du service des statistiques.

— Dans ce cas, il ne fait aucun doute que cet homme… qui sera relogé où ? s'interrompit le délégué du cadastre.

— En principe dans le secteur d'Herbet, précisa le directeur des services techniques.

— Oui ! Dans ce cas, je ne vois pas comment cet homme pourrait éviter de payer son B.P. ! Plus de resquilleur et, par voie de conséquence, plus d'incitation à la fraude de la part de nos concitoyens. »

C'était son premier matin.

De la fenêtre de l'immeuble situé rue de la Parlette, où un appartement au huitième – avec ascenseur – lui avait été attribué, Tcherdenek regardait la rue et, au-delà, le centre-ville, avec sa cathédrale de pierres noires dominant l'agglomération de toute la hauteur de la butte. Il croyait deviner l'ancien lycée Blaise Pascal et les colonnades de l'ex-Hôtel-Dieu, la pyramide gardant la rue Ballainvillers, puis l'ancienne école des Beaux-arts avant la rue Saint-Esprit. La rue de la Treille était encore calme à cette heure. Une camionnette ronronnait devant la laverie. Son magasin à lui paraissait soudain très très vieux dans le petit renfoncement où le soleil ne donnerait guère avant onze heures.

Doc Shunt était peut-être devant la porte, étonné de voir la boutique silencieuse et inoccupée. Tcherdenek ne lui avait jamais confié le secret de ses voyages acrobatiques. Pour user de ses services, il avait toujours prétexté son infirmité et cela avait suffi. Le Doc devinerait peut-être un jour. Ce matin-là, en tout cas, il trouverait porte close non sans surprise. Il repartirait après quelques minutes d'attente, engoncé dans l'imperméable délavé qui ne le quittait jamais. Un chic type, Doc Shunt. Ils se connaissaient depuis près de trente ans.

La vieille pendule avait sonné dans un silence que Tcherdenek ne romprait plus jamais. La cafetière était froide. Les poupées de chiffons et de porcelaine seraient étonnées ce matin de ne pas recevoir les petites tapes affectueuses destinées à ôter la poussière d'une nuit. Une larme glissa sur sa joue ridée.

Il entrouvrit la porte-fenêtre de la salle de séjour et, du balcon, laissa les bruits de la rue monter jusqu'à lui et le pénétrer. C'était un matin brumeux comme il les aimait, comme certains de ceux découverts sur les toits du vieux quartier, lorsqu'il accomplissait son chemin de croix vers un magasin si peu fréquenté qu'il ne lui permettait que de survivre.

— Quelque chose est tombé ! fit le locataire du cinquième à sa femme qui corrigeait le tout dernier, trop jeune encore pour se rendre à l'école.

En bas, il y avait déjà un attroupement, et les badauds levaient la tête pour tenter de découvrir d'où le corps avait basculé.

C'était le dernier matin de Tcherdenek.


Première publication : Le Popilius n° 4 – mars 1975.
Version nouvelle établie à l'occasion de ce recueil.

 

 

Ce récit découle presque directement de mon actualité du début des années 70.

Je travaillais à l'époque à la Direction Régionale de l'Équipement dont les bureaux se situaient dans un vieil immeuble de la Cité Administrative de Clermont-Ferrand. Ce bâtiment, aujourd'hui rasé, avait dû faire partie autrefois d'un ensemble plus vaste appartement au Ministère des Armées et qu'occupe à présent pour l'essentiel le 92ième Régiment d'Infanterie. Mon bureau se trouvait juste sous les toits, dans un secteur caractérisé par un grand nombre de pièces vides. Il était éclairé par une petite lucarne qui m'imposait de faire un usage continuel d'éclairage d'appoint. En hiver, lorsque la neige recouvrait la toiture, il n'était pas rare que des fuites intempestives imposent l'utilisation de nombreuses bassines pour enrayer l'inondation.

Durant une période de plusieurs mois, les locaux vides de l'étage furent investis par des personnels de la Direction des Impôts chargés d'effectuer un recensement des propriétaires de tous les appartements, maisons et immeubles de l'agglomération. Les jeunes femmes, avec lesquelles je nouai rapidement d'excellentes relations, m'entretinrent de leurs enquêtes et des difficultés qu'elles rencontraient. Leurs potins déclenchèrent bientôt l'idée du récit qui précède et que compléta l'irruption dans la capitale auvergnate des parcmètres, parkings souterrains payants et autres systèmes attrape-sous qui avaient jusque-là épargné les automobilistes clermontois. Le reste n'est que la résultante des élucubrations forcément exagérées et sans fondement, cela va sans dire, que concocte volontiers l'auteur naïf et rêveur que je n'ai jamais cessé d'être.

Bien entendu, le Clermont-Ferrand dans lequel se déroule ce récit est purement imaginaire bien qu'il existe réellement une rue de la Treille.