Les déportés d'Aldénagar

Blotti dans un maigre hallier, insouciant des milliers d'épines qui le traversaient de part en part, Aramavro dormait. Ses quatre yeux lui apportaient les images tranchantes d'un paysage chaotique. Ceux de devant, mobiles et jetés loin de son unique pied, découvraient une immensité pierreuse, cassée à l'horizon par une barrière de montagnes. Les antennes oculaires arrière devinaient des rocs aigus, dressés contre une crevasse après laquelle, sur un plateau en à-pic assailli d'élancements de flognorex stolonifères, un gigantesque animal cornu s'agitait. Le soleil était haut. Le silence, total. Des nappes de vapeurs multicolores se tassaient sur le sol brûlé. Rien ne bougeait, comme dans une attente fiévreuse.

Quelque chose tressaillit dans les rocailles, à moins de cinq cents mètres. Un de ses yeux globulaires se déplaça. Mais Aramavro conserva son immobilité léthargique, inconscient du déplacement étranger. Seul, l'un des ses cerveaux enregistra le phénomène qui disparut aussitôt dans l'oubli de son immémoire.

Sur le socle rocheux, l'unicorne se mit à brouter les tiges de flognorex. Lui non plus ne paraissait pas se soucier de l'immense cirque que formaient les monts neigeux autour de l'horizon. Seule la chaleur, qui commençait à l'indisposer, lui faisait rechercher l'humidité indispensable dans une mastication laborieuse et inutile des stolons de roche.

Vers l'ouest, un animal démarra brusquement d'un amas granitique. Il traversa en un éclair un étang sablonneux, propulsé par d'immenses pattes musculeuses, s'arrêta avant un nouveau tumulus de pierres rouges, balança quelques instants une tête cylindrique couronnée d'antennes, puis disparut.

Un souffle de vent passa sur la vallée. Le bulbe dorsal d'Aramavro oscilla sur le pied flasque collé au sol par la succion nutritive. Sa double paire d'yeux effectua quelques mouvements giratoires. Mais il ne se départit pas de son immobilité.

Aramavro dormait.

Seuls ses yeux veillaient, communiquant aux masses cérébrales les images toujours identiques du paysage d'Aldénagar. L'invisible anneau qui constituait son sens de préhension mentale assurait le confort de cette torpeur. Il n'avait pas été franchi. Aramavro en ignorait l'extérieur ; celui-ci ne le concernait pas.

Il ne savait pas où il était ; il ne savait pas non plus s'il s'y trouvait depuis toujours ; il n'y attachait pas la plus petite importance. Cette ignorance du passé, cette insouciance du futur, étaient naturelles au xtrongle puisqu'il ne disposait que d'une mémoire périmétrique. Hors de la circonférence qui limitait ses inquisitions télépathiques, tout cessait d'exister. En fait, Aramavro vivait dans un continuel présent.

Gerl redressa son long corps souple et musclé, laissa son regard errer autour de lui, puis, n'apercevant rien d'autre que l'immense chaos, il reprit sa marche dans le dédale de rocs.

Il avait longuement réfléchi à sa situation, mais en vain. Ses souvenirs donnaient une continuité d'images qui n'expliquaient pas la raison, et de sa nudité, et surtout de sa présence sur ce territoire désertique. Sa raison se heurtait à l'absurde. Ses recherches n'avaient abouti à rien. À présent, il ne songeait plus qu'à aller de l'avant, avec l'espoir de découvrir quelque chose.

La chaleur gênait terriblement son avance. Le sol brûlant de sable et de galets irritait la plante de ses pieds. Le soleil rougissait dangereusement ses épaules. Mais il ne s'en inquiétait pas. Il voyait les montagnes vertes et crêtées de neige ; c'était là qu'il devait se rendre.

Il n'avait pas encore très soif mais redoutait déjà d'avoir à en souffrir ; aussi se forçait-il à soutenir une allure rapide malgré le sol inégal.

Une nouvelle fois, il se raccrocha à ses souvenirs… Il se revoyait au milieu de son champ, jetant les grains dans les sillons. L'instant d'après, il y avait eu cet éclair bleu, puis les roches avaient pris la place de la terre grasse, et le soleil — un énorme soleil indigo — écrasait une vallée sinistre qui n'était plus celle, verte et paisible, où se trouvait blottie sa maison. Ahuri, puis inquiet, enfin curieusement amusé, il s'était laissé prendre par un rire inépuisable. Il s'en était arraché en constatant qu'il était nu et seul et que le décor alentour demeurait immuable. Alors, il s'était assis dans un rien d'ombre. Le découragement et l'incrédulité l'avaient laissé hagard, le souffle court. La chaleur aidant peut-être, il avait finalement décidé d'aller plus loin et de comprendre, avec le fol espoir de retrouver bientôt du monde.

Les monts, moins arides, avaient bloqué son attention.

Cela devait faire des heures qu'il marchait ; des heures sèches, épuisantes, monotones. Le silence, tout particulièrement, irritait ses tympans qui vibraient de l'unique écho des cailloux bousculés par ses pieds meurtris ; un silence rendu plus épais par l'énorme chaleur accumulée par le soleil qui semblait bloqué au zénith.

Il trébucha sur une pierre friable, voulut se rattraper à un pan de roche ; mais il tomba en s'entaillant profondément les mains et le torse. La douleur lui fit serrer les dents. Il ne put toutefois retenir des larmes de détresse. Enfin, il se releva, s'appuya au rocher et se mit à sangloter, la tête entre les bras.

Le passé lui revint une nouvelle fois : un passé à peine vieux de quelques heures, mais dont les couleurs et les sons lui parurent venir du fond des âges. Malgré lui, il ne parvenait pas à croire qu'il avait quitté sa vallée, peut-être sa planète, que l'épouvantable chaos qui l'entourait existait bien vraiment. Il ne voulait pas admettre ce cauchemar qu'il était pourtant bien obligé de vivre ; il avait aussi très peur de ne plus jamais se retrouver chez lui. À cette pensée, il se sentit encore plus seul et démuni.

Si seulement il avait eu à ses côtés son chien ! S'il avait pu reconnaître contre sa paume le manche rugueux de la bêche… Mais il restait seul, ensanglanté, dans une vallée dont les pierres succédaient aux pierres et dont les frontières ne paraissaient pas se rapprocher en dépit de sa marche harassante.

Au bout d'un long temps d'angoisse, il se releva. Son visage anguleux avait repris sa froideur. Ses yeux, qui avaient enfin oublié la crainte, brillaient de détermination. Il repoussa d'un geste machinal une mèche blonde plaquée sur son front moite puis repartit, avec davantage de prudence, cherchant l'appui sûr et évitant les arêtes tranchantes des silex et des marbres.

Le soleil avait enfin quitté l'aplomb et de minuscules ombres se dessinaient à côté des rocailles.

Gerl s'arrêta, inquiet. Il venait de percevoir une longue vibration, aiguë et très légèrement modulée. Son attention se maintint un long moment ; mais la pulsation avait cessé et il supposa avoir été victime d'une illusion, provoquée sans doute par l'ardeur infernale de l'astre. Il reprit donc sa marche et s'engagea dans une zone moins caillouteuse, mais où d'énormes rochers s'entouraient de broussailles épineuses.

Il n'entendit pas venir l'attaque. Seule l'ombre grandissante qui le recouvrit tout à coup le fit s'écarter vivement puis plonger entre deux arêtes à fleur de sable. Et la masse impressionnante d'une créature arachnide tomba à ses côtés.

Sans prendre le temps de regarder son adversaire, Gerl se releva et s'enfuit. Il ne fit halte qu'au bout d'une cinquantaine de mètres, le souffle bloqué par la peur et la rapidité de sa course. Alors seulement il étudia son assaillant.

Sa taille avait pour le moins le triple de celle d'un homme et, hormis les multiples pattes qui s'étoilaient autour du corps, il ne ressemblait nullement à une araignée terrestre. Ses pattes d'ailleurs – et il le voyait bien à présent dans les mouvements que l'animal faisait pour se redresser – étaient souples comme des lianes ou se raidissaient selon une musculature qui les gainait comme une écorce. Une bouche lippue s'ouvrait tout autour de la masse centrale, pourpre, pustulée de cloques humides. Il put apercevoir le pivot qui réunissait les mâchoires osseuses. Plus haut, de multiples trous, curieusement disposés, baillaient et se refermaient au rythme d'une respiration irrégulière. Enfin, au sommet, une corne translucide et veinée de jaune se gonflait très légèrement. Un œil, supposa Gerl.

Une odeur d'éther arriva jusqu'à lui. Il éprouva, un instant, une légère nausée puis ressentit de violentes douleurs au creux de l'estomac, mais l'abominable créature commençait à se rapprocher et Gerl préféra prendre aussitôt la fuite.

Il ne ralentit que longtemps plus tard, lorsqu'il ne vit plus rien derrière lui que le sol inégal.

Il ne douta pas qu'il avait couru un réel danger. L'attitude de l'incroyable bête, ses griffes, sa bouche épouvantable le faisaient encore frémir. Mais cette sorte d'araignée devait avoir heureusement quelques difficultés à se déplacer dans le champ de rochers. L'avantage qu'il avait pu prendre résidait essentiellement dans sa relative vélocité. Il décida toutefois de se montrer désormais plus prudent, en particulier lorsqu'il aurait à longer les hautes masses qui formaient plus loin de véritables défilés.

La marche incessante, sa course éperdue, lui avaient mis la gorge en feu ; mais rien alentour ne lui fit espérer le moindre point d'eau. Le ciel demeurait uniformément bleu pâle. Le soleil déclinait mais la vallée restait une fournaise. Gerl estima qu'il n'atteindrait pas les montagnes avant le lendemain et à condition toutefois de ne pas interrompre sa marche. Cette constatation le fit chanceler et il fut sur le point d'abandonner. L'instinct de conservation le maintint dans une démarche qui n'était plus guère qu'automatique.

Le temps avait perdu toute signification. Il ne mesurait plus des heures. Le soleil s'éternisait dans sa descente. Le paysage, toujours semblable, répétait les tumulus de pierres et les enchevêtrements de lianes sèches. Le sable scintillait à perte de vue.

Gerl eut l'horrible sensation d'accomplir un parcours circulaire. Seule la montagne qu'il conservait en point de mire le rassura un peu, mais les distances restaient difficilement appréciables, faute d'un point de repère tranchant sur l'uniformité.

Le silence, toujours aussi pesant, accroissait son anxiété. Il sentait le danger proche mais ne parvenait pas à le situer dans cette nature hostile. L'attention à laquelle il s'astreignait l'épuisait. Ses yeux lui faisaient mal à fixer sans cesse le terrain dont les innombrables cristaux réverbéraient l'incandescence solaire.

Son avance d'automate fut brusquement suspendue. Un hurlement prolongé venait de rompre le calme lourd de la vallée. Il redressa ses épaules courbées et écouta. Des jappements grinçants explosèrent. Il avança de quelques pas et découvrit les préludes d'un combat que s'apprêtaient à livrer, à moins d'un jet de pierre, deux êtres d'aspect répugnant.

Le plus petit, celui qui aboyait, semblait totalement informe. Pour un peu, Gerl aurait dit qu'il n'était qu'une énorme gueule. Mais ses mouvements laissaient deviner de petites tigelles supportant une masse globulaire qui s'enflait avec les cris en prenant des teintes verdâtres.

L'autre développait sur six longues pattes un corps bosselé à double queue fourchue, associé à un crâne plat, velu, aux yeux exorbités, dont les oreilles immenses s'agitaient avec frénésie. Il essayait d'atteindre son minuscule adversaire à l'aide de deux défenses qui saillaient de chaque côté du cou. Ses déplacements faisaient se plisser la peau qui suintait, exprimant un liquide gélatineux et luisant.

Gerl, hypnotisé malgré lui par ce combat, demeurait immobile et observait avec un intérêt mêlé d'angoisse.

Le plus grand, plus agile aussi, tournait autour de l'autre avec d'affreux hurlements qui se répercutaient en échos d'un bout à l'autre de la vallée. Sur ses tigelles de support, la petite chose verte pivotait pour offrir toujours sa gueule béante et ses yeux ternes aux tentatives sporadiques du sextupède ; et lorsque celui-ci baissait la tête pour frapper, elle se dérobait en se dégonflant brusquement pour reprendre, la charge terminée, son volume initial.

Soudain le petit monstre cracha : un jet de liquide bouillonnant qui enveloppa l'animal cornu mieux qu'un filet de pêche et devint rapidement pâteux tandis que celui-ci se débattait sur place, s'engluant irrémédiablement dans cette poix. Moins d'une minute plus tard, le sextupède ne bougeait même plus. La chose verte ramena alors à elle sa victime comme si elle rentrait sa propre langue, grâce aux nombreux filaments qui rattachaient la proie aux organes internes de son propre corps. Sa gueule s'ouvrit davantage. Il s'enfla encore. Encore. Puis, lentement, il enveloppa sa proie dans une absorption abominable accompagnée de craquements et de borborygmes.

Toujours immobile, Gerl fixait la scène, écœuré et au bord de la nausée. Une odeur forte et alliacée, rabattue par le faible vent, le rappela à la prudence. Il se retourna, scruta le désert rocailleux et aperçut alors une scolopendre pierreuse qui arrivait en louvoyant à une vitesse extraordinaire. Et c'était sur lui qu'elle fondait.

Sans arme, Gerl n'avait d'autre ressource que la fuite. Il n'hésita pas. La créature victorieuse du combat auquel il venait d'assister n'avait pas encore fini d'ingurgiter sa victime. Gerl s'élança, passa près d'elle à la frôler et s'éloigna de toute la vitesse dont il était capable tout en cherchant furieusement des yeux quelle configuration du terrain lui fournirait le moyen d'échapper au danger.

Il courait très vite malgré ses pieds nus et irrités ; mais le myriapode – ou ce qui lui ressemblait – gagnait néanmoins sur lui. Sa longueur dépassait les deux mètres. Il était haut comme un caniche. Sa façon de se déplacer pouvait faire croire qu'il nageait.

C'est en pénétrant dans une faille qui traversait une longue plate-forme rocheuse que Gerl entrevit la riposte. Il franchit rapidement le défilé, escalada ensuite un amas qui rejoignait le plateau, se jeta au bord de la crevasse et regarda en bas. Le mille-pattes s'engageait à cet instant dans le passage. Gerl regarda autour de lui, repéra un bloc en équilibre, s'arc-bouta et parvint à le faire basculer au passage de la scolopendre.

Arrêtée net, la tête sortant à peine de sous la masse énorme, la bête n'était pas morte. Elle s'agitait convulsivement, rendue furieuse par la douleur et l'immobilité. Gerl se rendit compte qu'elle allait réussir à se dégager et qu'elle recommencerait immédiatement la poursuite. Comme il ne pouvait rester indéfiniment sur le socle rocheux, il descendit sans attendre par le chemin du tumulus et repartit à toute allure, sans trop savoir où il allait.

L'épuisement le contraignit bien vite à ralentir. Il tourna la tête. L'odeur alliacée était là à nouveau, poussée par la brise. Gerl devina qu'il n'en avait plus pour longtemps avant d'être rejoint.

Il s'acharna cependant, allongea le pas, effectua plusieurs crochets autour des blocs déchiquetés dans l'espoir de gagner du temps.

C'est alors qu'il découvrit un terrain assailli par les ronces. Et il s'y élança. C'était peut-être sa dernière chance.

Elle était minime. Si, par bonheur, le myriapode géant redoutait les piquants et les enchevêtrements des tiges épineuses, il pouvait lui échapper. Il franchissait les bouquets par bonds, n'évitant que les plus compacts. Sa peau était lacérée et ses jambes comme ses pieds dégoulinaient de sang. Il ne sentait pas les coups de griffes. Le cœur en folie, les yeux hagards, Gerl avançait en hurlant à présent sa terreur, sa douleur et sa soif de vivre.

Au bout de plusieurs sauts désespérés qui n'avaient pas épargné sa peau de nouvelles blessures, il jeta un regard en arrière. Le mille-pattes atteignait les ronces à son tour sans ralentir l'allure. Il ne dévia même pas sa route et pénétra de plein fouet dans le premier taillis, suffisamment abrité par sa carapace pour ne pas se préoccuper des aiguillons crochus. Gerl eut un cri de rage. Il bondit à nouveau. Mal. Son pied se prit dans une liane sèche. Il chuta, devina, aux craquements proches, que le monstre arrivait. Ensuite, il vit poindre au-dessus de lui les antennes démesurées. Il voulut se relever. Sa cheville refusa de le supporter. Alors, vaincu, il ferma les yeux et attendit.

Il n'entendit plus rien.

Abasourdi, il souleva lentement les paupières, croyant deviner les mâchoires de la scolopendre à quelques centimètres. Il ne la découvrit qu'à deux pas, figée, morte lui sembla-t-il.

Il demeura quelques instants sans mouvement, incrédule. Puis il se mit sur son séant. Au loin, un hérisson cornu et gigantesque avançait tranquillement, d'une démarche pesante. La douleur de sa cheville lui fit perdre conscience tandis qu'il s'interrogeait toujours sur la mort de son poursuivant.

Aramavro était inquiet et sondait frénétiquement son enclos télépathique. Deux étrangers venaient d'en violer l'enceinte. L'un d'eux était mort, naturellement, mais l'autre vivait encore. Il ne comprenait pas la raison de sa survie et, surtout, cette présence indésirable, ce parasite fixé dans l'enceinte de son psychisme l'agaçait et le blessait comme un inutile et dangereux fardeau.

Pourtant, tout s'était passé normalement. Il ne doutait pas de ses facultés et les sentait toujours aussi vigoureuses. L'un de ses yeux avait perçu les deux créatures. Aramavro avait aussitôt préparé son bouclier mental. La première était arrivée. L'avait atteint — il en était sûr — sans que le choc ait lieu. Et sa puissance psychique s'était épuisée d'elle-même dans le néant. Puis l'autre s'était présentée à son tour et il avait reconstitué la barrière. La forte concentration avait cette fois touché l'esprit adverse qui l'avait réfléchie comme un écho. L'onde qu'Aramavro avait adressée pour le choc en retour en modifiant sensiblement l'amplitude de sa projection avait brisé le cortex de l'envahisseur. La mort avait dû être foudroyante.

Aramavro avait ensuite retrouvé le premier importun, formé un nouvel écran. Une nouvelle fois, l'esprit adverse l'avait traversé sans heurt. Plongé dans un profond désarroi, le xtrongle s'évertuait à présent à résoudre une impossibilité que l'expérience lui affirmait comme telle, d'autant que, apte à tout comprendre par simple attouchement psychique, il ne découvrait ici que le vide. Comme si cette créature n'existait pas ou ne possédait pas de cerveau. Et cependant, son œil discernait parfaitement une forme qui définissait bien la réalité d'une pensée étrangère.

Une certitude s'imposait à lui : l'être était mobile donc pourvu d'un esprit. D'ailleurs, cette gêne qui l'imprégnait, qui le chatouillait désagréablement, ne pouvait provenir que d'un certain psychisme dont il découvrait l'étrange propriété d'absorption de ses propres influx mentaux et non de réflexion. À partir de là, toute lutte avec cette créature devenait impossible. Et cela voulait dire que lui, Aramavro, devenait vulnérable.

L'énervement le gagna lorsqu'il lui fallut admettre qu'il ne pouvait pas étudier l'étranger. Pour lui, il n'était qu'une forme plutôt complexe, animée malgré son immobilité présente, guère plus mesurable en tout cas qu'un rocher ou toute autre forme dépourvue de vie. Son aspect le laissait supposer fragile et maladroit. Il ne semblait pas agressif, mais Aramavro avait depuis longtemps appris à se garder de jugements hâtifs basés sur de simples impressions extérieures.

Ces yeux suivaient avec inquiétude les moindres mouvements de l'intrus. Si une entité invulnérable avait pu franchir sa barrière défensive, d'autres qu'elle pouvaient encore survenir et la pénétrer à leur tour. De plus en plus inquiet, il agita son bulbe dorsal pour augmenter la vigueur de ses deux cerveaux en plein travail de réflexion. Il lança encore, mais en vain, quelques pointes destructrices. Et puis, l'être s'agita, se redressa lentement et commença à s'approcher de lui, par saccades.

Aramavro intensifia désespérément ses sondages. En vain. À l'approche de l'inconnu, un bourdonnement indistinct prit naissance dans l'une de ses deux masses cérébrales, celle qui était utilisée essentiellement à l'analyse. Le bourdonnement s'intensifia, de plus en plus aigu et modulé. Alors, le xtrongle sut.

Gerl avançait avec peine. Sa cheville le faisait atrocement souffrir et une transpiration fiévreuse coulait sur ses joues envahies de barbe.

Il ressentit rapidement un autre malaise qui naquit au-dessus de la nuque et se propagea rapidement dans la totalité de son crâne. En s'amplifiant, le mal lui procura même des visions dansantes comme les images d'un film projeté irrégulièrement.

— Bon Dieu ! jura-t-il. Je délire à présent !

Il se passa le revers de la main droite sur les yeux puis murmura à nouveau :

— Je délire ! Ce doit être la soif ! Bon Dieu ce que j'ai soif !

Il parvint à cracher quelques gouttes infimes de salive et fixa l'horizon avec rancœur.

— Jamais ! Je n'y arriverai jamais ! balbutia-t-il.

Puis il baissa les yeux et aperçut Aramavro, enfoui au cœur d'un buisson.

Il le regarda longuement. Et le xtrongle lui rendit son regard de ses quatre yeux tournés vers lui : des yeux brillants comme des diamants et qui se paraient de paillettes d'argent mouvantes et scintillantes. Il crut y découvrir de l'étonnement et de la méfiance. Il put y lire aussi la compréhension. Et la peur qui le tenaillait toujours s'effilocha. Dans ce regard, il sentit couler comme de la sympathie qu'il se sut capable de partager. La créature n'avait pourtant rien d'attirant. Au contraire. C'était une masse visqueuse qui pouvait faire penser à un gros escargot dépourvu de coquille. Mais nul danger n'en émanait et, dans cette vallée où régnait la mort sous ses formes les plus hideuses, il lui semblait avoir atteint un havre de paix inespéré.

Il fut tiré de sa contemplation par un brusque virement des antennes oculaires. Il se tourna dans la direction qu'elles observaient. Il revit alors le rhinocépic qui fonçait cette fois dans leur direction.

Fuir ? Il ne le pouvait pas et il n'en eut pas la moindre envie. Il se sentait incroyablement en sécurité auprès de cette créature. Il regarda donc venir le mastodonte. Avec simplement de la curiosité et non plus de la peur.

Lancé à vive allure, l'animal évitait les roches et, parfois, relevait la tête dont les yeux fous lançaient des éclairs meurtriers.

Puis derrière lui surgirent d'autres espèces, flanc contre flanc, dans une charge infernale. Rapaces à ailes atrophiées, sauriens palmés, batraciens globulaires venus de mondes surchauffés ou agonisants des quatre coins de la Galaxie, ils semblaient attirés ici par une force toute puissante, peut-être par les miasmes sulfureux émanant du cadavre de la scolopendre déjà en décomposition.

Plus à l'ouest, une autre troupe tout aussi disparate arrivait comme pour un assaut. Tours d'écailles aux trompes lance-venin, boules d'éclairs et de flamme, salamandres à ailes membraneuses, tout ce que la déraison pouvait imaginer semblait s'être donné rendez-vous en un gigantesque défi à la beauté. Et au fur et à mesure que les troupes se rapprochaient, Gerl imaginait autant de territoires infernaux qu'il pouvait y avoir de monstres rassemblés dans la vallée.

Aramavro découvrait lui aussi la ruée fantastique avec une évidente inquiétude. Sa barrière mentale frissonnait à l'avance, prête à subir les multiples chocs. Une infime crispation persistante marquait la présence de l'homme, immobile à quelques pas et qui lui communiquait involontairement la notion même de danger.

Il se concentra, conscient des difficultés que représentait cette attaque en nombre. Le quadrupède hérissonné fracassa le premier sa barrière psychique. Et Aramavro riposta.

Il lança son influx mortel. L'adversaire réagit aussitôt en lui retournant la flèche télépathique. Tel un amplificateur, Aramavro renvoya une onde d'intensité décuplée qui éclata comme un feu d'artifice à l'intérieur du cerveau étranger. Un bond terrible de l'animal indiqua à Gerl la mort violente en pleine course. L'unicorne retomba de façon tout à fait grotesque, se fichant dans le sol.

Mais la première troupe atteignait déjà le périmètre de protection du xtrongle.

Jamais celui-ci n'avait eu à s'employer avec une telle célérité. Son cerveau distilla à une allure foudroyante des impressions diverses. Dans le même temps, il transforma les perceptions en émanations aiguës qui jaillirent de sa masse cérébrale et percutèrent les ondes psychiques des nombreux rapaces. Ils s'écroulèrent d'un bloc. Seule une espèce de créature fuselée aux pattes rétractiles ne mourut qu'après deux ou trois soubresauts.

Incrédule, Gerl contemplait les corps inanimés. Il avait ressenti les diverses péripéties du combat mental. Il commençait à comprendre la faculté défensive de son protecteur. Il ne s'était donc pas trompé en estimant avoir trouvé auprès de lui un abri sûr et, peut-être, le moyen de parvenir à connaître les causes et la raison de sa présence dans ce cirque infernal.

Mais l'autre horde rugissante atteignait à son tour le hallier. Gerl ressentit la crispation nouvelle d'Aramavro. Il crut percevoir les multiples dards que le bicéphale décochait mentalement contre ses assaillants. Mais il perdit la notion de la lutte, le regard attiré par un phénomène inquiétant.

De longs nuages translucides et ocres se déplaçaient en zigzaguant au-dessus d'eux. Ils arrivaient des quatre coins de la vallée. Certains étaient presque incolores ; d'autres, plus opaques, faisaient penser à de gigantesques serpents. Tous étincelaient et masquaient le soleil enfin sur son déclin.

Les pseudo-sauriens, les ébauches de batraciens moururent. Gerl éprouva le choc qui les tua. Les nuées purpurines explosèrent d'éclairs silencieux. Puis elles se dispersèrent comme elles étaient venues, laissant à nouveau le soleil lancer ses dernières ardeurs sur le sol tourmenté.

Gerl baissa les yeux. Épuisé semblait-il, le xtrongle tournait vers lui des regards vides. Au-delà, il n'y avait plus qu'une conscience vague. Le bourdonnement monotone et rassurant à l'intérieur de son crâne s'estompa puis cessa. Gerl sentit revenir la peur.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, la nuit était totale : un ciel d'un noir profond, velouté, à peine constellé, recouvrait la vallée de froid et de silence. Gerl frissonna, retrouva la douleur dans sa cheville et laissa échapper un gémissement d'entre ses lèvres sèches. À quelques pas, le xtrongle agitait lentement ses deux masses charnues et spongieuses. Le bourdonnement renaissait dans sa tête.

Rassuré, Gerl sourit. Une sensation de plaisir réciproque le submergea, faisant disparaître pour quelques instants les élancements qu'il ressentait sur le côté droit à cause de la foulure. Mais le froid de plus en plus piquant ramena ses pensées sur sa condition désespérée. La soif le torturait violemment. Il n'y avait aucun abri pour se protéger de la température devenue glaciale. Sa blessure enfin, qui lui interdisait quasiment de se déplacer, posait pour sa survie un autre problème pour l'instant insoluble. Il fixa désespérément l'un des yeux d'Aramavro posé sur lui et crut trouver, dans la pupille luisante, un certain apaisement. Puis il sombra dans un nouveau sommeil.

Il s'éveilla sous une pluie bienfaisante et fraîche qui le caressait et massait ses membres endoloris, lavait ses nombreuses plaies. Il n'avait plus froid. La soif devenait, sous l'ondée, un lointain souvenir. Pour la première fois depuis qu'il était sur ce monde, il oublia son corps et ses exigences.

Il se rappela alors le xtrongle tandis que les gouttes se faisaient plus rares. Il se retourna et le vit, immobile, dans le buisson voisin.

Il s'assit et l'observa. La créature devait dormir, car il ne percevait pas le bourdonnement habituel dans sa tête. Les antennes oculaires étaient cependant dressées. Les deux masses spongieuses au-dessus du pied semblaient flasques et vides. Un instant, GerI crut bien qu'elle était morte mais il se rendit très vite compte de son erreur car le pied poursuivait sa succion nutritive et l'épiderme tout entier était parcouru de frissons réguliers.

La pluie cessa tout à fait. Au même instant, le soleil bascula par dessus l'horizon. Les premières ombres diurnes s'étirèrent dans la vallée. Gerl leva les yeux et regarda le ciel.

Il n'y avait plus trace de nuages. C'était de nouveau l'uniformité bleue, encore foncée de nuit, qui annonçait un nouveau jour torride. Mais les longues formes translucides et ocres aperçues la veille tournoyaient au zénith avec les habituelles étincelles.

Gerl ne pensa plus qu'à une chose : réveiller le xtrongle. Il croyait pouvoir trouver, grâce à lui, une sécurité qui semblait tout à coup compromise. Il se redressa, avança en boitillant jusqu'à toucher le bicéphale, puis il l'appela doucement en tapotant l'une des masses élastiques.

— Hé !… Réveille-toi !…

Mais Aramavro ne parut pas l'entendre.

Gerl s'empara alors de l'une des antennes durcies. Elle était lisse sous ses doigts, légèrement huileuse. Il tenta de la secouer. En vain. Elle avait la raideur de l'acier et, malgré ses efforts, il ne parvint pas à la faire bouger. Désespéré, il leva les yeux.

Les nuées s'étaient sensiblement rapprochées. Elles virevoltaient à présent à moins de trente mètres à la verticale, estima-t-il, en émettant toujours leurs étincellements.

Et Gerl ressentit le bourdonnement dans son crâne.

Un instant, il crut au réveil d'Aramavro. Mais, aussitôt après, il comprit que la vibration n'était pas tout à fait la même : moins régulière, ou moins monotone – il aurait dit peut-être moins chaleureuse –, comme soumise à des variations brutales de tonalité ou d'intensité. Et elle lui causait de douloureux élancements.

Les nuées descendaient toujours mais Gerl ne les distinguait plus, l'esprit bloqué par le bourdonnement qui s'amplifiait. Il découvrit presque tout de suite que celui-ci était le résultat d'une multitude de sons étroitement mêlés. Ce n'étaient d'ailleurs pas des sons à proprement parler mais il ne leur trouvait pas d'autre définition et s'expliquait mieux le phénomène en usant de comparaisons. Mais le chaos devint bientôt tel que Gerl ne pouvait plus penser qu'à cette rumeur. Il oublia le xtrongle et la vallée. Ses yeux, toujours fixés sur les ombres serpentines, n'aperçurent plus que des images irréelles, créées par les éclatements à l'intérieur de son cerveau.

Des voix multiples remplaçaient peu à peu l'unité de la dissonance. Quelquefois, il croyait capter des mots ou des images, mais une confusion l'empêchait de saisir des perceptions plus précises. Et la migraine, atroce, noyait dans la douleur les impressions qu'il recevait.

Le silence soudain qui fondit sur ses pensées lui fit reconnaître brutalement les nuées. Elles étaient à peine au-dessus de lui. Elles ne bougeaient plus. Il put voir que les étincelles qui les environnaient n'étaient en fait que des éclats de lumière sur des particules en suspension qui tourbillonnaient autour d'un noyau invisible.

Le temps d'avoir peur, le temps de regarder l'enfer de la vallée et de reconnaître le xtrongle toujours immobile et un nouveau flot d'hallucinations auditives et visuelles le tordit, l'écrasa sur le sol jonché de tiges épineuses. Il tenta de lutter, hurla pour se défendre, roula, se redressa, rampa. Puis il s'enfonça dans une hébétude comateuse.

Tout aussi rapidement qu'elles étaient apparues, les nuées s'élevèrent et repartirent. Alors Aramavro s'éveilla. Gerl recouvra lentement sa lucidité. Il devina que leur dernière heure était arrivée.

Au même instant, un long mugissement monta dans la gigantesque arène.

Gerl savait désormais ce qu'étaient les nuées ocres et translucides. Toutes les questions qui l'avaient assailli jusque-là recevaient à présent une réponse. Les images les plus complexes dessinaient dans le puzzle de son univers intérieur une grille qui conduisait, par leur succession symbolique, à l'explication définitive. C'était comme de suivre le parcours d'un jeu de l'oie. Au bout, de toutes les façons qu'il s'y prenne, il y avait la mort. La sienne et celle d'Aramavro, comme il y avait eu auparavant les nombreuses morts d'autres créatures tantôt horribles, tantôt pitoyables, toujours cruellement condamnées sans qu'elles le sachent.

Paralysé par la force psychique des nuées, le xtrongle avait joué le rôle d'un catalyseur et projeté comme un simple miroir dans l'esprit de l'homme les volontés des maîtres aériens de la planète. Et la lumière s'était faite.

Aldénagar était un monde à l'agonie sur lequel régnaient les nuées serpentines, êtres presque immatériels, composés d'énergies liées entre elles par des particules infimes de matière. Mais ces énergies tendaient à la dispersion et à l'épuisement. Pour survivre, sur une planète sans ressources, les nuées avaient besoin de renouveler ces forces qui leur échappaient avec le temps. Il leur fallait donc trouver des proies et s'en nourrir. Et puisqu'il n'y avait plus la moindre vie sur leur monde, elles puisaient un peu partout dans la Galaxie parmi les races qui y évoluaient à l'instant de leurs besoins de renouveau. Alors le grand festin pouvait avoir lieu. Dans l'immense cirque naturel, quelques spécimens parmi des millions d'autres de quelques-unes des milliards d'espèces habitant les terres du ciel se trouvaient réunis. Réunis et confrontés dans une lutte définitive. Offrant sans le savoir leur mort aux dieux énergétiques d'Aldénagar qui reconstituaient ainsi leur intégrité menacée avec les énergies vitales que les combats répandaient.

Alors elles pouvaient vivre un nouveau cycle qui aboutirait inéluctablement à l'organisation d'un nouveau festin.

Quant au transfert, il s'effectuait à la rapidité même de la pensée, à travers un tunnel spatio-temporel creusé dans la texture même de l'univers par les nuées. Un éclair qui crevait la membrane hyperspatiale et se repliait en entraînant avec lui le captif désintégré. Ainsi s'expliquait la continuité des souvenirs de Gerl. L'instant avant d'être foudroyé, il travaillait dans un champ sur la Terre ; l'instant après le transfert, il posait les yeux sur un chaotique désert. Entre les deux moments, — le temps d'un soupir, d'un battement de cils — rien !

Mais Aramavro le xtrongle et Gerl l'humain avaient survécu au jeu de la mort et vu naître l'aube d'un second jour. Alors qu'ils auraient dû avec les autres livrer aux maîtres leur propre essence. Les nuées s'étaient donc approchées jusqu'à se mêler à leur psychisme afin de déterminer les raisons de la survie inattendue. Elles avaient découvert qu'Aramavro disposait d'armes télépathiques et que l'homme, réceptif aux ondes mentales mais incapable de les diffuser, avait su profiter de cette protection opportune. Elles avaient aussitôt cherché dans les myriades d'étoiles un être à leur opposer. À présent, celui-ci se trouvait quelque part dans la vallée.

Le mugissement retentit une nouvelle fois. Gerl scruta le paysage désolé, puis il se retourna vers le xtrongle. Aramavro agitait mollement ses antennes. Gerl reprit sa surveillance. Un autre cri monta, plus proche. Et la créature surgit au sommet d'un roc effilé.

Elle était encore loin, mais la pureté de l'atmosphère permit à Gerl de la détailler. À peu de choses près, elle était de sa taille : un bipède disposant d'une véritable forêt de membres supérieurs qui jaillissaient par intermittence de son torse conique. Des poils roux et courts recouvraient son corps hideux qui se balançait sur deux jambes longues et fines. Il ne distingua pas très bien la tête mais celle-ci supportait une protubérance semi-sphérique, sorte de champignon dont Gerl ne put définir l'utilité.

Il voulut se préparer à ce combat mais ne savait trop que faire. Il n'avait rien non plus pour se défendre – aucun outil et aucune arme – et il se douta bien qu'Aramavro ne lui serait d'aucune utilité. Et il ne voulait pas mourir !

Il se traîna lamentablement, amassa des pierres jusqu'à ce que leur nombre lui parût suffisant pour assurer un maximum de chances. Puis il attendit.

Peu de temps.

Déjà, la créature arrivait en trottinant. Il en distinguait cette fois la tête et aussi d'autres détails du corps velu. Des yeux, nombreux, se répartissaient tout autour du crâne, globulaire et dépourvu de bouche et de nez. Le volumineux appendice encéphalien était percé en outre d'ouvertures garnies de poils. Le torse était court. Les jambes semblaient avoir été empruntées à un grand oiseau échassier.

Gerl attendit que la caricature humanoïde ne soit plus qu'à une trentaine de mètres. Alors il assura une première pierre dans sa main droite puis, profitant d'un bref arrêt du nouvel arrivant, il la lança.

Gerl était adroit. Le caillou vint frapper la créature à la jambe. Un incroyable hurlement répondit à ce premier coup.

Aramavro agitait furieusement ses antennes à présent. Le bourdonnement grimpait d'intensité dans le cerveau de Gerl mais l'homme savait que les flèches mentales du xtrongle demeuraient sans effet sur leur attaquant.

Et celui-ci avança à nouveau.

Gerl le rata à deux reprises. L'autre se méfiait semblait-il, avançait avec des pas précipités et en zigzag, se dérobait par de curieux mouvements de son corps qui semblait en perpétuel déséquilibre.

Profitant d'un nouvel élan, Gerl expédia une nouvelle pierre qui, cette fois, ne manqua pas son but… mais l'humanoïde attrapa le projectile au vol de l'un de ses membres tentaculaires jailli soudain de son torse et la lui retourna avec une force stupéfiante.

Gerl évita le choc d'extrême justesse. La pierre vint toutefois frapper l'une des masses spongieuses de l'encéphale du xtrongle. Sans que celui-ci ne ressente aucune douleur. La pierre roula sur le sol.

Plus méfiant désormais, Gerl visa soigneusement la tête, lança un nouveau caillou… mais manqua son but.

Successivement, il expédia une dizaine de galets qui frôlèrent la créature sans l'atteindre. Celle-ci ne fut bientôt plus qu'à une dizaine de mètres, hurlant par instants sans que Gerl parvienne à découvrir de quel orifice émanaient les cris. Puis, brusquement, l'être bondit.

Gerl avait prévu cette dernière attaque. Il plongea comme l'autre arrivait sur lui, roula sur le côté, se releva en maîtrisant une exclamation de douleur puis, profitant des quelques instants d'incertitude du monstre, il effectua un crochet qui le plaça derrière le xtrongle.

Alors l'humanoïde découvrit Aramavro.

Il s'avança avec lenteur. Gerl vit le flot grouillant de bras rétractiles se tendre en direction de son compagnon immobile. Il ferma les yeux, horrifié. Lorsqu'il les rouvrit, les bouches avides qui terminaient les membres innombrables disséquaient le corps sans défense. Le bourdonnement dans son crâne baissa puis se tut.

Aramavro avait cessé de vivre.

Gerl courait. Il grimaçait à cause de sa cheville mais la fureur de vivre, ainsi que l'horrible fin du xtrongle, parvenaient à vaincre la douleur croissante qui immobilisait l'articulation de son pied. Il traînait la jambe. Il ne savait pas où aller, sinon le plus loin possible du spectacle immonde.

Il courait, mais il n'avançait guère. Bientôt, il finirait par tomber, épuisé, et il deviendrait à son tour la proie du vorace bipède. Il s'acharnait pourtant. Il ne pouvait pas capituler avant d'être allé à l'extrême limite de ses forces.

Le bruit de galopade derrière lui l'assura de la proximité de la créature. Il eut envie de se retourner, mais il ne le fit pas. Sans doute eut-il peur que l'effroyable vision ne le cloue définitivement sur place. Il tenta d'accélérer son allure ridicule, mais ce fut impossible. Il hoqueta, ses yeux échappèrent des larmes qui se mêlèrent au sang qui souillait le visage. L'écart qui le séparait de l'humanoïde s'amenuisait. Pour un peu, il aurait cru ressentir le souffle du monstre sur sa nuque mouillée de sueur.

Il crut entendre encore des sifflements du côté du soleil, mais il n'y prit pas garde. Un épais brouillard était tombé sur lui, cotonneux contre ses oreilles, blanc et neigeux devant ses yeux. D'ailleurs, son cœur battait bien trop fort dans sa poitrine pour qu'il puisse discerner autre chose que le formidable martèlement.

Il trébucha. Son corps s'effondra et resta immobile. Derrière lui, l'humanoïde poussa un mugissement et lança ses membres affamés. Un éclair mauve jaillit d'un amoncellement de roches grises à une cinquantaine de mètres, à l'est, vint frapper le monstre qui s'écroula d'un bloc.

Deux jeunes femmes manœuvraient un volant gradué. L'une d'elles pianota ensuite sur un clavier. Un homme brancha un tube souple dans une alvéole de la cloche de cristal recouvrant le moribond. Sur un panneau métallique, des cadrans et des écrans renseignaient les opérateurs des résultats de leurs efforts de réanimation.

— Plus vite ! tonna Mik Bass. Plus vite, bon sang ! Il va nous claquer entre les mains !

Mik Bass, médecin-chef de bord, suivait avec anxiété les nombreuses courbes lumineuses qui se dessinaient sur les oscillomètres et l'encéphalographe. Ses hochements de tête ne laissaient guère présager une issue heureuse malgré les exigences formulées par le commandant Morgins. L'homme qu'ils avaient recueilli se trouvait dans un tel état d'épuisement physique et psychique qu'il n'était guère vraisemblable que les soins apportés puissent être suffisants. Il aurait été nécessaire de disposer d'un équipement beaucoup plus sophistiqué pour espérer réussir. De nombreux vaisseaux étaient détériorés. Sans compter un éclatement de la rate, l'hémorragie cérébrale et toutes les blessures qui avaient quasiment vidé le malheureux de son sang.

Tous les officiants, vêtus des combinaisons collantes bleu turquoise des équipages d'exploration, affichaient eux aussi des mines inquiètes. Ils parlaient à voix basse, comme si la situation l'exigeait. Leur fébrilité prouvait combien ils redoutaient l'échec. Le commandant avait été on ne peut plus clair et eux-mêmes étaient parfaitement conscients de ce que l'homme, sous la cloche, pouvait représenter. Le vaisseau C.XX.323 “ Lavarède ” qui abordait pour la première fois cette Terra incognitae venait d'y découvrir un homme. Un HOMME ! Alors qu'ils étaient les premiers habitants de la Terre à poser le pied sur ce monde perdu à des dizaines d'années de lumière du berceau de l'humanité.

Le crâne de Gerl était coiffé d'un casque hérissé d'électrodes et de palpeurs. Une pyramide à trois faces pointait sur son plexus solaire. Ses bras et ses jambes étaient pris dans des bracelets sur lesquels éclataient des étincelles bleuâtres.

Soudain, l'un des écrans parut s'illuminer. Ensuite, il se mit à dérouler un trait uniformément rectiligne. Une femme s'activa auprès d'une machine rappelant une pompe. Un homme effectua de nouveaux dosages pour soutenir le cœur qui donnait des signes de désarroi. Mik Bass jeta dans un micro :

— Arrêtez tout ! Le cerveau est définitivement mort. Récupérez les bandes et transmettez d'urgence au décodage.

— C'est incroyable ! murmura le commandant Morgins pour la troisième fois en parcourant le texte que venait de lui remettre le médecin-chef. Ainsi, cet homme provenait bien de la Terre. Et il serait notre ancêtre de plus d'un millénaire ?

— Sans aucun doute possible. Si nous avons bien décrypté toutes les informations encore disponibles dans l'état où il se trouvait lorsque nous l'avons recueilli, il faut admettre qu'il a bel et bien été cueilli par les nuées à l'emplacement cosmographique actuel de notre monde, c'est à dire là où il se trouvait voici un peu plus de mille ans si l'on considère le temps qu'il a fallu à la lumière pour arriver jusqu'ici.

— Et comment expliquez-vous cela ?

— Il n'y a rien à expliquer. Ces nuées sont dotées d'un pouvoir inconnu de la maîtrise de l'énergie spatio-temporelle. Elles creusent des tunnels dans le continuum en allant à rebours des rayons lumineux dispersés par les astres. À ceci près que leur action est instantanée. Le temps est littéralement gommé. Cet homme a donc accompli un voyage spatial et temporel d'un bon millier d'années durant lesquelles, sur Terre, nos ancêtres ont d'abord conquis l'espace, ensuite le sub-espace…

— Un peu plus tôt, nous aurions pu le sauver et le ramener vers ses lointains descendants !

— Effectivement ! Mais je crois qu'il n'aurait pas supporté le mode de vie qu'il aurait trouvé.

Le gigantesque vaisseau s'éloignait. Les nuées ocre flottaient nonchalamment, repues, dans les hautes couches de l'atmosphère. Un tourbillon subspatial engloutit l'astronef.

Alors Aldénagar se mua en une boule flamboyante qui s'éteignit rapidement en éparpillant ses roches vitrifiées aux quatre vents du cosmos.

Les dieux énergétiques d'Aldénagar ne connaîtraient jamais la fin de ce nouveau cycle de survie. L'homme en avait décidé ainsi.


Première parution in revue Fiction n° 163, juin 1967,
sous le pseudonyme de Guy Scovel.
 
Version nouvelle établie à l'occasion de ce recueil.

 

 

J'ai découvert La Faune de l'espace d'Alfred Van Vogt à l'occasion d'un voyage en bus de Clermont-Ferrand à Saint-Étienne. C'était en 1952 et j'avais un peu plus de douze ans. La nouvelle qui précède, écrite quelque treize années plus tard en porte peut-être quelques traces.

Alain Dorémieux, rédacteur en chef de la revue FICTION et auquel je dois plus qu'à tout autre mes publications professionnelles, lui trouvait des airs vanvogtiens. Je dois avouer que son jugement m'a longtemps embarrassé dans la mesure où, le roman suscité mis à part, je n'avais rien lu d'autre de l'auteur américain en ce temps-là. J'ai fini, bien sûr, par ingurgiter le cycle des Non-A ainsi que quelques autres titres, mais sans éprouver d'enthousiasme particulier. L'élève avait-il quelques difficultés à accepter le maître ?

 

Pour en revenir à l'année où j'ai commis ce texte, je me trouvais alors enfoncé jusqu'au cou dans la rédaction du fanzine MERCURY. Je l'éditais avec Gérard Temey, étudiant en psychologie à l'université de Clermont et natif du Puy-en-Velay. Notre tandem ne tarda pas à profiter très vite des lumières épisodiques et de l'aide matérielle de Jacques Chambon, un Tulliste, étudiant en lettres classiques qui deviendrait plus tard un incontournable de l'édition.

Le récit en question fut achevé le 29 juillet 1965. Il s'inséra naturellement dans un numéro spécial sur la science-fiction française que Luigi Naviglio m'avait demandé de lui concocter en guise de numéro spécial de sa série de fanzines NUMERO UNICI. L'année suivante, une délégation composée d'Annick et Jacques Chambon, de Jean-Pierre Moumon, de Gérard Temey et de moi-même gagnait la cité de Carrare de toute la vélocité de ma P.L. 17 (lisez Panhard et Levassor) pour y recueillir les fruits des services rendus à la fantascienza italienne, à savoir une médaille d'or dédiée à MERCURY.

 

Un dernier mot : j'ai dédié cette première partie du recueil à Nathalie Henneberg. Presque oubliée de nos jours, cette grande dame de « l'âge d'or » de la science-fiction française, — la grande époque des épopées spatiales — fut de l'aventure qui devait conduire à la création de la revue ESPACE. De nombreuses réunions furent organisées à Paris dans son petit appartement proche des Invalides. C'était pour moi, à chaque nouvelle rencontre, une grande émotion, et une non moins grande admiration envers une figure presque légendaire et dont les romans, initialement attribués à son mari, avaient bercé mon adolescence.