La forêt de Perdagne

L'aède rejeta la tête en arrière et écarquilla les yeux pour admirer le ciel. Le vrai ciel. Pas celui uniformément bleu ou noir qui recouvre l'Occitanie, mais bien l'univers d'au-delà des sphères planétaires. Il ouvrit bien grands tous ses yeux. Et ses antennes parurent vibrer d'un rythme lent : celui, disait-il parfois, de la mélodie du cosmos. Dans ces instants-là, l'extase qui l'envahissait dilatait les pupilles, colorait la sclérotique de violine. Il arrivait même que l'intensité du plaisir provoquât un tremblement des lèvres entre lesquelles la langue se glissait sensuellement. Mais cette fois, la jouissance était trop rude, la communion trop intense.

Un hoquet contracta brusquement la gorge tandis que le corps tout entier se trouvait secoué de frissons. Les élytres battirent désespérément comme pour, eux aussi, amasser de l'air. De blême, le visage devint véritablement exsangue. Et le poète tomba à la renverse, foudroyé, sembla-t-il, par les pulsations vénéneuses de l'infini.

Pourtant, la léthargie hypnotique dura peu. Une fois chassées du cerveau qu'elles avaient presque anéanti, les fascinations de l'incommensurable devinrent souvenir. Et celui-ci engendra la Geste de la Flèche ardente. Car le poète, qui seul encore savait percevoir les obscures théories de la matière galactique, connaissait la façon de chanter les hommes et les dieux.

Et naquit la légende. Celle de la lueur dans les cieux et du remue-ménage dans les sphères. De l'étincellement transformé en clameur par le caprice des tunnels dans l'espace et le temps. Du tonnerre emplissant enfin l'horizon de la Jurjuldie pour s'éteindre quelque part au-delà des montagnes.

Alors l'on parla d'un pays de Leurre où se dresserait la tour du Sçavoir. On colporta des descriptions folles d'hommes d'airain veillant aux marches de la Jargondie. Et il y eut les dits du marais de Broigne et de la sinistre forêt de Perdagne, où coule un vent glaçant les cœurs, où l'ombre perfide des gnèles fige les voyageurs jusqu'à l'éternité.

Le temps passa. Des héros grandirent et moururent. Aucun d'eux, jamais, n'atteignit la tour merveilleuse que chantait l'aède défunt.

Quand vint un halaguen, aux cheveux de lumière et aux yeux d'émeraude…

 

GLACOON

 

La cité de Glacoon passait pour le dernier refuge des humains avant l'horrible domaine de Nagooka que hantent les gnomes filandreux et les pires démons. Un minuscule plateau crayeux sert d'assise à la ville ultime. Puis un ravin formidable, au fond duquel rugit la rivière Malde, marque la limite du monde des vivants.

Une fois franchi le col, la vision des bois noirs, qui semblent dégringoler du mont Fauve pour mieux bondir sur la cité, est saisissante. Avec leur forme de croissant, dont les deux pointes s'avancent dangereusement à l'est et à l'ouest, ils donnent l'impression de vouloir se refermer sur le minuscule bastion humain. Mais quiconque vit en ces lieux sait bien que les géants calcinés, à jamais figés par la malédiction, ne peuvent guère mouvoir que leur ombre.

Le halaguen Silgan de Bageston arriva sous les murailles comme le soir étirait vers elles la forêt pétrifiée. L'armure, couverte de poussière, avait perdu sa belle couleur argentée. La monture, un superbe oiseau algrazil, boitait lamentablement.

L'homme poussa un soupir de soulagement. Depuis la mi-journée, la bête se traînait par suite des blessures récoltées sur les pierres du désert; c'était un vrai miracle qu'elle ait pu le porter jusque-là. En outre, il avait depuis si longtemps laissé derrière lui le bourg de Gimaigne-Folle que la carapace de métal lui paraissait s'être soudée à la peau. Il allait enfin trouver un lit. À cette pensée, son cœur se mit à battre plus vite.

Glacoon s'ouvrait au midi par un unique et minuscule porche. Le halaguen y poussa son coursier en s'inclinant sur l'encolure car le cintre était bas. Mais sitôt à l'intérieur des murs, il comprit qu'il lui fallait quitter la selle. La venelle qui se présentait s'avéra être un boyau fort étroit, au ciel bouché par les habitations qui s'étaient refermées sur lui, formant ainsi une voûte irrégulière, à peine plus haute que l'entrée. Le pavé luisait de boue. Il y régnait une nuit tenace, que les rares lumignons accrochés aux perrons ne parvenaient pas à percer.

À travers la visière de cristal du heaume, le halaguen scruta avec méfiance le passage ténébreux. Il n'y avait âme qui vive alentour. Aucun bruit ne lui parvenait.

D'un geste rassurant, il tapota le crâne duveté de l'algrazil qui manifestait depuis quelques instants des signes d'inquiétude, puis il mit prudemment pied à terre. Toutefois, avant d'aller plus loin, il vérifia l'état des pattes de l'animal. Les blessures, comme il le craignait, se révélèrent profondes. Il eut un froncement de sourcils.

Depuis qu'il avait quitté ses terres, Silgan de Bageston n'avait chevauché que cet unique oiseau, et il s'était tellement pris d'amitié pour le coureur de plaine qu'il aurait été contrarié de le perdre. Tous deux, ils avaient traversé l'Emirane et l'Occitanie. Ensemble, ils avaient souffert dans les regs de l'Entre-Lacs. La bête avait toujours fait preuve de courage et d'intelligence. Il était à craindre que Glacoon ne les voie se séparer à jamais.

Silgan ne s'apitoya pourtant pas davantage. Sans plus attendre, il avança dans la ruelle. La main droite, bien protégée par un gantelet d'écailles, s'était portée à la poignée du lourd estramaçon pendu à la ceinture. De la gauche, il avait ramené sur la poitrine l'écu aux armes des Bageston : géant d'azur terrassant un dragon de gueules sur fond de sable.

Un panonceau rouillé se signala bientôt à son attention par un grincement strident. L'enseigne gardait encore les traces de l'emblème des hôteliers. Le halaguen n'hésita pas. Il monta sur l'unique marche qui tenait lieu de seuil et heurta violemment le portail.

Quelque chose remua à l'intérieur. L'instant d'après, un judas s'entrouvrit, qui lui permit de discerner un œil à la paupière lourde. Une voix plaintive et éraillée s'exclama enfin :

— Passez votre chemin, qui que vous soyez. Il n'y a pas place à Glacoon pour les étrangers.

Le sang du halaguen ne fit qu'un tour. On se gaussait de lui alors qu'il venait d'accomplir la plus longue étape de son voyage interminable ! Il n'était pas d'humeur à souffrir le moindre rudoiement et entendait bien passer la nuit dans une chambre. Aussi, reculant d'un pas pour mieux se mettre en évidence, il répliqua durement :

— Oserais-tu, manant, refuser l'hospitalité au sire de Bageston, noble d'Occitanie ? Ou bien faudra-t-il que j'enfonce cette porte, comme mon aïeul Lorenn écrasa le dragon d'Andain ?

Les paroles de Silgan durent impressionner l'aubergiste, car un bruit de verrous que l'on tire se fit aussitôt entendre. Et l'un des battants s'ouvrit en gémissant, lui livrant passage.

Le seigneur de Bageston était brave mais point téméraire. Avant de franchir l'entrée, il dégaina un court flambart logé dans un étui sur le plastron et, de la pointe, acheva de pousser l'huis. Le maître de céans apparut dans l'encadrement, incliné bas en signe de repentance.

— Ayez pitié, seigneur, d'un brave homme qui n'a d'autre bien que sa vie. Installez-vous dans ma modeste demeure. Soyez le bienvenu…

— Holà, drôle, tonna le halaguen pour endiguer le flot de paroles que l'hypocrite voulait lui infliger, te voilà donc devenu sociable ? Fort bien. Alors, si tu veux un conseil, empresse-toi de me préparer un bain chaud, un solide repas et du fourrage pour ma monture qui s'impatiente dans la rue. Et voici pour ta peine ! acheva-t-il en lui jetant une dolme d'argent.

Le ventripotent personnage s'éclipsa. Le halaguen rengaina son arme et s'avança lentement dans la salle plongée dans la pénombre, non sans avoir, au préalable, repoussé le vantail.

L'hôtellerie avait meilleur aspect au-dedans qu'au-dehors. Une vaste cheminée où pétillait une grosse branche garnissait le mur du fond. Sur un côté de la pièce s'ouvraient de vastes baies donnant, vraisemblablement, sur quelque cour intérieure. De l'autre muraille provenaient des relents de graisse et d'épices. Un escalier aussi y débouchait, qui devait conduire à l'étage et aux chambres.

Le plafond était bas, décoré d'une fresque rongée depuis longtemps par la fumée et l'humidité. Un unique et énorme pilier le soutenait. Dans son ombre, se confondant avec lui, le halaguen découvrit, presque par hasard, l'unique client de ces lieux.

Il le dépassa sans lui accorder d'intérêt. Ses pensées convergeaient pour l'instant vers le comptoir circulaire qui occupait le centre de la salle. Un broc et des gobelets l'encombraient. Il prit l'un d'eux et se versa lentement à boire.

À présent que ses yeux s'étaient accoutumés à la pénombre, il remarquait certains détails qui lui avaient échappé. Entre les fenêtres munies de forts barreaux, d'affreuses sculptures montraient leurs visages grimaçants. Disséminés çà et là, des tables et des bancs attendaient en vain des consommateurs. Un gimize cendré dormait sur un tapis à quelques pas du feu.

Rassuré par la tranquillité de l'endroit, Silgan se décida enfin à retirer son heaume. Il le souleva délicatement, libérant du même coup une abondante chevelure aux reflets mordorés, puis le déposa sur le comptoir. Alors il put étancher la soif qui lui brûlait la gorge.

Involontairement, son regard retourna à l'individu installé contre le pilier. L'homme le dévisageait avec une curiosité presque malsaine. Plutôt grand, en dépit d'un maintien qui lui cassait le dos, assez richement vêtu, il était surtout remarquablement hideux. Et il suait la haine et la convoitise. Les joues, rasées de près, révélaient d'énormes cicatrices occasionnées par une lame. Le nez, en dépit d'un raccommodage savant, restait proprement informe. Les lèvres, enfin, accusaient plus encore sa laideur. Coupées de biais, elles se boursouflaient, s'écartaient, révélant ainsi une dentition noirâtre et échancrée. Le singulier individu, avec une sorte de plaisir pervers, glissait lentement sa langue dans l'horrible blessure.

Silgan réprima difficilement une moue de dégoût. Mais, plus il ressentait de répulsion, plus il percevait les effluves d'hostilité du monstrueux personnage.

Finalement, l'homme baissa les yeux sous le regard terrible du halaguen. Mais Silgan aurait juré qu'il ne cessait de l'observer au travers de ses longs cils noirs.

L'hôtelier revint. Il arborait son plus gracieux sourire et multipliait les courbettes.

— Installez-vous à cette table, seigneur, proposa-t-il d'une voix doucereuse. Pendant que vous attendez votre bain, si je puis me permettre de vous servir à boire…

— Certainement, approuva le sire de Bageston qu'une lampée d'eau fraîche ne pouvait suffire à désaltérer. Aurais-tu de l'arège ou un vieux xaléran dans ta triste demeure ?

— Les temps sont durs, Votre Seigneurie, et je n'ai pas la chance de disposer ici de tels breuvages. Mais, si je puis m'autoriser… J'ai en réserve un alcool de premier choix pour les gens de qualité comme vous.

— Va pour cette tisane, grimaça Silgan, mais qu'elle soit très fraîche, ou gare !

Le petit homme se précipita derrière le comptoir. Le halaguen, sans oublier le heaume, se rendit à la plus proche table. Un bruit de flacons que l'on choque égaya le local. Puis l'aubergiste vint déposer devant lui une coupe d'argent ciselé pleine d'une liqueur de la couleur de l'ambre.

Silgan remercia d'un signe de tête. Il trempa précautionneusement ses lèvres dans le breuvage. Celui-ci, un rien alcoolisé, se révéla exquis. Laissant au palais une fraîcheur végétale, il glissait dans la gorge comme une sucrerie avant d'exploser en une gerbe d'ondes de chaleur revigorante. Une sensation de légèreté succéda à la lassitude occasionnée par le long voyage. Le halaguen soupira d'aise.

Près du pilier, l'autre client avait conservé la même attitude lorsque l'Occitanien reporta son regard vers lui. Seulement, il donnait à présent l'impression d'être perdu dans quelque rêverie. Son visage n'en était devenu que plus sinistre. À moins, supposa le halaguen, que son jugement ne soit perturbé par l'effet de l'alcool ; ce qui ne l'empêcha pas de frissonner tandis qu'une vision prémonitoire et fugace l'assurait qu'il aurait à rencontrer plus tard ce personnage inquiétant.

Comme l'aubergiste s'approchait, il devina que le bain l'attendait. Il vida la coupe d'un trait et s'apprêtait à suivre son hôte lorsque, se ravisant, il lui fit signe de se pencher. Une question lui brûlait les lèvres. Il la formula à voix très basse.

— Dis-moi, l'ami, quelle est cette triste figure qui se cache dans l'ombre ?

— Chut ! intima aussitôt le bonhomme en jetant autour de lui un regard apeuré.

Puis il expliqua dans un murmure :

— C'est maître Val Cahern, le sorcier. Prenez garde de l'affronter ; il tue.

— Je vois, opina le halaguen avec un sourire. Un imposteur…

— Oh ! non. On dit qu'il a vécu de l'autre côté du ravin et qu'il en a rapporté sa science… et ses blessures.

— Il aurait donc franchi… commença Silgan en fronçant les sourcils.

Mais il coupa net et conclut :

— Je te remercie, l'ami. Voilà encore pour toi.

Une nouvelle pièce passa dans l'escarcelle de l'hôtelier. Le halaguen se leva, plaça sous son bras l'inséparable heaume et quitta la salle. La toilette ne pouvait plus attendre.

La boutique de maître Val Cahern s'ouvrait sur l'unique place de Glacoon, dans un angle cependant, et à demi cachée par une fontaine qui s'appuyait sur la façade, à droite de l'entrée. La devanture minuscule présentait un aspect savamment négligé. On devinait, derrière la vitre sale, des flacons d'onguents, des rameaux de gnèle et quelques outils rouillés. Un écriteau laissait encore lire l'inscription :

AU MIRACULÉ D'ESKONDA

Le halaguen poussa la porte qui bâilla avec un grincement de crécelle et s'avança au milieu d'un fouillis de caisses et de paquets défaits.

— Holà ! Quelqu'un ? appela-t-il.

Une ombre que cachait un immense bahut se redressa. Val Cahern apparut, souriant. Sa personne dégageait toujours les mêmes bouffées de haine. Et quelque chose en plus. Quelque chose de démoniaque.

— Que puis-je pour vous, seigneur étranger ? quémanda-t-il sans paraître remuer les lèvres.

Le halaguen réprima une nouvelle fois le dégoût qui l'envahissait.

Avec calme et assurance, il répondit :

— J'ai ouï dire que ta science était grande. Il me faut donc un baume pour soigner les blessures aux pattes de mon algrazil. Aurais-tu cela dans ta boutique ?

— J'ai en effet un onguent qui guérira votre coursier en quelques heures.

Sur ces mots, l'homme se baissa vers une caisse dont il retira un petit pot de terre. Il en fit sauter le couvercle, plongea dans la pâte une baguette de bois et la remua lentement.

— Je me suis laissé dire, continua le halaguen, que tu avais beaucoup voyagé. On avance même que tu te serais rendu au royaume de Nagooka. La chose est-elle exacte ?

— On colporte bien des récits à Glacoon, ricana le sorcier sans cesser de malaxer sa préparation.

— Possible. Mais si cela est vrai, tu dois avoir quelque talisman. Il en faut un qui puisse m'aider à traverser la rivière Malde et atteindre Perdagne.

— Impossible, messire. Il n'existe nul remède à la folie.

— Que prétendrais-tu, drôle ? siffla le halaguen.

— Je ne prétends rien d'autre que ce que je dis : qu'il faut avoir perdu l'esprit pour franchir la limite.

— Ne l'as-tu point franchie toi-même ?

— Sans doute, messire, sans doute… (Val Cahern perdit tout à coup son sourire.) Un gnome peut vous indiquer le passage.

— Son nom ?

— Ceux-là n'ont pas de nom, seigneur. Ce sont des ombres.

Le halaguen perdait patience.

— Oseras-tu longtemps railler ? Je veux trouver ton nain pour qu'il me conduise en Perdagne. Est-ce clair ? Alors ? Où puis-je le rencontrer ?

— Allez au ravin de Malde à la mi-nuit, là où la rivière se coude autour d'une roche en forme de triangle. Lorsque vous verrez l'eau remonter son cours, frappez trois fois la pierre. Le gnome apparaîtra.

— Fort bien, médecin. Mais si tu m'as trompé, tu perdras ta tête pour t'être moqué d'un Bageston.

— Allez ! Votre pommade est prête. Mais vous ne reviendrez jamais, seigneur.

— Je reviendrai, sois-en sûr. Je reviendrai car je suis un halaguen. Le halaguen Silgan de Bageston.

Et, laissant là Val Cahern à la fois ironique et perplexe, Silgan sortit de la boutique.

Il fallait partir. L'après-midi touchait à sa fin. Il n'aurait donc pas trop de temps pour arriver, à l'heure dite, à la roche triangulaire.

Il acheva son gobelet. L'aubergiste le regardait avec inquiétude. Un si bel homme, pensait-il, vouloir mourir déjà. Il fallait qu'il y eût là-dessous la perfidie de quelque femme.

Il ne croyait pas penser si juste.

Silgan parcourut une nouvelle fois des yeux les murs de la salle. Alors, comme s'il les voyait pour la première fois, il s'arrêta sur les sculptures grimaçantes dressées entre les fenêtres.

La première représentait un nain juché sur une pierre à laquelle il se cramponnait désespérément, semblait-il, comme par crainte d'en être arraché. Le visage reflétait l'épouvante et la douleur.

La seconde statue montrait une femme au visage masqué par une abondante chevelure. Pourtant, à y regarder de plus près, il pouvait s'agir tout aussi bien d'autre chose : un animal ? une roche ? Le halaguen se sentit incapable d'identifier la sculpture multiforme.

La dernière représentation n'était pas moins énigmatique. On aurait dit que l'artiste s'était ingénié à multiplier son personnage dans les positions les plus invraisemblables. Les visages, les mains s'interpénétraient, se dissolvaient. Il fallait beaucoup de clairvoyance pour découvrir là autre chose qu'un ensemble cauchemardesque.

— Sais-tu, demanda Silgan à l'hôte, ce que représentent ces formes ?

— Malheureusement non, seigneur. Malheureusement.

— Alors, peut-être pourras-tu me dire quel en est l'auteur ?

— Pas davantage. C'est maître Val Cahern qui me les a offertes…

 

NAGOOKA

 

Le soir venait très vite, précipité par l'approche de la montagne. Les silhouettes des grands arbres morts s'entouraient déjà d'une chape de nuit. L'ombre s'épaississait et allait, bientôt, les unir les uns aux autres.

Silgan, cavalier solitaire, rêvait. Tandis que l'algrazil courait au petit trot, ses pensées avaient franchi les monts pour s'en aller découvrir la Tour aux Cent Mystères. Les difficultés qui l'attendaient étaient le moindre de ses soucis. Le halaguen croyait ferme en sa réussite.

L'arrêt brutal de l'oiseau coureur le tira des songes victorieux. Ses sens à présent en alerte fouillaient le plateau que convoitaient les ténèbres. Il perçut les gémissements. Presque aussi vite, il aperçut la forme humaine qui se traînait sur la terre sèche.

D'un claquement de langue, il lança l'algrazil dans cette direction. L'oiseau parut s'envoler. Le halaguen encourageait l'animal avec de petits sifflements modulés. Mais celui-ci n'en avait nul besoin. C'était comme s'il comprenait l'urgence de leur intervention.

Silgan sauta à terre avant que son coursier soit tout à fait arrêté. Sa gourde déjà ouverte, il se pencha, retourna le corps ensanglanté et couvert de poussière. Et ne put retenir une exclamation :

— Par le dragon ! Une femme.

Soulevant délicatement la tête de l'inconnue, il approcha des lèvres tuméfiées le goulot de l'outre d'eau fraîche.

Bien qu'à moitié consciente, la femme parut vouloir s'en saisir avidement. Silgan refréna son ardeur. Elle aurait pu en mourir. Alors, comme elle ouvrait les yeux, il eut un sourire et l'aida à s'asseoir.

La jeune fille reprenait très vite ses forces. Le halaguen l'abandonna un instant, prit dans les fontes de la selle un manteau et quelques lambeaux de tissus, puis il revint pour la couvrir et laver délicatement le visage et les mains. Les plaies, heureusement, étaient superficielles. Elle le laissait faire, sans un mot, encore sous le coup de la défaillance et des hallucinations.

Finalement, Silgan se redressa, haussa les épaules et grogna :

— Allons, demoiselle, vous voici présentable pour affronter un entretien avec le sire de Bageston. Puis-je vous demander votre nom ?

Elle secoua la tête, achevant ainsi de dérouler une chevelure blonde comme une plage. Ses yeux s'écarquillaient à la recherche, sans doute, de la réalité qu'elle avait du mal à saisir. Ses mains se crispaient sur le tissu de la robe qui avait dû être d'un beau bleu de nuit. Enfin elle parvint à dire :

— Mon nom… C'est vrai. Je m'appelle Ayaelle, fille de Neer Dagt le floche, érinan de Rinandu.

— Neer Dagt ? s'exclama Silgan stupéfait. Neer Dagt avait une fille ?

— Il en avait une, seigneur. Et je suis cette infortunée. Lorsque Rinandu fut rasée par l'envahisseur Séquançaire, je me suis réfugiée à Dolme ; mais un homme maudit a ramené sur moi la fureur du tyran. J'ai échappé de justesse à ses sbires. Le plateau a eu raison de moi.

— Où comptiez-vous aller pour avoir emprunté cette route ?

— Là où le Séquançaire ne pouvait me retrouver. Chez Nagooka !

Le halaguen l'observa avec plus d'attention. Décidément, la rencontre ne s'avérait pas seulement étonnante. Par un incroyable hasard, il découvrait l'une des rares personnes pouvant expliquer la chute de la ville la plus orientale de l'ancien empire irangy. Nul doute que de telles confidences seraient profitables aux autres cités qui redoutaient la montée du flot barbaresque. Silgan devinait avec quel acharnement le Séquançaire avait dû pourchasser la princesse. Le tyran avait lieu toutefois d'être satisfait, car, si ses mercenaires n'avaient pu la rejoindre et l'abattre, ils l'avaient repoussée vers Nagooka. Et chacun savait que l'on ne revenait pas de cette contrée-là.

Malgré tout, le halaguen s'assombrit en remuant ces pensées. À présent, il n'était plus seul à affronter les démons d'outre-Malde, la demoiselle allait être un fardeau qui risquait d'être vite insupportable. Il lui sourit tout de même et la rassura en murmurant :

— Eh bien, vous ne serez pas seule à accomplir le voyage. Je me rends, moi aussi, au royaume des ombres.

La jeune fille ouvrit de grands yeux, voulut dire quelque chose, se ravisa pour répondre finalement :

— Je suppose que vous savez les dangers qui vous y attendent ?

— Je ne vous le fais pas dire, railla Bageston, et vous me rappelez que j'ai un rendez-vous qui ne saurait attendre. Aussi, si vous le voulez bien et si vous vous en sentez la force, nous allons reprendre la route.

Comme elle inclinait la tête, il la prit par la taille, la souleva sans effort apparent et la déposa sur le dos de l'algrazil qui attendait patiemment. Puis, en longues enjambées, sans plus se préoccuper de l'animal et de sa cavalière, il repartit vers le ravin désormais proche.

Le torrent roulait des flots furieux qui écumaient sur les rocs encombrant son cours. Un souffle glacial accompagnait sa course et jetait parfois des gerbes de gouttelettes sur les rives qui le surplombaient. Le ronflement du courant semblait une barrière dressée dans le silence.

Le halaguen scruta l'alentour avec attention. Le rocher mentionné par maître Val Cahern ne devait en aucun cas lui échapper. Et il devait aussi le découvrir très vite, car le temps s'enfuyait et la mi-nuit approchait.

Toujours montée sur l'algrazil, qui donnait depuis peu des signes d'inquiétude, Ayaelle somnolait. Son visage, enfin détendu, révélait une beauté qui avait échappé auparavant au sire de Bageston ; et celui-ci, en dépit de sa quête, se sentait irrésistiblement attiré vers elle. Il se retournait souvent. Peut-être parce que le visage illuminait la nuit. Peut-être parce qu'il semblait vivre éperdument alors qu'ailleurs la mort guettait, la mort figeait les choses, la mort régnait depuis des temps immémoriaux.

Mais Silgan n'avait pas le droit de rêver. Il n'aimait pas non plus trop réfléchir. C'était un être fait pour l'action, le combat, l'effort physique. Pareil à un animal de chasse, il flairait les abords du précipice, avançait, faisait volte-face, reprenait sa route.

Il n'avait qu'une notion très vague du temps qui s'écoulait. Tout au plus savait-il, par un obscur instinct, qu'il n'avait pas encore dépassé l'heure voulue. Mais celle-ci venait trop vite. Il aurait eu besoin, sans doute, d'un encouragement, d'une aide. Et Ayaelle dormait. Elle souriait sans doute à quelque rêve. Seule une ride au front rappelait ses peurs et ses souffrances.

Enfin le roc lui apparut. Il était là, à moins d'une portée de lance. Caché jusqu'ici par la masse noirâtre des éboulis, il découpait dans la nuit un triangle bleuté animé de lentes pulsations. L'une de ses pointes avançait sur la rivière et atteignait presque l'autre rive.

Le halaguen sourit. Puis il s'approcha de la pierre magique.

La mi-nuit était arrivée. Son instinct le lui criait. Au-dessous de lui, le torrent luttait contre la pesanteur.

Après une lutte très brève, les flots qui se refusaient à présent à glisser le long de la pente reprenaient lentement le chemin de leur source, avec des plaintes et un bruit de succion.

Alors, Silgan de Bageston tira son estramaçon et frappa la pierre.

Trois fois.

Alors il se redressa, remit l'épée à son côté et attendit. À part lui, il craignait d'avoir été trompé par Val Cahern. Auquel cas il en serait quitte pour s'aventurer dans les bois noirs en se fiant à sa seule intuition. Il fouillait du regard l'ombre qui semblait plus dense, à cause sans doute de la lueur diffusée par la roche. Rien ne bougeait. Rien non plus n'apparaissait.

— Vous me cherchez ? fit une voix plaintive tout à côté de lui.

Silgan ne put retenir un sursaut. Il se tourna vers l'intrus. Le gnome se tenait perché sur un promontoire. Recroquevillé, grimaçant, il se cramponnait aux aspérités de la pierre avec un évident désespoir. Une force invisible tentait de l'arracher de son refuge. Et pourtant, l'être minuscule et difforme trouvait la force de parler.

— Qui vous envoie ? demanda-t-il d'un ton étouffé.

— Le sorcier Val Cahern m'a affirmé que vous pourriez me conduire en Perdagne.

Le gnome ricana tandis que l'inexplicable emprise s'acharnait de plus belle et le faisait dangereusement vaciller.

— Val Cahern ?… Perdagne ?… Vous ne pouvez pas. Vous ne devez pas.

— Le chemin de Perdagne ! gronda Silgan. Il me le faut.

— Après tout, pourquoi vous contrarier ?… À quelques pas d'ici, un sentier descend au niveau de l'onde. Vous y trouverez une embarcation. Empruntez-la et laissez la rivière vous emporter. Vous serez à Perdagne avant le jour. Mais hâtez-vous ! Le courant change vite et la porte sera fermée.

Une bourrasque empoigna alors le gnome : un vent violent que ne percevait pas le halaguen. Les habits du nain se gonflèrent. La bouche s'ouvrit pour crier quelque chose. Mais il n'en eut pas le loisir. Il fut arraché, soulevé, tournoya un instant pour filer ensuite dans la direction de la source de Malde. Silgan le perdit de vue.

— Eh bien, voilà qui ne manque pas d'être singulier, murmura-t-il. Puis, à voix haute : Demoiselle, nous allons devoir nous séparer de l'algrazil. Notre route passe sur la rivière.

Ayaelle ne dit mot. Elle sauta à terre et le suivit vers le sentier. L'algrazil, indécis, sembla comprendre que sa tâche était terminée. Il s'éloigna à travers le plateau. Silgan n'avait pas eu un regard vers lui. Peut-être craignait-il de ne pouvoir contenir son émotion…

La pente était raide. Elle s'avéra particulièrement dangereuse car le sol y était friable. Silgan avait dû retenir Ayaelle à plusieurs reprises. Il s'aidait de ses éperons pour assurer ses pas.

Le gnome n'avait pas menti. Au bord de la rivière qui défiait toujours les règles de la pesanteur, une sorte de barque à fond plat, sans rames ni voilure, attendait les téméraires qui oseraient s'aventurer sur les eaux. Des poignées étaient fixées sur les banquettes. Le halaguen jugea que ce n'était point là une précaution vaine. Dans le courant impétueux, il devait être nécessaire d'assurer sa précaire position, au risque de passer par-dessus bord.

Il aida la jeune fille à prendre place, puis il poussa l'embarcation dans le flot remontant avant de s'y installer à son tour. Alors commença une course cahotante vers la cime des monts.

Très vite, les passagers furent mis à rude épreuve. Secoués par les sautes d'humeur de la rivière, ils devaient se cramponner solidement, se courber pour éviter de heurter de la tête les aspérités du roc, réprimer la frayeur qui s'insinuait en eux, lutter contre de terribles nausées… Silgan encourageait Ayaelle du regard : sa gorge devenue dure comme l'acier il n'aurait pu lui parler. D'ailleurs, le bruit infernal de l'eau aurait recouvert ses paroles.

Et l'allure s'accélérait toujours. Les falaises qui se dressaient de chaque côté s'ouvraient et se resserraient spasmodiquement. La nuit n'était plus la nuit, mais une entité presque palpable, épousant la forme serpentine de la tumultueuse Malde.

Silgan et Ayaelle perdirent la notion du temps et de l'espace. La course devenait infernale. Malde n'avait plus rien d'une rivière. C'était un corps sans fin agité de convulsions. C'était un immonde boyau d'obscurités et de clameurs. Le bruit les pénétrait, la nuit les pénétrait, le froid les pénétrait. Ils étaient Malde. Ils étaient la peur, l'impossible et l'irrationnel. Ils montaient vers le centre du monde où vagissent les terreurs anciennes. Mais ils n'avaient pas encore affronté le Passage.

Et celui-ci venait à eux. Ils pouvaient à présent l'apercevoir, le jauger, l'intégrer dans leur esprit pour mesurer leur petitesse et leur grande ignorance. Mais leur cerveau se refusait à accepter ce que les yeux enregistraient. Leurs sens se révoltaient. Tout en eux criait à présent l'épouvante.

Le vortex mugissait. Gigantesque, insondable, plus noir que les plus épaisses ténèbres, il attirait invinciblement la rivière et l'embarcation. Devant lui, les flots s'irisaient, se coloraient, se dématérialisaient avant de disparaître dans le tourbillon fantastique. Au-delà, il n'y avait plus rien. La montagne, l'horizon, les arbres morts des monts Fauves semblaient gommés par la tache de néant qu'il étalait entre terre et ciel. Mais il avait surtout une apparence de vie d'où sourdait un battement inaudible et pourtant perceptible, qui s'insinuait dans le moindre nerf et le mettait à vif.

Cela brûlait. Cela flambait. Le halaguen était une torche étincelante. Ayaelle devenait une braise. L'univers entier s'incendiait. La chaleur insupportable étouffait les sons, les images, la pensée. Silgan étouffait. Ayaelle suffoquait. La chute, la vertigineuse chute dans le vortex commençait. Rien, plus rien ne pouvait désormais arrêter les deux humains qui basculaient dans un autre univers par l'impensable porte, tombaient dans un tunnel insondable parce qu'il n'y avait ni espace ni temps entre les deux mondes. Il n'y avait ni haut ni bas. Rien n'existait qu'un au-delà où la matière et l'énergie devenaient une même chose.

Alors, comme il n'y avait plus rien, la pensée revint, semblable à un point dans l'immensité. Le point s'étala. Il prit forme. Il sentit ou pressentit. Et il reconnut la chute. Le vertige et la peur.

Ayaelle redevint Ayaelle. Silgan reconnut qu'il était bien Silgan. L'autre univers était proche. Ils le surent parce qu'un volcan les recrachait des entrailles de l'inexistence.

La fuite indescriptible des murailles de néant se précisa comme le tunnel arrivait à sa fin, ouvrant enfin dans une autre nuit sa gueule éblouissante. Ils aperçurent un ciel, et aussi une terre. Une autre rivière Malde, encastrée dans une saignée de roches, coulait vers un autre estuaire. En même temps, ils regardèrent leurs mains qui n'avaient pas lâché les sangles.

La frêle embarcation filait, mais le vertige avait cessé. Bien que ballottés par les courants, ils avaient l'impression que le monde était affligé de langueur pernicieuse. Après l'énorme empoignade des forces inconnues qui dominent les univers, les caprices de la rivière paraissaient bénins et comme ridicules.

Silgan se détendit. Ayaelle essaya de lui sourire, mais la peur n'avait pas quitté son regard. Les pommettes de ses joues restaient blanches et un léger tremblement des lèvres déformait l'unité de son visage. Ainsi, remarqua Silgan, elle semblait cependant plus humaine, plus accessible. Il aurait aimé la prendre dans ses bras, peut-être pour calmer les frissons qui commençaient à la secouer. Mais Ayaelle était encore trop lointaine, trop indéfinissable et mystérieuse. Et Silgan de Bageston ne voulait penser qu'à la suite de son voyage.

Il tourna la tête pour surveiller la rive. Le jour se levait et une brume verdâtre courait avec les flots. La gorge restait étroite et la falaise abrupte. Aucune cassure ne se devinait.

Le temps passa. Le brouillard obscurcissait le défilé, collant sa viscosité sur le cristal du heaume. Le halaguen, comme à regret, dut le retirer, mais il l'accrocha à sa ceinture. Il lui était trop précieux pour qu'il consentît à courir le risque de le perdre.

Ayaelle ne put retenir une exclamation.

— Oh ! comme vous êtes différent, avoua-t-elle.

Le halaguen la regarda, stupéfait de sa réaction.

Elle bredouilla :

— Je ne croyais pas… Je m'imaginais… Ce doit être à cause de lui, finit-elle par dire en désignant le casque globulaire.

Elle contemplait à présent Silgan avec une intensité qui le gênait. Elle cherchait son regard, admirait sa chevelure rendue rutilante par la diffraction de la lumière.

Il s'arracha difficilement à l'attraction des yeux glauques et détailla à nouveau les rives verticales qui guidaient le torrent. Rien ne semblait avoir changé du décor de la nuit. Nulle herbe, nul arbuste ne s'accrochaient à la pierre. C'était la même désolation. Le même enfer. Avec, pourtant, les ténèbres remplacées par la grisaille qui n'abolissait pas les formes mais les transformait, les baignait de plus de mystère, les auréolait d'effluves maléfiques.

La brume collait à eux ses fines gouttelettes. À chaque instant, elle s'épaississait davantage, les mouillant et les aveuglant. La course de la barque les emmenait au cœur de la nuée sans qu'ils puissent ralentir ou dévier son avance. Silgan essayait encore d'apercevoir sur les rives un passage qui leur permettrait de gagner les hauteurs. Mais la roche s'estompait, disparaissait. Ils étaient noyés dans un océan de vapeurs glaciales qui rendait irréelle leur marche vers l'inconnu.

La silhouette d'Ayaelle s'éloignait elle aussi à présent dans le brouillard, sans que le jeune homme pût rien faire pour lui apporter un peu d'aide ou de réconfort.

Silgan désespérait. Le temps s'allongeait. On ne distinguait plus rien. Désormais, autour de lui, il n'y avait que cette humidité maligne, légèrement phosphorescente, l'aveuglant et le flagellant. Il ne ressentait pas les secousses de l'embarcation dans les rapides. Tout juste avait-il conscience de son corps.

Pourtant, l'instinct de conservation maintenait en lui une lueur d'espoir, lui permettait encore de réfléchir. Si le brouillard était le résultat du formidable vomissement qui les avait projetés sur cette nouvelle rivière, il s'estomperait bientôt. Les rives, elles aussi, devraient s'abaisser car le torrent finirait bien par quitter les montagnes.

Comme pour justifier ses suppositions, la brume se dilua un peu. La silhouette d'Ayaelle lui fut à nouveau perceptible. Mais la jeune fille semblait avoir perdu le courage qu'il lui connaissait désormais. Elle s'était effondrée sur le siège, les mains toujours crispées sur les poignées.

Le halaguen, dans son impuissance à la secourir, eut peur de la perdre. Si seulement le flot se montrait moins sauvage. Si seulement ils pouvaient aborder sans tarder…

Une secousse faillit l'arracher de son siège. Puis un crissement lui parvint de sous l'embarcation. Et celle-ci s'immobilisa sur un banc de sable.

— Maudit brouillard ! ragea-t-il,

Il se redressa, mit pied à terre et tira Ayaelle hors de la barque. Il déposa la jeune fille le plus loin possible de la rivière, sur un coin de terre moins humide, et scruta attentivement la rive. La falaise réapparut, trouble et uniforme. Il ne semblait pas y avoir le moindre passage permettant d'accéder au sommet de la gorge. Le découragement envahit Silgan.

— Vous revoilà donc ! grinça une voix proche. Je vous félicite pour votre courage.

Le halaguen bondit. Après les longues heures d'inaction, la voix avait ranimé en lui toutes ses ardeurs. Il redevenait le guerrier intraitable qui avait obtenu le titre fameux de halaguen. Il plissa les paupières.

Le gnome le regardait, avec admiration semblait-il. Son visage hideux paraissait réjoui. Un petit roc saillant de la paroi verticale du défilé lui servait de perchoir.

— Comment quitter cette rivière ? interrogea Silgan d'une voix blanche.

— Par ici, seigneur ! railla le personnage. Il y a derrière moi l'amorce d'une corniche qui vous conduira là-haut. (Et le gnome levait le bras avec une grandiloquence comique.)

— Et ensuite ?

— Ensuite, il y a la vallée de Perdagne. Là où vous vouliez vous rendre, ce me semble.

— Comment te remercier ?

— Me remercier ?

Le gnome éclata de rire. Un rire qui ressemblait au tintinnabulement d'une clochette.

— Me remercier ?…

Le rire décrut, emporté par un courant invisible vers les lieux maudits qu'ils venaient eux-mêmes de quitter.

Le silence revint. Ou plutôt seul le mugissement continu de la rivière persista. Mais le rire demeurait dans les oreilles de Silgan. Le rire inhumain du gnome.

 

PERDAGNE

 

« Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-il, comme Ayaelle achevait de se désaltérer à la miraculeuse source.

La jeune fille se releva. Son air restait grave, ses traits tendus, mais les yeux avaient retrouvé leur clarté.

— Je crois que je suis prête à continuer. Je n'imaginais pas ainsi le royaume de Nagooka, mais je sais que je préfère celui que je découvre.

— Nous ne sommes plus à Nagooka. Du moins, je ne le pense pas. En vérité nous n'en avons longé que la frontière. Les légendes disent que ce royaume s'étend de l'autre côté des monts Fauves. Nous ne les avons pas franchis. Nous nous trouvons donc ailleurs. À Perdagne. Là où nul homme ne s'est rendu, sinon pour n'en pas revenir.

— Perdagne ? Il me semble avoir entendu ce nom-là. Ne serait-ce point cette forêt qui s'étendait autrefois au nord-ouest de Glacoon, à l'aube de la Jurjuldie, et, aujourd'hui, du pays de Leurre ?

— C'est ce que disent les poètes. Mais Perdagne, depuis, a été absorbée par Nagooka, le monde mort.

— Alors, dans ce cas… ?

— Alors, dit Silgan, si nous sommes bien près de Perdagne, c'est que nous avons traversé les portes de la mort. Et cela ne me surprendrait nullement.

Ayaelle ne répondit pas. Ils se trouvaient en plein inconnu. Il eût été vain de vouloir en deviner l'essence. Il ne leur restait qu'à aller plus avant pour en connaître la réponse.

Il s'approcha de la source pour remplir la gourde, but une nouvelle gorgée d'eau fraîche.

— À Perdagne ! lança-t-il.

Et ils repartirent dans le brouillard, moins dense, qui laissait apparaître des buissons et des arbustes rabougris.

La vallée s'étendait à leurs pieds. Petite vallée verdoyante et heureuse où chantaient des oiseaux et qu'un ruisseau parcourait, avant de se perdre dans un étang encombré de grosses fleurs violettes. La brume avait presque disparu. On la devinait pourtant accrochée encore dans les arbres de la forêt qui semblait minuscule, vue de leur promontoire.

Silgan sourit. Un sourire confiant et conquérant. Perdagne avait fait trembler le monde. Perdagne se révélait paisible. Elle en devenait même ridicule d'avoir causé tant de frayeurs.

— Nous serons vite de l'autre côté, dit-il avec assurance. La forêt n'est guère plus qu'un bosquet et nous pourrons rejoindre la maison, là-bas au bord de l'étang, avant la tombée de la nuit. Peut-être y trouverons-nous de quoi nous restaurer.

Ayaelle hocha la tête. Elle avait remarqué elle aussi la bâtisse près du petit lac. Mais son étrangeté, qui n'avait pas frappé le halaguen, ne lui avait pas échappé.

Était-ce, du reste, une habitation ? La jeune fille y voyait plutôt une sorte de monument, à cause des formes enchevêtrées qu'elle distinguait. Cela avait aussi des reflets métalliques. Mais l'ensemble, posé de guingois, pouvait bien n'être qu'une ruine.

Elle se tut néanmoins et suivit le halaguen comme il s'engageait dans la descente.

Silgan marchait très vite. Il lui tardait d'en finir avec Perdagne et de gagner un abri où il pourrait se défaire de son armure, détendre ses membres endoloris, dormir. Car il sentait la fatigue lui peser terriblement ; comme jamais peut-être. L'effrayante course sur la rivière l'avait brisé.

Ses pieds foulaient à présent une herbe tendre et mouillée de rosée. Une légère brise caressait sa chevelure qui flottait librement sur les épaules. Il se sentait heureux malgré son épuisement. La vallée de Perdagne lui apparaissait comme un paradis après les heures de souffrance dans des régions arides et tourmentées. Inconsciemment il se prit à rêver qu'il vivait là, sur les bords du ruisselet, une merveilleuse existence auprès d'Ayaelle. Les jours coulaient sur lui sans lui donner de l'âge…

Il s'immobilisa brusquement. Quelque chose, soudain, venait de troubler son rêve.

La colère l'envahit. Ses yeux se plissèrent en scrutant la lisière du bois. Ses mâchoires se contractèrent. Quelque part, une branche craqua.

Il franchit résolument l'orée de la forêt, les sens en alerte, la main prête à saisir la poignée de la lourde épée.

Il n'avait pas eu un regard pour Ayaelle. À la sensation du danger, celle-ci s'était évanouie avec les souvenirs. Rien d'autre n'existait que cette attention presque sensuelle du chasseur traquant sa proie. Il évoluait avec prudence et précision en direction des craquements qui se répétaient de temps à autre.

Les premiers buissons ne le retardèrent pas. Le flambart à la main, il taillait dans la sylve, enjambait les ronces, repoussait les basses branches. Un peu en arrière, Ayaelle s'efforçait tant bien que mal de le suivre. Elle l'aurait sans doute perdu de vue sans les quelques haltes qu'il s'imposait pour s'orienter.

Les bruits, au loin, se précisaient. Il entendait distinctement les crissements produits par l'herbe qu'un pied foule, les chocs d'une lame tranchant des lianes, le chuchotement de feuilles dérangées sur leurs branches.

Une éclaircie se produisit dans la verdure. Il s'arrêta. Une petite clairière s'ouvrait à quelques pas de lui.

Retenant son souffle, Silgan parcourut des yeux le sous-bois. Le silence s'était rétabli dans la vallée. Tout était immobile, comme figé par l'apparition soudaine de quelque épouvantable cataclysme. Son cœur semblait avoir cessé de battre dans sa poitrine. Le temps lui-même n'existait plus. Ou plutôt une éternité s'insérait entre deux secondes. Une éternité lourde et douloureuse, épaisse, que le halaguen n'osait pas bousculer.

Ce fut Ayaelle qui finit par rompre le charme. Sa nature féminine devait être plus réceptive au danger, et cette immobilité avait quelque chose de diabolique. Elle s'approcha à pas feutrés et murmura :

— Vous voyez quelque chose ?

Silgan tourna la tête, hébété semblait-il. Il la regarda sans rien dire. Son cœur battait à présent très vite. La forêt, comme si elle avait attendu ce signal, s'était remise à vivre. Le vent faisait à nouveau chuchoter les feuilles. Les branches se balançaient. Quelque part, un oiseau trissa.

Alors, le halaguen s'avança à découvert. Et l'homme sortit à son tour de l'abri des arbres.

Tout en se rapprochant l'un de l'autre, les deux guerriers bardés s'observaient. L'ombre des grands arbres et quelques écharpes de brume voilaient encore leur silhouette, mais tous deux se révélaient puissants et féroces. Leurs armures étaient identiques. Une épée à deux tranchants battait contre leur flanc. Un écu leur protégeait le torse. Et il était frappé aux mêmes armes : celles des Bageston.

Un pli soucieux barra le front du halaguen. Cette similitude commençait à l'effrayer. Il avait peur de reconnaître le visage. Un visage dont il devinait le contour, et la chevelure qui tombait sur les épaules en jetant des éclairs de feu.

Les deux hommes avançaient l'un vers l'autre. Ayaelle les observait. Et Ayaelle frissonnait. L'angoisse lui broyait la gorge. Ses yeux refusaient la réalité. Elle avait peur de comprendre, mais cherchait désespérément à s'expliquer ce combat impossible. Car il y avait deux Silgan dans la clairière. Semblablement armés et cuirassés, pareillement décidés à mourir pour disposer de la vallée maudite. Deux Silgan de Bageston qui allaient s'affronter. Deux titans.

Enfin, ils furent face à face, les yeux dans les yeux. Le halaguen serrait les dents. La fureur illuminait ses traits. Sa main s'était portée à la poignée de l'estramaçon qu'il serrait à la broyer. Pourtant, au fond de sa pupille, une lueur tremblotante – peur informe – essayait de le fléchir, de l'obliger à rompre. Et cette peur était vrillée aussi dans l'œil de son ennemi, car ce regard qui le défiait était son propre regard. Le visage qu'il observait n'était autre que son visage.

L'homme qu'il allait combattre, c'était un autre Silgan de Bageston.

Il recula. Sa détermination n'avait cependant pas changé. L'instant de stupeur passé, le halaguen recouvrait toute son énergie. S'il lui fallait combattre une ombre pour traverser le bois, il le ferait. Et il vaincrait. Car le halaguen ne pouvait s'imaginer subir une défaite.

Ayaelle se précipita alors derrière lui et glissa l'écharpe de soie qu'elle portait au cou dans son ceinturon. C'était le seul moyen qu'elle avait trouvé pour distinguer le halaguen de son double.

Au même instant, Silgan s'emparait de son arme à deux mains imité en cela par son ennemi. Tous deux la levèrent ensemble et poussèrent leur cri de guerre dont l'écho se répercuta longtemps dans la vallée, lugubre, mortel :

— Bageston… on… on !

Les lames se heurtèrent.

Dès la première passe, Silgan devina que la lutte serait terrible. Il savait que l'homme lui ressemblait. Il apprenait à présent que celui-ci avait sa science de l'escrime, sa puissance et sa ruse. Pourtant il attaqua, se fendit.

Aussitôt, l'inconnu rejeta le torse en arrière. Très vite, écartant d'un revers l'arme pointée vers lui, il entama un contre foudroyant qui aurait pu fracasser le crâne de Silgan. Mais celui-ci avait deviné le coup et porta une terrible estocade. L'autre ne s'y trompa point. Il avait déjà assuré sa garde et parait avec sûreté.

Il y eut un instant d'hésitation de part et d'autre. Puis le combat reprit, sauvage, violent. Silgan lança un assaut en balayant du tranchant. Son adversaire recula avant de riposter comme un halaguen. Son glaive bloqua le puissant mouvement et tenta d'arracher la lame menaçante, mais, comme Silgan tenait bon, il porta une nouvelle estocade. Un autre que le halaguen n'aurait pu l'éviter. Mais l'Occitanien était un guerrier d'exception. La lame rencontra l'écu. Un coup de taille l'éloigna. Par une série de moulinets, Silgan repoussa à nouveau l'ennemi.

Les épées jetaient des éclairs dans la pénombre. Les lames chantaient la mort. Le temps coulait sur la lutte impitoyable qui semblait ne devoir jamais finir.

Blottie dans un fourré, Ayaelle ne perdait pas de vue les deux hommes. Son esprit soudé aux leurs, elle vivait intensément chaque assaut et chaque parade, et l'odeur de leur transpiration la pénétrait mieux que la senteur des mousses et de l'humus.

Une nouvelle fois, le combat était suspendu. Les deux guerriers s'étudiaient. Chacun appelait l'autre et tous deux hésitaient à relancer l'attaque. Puis un bras se tendit. Il y eut un nouveau choc. La bataille continuait.

Ayaelle réfléchissait désespérément. Elle aurait voulu agir, venir en aide à celui qui l'avait sauvée du désert près des rives de la Malde. Mais elle ne savait comment. Elle souffrait de son impuissance. Surtout, un trouble pressentiment l'envahissait. La similitude des combattants ne pouvait pas être le seul fait du hasard. Il n'existait pas une chance sur des millions que Silgan rencontrât son sosie. Il était encore plus improbable que celui-ci soit également armé, bardé d'acier, aussi habile. Mais qu'il arborât un blason identique, c'était parfaitement impossible.

Ce prodige ne pouvait donc qu'être le fait d'une intervention maléfique. Un piège infernal se cachait derrière ce combat. Ayaelle ne voulait pas que Bageston y tombe. Elle devait agir. Mais comment ?

Elle observait les combattants, conjecturait. Dédoublement ? Phantasme ? Quoi encore ?

Non, l'autre Silgan n'était pas une image. Une hallucination n'eût pas possédé une semblable matérialité. L'homme qui luttait contre Silgan se révélait tangible. Son pied écrasait bien l'herbe de la clairière. Son épée heurtait bien celle du halaguen.

Elle pensa à un double, à quelque entité de l'au-delà qui aurait revêtu une enveloppe charnelle copiée sur celle du halaguen. Ce pouvait être la vérité. Mais elle ne la satisfit pas. L'apparition n'avait pas été suffisamment soudaine. Ils avaient perçu la marche de l'inconnu trop longtemps avant de le rencontrer. Et puis…

Elle retint un cri. L'estramaçon du guerrier venait de se relever avec violence. La pointe avait frôlé le plastron de Silgan, arrachant le petit flambart qui venait de tomber près d'elle. Heureusement, le halaguen n'était pas blessé.

Elle hésita un peu. Mais la tentation était forte. Si elle s'emparait de l'arme, peut-être alors pourrait-elle intervenir dans ce combat qui semblait ne devoir plus finir.

Elle se glissa hors du taillis où elle s'était blottie, tendit la main. L'instant d'après, revenue à l'abri des feuilles, elle serrait contre sa poitrine la dague à lame ondulée. Mais la vérité se faisait jour en elle. Une exclamation étouffée avait jailli du sous-bois opposé durant sa brève intervention. Il y avait donc quelqu'un d'autre en ces lieux. Une femme, pensa Ayaelle.

Une femme. Une femme qui accompagnait vraisemblablement l'homme semblable à Silgan. Pourquoi pas une autre Ayaelle ? Et dans ce cas…

Elle tenait la réponse. Son cœur cognait rudement sous son sein. Ses mains tremblèrent tandis qu'elle affermissait l'arme entre ses doigts. Elle devait tuer. Vite. Avant l'issue de ce combat. L'issue normale.

Tout était clair à présent. Elle ne savait quel sortilège permettait un tel traquenard, mais elle en avait découvert le principe.

Silgan était tombé dans le piège de Perdagne : un piège temporel digne d'un diabolique mais remarquable cerveau.

Que faire ? Il y avait deux Silgan dans la clairière. Deux Silgan aussi vrais et réels l'un que l'autre. Le premier, le sien, arrivait tout droit du passé jusqu'à ce nœud épouvantable de l'espace et du temps. L'autre venait du futur : un futur extrêmement proche. Un futur que le Silgan du passé risquait de connaître bientôt.

Elle devinait la suite. Le combat avait lieu. Si le Silgan qu'elle accompagnait réussissait à vaincre, peut-être grâce à elle, il s'engagerait plus avant dans le bois… et le saut dans le passé se produirait. Saut dans le temps et non saut dans l'espace. Alors, il entendrait quelqu'un arriver derrière lui, reviendrait sur ses pas, dans la clairière… et rencontrerait un Silgan qui n'était autre que lui-même quelques instants auparavant. Ce bref retour dans le temps le mettrait aux prises avec le Silgan qui pénétrait dans Perdagne. La boucle temporelle, en l'empêchant d'aller plus avant dans sa quête, s'il mourait, ouvrirait l'éternité à un combat stupide. Cloué dans la vallée, Silgan revivrait indéfiniment les mêmes minutes : son entrée dans le bois, sa lutte victorieuse et enfin sa défaite.

Parce que le second Silgan incarnait un futur possible dans lequel il entraînait son passé véritable. Ce futur s'achevait par un éternel recommencement.

Il importait, par conséquent, qu'Ayaelle n'aide pas ce destin démoniaque. Elle devait donc faire en sorte que ce futur ne se produise pas, mais, au contraire, se poursuive et non se perpétue. Si elle échouait, c'en serait fait de leur avenir. Elle et lui se retrouveraient bloqués à quelques minutes de là, retourneraient sur leurs pas pour défier leur propre passé qui demeurerait à jamais indéfectible. Il suffisait, pour que le piège ne fonctionne pas, que le Silgan du futur, et non celui qu'elle accompagnait, sorte vainqueur de la lutte.

Elle se redressa. Une énergie farouche la poussait en avant, l'embrasait, assurait ses gestes. Les combattants, tout à leurs assauts, ne prenaient nullement garde à elle.

Elle bondit du taillis, traversa en quelques longues enjambées l'espace découvert qui la séparait des deux hommes, leva le bras.

Silgan le halaguen, celui à l'écharpe de soie, poussa un faible cri et s'abattit sur le sol, le flambart fiché entre les deux épaules. Un hoquet secoua son corps…

et tout fut effacé.

Il n'y eut plus, aux pieds d'un Silgan de Bageston incrédule, que l'herbe piétinée, et dans sa mémoire un cauchemar terrible.

Des pas retentirent derrière lui. Silgan se retourna. Ayaelle quittait le sous-bois et accourait, souriante. L'un et l'autre, sans comprendre, avaient la sensation qu'une menace terrible s'était soudainement évanouie. Mais ils étaient trop heureux pour y attacher plus d'importance.

La construction se dressait devant eux, énigmatique, torturée, insolite dans le tendre paysage du vallon. Le style de la bâtisse ne ressemblait à rien de connu pour Silgan et Ayaelle. Mais ils devinaient que quelque drame s'était déroulé ici. Le métal rongé, les poutrelles tordues parlaient de la mort. Comme fiché de biais dans le sol, l'étrange échafaudage soutenait une cabine à laquelle on pouvait accéder par une échelle de fer dont de nombreux barreaux manquaient. Silgan et Ayaelle escaladèrent l'armature envahie par la rouille.

Ils atteignirent une sorte de plate-forme qui précédait l'entrée dans la chambre de métal. Une lourde porte pendait dans le vide, à peine soutenue par un ultime gond. Silgan s'attendait à voir la cabine emplie d'une pénombre sans âge. Il y régnait au contraire une pâle clarté que distribuaient les parois.

Ils s'étaient arrêtés sur le seuil, elle blottie contre son épaule, et regardaient en proie à un étonnement presque douloureux.

Silgan n'aurait su dire ce qu'était cette chambre. Il y avait là des armoires de métal, des caisses de métal, des leviers de métal. Un siège éventré, fixé au plancher devant une tablette où se multipliaient de petites bulles de verre, paraissait encore attendre un occupant…

Ils entrèrent. Sur leur droite, une vaste coupe reposait sur une colonne dorée. Le halaguen l'étudia. La face interne comportait une forte rainure qui descendait lentement en spirale depuis le bord jusqu'au fond. Là, une bille phosphorescente luisait, semblant espérer que quelqu'un veuille bien la prendre et s'en servir. Silgan la saisit délicatement et, fronçant les sourcils, laissa son regard suivre le sillon. Il lui semblait découvrir quelque jeu. On plaçait la bille sur le bord de la coupe. Celle-ci descendait lentement, lentement, jusqu'au fond du vase…

— Regarde ! s'exclama Ayaelle, en désignant le plafond de la pièce.

Il n'avait pas remarqué l'autre échelle qui montait le long de la paroi, passait par une ouverture circulaire découpant un morceau de ciel, puis s'arrêtait, tranchée net par quelque caprice.

Il reposa la bille là où il l'avait prise et gravit les échelons.

Sa tête émergea alors à l'air libre, au ras du plancher d'une nouvelle pièce dont les murs avaient été arrachés et dont il ne subsistait plus qu'un lambeau de paroi avec une ouverture ronde, occultée par une vitre épaisse.

Il redescendit. Ayaelle l'interrogeait des yeux.

— Rien ! expliqua-t-il. Il semble que la partie supérieure ait été une autre pièce, mais tout a été arraché.

— Que penses-tu que soit cette… chose ?

— Je ne sais pas. Il n'existe rien de semblable en Occitanie.

Sans bien s'en rendre compte, il avait repris la petite bille qui luisait. Tout en réfléchissant, il l'avait posée à l'amorce de la rainure. Et puis il la lâcha.

Lentement, la bille se mit à rouler dans le sillon qui s'enroulait autour de la coupe. Ainsi guidée, elle allait accomplir les multiples révolutions qui la conduiraient au fond.

Alors, une voix étrange s'éleva dans la cabine, les clouant sur place.

« Mon nom est Jon-On, disait-elle. Qui que vous soyez, écoutez mon histoire. C'est celle de l'Argaxel et de son dernier survivant. »

Il y eut une pause durant laquelle Ayaelle et Silgan se rapprochèrent de la coupe parlante. Leurs mains se réunirent. Ils attendaient.

« Depuis plusieurs jours, continua la voix, notre astronef évoluait en espace quatre et le commandant ne prévoyait pas les manœuvres de réincorporation avant de nombreuses heures. Nous nous rendions du côté de L. R. 5825. Notre équipe était la troisième à accomplir ce voyage.

» Je n'ai jamais bien compris ce qui a pu nous arriver. Le monde où l'Argaxel s'est échoué dépasse l'entendement, mais constitue sûrement la cause de notre accident. Je pense que les diverses sphères qui le composent créent des champs de force capables de produire des perturbations dans l'hyperespace. En tout cas, l'Argaxel fut littéralement aspiré par un courant énergétique, explosa une première fois en apparaissant en espace normal, percuta ensuite la première sphère; et ce fut la nuit.

» Je ne suis sorti de l'inconscience qu'à cet endroit, couvert de sang, jambes brisées, incapable de mouvement. Il ne subsistait de l'Argaxel que la cabine des transmissions dans laquelle je me trouvais à l'instant de la catastrophe. Les deux opérateurs qui l'occupaient avec moi avaient disparu. Je ne les ai jamais retrouvés.

» J'ai su plus tard, grâce aux enregistrements des appareils de détection, que l'Argaxel avait franchi trois sphères successives. Trois planètes imbriquées l'une dans l'autre par quelque impensable caprice de la création. À moins qu'un cerveau fantastique n'ait réalisé là une architecture sublime. Ces sphères appartiennent à des continuums différents, et cependant leurs attractions se combinent, leurs temps se conjuguent. L'Argaxel y a provoqué des déchirures dont je ne saurais deviner toutes les conséquences.

» Le sorcier m'a parlé de communication permanente entre les mondes depuis mon arrivée. Je crois comprendre. Aux endroits précis de son passage, l'astronef a sectionné les espaces et distordu ces univers. Un peu comme un ruban que l'on aurait coupé, puis tordu, pour réaliser une bande de Möbius. Aux points de scission, il s'est formé un tunnel. Un flux et un reflux périodiques maintiennent la liaison et l'équilibre entre les fractions séparées de chacun de ces mondes. Il est ainsi possible de franchir à présent les sphères et d'accéder au monde supérieur sous les étoiles. Ne pouvant me déplacer, j'ignore où se trouvent les autres passages.

» C'est ce même sorcier qui m'a soigné et maintenu en vie jusqu'à cette heure. Mais à cause de lui, j'ai commis une infamie. Quelqu'un pourra-t-il me pardonner et racheter ma faute ?

» Près de l'endroit où l'astronef a émergé, vivait une tribu de petits hommes. Capturés par le maelstrom pluridimensionnel, ils subsistent à mi-chemin entre la matière et l'énergie. Sans cesse ballottés par les courants, ils vont et viennent d'un bout à l'autre du tunnel. Le sorcier m'a empêché de les sauver et de les rattacher enfin à cette terre ou à l'autre. Et c'est à cause de lui qu'existe le piège de Perdagne.

» C'est un homme dangereux. Il détient un pouvoir hypnotique inouï. Sur ses injonctions, j'ai fabriqué un petit distorseur temporel qui n'est autre qu'une application en espace restreint de la théorie de Konrad Bauer relative à la navigation ultra-luminique. Val Cahern était parvenu à me démontrer qu'en construisant un tel appareil, il devait être possible de se reporter à l'heure de ma chute sur ce sol étranger et, par contrecoup, d'en corriger les effets. Mais je ne puis me déplacer. Il a emporté le distorseur. Il m'a fait connaître depuis à quoi il le destinait.

» Il sait quantité de choses que j'ignore. Je crois qu'il a accompli le voyage entre les mondes. Il a posé des pièges à leur jointure. Il est le maître de tout cet univers. Mais quel but poursuit-il ?

» Quant aux petits hommes du tunnel, il est possible de les rendre à leur patrie. Mais, pour cela, il faut récupérer le distorseur. En provoquant un retour temporel au centre du tunnel, à l'occasion de l'inversion des courants, il se produira une implosion qui fera se heurter les tendances dissociatrices. Mais le cycle ne doit pas dépasser la plus infime fraction de temps dissécable par l'appareil.

» Je vais, dans quelques instants, me jeter du haut de l'échelle. Que l'on me pardonne et que l'on pardonne à notre expédition malheureuse. Le temps, peut-être, cicatrisera les plaies causées à ces différents mondes.

» Qui que vous soyez, adieu ! »

La voix se tut. Silgan et Ayaelle crurent discerner un sanglot. La bille s'immobilisa au fond de l'enregistreur.

Le jour se levait. Les oiseaux reprenaient leur chant. Silgan de Bageston écarta le manteau qui le recouvrait et se releva. À quelques pas de là, l'astronef-épave réfléchissait confusément la lumière. Il semblait plus rouillé encore que la veille. En fait, cette impression venait de ce que Silgan ne savait pas alors qu'il était une épave.

Les mystères du monde occupaient toutes ses pensées. Et puis, aussi, le visage malsain de maître Val Caern. Mais le halaguen n'avait peur ni de l'inconnu ni des sortilèges. Il avait vaincu Perdagne. Un jour, peut-être, il sauverait les gnomes. En attendant, il devait poursuivre sa route vers la tour du Sçavoir.

Ayaelle entrouvrit les yeux. Avant qu'elle ait bougé, Silgan se pencha sur elle et comprit qu'il ne serait jamais plus tout à fait le même.


Première parution in Voyages dans l'ailleurs
Éd. Casterman, janvier 1971,
sous le pseudonyme de Guy Scovel.
 
Version corrigée établie à l'occasion de ce recueil.

 

 

Un beau jour de l'an de grâce 1970, Alain Dorémieux m'écrivit pour me demander un texte qu'il souhaitait inclure dans une anthologie à paraître aux éditions CASTERMAN, anthologie qui vit le jour l'année suivante sous le titre Voyages dans l'ailleurs.

La fin de l'année approchait. Les textes devaient lui être remis début janvier s'il m'en souvient bien. Et je n'avais rien en réserve ni même en chantier.

Je ne me souviens pas ce qui a déclenché le début de l'histoire mais ce que je sais en revanche, c'est que, à l'approche de la fin de mon récit et de la date fatidique, j'étais littéralement coincé dans la forêt du titre sans parvenir à me sortir de la situation dans laquelle j'avais fourré mon héros. Noël était trépassé. Le premier de l'an approchait à toute allure et aucune lumière ne venait éclairer le malheureux auteur que j'étais, préoccupé en outre par mes activités professionnelles et par les difficultés liées aux débuts de la renaissance de la salle de cinéma dans laquelle je m'escrimais pour attirer du public.

C'est alors que je désespérais de finir jamais la nouvelle et m'apprêtais à avouer au directeur littéraire susnommé mon incapacité à lui fournir un texte qu'une nuit, sur le coup de trois heures du matin, je me réveillai en sursaut avec la solution à mon problème.

 

Et sans en avoir encore tout à fait conscience, ainsi commença cette Geste du Halaguen qui m'occuperait par intermittence durant près de quarante ans, Geste que je n'ai toujours pas achevée.

Dans sa présentation, Alain Dorémieux écrivait ceci :

« Guy Scovel est l'un des représentants français d'un genre très populaire aux U.S.A. et que les Américains nomment l'héroïc fantasy : il s'agit d'un mélange de fantastique épique, de merveilleux légendaire, de roman de cape et d'épée, et de science-fiction pure. De preux chevaliers combattent des magiciens ou des dragons, le tout sur toile de fond d'astronefs… Ce genre fort pittoresque a notamment comme chef de file aux États-Unis Jack Vance, dont Scovel est en France le disciple… »