La fille, la fleur et l'oiseau mort

Le flot ininterrompu des fuyards ne commença de s'atténuer que le mercredi vers 18 heures 30. Le vendredi matin, la file silencieuse commençait à se morceler. Le dimanche, seuls des groupes isolés passaient de quart d'heure en quart d'heure.

Le mardi à la tombée de la nuit, un couple de vieillards dépassa le péage. Et il n'y eut plus rien.

Bob put enfin quitter le cimetière de tôles et se diriger vers la ville. Il avait attendu trois jours supplémentaires, par précaution. La cité était désespérément vide et nauséabonde. Une faible brise remuait les papiers gras, les éclats de verre des vitrines et les vapeurs jaunâtres.

Un vrai pillage ! constata-t-il au bout d'une longue marche d'un magasin à un autre. Car rien n'avait été épargné. Il n'y avait rien à trouver, pas plus un morceau de ficelle qu'une boîte de confiture. À l'exception du superflu, des timbres-poste ou des billets de banque. Mais tout ce qui pouvait tenir lieu de nourriture ainsi que les ingrédients du matériel de bricoleur avaient été emporté.

Il s'assit, songeur, sur le pas-de-porte d'un opticien et regarda la nuit du vendredi s'étendre dans la rue. Les lampadaires ne s'allumeraient pas. Les passants ne s'attarderaient pas devant les devantures. Seule l'horloge de l'hôtel de ville sonna la fin de la journée. Peut-être une semaine encore, songea-t-il en frissonnant. C'était le seul bruit de la ville en dehors du froissement continuel provoqué par le vent.

Le bruit de pas le tira de sa somnolence. La nuit était à présent tellement épaisse qu'il ne distinguait pas à plus de dix pas. Il resta sans bouger, le souffle court, jusqu'à ce qu'il discerne la présence insolite. Elle poussa un cri épouvantable lorsqu'il se dressa pour lui barrer la route.

Jamais Bob n'avait contemplé un visage semblable. Elle avait tout au plus treize ans mais pouvait bien en paraître davantage. Son torse presque nu était déformé par un méchant caprice de la nature. Elle paraissait vraiment petite et ce n'était sûrement pas le maigre fardeau qui la pliait ainsi. Mais son regard avait la pureté de l'innocence.

— Je m'appelle Bob, fit-il gauchement. Est-ce que je peux t'aider ?

Il avait dit ça sans y penser. L'instant d'après, il se demanda ce qui l'avait poussé à se proposer de la sorte. Elle tenait dans une main une cage avec un oiseau mort. Dans l'autre, elle avait une petite boîte de conserve emplie de terre.

— Ça n'est vraiment pas lourd du tout, répondit-elle.

Sa voix était agréable, aiguë, « comme un chant d'oiseau justement », remarqua-t-il en regardant à nouveau l'oiseau mort,

— Où vas-tu ? fit-il encore.

Mais elle le regarda sans comprendre, et ses yeux constituaient une énigme, car il n'aurait pu affirmer qu'ils le regardaient.

Elle se baissa, posa la cage et la boîte emplie de terre à ses pieds puis releva la tête en souriant.

— Tu es gentil, Bob, appelle-moi Beth. Ça n'est pas mon nom, mais c'est celui-là que j'aime.

— Il te va très bien, avoua-t-il en se replongeant dans le regard limpide. C'est un joli nom.

— Tu as faim ? s'inquiéta-t-elle. J'ai ce qu'il faut tu sais ! D'un coup d'épaule, elle s'était débarrassée d'un petit baluchon accroché à son épaule. Elle en tira deux galettes et lui en tendit une.

— Ça va te manquer, risqua Bob qui hésitait à prendre la maigre nourriture. On ne trouve plus rien.

— N'en crois rien ! Elle mordit dans le biscuit avec satisfaction. J'ai de quoi me nourrir une bonne semaine en faisant attention. C'est long une semaine, pas vrai ?

— Oui ! chuchota-t-il en hochant la tête. – Il se souvenait de celle qu'il venait de passer à attendre sous les carcasses rouillées. Ses longs jours de jeûne tandis que la foule s'écoulait, monotone, sur le ruban d'asphalte. – C'est très long.

Le vent soufflait un peu plus fort et Bob ressentit des piqûres dans sa poitrine. Il ne put retenir une quinte de toux.

— Les vapeurs ! fit la jeune fille. On va se mettre à l'abri.

Elle ramassa la cage et la boîte et se dirigea vers le magasin de l'opticien. Une fois à l'intérieur, elle tira de son baluchon une moitié de bougie et craqua une allumette. La mèche mit longtemps avant de s'enflammer.

— Asseyons-nous ! proposa-t-elle. Je me sens lasse. Ce n'est pas que j'ai beaucoup marché mais un rien me fatigue. Et toi ?

— Non ! Je pense pas. Mais je veux bien m'asseoir.

Il acheva de croquer la galette sèche. À présent, il avait soif. C'était toujours ainsi depuis des mois. Il avait faim ou bien il avait soif. Quelquefois les deux en même temps. Il se passa la langue sur les lèvres. Beth sourit.

— Tiens ! reprit-elle en lui tendant une gourde d'aluminium. Il y a de l'eau là-dedans. Presque un quart de litre.

Sa main tremblait. Il porta le goulot à ses lèvres et laissa le liquide humecter ses lèvres avant d'avaler une gorgée. Il la lui tendit sans un mot. Son cœur lui faisait mal à présent à cause de l'émotion. Jamais personne ne lui avait ainsi donné à manger et à boire.

Elle rangea la gourde dans le baluchon.

— Je boirai plus tard, ajouta-t-elle.

Bob supposa qu'elle se privait pour lui. Des larmes lui montèrent aux yeux qu'il réprima difficilement.

— Combien de temps encore ?

Il sursauta. Au bout de quelques instants, il finit par comprendre le sens de la question. Il ne connaissait pas la réponse.

— Pas longtemps en tout cas, reconnut-il. Deux jours ou dix jours.

Les choses se dégradaient tellement vite.

— Eh bien !… En attendant, il faut que je dorme, fit-elle. Elle ferma les yeux. Souffle la bougie !

Bob s'exécuta. Il s'étendit ensuite à côté d'elle. Longtemps il regarda dans l'ombre le visage enfin détendu et les cheveux d'un blond sale.

Lorsqu'il se rendit compte qu'elle n'était plus là, le jour – un jour sombre – s'était levé. Quelque chose remuait dans l'arrière-boutique. Il s'étira. Beth apparut dans l'encadrement de la porte intérieure.

— J'ai préparé un déjeuner, l'invita-t-elle.

Sur la table, deux bols de chocolat fumaient.

— Comment as-tu trouvé ça ? haleta-t-il.

— C'est inouï ce qu'on peut trouver dans une maison si l'on se donne la peine de regarder sous les meubles.

— Que comptes-tu faire à présent ?

Ils dégustèrent le chocolat en silence. Lorsqu'il eut fini, Bob remarqua qu'il n'avait plus tout à fait aussi mal à l'estomac.

Il n'avait nullement songé à ça. Rien n'avait plus vraiment d'importance.

— Peut-être me promener en ville. Qu'est-ce qui importe désormais sinon trouver de quoi manger ?

— Il viendra bien un temps où l'on ne trouvera plus rien.

— La ville est grande.

— Il reste aussi quelques rats. C'est à peu près la seule espèce vivante à résister aussi bien que nous.

Des larmes perlèrent à ses cils. Bob se rendit compte qu'elle avait eu un regard vers la cage.

— C'était quoi ? demanda-t-il d'une voix incertaine.

— Un rouge-gorge !

— Je voulais dire… pour toi ?

— Un ami ! Je l'avais trouvé sur le trottoir. Une aile cassée. Je l'ai soigné. Il est mort hier matin. J'étais partie pour l'enterrer lorsque nous nous sommes rencontrés.

Les larmes, cette fois, coulaient le long de ses joues. Elles disaient mieux que les paroles ce que l'animal représentait.

— Il y avait plus de huit mois que nous vivions ensemble, poursuivait-elle. Et parfois il chantait.

Sa voix se brisa. Bob s'en voulut de l'avoir amenée à parler de l'oiseau.

— … Excuse-moi ! dit-il.

— Non ! Je suis heureuse que tu m'écoutes. Puis elle ajouta après un bref silence : Est-ce que tu as un ami ?

Il secoua la tête. Non, il n'avait pas d'ami. Il n'y avait rien que des rats là où il avait longtemps vécu, dans le cimetière de voitures. Des rats, de la ferraille, des odeurs de graisse rance. Ni ami, ni parents, ni oiseau. Rien. Rien qu'elle à présent.

— Tu veux bien que je sois ton amie ? reprit-elle.

Bob hocha la tête puis il quitta l'arrière-boutique pour s'essuyer les yeux. Il était bien trop grand pour montrer qu'il savait encore pleurer.

Il faillit la renverser en rentrant à nouveau précipitamment dans la pièce.

— V'là du monde ! hoqueta-t-il.

La porte d'entrée s'ouvrit avec violence. Trois hommes en haillons et l'air mauvais les regardèrent tous deux.

— Pour un coup d'bol, c'est un coup d'bol ! gouailla un grand roux qui tenait une barre de fer de la main droite. Sûr qu'ils ont à becqueter et à boire ces deux-là. N'ont pas la tronche de quèqu'z'uns qui la sauteraient. Pas vrai les mecs ?

Les deux autres avaient déjà bousculé les enfants. L'un avait mis la main sur le paquet de cacao et le lait concentré, l'autre avait ramassé le baluchon de tissu et en extrayait les menus objets qu'il contenait, dont la gourde et les quelques galettes sèches.

— Pas de doute, ils se privent pas ! remarqua encore le rouquin. C'est tout ce qu'il y a ? lança-t-il.

Les deux brutes acquiescèrent.

— Faut pas nous en vouloir les gosses, reprit-il. On a besoin de bouffer. Il aperçut alors la cage et la boîte emplie de terre. Qu'est-ce que c'est encore que ça ?

Bob remarqua que Beth serrait les poings.

— Un oiseau crevé, fit l'une des brutes. Ça peut se manger, Jo. N'importe quoi peut se manger.

— T'as parfaitement raison. On va l'embarquer. Et ça ?

Il désignait la boîte de conserve. Beth ne répondait pas et Bob ignorait ce que la boîte pouvait bien signifier. L'homme cracha, se baissa et la ramassa.

— T'as pas entendu, gamin ? éructa-t-il à l'adresse de Bob.

Il regardait attentivement la terre noirâtre, les sourcils froncés. Soudain, son visage s'épanouit.

— Merde alors !

Son regard alla de l'un à l'autre avant de se replonger dans la contemplation de la surface terreuse. Bob le vit alors saisir quelque chose entre le pouce et l'index et tirer délicatement. C'était comme un minuscule brin d'herbe, avec de petites racines blanches. L'homme laissa tomber la boîte comme il partait d'un gigantesque éclat de rire. Un long moment plus tard il se calma, avala tranquillement la plante en haussant les épaules et acheva :

— On peut s'en aller. Y'a rien d'autre à foutre ici.

Bob les regarda quitter le magasin. Lorsqu'il se retourna, Beth avait un visage décomposé. Elle ne pleurait pas et c'était beaucoup plus terrible.

— C'est fini ! dit-elle d'une voix blanche.

Au même instant, il y eut un bruit à l'extérieur et Bob alla à la vitrine. L'un des trois hommes était tombé dans la charrette qu'ils devaient tirer avec eux. Il ne bougeait que par soubresauts. Un autre, assis sur le bord du trottoir, vomissait des flots de sang. Le rouquin zigzaguait. Il ne tenait plus debout que par miracle. Le brouillard jaunâtre commençait à envahir la rue.

— Ils sont en train de mourir, fit-il simplement en revenant vers Beth. Le brouillard !

— Quel âge tu as ? demanda-t-elle d'une voix qu'il ne lui connaissait pas.

— Ben ! Seize ans. Enfin, presque.

— Tu es aussi presque un homme, bredouilla-t-elle.

Il ne comprit pas pourquoi elle achevait d'arracher le tissu grossier qui lui couvrait le torse. Elle se dépouilla de sa jupe. Bob la regardait sans rien dire. Il ne se demanda pas s'il la trouvait belle ou émouvante. Les yeux de Beth s'enfonçaient dans les siens. Il comprit qu'il y avait beaucoup d'amour en eux. Elle lui tendit les bras.

Bob s'approcha. Beth l'enlaça sans rien dire. Ils restèrent ainsi de longues minutes au bout desquelles elle s'écarta, prit son visage dans ses deux mains fines et osseuses et vint déposer sur ses lèvres un premier et long baiser.

— C'était une fleur ! murmura-t-elle lorsqu'ils s'écartèrent un peu l'un de l'autre. La dernière peut-être !

— La dernière ! approuva-t-il. Il n'avait pas vu de fleurs… depuis des années.

— Je suis encore vierge, tu sais. Personne n'aurait jamais voulu de moi. Tu me prendras doucement. Je n'aimerais pas que tu me fasses mal. Pas toi. Pas maintenant.

Bob se laissa tomber sur les genoux, entourant de ses bras la taille menue. Ses lèvres se posèrent sur le ventre tiède et creux. Il songeait à l'oiseau mort. Beth semblait tout aussi fragile. Il faudrait qu'il soit très tendre.

Elle s'agenouilla à son tour et leurs lèvres, une nouvelle fois, s'unirent. Bob aurait désiré que ce baiser dure une éternité. Nulle impatience n'accompagnait la montée du désir. Pourtant, le temps pressait. Le brouillard, la fumée, l'haleine empoisonnée de l'air, glissait lentement dans la rue. À leur rencontre.

— Viens à présent ! murmura-t-elle en s'étendant sur le sol. Il est temps.

Il s'installa précautionneusement sur le corps gracile. Beth souriait. Les larmes aussi étaient revenues dans les yeux.

— À présent ! dit-il.

Elle s'ouvrit et il s'insinua lentement en elle. Tendrement. Bob devina qu'elle ne souffrirait pas. Lui aussi pleurait en silence. Les picotements venaient de reprendre au fond de sa gorge mais il put se retenir de tousser. Il ne fallait pas rompre le charme. Il ne fallait pas songer au brouillard, à la boue, à la poussière alentour. Au milieu de la mort, Beth et lui vivaient encore. Ils accomplissaient ce qui, des millions d'années auparavant, avait pour la première fois donné une suite aux deux premières vies. La dernière fois peut-être.

Il la sentit tressaillir. Était-ce possible que le plaisir gagne une si jeune fille, presque une enfant ? Beth souriait. Elle haletait.

Le plaisir montait à présent en lui. Très vite. Il chercha son souffle, hoqueta. Il devina confusément que les yeux de Beth s'étaient révulsés. Son bonheur le quitta pour se diffuser en elle. Une dernière fois, il tenta, en vain, de retrouver son souffle…

Les nuées jaunâtres se déplaçaient à présent d'un meuble à l'autre, caressant les corps immobiles des deux jeunes gens enlacés. Dehors, le vent continuait de propager la mort de toute vie.


Première publication in fanzine Argon n° 1 – avril 1975.
 
Version nouvelle établie à l'occasion de ce recueil.

 

 

Parue dans le fanzine imprimé, Argon, qui eut une vie brève, cette nouvelle servit de base à mon roman La jaune, paru au FLEUVE NOIR dans la collection ANTICIPATION. Un roman bâti comme un polar dans un Clermont-Ferrand quelque peu « perturbé » par mes soins.

À le relire, on pense aussitôt à des catastrophes du type Tchernobyl. Elle fut écrite onze ans avant le catastrophique drame. J'avais donné cette couleur aux nuées mortelles tant elle s'était imposée visuellement à moi.

Elle n'a jamais été reprise depuis.

Celle-là aussi fut écrite entre les deux premières conventions françaises, peut-être même dans la cabine de projection du cinéma RIO entre un film de la HAMMER et quelque autre perle rare comme je m'efforçais d'en extirper chez les petites maisons de distribution.

Mon aventure au cinéma RIO pourrait faire l'objet d'un ouvrage à elle seule. Commencée en juin 1968, peu après les événements que l'on sait, et suite au naufrage de la revue ESPACE que j'avais espéré éditer, elle se concrétisa par la visite à mon domicile d'alors d'un certain Antranik Kéchichian (le directeur) qui recherchait désespérément un opérateur, le sien ayant eu l'opportunité de trouver un meilleur emploi dans une salle du centre-ville où il serait employé à plein temps — le RIO ne proposait qu'une séance par soirée du jeudi au samedi et trois séances le dimanche –. Opérateur ? Je ne l'étais en aucun cas. D'ailleurs, j'étais dessinateur à la Direction Départementale de la Construction. Sa visite tenait au simple fait que je l'avais rencontré à plusieurs reprises dans le cadre de MERCURY et qu'il n'ignorait pas que j'avais dirigé un Ciné-Club… d'où sa supposition que j'étais l'homme de la situation. Après moult hésitations et rassuré sur son accord de me voir m'impliquer dans la programmation de la salle, j'appris le métier de projectionniste — en très peu de temps, je dois l'avouer, mais j'avais eu l'occasion, par le passé, de tâter de machines-outils autrement plus complexes dans le cadre de l'apprentissage de mon premier métier —. Notre collaboration dura un peu plus de neuf ans. Dès le début de l'année 1970, la salle se spécialisa Art et Essai, surtout axée « cinéma fantastique ». Les séances devinrent journalières à raison de deux par soirée. La fréquentation fut multipliée par dix. Ce qui me permit d'envisager et d'obtenir que s'y déroulent de nombreux festivals.