Le sourire de Mona Lisa

Victor Perri se laissa tomber dans le fauteuil, allongea ses immenses jambes en poussant un soupir de satisfaction et posa les mains bien à plat sur les accoudoirs. Brusquement, il se sentait heureux : une sensation sans doute éphémère, mais qu'il s'efforça de goûter de toute la force de ses vingt-cinq ans. La pièce respirait l'ordre et la propreté. Il avait fait le ménage à fond le matin même et s'était en outre payé le luxe d'acheter une douzaine d'œillets rouges disposés maintenant dans un vase d'opaline. Les rideaux tirés laissaient filtrer la clarté de ce bel après-midi d'automne. À la télé, un reporter expliquait le nouveau parcours du Grand Prix tandis que les chevaux se plaçaient sur la ligne de départ. Dans la petite bibliothèque, entre les œuvres complètes de Camus et de Proust, était inséré un buste de Beethoven en plâtre monté sur un socle d'ébène.

Un instant, Victor songea éteindre le récepteur et placer, sur la platine laser de la chaîne nouvellement acquise, la compil de Old Big Bunny que Gaby lui avait passé. L'air de You're beauty sautillait dans sa tête malgré les accents dramatiques du commentateur qui s'époumonait sur le cheval de tête au nom imprononçable. Mais il était tellement bien, Victor, qu'il n'eut pas le courage de se relever.

En cet instant précis, il aurait voulu réunir en un seul tous ces menus plaisirs qui donnaient un peu de sel à sa vie : déguster un Four Roses, lire le dernier roman de James Charcas, savourer une charlotte aux poires, feuilleter un album de dessins de Giovanni Oltremonte… Mais il pouvait rêver qu'il s'offrait en cet instant l'intégralité de ces petits bonheurs, et c'était déjà pas si mal d'en éprouver l'illusion.

Un enfant se mit à pleurer quelque part dans les étages, lui rappelant qu'il vivait dans l'une de ces résidences baptisées autrefois du nom de H.L.M., distillant, du même coup, un rien de mélancolie dans l'ambiance feutrée de la salle de séjour. Il leva les yeux vers l'écran bleuté du téléviseur. Les chevaux s'expliquaient dans la dernière ligne droite et le débit du journaliste était devenu si rapide qu'il en devenait totalement incompréhensible.

Un sourire étira les lèvres de Victor : des lèvres qu'un auteur de romans policiers aurait certainement qualifiées de sensuelles et de gourmandes. L'excitation du reporter lui paraissait d'autant plus amusante et grotesque qu'il ne s'intéressait pas le moins du monde au tiercé ou au quarté plus, ni, d'ailleurs, aux courses de chevaux en général. Il n'avait mis en marche le téléviseur qu'en prévision du film qui allait suivre en ce dimanche après-midi. De toute façon, il n'aurait pas eu le courage de sortir et le seul bar du coin était fermé. La semaine avait été particulièrement épuisante à cause de la panne de deux B.R.L. 8 800, panne qui avait immobilisé toute une chaîne de fabrication. C'est pourquoi Victor goûtait d'autant mieux cet après-midi paisible qu'il n'avait pour seule compagnie que le vieux Pipeau, allongé grotesquement sur la moquette, pattes en l'air, et qui levait parfois vers lui son regard tendre de rehpinscher.

Quelqu'un cria dans l'escalier. Une voix aiguë de femme répondit avec un accent contrarié à propos d'un sac de vêtements oublié dans l'entrée. Victor s'enfonça davantage dans sa bulle de solitude et essaya de se concentrer sur le petit écran qui déversait à présent ses sempiternelles stupidités publicitaires : Toutex, la lessive tous textiles ultra-super-plus (et même davantage) qui vous enlève en un clin d'œil les taches les plus rebelles, et à basse température s'il vous plaît !, Messaline, le parfum aphrodisiaque des femmes qui aiment la vie, WZO de Kaoundaï, le pneu inusable, imperçable et indégonflable (dans les conditions du test, cela va sans dire), La planète de tous les dangers, le nouveau jeu vidéo interactif où le virtuel dépasse le rêve. Le fin du fin du progrès en somme, vanté par d'adorables créatures moins vêtues que la compagne d'Adam au Jardin d'Eden après la faute ou que Brigitte Bardot au cours de la visite du musée Honoré de Balzac dans En effeuillant la marguerite, un vieux nanar qu'il avait revu la semaine passée.

C'est à peu près à ce moment-là que l'image s'interposa, comme une bande parasite crut-il au prime abord, mais qu'il s'expliqua ensuite en la comparant au découpage d'une silhouette en pointillé. Un visage plus précisément, et qui aurait pu être, tout compte fait, celui d'une speakerine : demi-profil instable et impossible à identifier à cause des noir-et-blanc trop mobiles du générique du western.

Victor patienta un peu plus d'une minute. Il s'attendait d'ailleurs à ce qu'apparaisse la précaution habituelle, du genre : Veuillez nous excuser pour la mauvaise qualité de l'image. Mais lorsqu'il lui fallut se rendre à l'évidence que les studios — ou le réémetteur — n'étaient en rien responsables de l'interférence, il se contraignit à se lever pour prendre la télécommande oubliée à côté du récepteur afin de vérifier si le phénomène persistait sur un autre canal. Il n'était pas impossible, non plus, qu'un ennui technique quelconque superpose, par exemple, le programme d'une autre chaîne sur celui qu'il regardait.

Mais lorsqu'il effectua la manœuvre, Victor dut admettre qu'il ne s'agissait en rien d'une semblable collision. Le nouveau canal fournissait en cet instant une série américaine avec des astronefs qui tiraillaient à tout va. La chaîne suivante présentait quant à elle un fabriquant de meubles anciens dans l'exercice de son art. Une autre diffusait le quatorze mille cent cinquante-huitième épisode de Beverly Hills au cours duquel Brenda, devenue arrière-grand-mère, s'amourachait du petit fils de David, artiste peintre, qui s'était entiché d'elle alors qu'il réalisait son portrait dans le style Hot-peep qu'il avait lui-même créé. Mais le visage, dessiné en gros points comme ces bélinos des journaux d'antan, revenait dans tous les cas s'interposer sur les émissions au bout de quelques instants.

Victor retourna sur son film et regagna le fauteuil, quelque peu contrarié. Le générique s'achevait et John Wayne se présentait au premier plan d'un convoi vers l'Est.

L'image parasite commença enfin à se dissoudre. Très vite, Victor oublia la forme imprécise qui achevait d'ailleurs de se disloquer sur les fumées lointaines d'un carnage. Il put dès lors suivre sans plus d'ennuis les longs troupeaux qui paissaient de l'autre côté de la rivière Rouge. Le besoin de fumer monta en lui en plein cœur de l'action, mais il le refoula. La cigarette serait bien meilleure un peu plus tard, après les sandwiches du repas du soir. Le temps continua de couler paisiblement dans le petit F2, au sixième étage de la rue du Torpilleur Sirocco. Bientôt, la nuit s'installa contre les vitres. Le rehpinscher dormait.

Le visage indélicat du parasite réapparut en transparence un peu avant que le film ne s'achève sur le triomphe de Montgomery Clift, un peu plus précis peut-être, un peu moins tremblotant en tout cas.

Victor eut un geste d'énervement. Bien que le film fût achevé, le phénomène le contrariait car il pouvait être le signe avant-coureur d'une défaillance de son récepteur, et s'il n'était en rien un fanatique du petit écran, Victor devait bien s'avouer qu'il lui arrivait souvent de goûter au plaisir de cette compagnie, d'autant que sa passion pour le cinéma ne trouvait pas toujours satisfaction aux propositions des salles de la ville et s'accordait encore moins avec les tarifs pratiqués et son salaire modeste.

Il se leva tandis que débutait une émission sur la faune de la Patagonie et gagna la petite cuisine pour se confectionner un repas froid, comme chacun des dimanches soir qu'il passait chez lui avec son seul chien pour compagnon. Pipeau, aussitôt réveillé, l'avait suivi en silence, remuant seulement la queue pour lui signifier que l'odeur saine du saucisson de campagne aiguisait son appétit. Là-bas, dans le séjour, la télé continuait de discuter comme si Victor n'avait pas cessé de la regarder et aussi imperturbablement que si l'interférence n'avait jamais existé.

Stupide machine à images ! grommela Victor avec une totale mauvaise conscience.

Lorsqu'il revint au fauteuil, les bras chargés d'un plateau sur lequel il avait déposé le sandwich, un verre de Coca et une serviette de table, il put constater que le parasite avait pris de la consistance. Au début, il s'était installé comme de la buée sur une vitre ou, plus exactement, comme une diapositive mal éclairée sur un écran recevant déjà les vingt et quelques images/seconde d'un projecteur à lampe au xénon. À présent, les luminosités avaient trouvé leur équilibre et Victor pouvait discerner l'ourlet des lèvres et le velours des joues de la jeune femme. Elle lui souriait.

— Mince alors ! finit-il par s'exclamer en mâchant une bouchée. Si ça continue, on verra plus rien.

Les informations du dix-neuf heures commencèrent. Au bout de quelques minutes, il en eut assez d'être obligé de se crever les yeux pour suivre des reportages insipides au travers du faciès qui s'interposait. Il éteignit, plaça dans le lecteur laser la version instrumentale du Bingo de Jérôme Jéromino. Un peu plus tard, il se rendit compte qu'il s'était assoupi et décida d'aller se coucher.

Pipeau le suivit et s'allongea au pied du lit. Victor se demanda s'il devait lire, mais il choisit finalement de se laisser glisser dans le sommeil. Qui déroula la nuit entière à la vitesse de l'éclair. Le réveil ressembla à un dérapage incontrôlé vers l'interrupteur de la lampe de chevet : tête trop lourde, et une envie brutale de tout plaquer, de refuser de se rendre à l'usine.

Une nouvelle semaine commençait. Tout simplement. À part qu'elle serait un peu plus courte grâce à ce onze novembre qui avait eu la bonne idée de tomber un vendredi.

— E viva la revoluciòn ! beugla Miguel en projetant son poing droit vers les poutres noircies.

— Qu'est-ce qui lui prend ? toussota André en levant les yeux de l'éventail de cartes.

Il aperçut alors l'espagnol en équilibre instable sur une table et ne put s'empêcher de songer à un apprenti funambule à la façon dont il écartait les bras comme un oisillon au moment du premier envol.

Un autre joueur regarda à son tour au-delà du tapis encombré de pièces et de jetons. Son faciès buriné et le prénom qu'il portait lui avaient valu le surnom de « Cerdan » qu'il acceptait comme une verrue indestructible sur son nez aussi écrasé qu'une bouse de vache sur une route départementale.

— Merde ! fit-il à son tour. Le con !

Au même moment, Miguel prenait son élan. Une chute lente d'abord, à cause, probablement, de sa haute taille et de la raideur consécutive à l'absorption excessive d'alcool. Il y eut ensuite un bruit désagréable lorsque le corps, au bout de l'arc de cercle, toucha enfin le sol. L'instant d'après, une formidable rumeur soulevait la clientèle et la précipitait autour de l'homme inconscient.

— L'a sûrement dû se casser què'qu' chose !

— Est-ce qu'il saigne ?

— Nom d'un chien ! C'te gamelle !

Les joueurs n'avaient pas quitté leur place, de même que deux ou trois consommateurs et une jeune femme seule, blottie dans un angle à l'extrémité de la salle. Pour les premiers, cette passivité s'expliquait aisément dans l'intérêt, sans cesse renouvelé, que constituait la partie qu'ils avaient entamée une heure auparavant. Les autres devaient probablement avoir atteint ce stade d'indifférence que provoquent les excès éthyliques une fois dépassée la phase d'euphorie.

— Alors, Cerdan, c'est à toi d'causer !

— Je garde ! grogna-t-il après avoir regardé à nouveau ses cartes puis, tour à tour, les trois autres joueurs.

Aucun d'entre eux ne paraissant vouloir lui contester l'annonce, il jeta, et les autres à sa suite, les pièces de monnaie dans la mouche, et tandis qu'il effectuait consciencieusement son écart, ils s'inquiétèrent quelques instants du spectacle de la salle.

Le remue-ménage était à son comble. Deux grands gaillards avaient soulevé Miguel et l'avaient allongé sur une table. Une femme essayait tant bien que mal d'éponger le sang qui barbouillait le visage de l'espagnol. Le patron du cabaret gueulait au téléphone que c'était salement urgent. La serveuse s'évertuait à passer une serpillière à l'emplacement de la chute qu'occupaient les badauds avec un acharnement digne d'une troupe de soldats qui viennent de s'emparer d'un bastion ennemi. L'incident était en train de tourner au burlesque. Il rappela en un éclair à la jeune femme qui occupait une table dans l'angle opposé à la porte d'entrée la fameuse scène de la cabine d'Une Nuit à l'Opéra avec les Marx Brothers. Mais la déprime reprit le dessus.

— Qu'est-ce que je donnerais pas pour foutre tout ça en l'air ! balbutia-t-elle.

Son visage, un peu trop rond et régulier, semblait surgi d'une autre époque : lèvres bien ourlées de chaque côté de la fente étroite de la bouche, nez droit tracé comme un axe de symétrie jusqu'au front haut et dégagé, les cheveux tombant de chaque côté du visage en une masse sombre et presque rigide qui pouvait faire penser à une coiffe ancienne.

— Mon cul en échange de l'apocalypse ! Voir enfin péter tout ce bordel ! grinça-t-elle encore en avalant la gorgée de tequila qui restait au fond de son verre et sans se préoccuper si on pouvait l'entendre.

Des mots qui pouvaient surprendre, venant d'une physionomie au charme de vierge romane. Mais elle en avait marre des bistrots enfumés où de pseudos révolutionnaires se saoulaient la gueule parce qu'ils n'avaient rien dans leur pantalon. Elle en avait sa claque des fillasses tout juste capables de s'extasier devant un orchestre de musiciens frimeurs en tirant une bouffée à leur mégot de chanvre et en pressant sur leur cœur une image de Bob Marley, de John Lennon ou de Jimmy Hendrix. Assez des vieux schnocks soliloquant sur Salman Rushdie ou Alexandre Soljenitsyne après avoir applaudi aux bons mots d'un imitateur du premier ministre.

Faire la baise avec une bombe H en forme de phallus, qui exploserait juste au moment jouissif ! rigola-t-elle intérieurement. C'est ça qui m'plairait. Paf ! L'éclatement total. Un obus atomique qui éparpillerait la mort comme un godemiché son ersatz de sperme…

— Je vous demande parrdon ! Perrmettez-vous que je m'assoie ?

L'homme avait tout d'un étranger : épiderme sombre, regard noir et incisif, cheveux presque crépus. Quelque chose d'inquiétant dans l'œil que la jeune femme ne remarqua pas, trop ivre pour percevoir autre chose que le ticket-crédit qu'il venait de poser sur la table et qui lui promettait cet autre verre qu'elle n'avait plus les moyens de s'offrir.

Elle ne l'avait même pas vu s'approcher.

Elle acquiesça sans s'en rendre compte. De toute façon, elle s'en moquait. Rien ne comptait plus qu'un autre godet de sa boisson favorite qui lui faisait oublier la galère quotidienne : la manche, les ouatères de la gare pour se faire un brin de toilette et, des fois, quand elle avait fait chou maigre, pour se faire tirer par un mec pas trop moche en échange de quelques biftons. Et dire, pour couronner le tout, qu'elle s'appelait Évangéline ! Tu parles d'un ange !

— C'était sérieux ? demanda-t-il.

Elle lui adressa un regard presque vitreux.

— De quoi est-ce que vous causez ? finit-elle par répondre d'une voix mal assurée lorsqu'elle fut certaine qu'il ne s'adressait pas à quelqu'un d'autre.

— Vous voulez dire : de QUI je parle ? Je vous ai entendu par hasard proférer certaines choses… (Il roulait les « r » d'une manière presque excessive).

— Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?

Il lui adressa un sourire désarmant.

— Des fois que je pourrais vous aider…

L'homme avait pris un air énigmatique. Un peu ironique mais, surtout, mystérieux : cette sorte de clarté dans la prunelle qui attise la curiosité au lieu de provoquer le banal agacement. La jeune femme, qui paraissait sortie d'une peinture ancienne malgré sa tenue élimée, décida soudain de s'intéresser à lui. Leurs regards se croisèrent. S'immobilisèrent. Puis la jeune fille se laissa sombrer dans l'eau glaciale des pupilles qui la fixaient intensément.

Le temps passa.

Elle ne se rendit même pas compte qu'elle parlait, avec une application qui ne parvenait pas à rendre ses phrases moins incertaines. Elle lui confessait son histoire — l'histoire de sa déplorable, insignifiante et ridicule vie — sur un ton qui aurait pu être pathétique s'il n'avait subi les fluctuations de sa lucidité. Elle tenta de lui expliquer pourquoi elle en avait tellement sa claque de vivre sans avoir pour autant le courage de mourir. Elle avait pourtant tout tenté. Mais elle n'arrivait pas à décrocher le moindre boulot malgré deux années en fac de droit. Et comme sa mère était morte d'une overdose, que son père purgeait vingt ans de placard pour un hold-up raté, qu'il n'y avait pas plus de fric dans son porte-monnaie que de cocotiers en Terre Adélie et qu'aucun de ses anciens copains n'avait accepté de lui concéder quelques mètres carrés de sa piaule, elle en était réduite à une mendicité qui ne la nourrissait pas forcément tous les jours. Un vrai roman à la Georges Ohnet, se prit-elle soudain à songer en se souvenant, allez savoir pourquoi, de quelques-unes de ses lectures de future ado, lorsqu'elle se plongeait, en cachette, dans quelques-uns de ces vieux bouquins récupérés chez sa grand-mère Martine. C'est d'ailleurs ce qui la fit enfin se taire.

Elle avala presque d'un trait le troisième verre qu'il venait de lui offrir, sans se préoccuper pour autant de sa générosité. Dans un coin obscur de son cerveau, elle s'en tracassait bien un tout petit peu. En fait, elle était même certaine que, d'ici peu, il allait lui proposer de la conduire quelque part où ils pourraient tirer un coup. C'était toujours comme ça que ça se terminait quand un type lui faisait la causette. Mais c'était pas grave à présent. Elle avait l'habitude. Et au moins, avec un peu de veine, elle serait au chaud toute une nuit. Peut-être même qu'il lui filerait un peu de fraîche.

Là-bas, à l'autre table, les joueurs de tarot s'excitaient sur une chasse au petit. La salle, jusque-là bondée, s'était à présent presque vidée, la plupart des consommateurs l'ayant abandonnée après que l'ambulance du SAMU eut emporté Miguel. Durant le tohu-bohu qui avait présidé à l'enlèvement du corps, Évangéline n'avait pas cessé de parler. Peut-être n'avait-elle même pas perçu ce qui se passait, pas mieux en tout cas qu'un quidam ne remarque quelles pubs sont en train de passer à la télé durant la pause du milieu du film alors qu'il profite de l'occasion pour se servir un verre ou pour aller pisser un coup. C'était comme si le temps, pour elle, avait cessé de couler. Seuls les yeux de l'inconnu occupaient son horizon : un univers troublant où elle croyait cependant déceler une intention secrète à laquelle elle s'accrochait avec espoir.

— Ça signifie quoi, exactement, m'aider ? questionna-t-elle brusquement, se souvenant enfin des paroles qu'il avait prononcées juste avant qu'elle ne lui raconte sa vie comme un pécheur à confesse, quelque peu dégrisée aussi, et sans vouloir remarquer qu'il s'était écoulé près d'une demi-heure depuis que son vis-à-vis avait laissé sa phrase en suspens.

— Ne croyez-vous pas que la vie est parfaitement inutile si elle ne nous permet pas de réaliser nos plus intenses désirs, lui répondit-il avec cet accent latin qu'elle avait remarqué depuis le début et qui lui aurait fait penser, si elle avait eu quelques décennies de plus, à Salvador Dali vantant les mérites du chocolat Lanvin. Je prends la vôtre à mon compte, si vous l'osez. En échange, je vous donnerai peut-être le moyen de les accomplir.

— C'est ridicule ! pouffa-t-elle, bien qu'intérieurement ébranlée. Vous ne me connaissez même pas. Et d'ailleurs, lesquels de mes souhaits pourriez-vous bien exaucer ? (Quelque part dans sa mémoire défilaient de vieux contes pour enfants dont le souvenir rendait la situation encore plus cocasse).

— Faire sauter tout ce bordel ! pour ne pas reprendre exactement vos propres termes, susurra-t-il. Écoutez-moi ! Est-ce que vous accepteriez de vous prêter à une expérience un peu particulière ?

Évangéline réprima un sursaut. Drôle de type et drôle de sujet de conversation. Elle aurait dû y penser. Il devait avoir des instincts sado-maso ou une idée un peu tordue derrière la tête. Mais elle eut grande envie malgré tout de pousser plus loin le jeu. Il serait toujours temps de faire machine arrière. Elle voulait bien aller jusqu'à la sodo, voire se fader une autre gonzesse si ça pouvait lui faire plaisir, mais pas question de fouet ou de conneries du même genre.

— Et si je vous répondais : oui !

L'homme commença à lui expliquer.

Et, à sa grande surprise, ça n'avait rien à voir avec la baise.

Il parla longtemps.

D'un sélecteur d'abord. Un appareil, crut-elle comprendre, qui permettait de choisir des cibles par le biais d'un satellite géostationnaire. Un ou plusieurs, voire des milliers de foyers de téléspectateurs. Mais nous commencerons par une seule personne, un célibataire en l'occurrence, précisa-t-il. Afin de peaufiner sur le terrain, si je puis m'exprimer ainsi, ce que nous avons mis au point en circuit fermé.

D'un émetteur ensuite, chargé de transmettre à ces téléspectateurs un message qui viendrait en surcharge sur les émissions de n'importe quelle chaîne publique ou privée grâce à un balayage automatique de la fréquence sélectionnée par le récepteur de la cible en question.

Elle dut probablement lui demander à quoi cela pouvait bien servir, car elle se souvenait qu'il avait dit avec condescendance :

— Parbleu ! À réaliser votre vœu, naturellement. Et le nôtre par la même occasion. Comprenez-moi bien ! Dès lors que nous pouvons toucher un groupe plus ou moins important de personnes, il suffit de leur transmettre un message subliminal approprié pour modifier leur comportement sans qu'elles en aient conscience. Dès lors, il devient possible de transformer cette société que vous abhorrez.

Puis il s'était lancé dans une sorte de plaidoirie philosophico-politique ponctuée de raccords avec la méthode qu'ils comptaient utiliser.

Ce qu'elle n'avait pas très bien perçu, en revanche, c'était ce pourquoi il avait besoin d'elle. Elle crut saisir qu'elle allait servir de cobaye – façon de parler ! avait-il plaisanté – et qu'elle serait placée dans un scanner de la nouvelle génération 3-D. Qu'on lui poserait des implants sur la tête – et il avait bien précisé que c'était parfaitement indolore – qui relieraient ses neurones à un ordinateur chargé de décoder les messages mentaux. En fait, elle se trouverait un peu dans la situation d'une speakerine des premiers âges de la télévision publique. À cette différence près qu'elle s'exprimerait, non plus par la parole, mais par la pensée.

Au bout du développement de son interlocuteur, autant par défi que par curiosité, Évangéline avait finalement accepté de le suivre.

Si elle s'était attendue à ça !

Dire qu'elle avait cru qu'il ne s'intéressait qu'à ses fesses.

En fin de compte, c'était pour ainsi dire un travail qu'il lui proposait. Dans un laboratoire.

Bien que les vapeurs de l'alcool se soient quasiment évanouies, elle ressentit, en se levant de son siège, une sorte d'euphorie qui la fit tituber lorsqu'elle effectua la traversée du bar. Avec une certaine élégance et beaucoup de délicatesse, son bon samaritain la prit sous un bras et l'aida à quitter la salle. On aurait pu croire, à les voir ainsi enlacés, qu'il s'agissait de deux amoureux, pressés de regagner leur nid pour achever plus tendrement encore la soirée.

Ils s'enfoncèrent dans le cœur ancien de la ville, dédale de rues aussi étroites que pisseuses. Il y avait peu de circulation à cette heure et les rares noctambules avaient tout l'air de brebis définitivement égarées.

Au bout d'une dizaine de minutes de marche à faible allure, ils pénétrèrent dans une bâtisse dont la façade Renaissance en faisait remonter l'origine au temps des hôtels particuliers. L'homme lui lâcha la taille mais conserva sa main dans la sienne pour la guider dans l'obscurité d'un couloir, puis d'un escalier à vis qu'ils descendirent pour rejoindre un sous-sol baigné par la clarté blafarde et mouvante de nombreux écrans de télévision allumés sur des absences d'émissions.

Évangéline put apercevoir des caméras, des batteries d'ordinateurs, des armoires électriques, des consoles ressemblant à des tables de mixage, des sièges, une table, des livres empilés sur des étagères et jusque sur le carrelage. Plusieurs personnes s'affairaient, qui ne parurent pas s'intéresser outre mesure à leur arrivée, sinon l'un des opérateurs qui annonça à Jaime – c'est ainsi qu'elle apprit comment il se prénommait – que les premiers réglages étaient achevés. Son guide la conduisit tout au fond du sous-sol, dans une sorte d'alcôve aménagée en salon d'accueil. Lorsqu'ils se furent installés, face à face, dans deux petites chauffeuses tout à fait confortables, il reprit son discours, comme si celui-ci n'avait jamais été interrompu.

En sus de son accent, l'homme avait la voix chaude de ceux qui pratiquent le chant choral : des intonations enveloppantes dont le rythme subjuguait. Quelque part dans la tête de la jeune femme, bercée par cette lente litanie, des rouages se grippaient peu à peu tandis que le sommeil la gagnait irrésistiblement. À un certain moment, elle eut l'impression d'avoir été poussée dans l'eau saumâtre d'une piscine abandonnée. Dans un pur réflexe de survie, elle retint son souffle tandis que ses mains, tendues pour le plongeon, crevaient la surface huileuse. Jusqu'à ce que la musique parvienne à ses oreilles : chœurs monotones aux paroles incompréhensibles émaillées, parfois, de termes à l'accent de rocaille qui réveillèrent soudain, au fond de son esprit, d'épouvantables créatures tapies là depuis sa plus lointaine enfance.

— Aurais-tu peur de mourir ?

Il lui sembla que l'inconnu lui avait déjà posé cette question et elle ne fut pas certaine de lui avoir répondu lorsqu'il murmura :

— Laisse-toi aller, petite, afin que les chakras agissent.

Elle crut alors deviner en lui un officiant de quelque culte satanique dont elle était la victime propitiatoire. Allongée sur une sorte d'autel, le corps presque noyé dans une aura verdâtre, elle ne devinait de la nuit noire qui l'enveloppait que de rares étoiles dans le ciel et comme des tentures garnissant les quatre horizons. Un orgue électrique jouait un air lugubre et presque couvert par les répons. Des formes imprécises s'agitaient, dont les mouvements se décalaient trop vite hors de son champ de vision pour qu'elle puisse les identifier. Si elle avait pu se redresser, recouvrer ses esprits, nul doute que la cérémonie lui serait apparue sous un tout autre aspect. Mais une force invisible et insurmontable la clouait sur la table au revêtement de mousse et de plastique qui s'enfonçait lentement dans le tunnel du scanner.

Bon Dieu ! Qu'est-ce que j'ai dû picoler, songea-t-elle tandis qu'une aiguille pénétrait dans son bras, lui arrachant un petit cri de surprise et de douleur mêlées.

La nuit se resserrait inéluctablement autour d'elle et les points lumineux qui perçaient le drap funéraire du firmament en deuil s'éteignaient bien trop vite, comme soufflés par un ouragan silencieux.

— Fermez les paupières ! Détendez-vous ! Le voyage ne fait que commencer, lui entendit-elle dire.

Des doigts fouillaient à présent sa chevelure. Elle percevait un ronronnement qui faisait vibrer la peau de son crâne. Elle ressentit même un étrange massage auquel était soumis son cuir chevelu et elle se prit à admettre qu'elle devait être complètement ivre pour imaginer de telles absurdités. Comme si elle avait les moyens de se payer le coiffeur ! Elle aurait même juré que des milliers d'aiguilles pénétraient dans sa tête tandis que Jaime lui faisait répéter après lui des phrases incohérentes. Elle flottait. Le vent allait se lever bientôt. Alors il l'emporterait pour une étrange croisière, un voyage dont elle n'était pas du tout sûre de connaître la réelle destination.

Et comme elle l'avait pressenti, une houle, dont elle percevait à présent les halètements sur son visage, agita peu à peu le socle qui la supportait. Le vaisseau semblait sur le point de quitter le port. La traversée du Styx, imagina-t-elle sans oser prononcer le nom du fleuve des enfers. À supposer toutefois qu'elle ait pu extraire le moindre son de sa gorge broyée à présent par l'ombre si épaisse qu'elle en était devenue tangible.

— De l'autre côté du flot des âmes mortes se trouve la terre des errants, lui chuchota une voix intérieure. Il suffit, pour s'y rendre, de héler le passeur afin de goûter à la seconde vie.

L'étreinte des ténèbres se resserra encore, étouffant son souffle, pressant ses seins et sa cage thoracique au point que tout mouvement de la poitrine devint impossible. Évangéline craignit soudain de souffrir. Elle ne ressentit, au contraire, que de la délivrance à cesser l'effort continuel de vivre. Elle pensa : Suis-je morte ? Mais la barque rejetait déjà très loin la question de sa lente glissade sur le fleuve Ténèbres. L'autre rivage était encore éloigné. Elle pouvait en manquer le port, couler au lieu de l'atteindre, comme tant d'âmes. Mais les choses, alors, ne seraient pas ce que l'étranger, dans le petit bistrot, avait décidé pour elle.

Qu'est-ce que je donnerais pas pour foutre tout ça en l'air !

N'était-ce pas ce qu'elle avait ardemment désiré ?

Or le chaman, à présent, lui ouvrait le passage.

Curieusement, le visage d'un des joueurs de cartes parut se matérialiser devant ses yeux : un jeune gars tout en hauteur, aux cheveux bruns bouclés, une certaine naïveté mais, surtout, beaucoup d'incertitude, transparaissant dans ses yeux. Il lui sembla ensuite qu'elle assistait à la chute spectaculaire de Miguel. Elle perçut le craquement des os lorsqu'il toucha le sol. Puis la scène se remit en marche. La chute se reproduisit avec, à son épilogue, l'écrasement disgracieux. Et, de nouveau, Miguel leva le poing et entama la descente pour une reprise de sa dégringolade qui ne voulait jamais s'interrompre.

Enfin, la scène à répétition s'effilocha.

Évangéline se sentit, cette fois, entraînée, aspirée, avalée, digérée puis, finalement, emprisonnée dans une cellule aux parois indiscernables. Et cependant, tout à la fois, son corps se dispersait en milliards de fragments qui s'enfuyaient sans qu'elle puisse les retenir. Elle lutta pour empêcher la désagrégation, tâche comparable à la recomposition du puzzle de sa propre identité, afin de ne pas perdre la préhension de son environnement. Elle crut même y parvenir puisque, au fur et à mesure que s'avançait sa reconstitution, un panorama se précisa, à la fois réseau complexe de circuits électroniques et paysage indistinct, et pour l'instant hors d'atteinte, du territoire situé de l'autre côté du fleuve Mort.

C'est alors qu'Évangéline l'aperçut. De l'autre côté d'une étrange fenêtre qui venait de s'ouvrir à l'avant du vaisseau.

Presque aussitôt, elle entreprit de l'appeler, de cette voix silencieuse sans doute mais hautement irrésistible dont savaient user les sirènes aux jours anciens de l'Odyssée. Mais le jeune homme ne parut pas l'entendre.

À ce même instant, dans le local souterrain, les mystérieux opérateurs commençaient enfin à respirer. Ils essuyèrent leur front en sueur, quittèrent pour quelques instants, les uns les écrans des yeux, les autres leur poste de travail afin d'aller se désaltérer. Jaime, l'homme à l'accent latin, se frotta les mains avec satisfaction bien que son visage ne laissât nullement transparaître quelque sentiment que ce fût. La première phase de l'expérience était achevée.

Le panneau-programme s'effaça sous la poussée des danseuses successives du pré-générique quand l'inconnue se matérialisa soudain dans la lucarne.

L'agacement s'empara tout de suite de Victor Perri. S'il l'avait complètement oubliée, celle-là, elle le lui faisait payer cher au plus mauvais moment. Juste sur la Promenade avec la vie et la mort que diffusait le ciné-club, un film rare de John Huston qu'il ne connaissait pas.

Il se redressa d'un bond qui fit dresser les oreilles à Pipeau.

— Merde alors ! Ça va pas recommencer ! brailla-t-il.

Mais l'interférence se moquait bel et bien de le contrarier et le sourire, qui n'avait rien à envier à la Mona Lisa de Léonardo da Vinci, la chevelure sombre, le front tramé comme un tissu opaque, voilaient le film au point d'empêcher totalement d'en suivre le déroulement.

Victor fut pris d'une rage soudaine. Une folle envie de briser l'appareil. À la fois frustration et colère, impuissance et révolte. Un équilibre précaire entre la raison modératrice et l'impulsion primaire.

— Mais qu'est-ce que ça veut dire, enfin, fit-il, toujours à voix haute. Si c'est le réémetteur, ils se foutent du monde, ma parole.

Le plus simple aurait consisté sans doute à demander à un voisin s'il était, lui aussi, victime du même phénomène. Pourtant, Victor n'osa pas. Il se découvrit mille raisons de ne pas frapper à la porte d'en face. Et d'ailleurs, si c'était le cas, il aurait déjà entendu les gens hurler dans les étages. Non ! C'était inutile d'entreprendre une démarche aussi absurde. Demain, en revanche, il ne manquerait pas d'en parler à ses collègues de travail. Éventuellement, il irait voir le revendeur.

Il faillit éteindre pour passer un moment en compagnie d'un thriller qu'il avait acheté quelques jours plus tôt au kiosque de la gare routière mais, après quelques instants de semi-réflexion teintée d'énervement, Victor s'aperçut qu'il contemplait obstinément le visage importun sans plus penser au film qui se poursuivait en arrière-plan.

Le sourire, surtout.

Et les yeux. Qui suggéraient de la malice tellement ils pétillaient. Était-ce parce que leur propriétaire jubilait vraiment de lui infliger sa présence ou cette impression était-elle provoquée par le scintillement dans le cercle plus clair des pupilles ?

Ce n'est rien d'autre qu'une illusion ! se persuada-t-il. Cette femme n'est pas vraiment réelle. Il s'agit d'une simple photo, d'une image arrêtée reproduite par le miracle électronique à raison de mille six cent vingt-cinq oscillations par seconde, et qui s'est interposée sur la retransmission du film. Ils vont bien finir par s'en apercevoir.

Il alluma la cigarette qu'il fumait habituellement plus tard dans la soirée, se déplaça lentement vers l'écran selon un itinéraire tortueux et sous l'œil inquiet du rehpinscher, couché, le ventre en l'air, sur la moquette. Une fois parvenu à quelques centimètres de l'écran, il se gratta longuement la joue.

Il aurait juré que le regard de l'image avait suivi ses moindres mouvements.

Hallucination !

Le mot était lâché. Malgré lui, Victor haussa les épaules en se traitant intérieurement de fichu imbécile. La seconde d'après, il faillit même éclater de rire tandis qu'une pensée obscène lui traversait l'esprit. Il venait de s'imaginer se masturbant devant le téléviseur pour s'assurer que l'inconnue resterait impassible à sa provocation. Mais il n'osa pas en venir à l'acte. Il se dit qu'il était ridicule d'agir de la sorte. Pas un instant, il ne devait seulement penser que la Mona Lisa pouvait le voir. L'écran de la télévision n'était pas une fenêtre grâce à laquelle un quelconque Big Brother pouvait espionner ses moindres faits et gestes.

Néanmoins, quelque part dans sa tête, une voix le conforta dans la réalité de la présence. Et ce fut sans doute à cause de cette ombre de certitude que Victor commença à agir comme si l'image parasite était un visiteur tangible.

Chimère ! lui hurla toutefois une autre voix depuis l'hémisphère rationnel de son cerveau. Aberration pure et simple ! Trop-plein de l'imaginaire qui se déverse dans la normalité du quotidien en un fantasme dont tu ne parviens pas à circonscrire l'origine pour te permettre de l'extirper comme une mauvaise herbe dans un potager !

Il n'avait d'ailleurs qu'un geste à faire pour interrompre l'image obsessionnelle. Tendre à bout de bras la télécommande. Son index qui appuierait sur la touche.

Seulement, il ne le fit pas. Plus il regardait l'image parasite et plus il trouvait la jeune femme belle. Vraiment belle. Et, en plus, elle paraissait tellement vivante, tellement sur le point de se mouvoir ou de parler. Comme la fiancée cinématographique de la création de Mary Shelley dans le film de James Whale avant que la foudre ne l'anime.

Il suffisait peut-être qu'il attende encore un peu pour que se produise le miracle.

Mona Lisa.

Elle lui faisait indubitablement penser au célèbre tableau. Ce fut pourtant la voix d'Yves Montand qui escalada à cet instant les marches de ses souvenirs. Disque Odéon, K L 10.182. Henri Crolla à la guitare. Il le connaissait par cœur. Lorsqu'il était encore enfant, sur un vieux phono hérité des grands-parents, il s'amusait à passer et à repasser le 78 tours. Où dansiez-vous, Matilda, sans moi

Une chape de solitude dégringola sur ses épaules. À présent, Victor avait vingt ans de trop et il ne souhaitait plus voir se dissoudre le visage. Au contraire. Il aurait donné n'importe quoi pour que celui-ci maintienne son modelé par-dessus un film dont il ne se souciait finalement plus.

Une vague d'angoisse le submergea. La crainte irraisonnée que l'image s'effiloche soudain l'agrippait à la gorge.

Mon Dieu ! se prit-il à supplier tandis qu'il éprouvait une curieuse douleur à l'abdomen. Faites qu'elle reste là !

C'était étrange ce besoin soudain que le portrait demeure et, mieux encore, qu'il s'engage sur la voie du mouvement, qu'il se mette à vivre, qu'il affirme enfin sa réalité. Oui ! Victor ressentait l'impérieux besoin de cette étrange compagnie, d'une spectatrice qui suivrait ses moindres gestes, qui apprendrait à le connaître tel qu'il était vraiment et non comme cette sorte d'automate qu'il lui fallait se contenter d'être jour après jour, véritable non-pensant soumis aux servitudes sociales. Victor éprouvait tout à coup le besoin frénétique d'être découvert tel qu'en lui-même par ce témoin silencieux de sa solitude.

Oh oui ! Il aurait vraiment donné n'importe quoi pour que la femme incrustée sur l'écran persiste à faire semblant de le voir vivre, présence presque affective dans le petit appartement, objet délicat parce qu'insaisissable, regard indiscret, voulait-il croire, et dont il devait, par conséquent, s'accommoder comme d'un ami qui vous rend visite.

Ma Mona Lisa à moi !, murmura-t-il.

Il s'était pris la tête entre les mains, coudes sur les genoux, et fixait le cliché de la façon dont il aurait admiré un tableau du Titien ou une apparition de la Madone. Son regard plongeait dans l'apparition ainsi que dans une eau glauque au cœur de laquelle il espérait peut-être voir circuler autre chose que des êtres aux yeux stupides de batraciens. Le reflet d'une âme, par exemple. Pas le spectre d'une illusion.

Longtemps après, (il devait être minuit passé,) il parvint à s'en arracher et gagna sa chambre après avoir longtemps hésité à éteindre le récepteur, de peur que sa Joconde ne réapparaisse pas lorsqu'il rallumerait. Mais il n'aurait pas été raisonnable de laisser le téléviseur allumé jusqu'au lendemain soir. D'ailleurs, ses moyens financiers ne lui autorisaient pas la moindre inflation des factures d'électricité.

Évangéline ouvrit les yeux. Dans son rêve. Puis elle s'aperçut qu'elle n'avait pas du tout ouvert les yeux. Ils l'étaient déjà, pour autant qu'elle puisse considérer disposer encore d'un tel organe. Pas plus qu'elle ne rêvait puisqu'elle ne dormait pas.

C'était tout à fait différent. Quelque chose comme : « ça fonctionne », puisqu'il y avait eu une période où « ça ne marchait pas ».

Elle se trouvait dans un tunnel. D'un côté, le noir absolu. À l'autre extrémité, là où la lumière était apparue, une fenêtre.

Elle s'en rapprocha.

Si tant est que le terme « se rapprocher » puisse avoir une signification quelconque en l'occurrence car, dans le même temps, elle se rendit compte que ce mouvement ne nécessitait aucun effort de sa part.

Elle aurait pu dire qu'elle flottait, tels les occupants d'une navette spatiale en état d'apesanteur. Pour un peu, elle aurait supposé qu'elle n'avait plus de corps, mais, bien sûr, c'était une hypothèse totalement absurde. En tout cas, elle ne le sentait pas. D'ailleurs, elle ne pouvait même pas le distinguer dans la noirceur opaque du lieu où elle se trouvait.

Car, tout aussi étrange que cela puisse paraître, la lumière ne pénétrait pas en cet endroit. Elle n'éclairait que l'extérieur.

L'autre côté.

Et l'autre côté était un salon, de facture modeste, meublé d'un bahut imitation Henri IV, d'un meuble vitré abritant une chaîne hi-fi, de deux fauteuils, d'une table basse supportant plusieurs magazines – un programme télé à ce qu'il lui sembla, un hebdo d'informations, une revue avec un mannequin en couverture… – et un cendrier. Plus un chien, allongé sur la moquette.

De nouveau, elle essaya d'appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle se propulsa alors vers l'avant – du moins en eut-elle la prétention – mais se heurta à la vitre qui l'empêcha d'accéder à la pièce. Elle effectua toutefois deux ou trois autres tentatives, sans davantage de succès. Et c'est alors qu'elle découvrit le jeune homme qui entrait lentement dans le salon et dans son champ de vision tout à la fois, un verre à la main. Il s'installa dans l'un des sièges. Puis il la regarda en fronçant les sourcils d'un air intrigué avant de prononcer des mots qu'elle ne put entendre.

Une fois encore, elle tenta d'appeler. En vain. S'efforça de repousser la vitre et constata alors qu'elle n'avait plus de mains. Elle ne pouvait donc pas toucher. Elle ne parvint pas non plus à se palper. Elle voyait, mais c'est à peu près tout ce qui lui était permis. Voir et penser. Évangéline n'était plus, en fin de compte, qu'un regard et un esprit. Elle était là, mais sans être véritablement présente. Son corps avait disparu.

Une vague de panique la submergea. La peur venait de faire brusquement irruption en elle. Le vertige qui s'ensuivit lui fit perdre la vision du salon comme la notion du temps qui s'écoula avant qu'elle n'en ressorte. Elle oscilla entre conscience et inconscience, lumière et obscurité. Tout se déstabilisait autour d'elle.

Mais dès qu'elle parvint à recouvrer son calme, l'étrange fenêtre donnant sur l'appartement s'éteignit.

Tout comme elle.

En attendant son bus le lendemain matin, Victor s'amusa à dérober des expressions sur le visage des femmes qui se pressaient autour de lui. Comme ça. Juste pour les comparer à celle, hiératique, de son inconnue de la télévision. À moins que ce ne soit pour s'assurer qu'aucune de ses éphémères voisines ne pouvait rivaliser avec l'incomparable charme du visage extatique qui s'était matérialisé à son insu dans la petite lucarne.

Plus tard, dans la matinée, entre l'ajustage d'une clavette à talon et un court travail à la rectifieuse (tolérance h6), il interrogea quelques-uns de ses collègues, mais sans trop insister.

— Bien sûr que ma télé marche !

— Non ! Aucune anomalie ni parasite.

— Tu devrais vérifier si un de tes voisins n'a pas une C-B.

— Moi, à ta place, j'irai voir le mec qui me l'a vendue…

Toutes ces réponses enfoncèrent Victor dans la certitude d'un phénomène particulier dont il se trouvait être la seule victime… ou, plutôt, l'unique et heureux bénéficiaire.

Elle n'appartient qu'à moi ! se surprit-il à murmurer avec une intense satisfaction.

Il repoussa l'invitation du délégué syndical à une distribution de tracts pour la sortie de quinze heures, prétextant un rendez-vous incontournable. Le temps lui paraissait déjà trop long avant ses retrouvailles, espérait-il, avec le portrait du téléviseur. Il imaginait même que la femme serait un peu différente aujourd'hui. Peut-être essaierait-elle de lui parler.

La première chose qu'il fit en arrivant à son appartement, vers 16 heures, ce fut d'allumer la télé, non sans une boule d'angoisse au creux de l'estomac. Allait-elle, cette fois encore, lui apparaître ?

Presque aussitôt, la clarté mouvante de l'écran illumina la pénombre proposée par les volets clos. Puis, à son vif soulagement, Mona Lisa se matérialisa.

À 17 heures 30, après avoir fait tourner une lessive, effectué un peu de repassage, promené son chien dans le square et échangé quelques mots avec la concierge qui balayait les abords, il put enfin s'installer dans le fauteuil, face à elle.

À 18 heures, alors qu'il somnolait, il crut lui voir bouger les lèvres. Reflet, interprétation abusive de l'œil, fatigué d'avoir trop fixé ? Son cœur fit un énorme bond dans sa poitrine. Mais le visage, s'il s'en était jamais départi, avait déjà repris son immobilité au sourire énigmatique.

Le reste de la soirée fut terriblement éprouvant dans l'attente irréductible de la répétition d'un mouvement qui ne se reproduisit pas. Ce qui ne put que le confirmer dans l'idée qu'il avait eu une hallucination.

Il patienta néanmoins, et en dépit de tout, jusqu'aux dernières informations, vers 23 heures 30. Il n'avait pas mangé le moindre morceau et le sourire de Mona Lisa demeurait tout à fait infrangible.

À plusieurs reprises, la fenêtre ouvrant sur le salon réapparut, puis s'évanouit de nouveau, laissant chaque fois Évangéline dans une sorte d'oubli ressemblant au sommeil. Puis, peu à peu, la jeune femme parvint à maintenir un état de conscience durant ces séquences nocturnes dont elle profita pour essayer de comprendre, de se remémorer. C'était un peu comme piocher dans un fourre-tout pour récupérer des lambeaux de souvenirs – cartes postales, bouts de crayons, fils de laine, boutons de chemise, vieux calendrier des postes – et s'acharner ensuite à les rassembler. Elle obtenait, parfois, des images sans cohérence. Plus rarement, quelques scènes s'organisaient. Mais Évangéline avait pour elle une qualité de patience insoupçonnée qui finit par lui procurer quelques réminiscences d'un passé plus ou moins lointain.

Dès lors, elle accepta mieux sa désincarnation, consécutive, lui sembla-t-il, à une rencontre avec un inconnu qu'elle avait aveuglément suivi : un individu au teint basané et au regard incisif qui faisait état d'un programme dont l'objectif, qu'elle avait, lui semblait-il, ardemment désiré, consistait à désintégrer une société outrageusement matérialiste pour la remplacer par un monde plus humain. Comment ? Elle n'en avait plus la moindre idée. Mais tout ceci avait-il encore la moindre importance ? Son état présent la satisfaisait pleinement. Ce qui émergeait d'autrefois ne lui apportant qu'horreur et désespoir, elle abandonna ses tentatives d'introspection pour ne plus s'intéresser qu'au personnage du salon.

Elle avait déjà compris qu'il ne la voyait pas tout à fait comme un être de chair, et moins encore comme la prisonnière d'une infernale procédure technique. Toutefois, le jeune homme paraissait deviner une part d'elle-même. Elle en était sûre. Il s'était attaché à elle. Il était captivé tout autant qu'intrigué par sa présence. Mieux encore, il la réclamait. Dans le même temps, Évangéline pouvait quant à elle s'associer à son intimité. Et c'était grisant d'assister ainsi à la reconstitution de la véritable personnalité d'un individu qui, sa journée de travail achevée, tombe enfin le masque dont il a dû s'affubler des heures durant pour affronter le quotidien. Et c'était non moins excitant de surprendre alors les petites manies de ce même individu comme ses moments de désarroi qu'il ne partageait jamais qu'avec sa solitude.

Pas un instant, elle n'eut cependant conscience d'être l'un de ces misérables voyeurs qui lorgnent dans les appartements par l'oculaire d'une longue-vue. D'ailleurs, elle n'éprouvait aucun penchant pour cette perversion. En fait, l'aspect physique du jeune homme lui importait peu, pas plus que ne l'intéressaient véritablement ces mimiques, ces tics qu'il s'autorisait dans le secret de son appartement. À travers le moindre de ses gestes, la plus insignifiante de ses manies, c'était son âme qu'elle découvrait peu à peu. Et c'était elle qui retenait en fait toute l'attention d'Évangéline.

D'aucuns auraient dit son caractère, sa mentalité, sa richesse intérieure, sa sensibilité. Elle leur préférait ce terme. Sans doute sous l'effet de quelque remugle christique issu de son enfance. Ainsi, presque inopinément, se révélèrent à elle ses aspirations et ses croyances tandis qu'elle s'amusait de ses centres d'intérêt et partageait ses joies et ses colères.

Évangéline, de la sorte, s'immisça au sein des pensées de Victor. Et ce qu'elle discerna dans le cœur du jeune homme n'était pas pour lui déplaire. Un monde nouveau s'offrit à elle, moins destructeur, autrement souriant que le terrifiant abîme qui occupait son propre territoire : un univers où elle avait soudain envie de planter son bourdon afin d'y bâtir le nid où elle vivrait le restant de ses jours.

Néanmoins, un phénomène ne laissa pas de l'intriguer. Elle n'y avait pas pris garde jusque-là, car il avait fait partie de son décor, comme ces bruissements, ces murmures, ces crissements qui occupent l'atmosphère estivale à la campagne et auxquels on ne prête que rarement attention, croyant goûter au silence.

Il ressemblait à un leitmotiv. À un écho.

Elle chercha à le situer.

Il venait de partout et de nulle part à la fois.

Mais autant, jusque là, n'avait-il représenté qu'un simple et vague ondoiement qui n'offrait, somme toute, pas le moindre intérêt, autant, à présent, constituait-il une gêne qui ne cessait de s'accroître au point d'en devenir aussi douloureuse que peut l'être une migraine persistante.

Et c'est en effectuant cette comparaison qu'elle finit par deviner la cause de la résonance importune.

Une chose, indiscernable, était tapie quelque part dans le tunnel. Une chose qui lui fit penser à une araignée guettant du centre de sa toile le moucheron englué dans ses fils.

Peut-être était-elle la noirceur même du tunnel.

Cette chose, en tout cas, dont elle n'avait jusque-là pas même soupçonné la présence, se rapprochait d'elle peu à peu.

S'apprêtait à bondir sur sa proie.

La demie de dix-huit heures venait de sonner à la pendule lorsque le chien se mit à geindre comme, désormais, chaque fois que Victor mettait en marche le téléviseur. Le rehpinscher se coucha sur la moquette, aux pieds de son maître, mais avec une circonspection inaccoutumée, surveillant du coin de l'œil l'angle de la pièce où ronronnait l'appareil au lieu de s'endormir béatement comme il le faisait d'ordinaire. Les poils sombres autour de son cou se hérissaient parfois. Les oreilles demeuraient tirées en arrière. Toutefois, les plaintes qu'il poussait, à intervalles réguliers, ne paraissaient pas émouvoir l'homme dans le fauteuil, plus intéressé par l'image de l'écran que par les frayeurs du brave animal.

Victor, de toute façon, était trop épuisé pour consacrer ce qui lui restait d'attention à autre chose qu'à la forme souriante à la façon de De Vinci. Avait-il conscience de gaspiller tout son influx nerveux dans cette contemplation soutenue ? Se rendait-il compte que son intérêt primitif pour l'image insolite se muait peu à peu en une admiration obsessionnelle qui effaçait, lentement mais sûrement, tous les autres pôles d'attraction constituant les piments de sa vie ?

S'il le pressentait, il s'en moquait certainement. Chaque fois qu'il retrouvait Mona Lisa, un plaisir extrême exacerbait ses sens et son esprit. Il y avait tout à la fois le passage éveillé dans le rêve et une puissante approche de l'orgasme qui ne s'achevait pas par la frustration soudaine de l'éjaculation mais se prolongeait au contraire jusqu'à ce que, heureusement épuisé, il décide lui-même d'interrompre l'extase voluptueuse. C'était comme une immersion dans cet éther auquel croyaient les Anciens, zone a-spatiale ou a-temporelle hors de portée de la raison parce que la raison ne peut pas appréhender le surnaturel, cet univers trouble peuplé des songes les plus fous et capable de réaliser les vœux, aussi audacieux fussent-ils, comme dans ces récits que les siècles ont poussés jusqu'aux franges de la civilisation moderne.

L'espérance grimpait dans son cerveau telle la colonne de mercure sur l'échelle graduée d'un thermomètre plongé dans le rectum d'un malade de la typhoïde. Étreindre Mona Lisa, se fondre en elle comme une autre image projetée de quelque part à l'intérieur du projecteur. En cet instant où le chien gémissait plus fort que d'habitude, Victor eut l'impression de se dissoudre vers le point de réalisation du phénomène, en apparence situé juste derrière le verre mais plus probablement dans un ailleurs hors d'atteinte des sens.

Victor ne croyait pas aux spectres, et pas davantage aux démons succubes qui viennent nuitamment déranger les humains dans leur confortable certitude de la matérialité du monde. Cependant, l'intangible réalité de la jeune femme lui apparaissait comme une douloureuse évidence, une sensation voisine de cet émoi, mêlant désir et terreur, qui caractérisait les victimes imminentes du Comte Dracula dans les vieux films de la Hammer. Attraction morbide, désir nécrophilique, éveil d'un instinct suicidaire insoupçonné : Victor ne tentait pas d'analyser quelle était cette pulsion qui le poussait à la rencontre de la créature d'Outre-Part. Simplement, il n'aspirait plus qu'à la rejoindre.

Il se leva.

S'avança vers le téléviseur d'une démarche qui avait tout d'un somnambule, à cela près qu'il ne dormait pas. Son désir surpassait désormais tout ce qui lui restait encore de raison et de volonté.

Parvenu à quelques centimètres de l'écran, il se baissa. Ses bras enserrèrent le téléviseur comme il aurait étreint la jeune femme si elle avait été effectivement présente. Alors, avec une infinie tendresse, il approcha ses lèvres du portrait et les posa avec autant de délicatesse que de gourmandise sur celles de Mona Lisa.

Au moment précis où le jeune homme du salon s'était tellement approché de la fenêtre que son visage occupait l'intégralité de son champ de vision, Évangéline eut la sensation très nette d'être aspirée hors du tunnel.

Dans le même temps, elle eut conscience d'être retenue dans le cocon de ténèbres.

Elle crut bien alors qu'elle allait se dissocier : une sorte de dispersion de sa pensée provoquée par les attractions contradictoires

Elle aurait pu comparer cela à un écartèlement. D'une part, la succion externe qui s'efforçait de l'arracher à son habitat. D'autre part, les liens invisibles qui l'y maintenaient.

Un souvenir s'imposa à elle tandis qu'elle luttait de toute son énergie pour conserver son intégrité. Il venait de faire surface telle une bulle de méthane remontant de la vase d'un marais.

Elle avait lu autrefois, probablement à l'époque où elle préparait le bac, un ouvrage qui traitait de la décorporation. Mais c'était si loin, si difficile à recueillir, qu'il lui fut malaisé de rassembler, d'abord, puis d'organiser, ensuite, les arguments que l'auteur y développait. Le livre, quoi qu'il en soit, soutenait qu'à l'instant de la mort, le double imbriqué dans le corps humain — ce que les Égyptiens de l'Antiquité appelaient le « kâ » — se trouvait entraîné dans un couloir étroit et sombre au bout duquel s'ouvrait l'Autre Monde.

Si la théorie s'avérait, se pouvait-il donc qu'elle se trouvât dans cette interface entre les deux mondes ?

Son interrogation en entraîna aussitôt deux autres.

Si cela était, comment donc avait-elle bien pu y séjourner sans être emportée de l'Autre Côté ?

Et pourquoi son âme – ce bio-plasma des ésotéristes modernes – n'avait-elle pas accompli le voyage définitif ? se demanda-t-elle encore.

La réponse s'imposa tandis que la mémoire, qui lui avait fait défaut jusque-là, lui revenait dans sa quasi-intégralité.

La machine !

C'était la machine qui l'avait installée dans ce narthex de l'Au-delà. Elle qui l'y avait maintenue. Elle qui la tirait à présent en arrière, à son corps défendant aurait-elle dit en toute autre circonstance.

Autrement dit, les hommes du laboratoire clandestin la rappelaient à eux.

Seulement, Évangéline n'éprouvait pas du tout le désir de retourner à sa condition antérieure de fille désemparée et sans le moindre avenir. Elle ne souhaitait pas non plus abandonner le jeune homme du salon qui la captivait désormais si fort que rien au monde n'aurait pu la persuader de retourner à sa médiocrité journalière.

Sa volonté, cependant, ne pourrait pas longtemps, et à elle seule, s'opposer à la procédure de réanimation. Elle se savait liée à son emballage de chair par des liens insécables, du moins tant que battrait son cœur et que circulerait son sang.

Elle fut prise de panique tandis qu'elle songeait : Ou bien ils l'emportent et je me retrouve dans ma situation d'avant, ou bien je parviens à leur résister et mon esprit part en mille morceaux. Dans un cas comme dans l'autre, je le perds.

Simultanément, une évidence s'imposa. Il lui fallait impérativement comprendre à quelle diabolique expérience elle s'était prêtée. Mais ce n'était pas la moindre des difficultés compte tenu du peu d'intérêt qu'elle avait accordé aux explications du personnage rencontré dans le bar et de la déliquescence de son entendement causée par l'ébriété et un vocabulaire le plus souvent abscons.

La seule chose dont elle fut à peu près sûre – parce que l'homme à l'accent latin avait dû commencer par là, quand son intérêt était encore en éveil –, c'est qu'il s'agissait, sur un récepteur donné, et en attendant d'agir sur une plus grande échelle, de créer une interférence – en l'occurrence une image d'elle-même – dans les programmes proposés par les diverses chaînes de télévision.

L'opération, évidemment, n'avait pas pour objet d'irriter le téléspectateur. Au contraire. Jaime lui avait expliqué que l'image incrustée occasionnerait très vite un état quasi hypnotique car elle diffuserait un message subliminal qui conduirait inéluctablement son contemplateur à une fixation fatale.

— Mais comment saurez-vous que l'expérience se déroule selon vos espérances ? crut-elle avoir demandé.

— Par votre intermédiaire ! Car c'est vous-même qui nous permettrez de suivre les réactions et les agissements de notre cobaye. Grâce à quelques-uns des implants que nous installerons dans diverses zones de votre cortex. Ainsi, non seulement vous serez émettrice des messages que nous lui destinons, mais vous recueillerez en outre, par un effet de rebond, les informations dont les ondes propagées se seront chargées en criblant le local où se trouve le téléviseur. Dès lors, il ne nous restera plus qu'à localiser le centre nerveux récepteur, à brancher sur les neurones concernés de nouvelles sondes et à retranscrire en images et en sons les décharges électriques recueillies. Ce que savent faire nos ordinateurs. Ainsi pourrons-nous suivre le comportement de l'occupant de l'appartement presque aussi parfaitement que si une caméra avait été installée à l'intérieur de son téléviseur.

Il lui avait ensuite précisé qu'elle serait plongée dans un sommeil léthargique et placée à l'intérieur d'une sorte de tomodensitomètre grâce auquel ils seraient à même de corriger la position des implants et, tout particulièrement, de s'assurer de la parfaite continuité du message.

— C'est un peu comme de réaliser une boucle sur la bande d'un magnétoscope, lui avait-il expliqué non sans une certaine condescendance, à cela près qu'il s'agira, cette fois, de votre propre cerveau. Puis il avait ajouté, pour la tranquilliser. Bien entendu, tout ceci est parfaitement indolore et nullement définitif. Je puis vous assurer qu'à votre réveil, vous n'en garderez pas le moindre souvenir.

Si Évangéline avait pu sourire, c'est à ce moment-là qu'elle l'aurait fait. Elle venait de songer à ces nombreux polars dans lesquels les minutieux scénarios mis au point par des cambrioleurs ou des assassins en puissance se trouvaient contrariés par quelque impondérable grain de sable qui entraînait leur perte. En la circonstance, un aspect du problème avait totalement échappé aux prétendus révolutionnaires. La transmission du message mental s'était accompagnée d'une projection de sa personnalité tout entière. Ainsi, Évangéline était devenue, non seulement une émettrice, mais également une réceptrice à part entière. Par un effet de feed-back totalement inattendu, elle avait pu voir, elle aussi, le destinataire de l'interférence.

Dans ces conditions, se demanda-t-elle, que se passerait-il si les liens invisibles qui la reliaient à son corps cédaient ? Fallait-il qu'elle lutte, au risque d'être écartelée, ou devait-elle se soumettre à l'attraction qui la rappelait à l'intérieur de son corps allongé dans le laboratoire ?

Elle ne savait pas.

Ce qu'elle savait, en revanche, c'est qu'elle ne voulait pas s'arracher à cet homme qu'elle ne retrouverait jamais si elle obéissait aux appels insistants. Ce qu'elle éprouvait à son égard lui apparaissait comme tellement fort, définitif et indissoluble qu'elle n'hésita guère à se persuader qu'elle l'aimait, bien que le mot amour n'évoquât pas grand-chose pour elle.

Alors, elle hurla. Autant pour résister, plus efficacement peut-être, aux courants contraires que pour alerter le jeune homme du salon du danger qui le menaçait. Car, en s'intéressant à lui comme elle l'avait fait, Évangéline l'avait bel et bien condamné. À l'extrémité du discours emphatique de l'homme à l'accent latin se cachait en effet, dans son horrible simplicité, le but ultime de l'expérience.

Ainsi, si elle pliait, dans le même temps, le téléviseur imploserait.

Et elle lâchait prise, Évangéline. Le combat était par trop inégal. L'irrémédiable était en train de se produire.

Une fois encore, elle tenta de prévenir le jeune homme du salon. Mais son appel désespéré n'avait aucune chance de lui parvenir jamais.

Le désarroi la submergea. Il lui fallait faire quelque chose, mais quoi ? L'attraction qu'elle subissait devenait trop forte. Déjà, il lui semblait qu'elle quittait sa douillette prison pour se mouler à l'intérieur de cette camisole qui ne pouvait être que son corps de chair. Déjà, la fenêtre ouvrant sur l'appartement cédait.

Alors, comme si elle n'attendait que cet instant, la chose, dont elle avait oublié la présence, la chose fondit sur elle.

À peine les lèvres de Victor étaient-elles entrées en contact avec la vitre qu'il se sentit irrésistiblement attiré de l'autre côté. Avalé dans le poste. Comme si le verre venait de perdre sa rigide homogénéité. Comme si l'écran se fluidifiait. Comme s'il venait d'embrasser la surface d'un lac et plongeait à présent dans ses profondeurs abyssales.

Pourtant, pas un instant il ne ressentit une quelconque peur. La traversée ne dura d'ailleurs qu'un instant, même si cet instant lui parut à la fois plus bref qu'un clignement d'œil et aussi long qu'un siècle. Ce qui ne le surprit pas. Là où il se trouvait désormais, le temps n'avait plus la moindre raison d'être.

Plusieurs événements, qu'il analysa séparément tout en ayant conscience de leur simultanéité et de leur extrême brièveté, se déroulèrent.

L'effet de succion venait de le faire pénétrer dans un élément inconnu, tout à la fois limpide et dense, que ses poumons ne pouvaient aspirer. Mais cet effort se révéla inutile. Victor n'étouffa pas, ne suffoqua pas. Sa respiration était devenue inutile.

Il eut également conscience qu'une main (en tout cas, ce fut cette image qui s'imprégna dans son esprit) s'était emparée de la sienne et le guidait dans l'opacité ambiante.

Plus tard, ou était-ce auparavant, il eut encore la sensation d'être monté sur un esquif tandis que se précisaient autour de lui les eaux mortes et ténébreuses d'un fleuve dont il n'apercevait pas encore l'autre rive. Un fleuve que la barque traversait, non pas en flottant à sa surface mais en circulant à l'intérieur de ses eaux.

Quant à la main qui le tenait, elle appartenait indubitablement à une femme. Il n'aurait su dire pourquoi il le devinait puisqu'il n'en ressentait ni la texture, ni la forme. Pourtant, il en était sûr. Et cette femme ne pouvait être que celle de l'écran. Mona Lisa.

Il voulut croire qu'elle l'emmenait en voyage de noces. Mais ce serait à un voyage sans retour auquel il était convié. Un voyage au cœur de la pire terreur qu'il ressentirait jamais, englués qu'ils étaient, la jeune femme et lui, dans le magma terrifiant de la chose.

Pendant ce temps, sur la rive dont ils s'éloignaient, l'implosion du téléviseur venait de détruire tout l'appartement et de démembrer les corps d'un jeune homme répondant au nom de Victor Perri et d'un rehpinscher appelé Pipeau.

Mais cela n'avait plus aucune importance.

L'interruption soudaine des images sur les écrans de contrôle provoqua, dans le laboratoire, une salve d'applaudissements. Chacun se congratula de la parfaite réussite de l'expérience. Elle leur ouvrait tous les espoirs. La seconde phase allait pouvoir commencer.

— Nous sabrerons le champagne plus tard ! lança l'homme à l'accent latin dont la mine réjouie laissait deviner sa jubilation. Pour l'instant, nous avons mieux à faire.

Les écrans, vides à présent, donnaient aux visages un teint blafard que la joie, paradoxalement, rendait carrément sinistres.

Chacun retourna à son poste.

Deux hommes cependant, en blouse blanche et le visage recouvert du masque blanc de chirurgien, n'avaient pas quitté le leur. Ils s'affairaient au chevet d'Évangéline avec un empressement qui témoignait de leur inquiétude. L'un vérifiait les battements du cœur, la tension artérielle, le rythme respiratoire, les tracés de l'électroencéphalogramme, les écrans des ordinateurs. L'autre manipulait désespérément les touches d'une console – qui pouvait faire penser au tableau de bord d'un avion de ligne – que de nombreux filaments reliaient au scanner d'où Évangéline venait d'être retirée. Le premier posait de temps à autre une question. Chaque fois, le second répondait par la négative.

— Je n'y comprends rien. Jusque-là, tout se déroulait à la perfection.

— Serait-ce parce que nous avons prolongé trop longtemps l'expérience ?

— Il n'y a aucune raison. Et tu le sais fort bien. Elle a été normalement alimentée et n'a manifesté aucun signe alarmant. Rien, en tout cas, qui puisse expliquer la situation présente. C'est comme si elle avait basculé du sommeil artificiel dans le coma au moment de l'implosion.

Deux autres hommes avaient fini par se joindre à eux. Ils participaient fébrilement aux vérifications.

L'homme à l'accent latin finit par s'approcher, intrigué.

— Gerlain ! interpella-t-il. Qu'est-ce qui se passe ?

— On n'arrive pas à la ranimer, répondit celui-ci.

Dans le même temps, il pinçait fortement Évangéline à l'avant-bras.

— Pas de réaction ! répondit l'un des assistants.

— La tension artérielle dégringole ! s'enflamma le deuxième. La respiration s'accélère. Il faut la placer sous assistance !

L'électroencéphalogramme ne percevait plus la moindre émission d'ondes bêta et thêta, comme dans un coma dépassé, à croire que la jeune femme avait quasiment cessé de vivre. À cela près que son corps manifestait encore une relative activité correspondant au stade trois.

— C'est incompréhensible ! reconnut celui qui répondait au nom de Gerlain.

— Est-ce que vous avez les enregistrements ? s'inquiéta Jaime.

— Évidemment.

— Alors, pas la peine de vous tracasser. L'opération a réussi. Peu importe la fille. Vous n'avez qu'à la débrancher. Elle ne nous sert plus à rien.

Il s'éloigna, tira un portable d'une de ses poches et composa un numéro. Les services d'incendie étaient sans doute déjà en chemin. Il lui fallait sans plus tarder lancer les négociations.

Au bout de quelques instants, une sonnerie se fit entendre dans l'écouteur.

— Ouais ! lâcha bientôt un timbre grave.

— Deux, cinq, trois, fit Jaime, selon le code convenu.

— Douze, quinze, treize, répondit son interlocuteur.

— C'est O.K. ! reprit laconiquement l'homme à l'accent latin. Puis il coupa la communication.

À quelque huit cents kilomètres de là, dans une petite agglomération du nord de la France, l'homme qu'il avait eu au bout du fil se dirigea vers la chaise où il avait jeté une veste de cuir et s'en revêtit. Puis il quitta la chambre et descendit à la réception pour régler sa note. Dix minutes plus tard, il garait sa voiture devant une cabine téléphonique.

Une fois la carte à puce introduite, il composa un numéro et attendit. Les bip-bip s'égrenèrent. Une sonnerie retentit. Une voix de femme prononça presque aussitôt :

— Commissariat Central. J'écoute.

— Je représente le G.R.L.S., Groupe Révolutionnaire de Libération Sociale. Vous vous souvenez de moi ?

— …

— Ah ! ça n'était pas vous. Peu importe ! Quelqu'un a bien dû recueillir mon précédent message ?

— …

— Aucune importance. Passez-moi votre directeur !

— …

— Il est parti ?

— …

— D'accord ! Dans ce cas, passez-moi ce commissaire machin.

— …

— Commissaire ? C'est un membre du G.R.L.S. qui vous parle. À 18 heures précises, j'ai alerté vos services en leur annonçant qu'un attentat allait être commis dans un appartement de la rue Torpilleur Sirocco. C'est à présent chose faite et vous ne devriez pas tarder à en avoir confirmation. À compter de cet instant, vous avez vingt-quatre heures pour réunir cent millions d'euros que vous nous remettrez selon les modalités que nous vous fixerons demain dans la matinée. Si cette demande n'était pas satisfaite à l'expiration de ce délai, nous détruirons une localité de cinq cents habitants. Ensuite, pour chaque heure de retard, nous doublerons la mise. Mille habitants. Deux mille. Vous avez compris ?

La voix du commissaire fit un « oui » qui manquait quelque peu de conviction, mais l'homme n'en avait cure. Il raccrocha, quitta la cabine pour se diriger nonchalamment vers son véhicule.

Moins d'une demi-heure plus tard, il traversait la frontière. De toute façon, les services de police n'avaient pas la moindre chance de retrouver sa trace, et encore moins de localiser le laboratoire.

Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Il imaginait la tête qu'avait dû faire son interlocuteur, les minutes passées à retrouver le précédent appel et à vérifier qu'un appartement avait bien été détruit dans la rue indiquée avant de décider d'en référer à son supérieur.

Évangéline avait agrippé Victor de toutes ses forces. À présent, ils étaient ensemble. Prisonniers de la Chose, mais ensemble.

Étroitement enlacés. Ou, plutôt, emmêlés. Imprégnés l'un de l'autre comme s'ils étaient, chacun et tout à la fois, encre et buvard. Jusque dans les secrets les plus profonds de leur âme. Unis comme il n'est pas même possible de l'être lorsque deux corps s'étreignent en cette illusion de fusion qui ne reste jamais qu'un provisoire rapprochement de deux êtres pour quelques minutes de plaisir.

Dès lors, la lutte contre le courant qui emportait la jeune femme revêtit un nouvel aspect.

Si Évangéline, malgré elle, répugnait toujours à revenir en arrière, là où reposait, inerte, plongée dans un sommeil artificiel, son enveloppe charnelle, sa résistance n'était que de pure forme. Désormais, elle se savait accompagnée. Il était avec elle et rien ne pouvait plus les séparer.

Un dialogue instantané s'était d'ailleurs aussitôt établi entre les deux jeunes gens.

Évangéline lui avait expliqué les circonstances qui avaient dissocié son âme de son corps. Elle avait évoqué son adhésion à la démarche entreprise par le soi-disant groupe de révolutionnaires.

Victor, de son côté, s'était inquiété de ce qu'ils allaient devenir dès lors qu'elle serait réincarnée. Ne s'ensuivrait-il pas, fatalement, la dissociation de leur état présent et bienheureux. La fin de cette béatitude. Leur séparation ?

À moins que la fusion de leurs énergies psychotroniques se révèle suffisamment forte pour leur permettre d'intégrer tous deux l'enveloppe charnelle d'Évangéline.

Mais dans ce cas, qu'arriverait-il ? Deux âmes peuvent-elles cohabiter dans un même corps ?

Deux âmes…

Évangéline et Victor se trompaient. Soudée à eux, la Chose les accompagnait.

Mieux. Elle commençait à les ingérer.

— Alors ? La fille, c'est réglé ? demanda Jaime en retournant auprès des opérateurs en blanc.

— Rien à faire ! Elle ne revient pas.

— Bordel ! Vous êtes sourds ou quoi ? Je vous ai dit de laisser tomber. Qu'est-ce que vous attendez ?

— Un instant ! hurla soudain l'un des assistants qui surveillait les tracés de l'électroencéphalogramme. Il se passe quelque chose.

L'oscillographe venait brusquement de s'affoler. Dans le même temps, les écrans des ordinateurs chargés de traduire les pensées de la jeune femme par l'intermédiaire des électrodes implantées dans le cortex diffusaient des images surréalistes qui se succédaient à une cadence folle.

Le corps d'Évangéline fut secoué de tremblements. Il se cabra dans une unique et fantastique convulsion. Quelque part, des fils grésillèrent…

Dans le laboratoire clandestin, le temps semblait avoir suspendu son cours. Pas un seul homme ne bougeait. Chacun retenait son souffle et observait l'endroit où le corps d'Évangéline était allongé.

C'était comme si la foudre s'était abattue sur la table où elle reposait. La jeune fille baignait dans une lueur irréelle aux pulsations grandissantes. Les traceurs s'affolaient. Les écrans voyaient se succéder des images incohérentes et quasiment insaisissables en raison de la rapidité de leur défilement.

L'homme à l'accent latin qui dirigeait l'opération voulut donner des ordres. Dans ce même instant où sa colère était à son comble, il se demanda d'ailleurs pourquoi Gerlain et ses assistants n'avaient pas déjà obéi à ses injonctions. Quoi qu'il en soit, l'émetteur fonctionnait encore et la fille n'était toujours pas débranchée. C'était bien ça, le problème. Il fallait tout de suite couper l'alimentation, déconnecter les ordinateurs, éteindre les écrans, utiliser les extincteurs…

Foutre le camp, nom de Dieu !

C'est dingue tout ce à quoi l'on peut penser en une fraction de seconde lorsqu'un accident se produit. Ce que l'on aurait dû faire ou ne pas faire. Ce qu'il serait urgent de faire. Et de songer, dans le même temps, qu'un pareil coup, si minutieusement préparé et qui avait coûté une fortune, allait échouer parce que des imbéciles n'avaient pas exécuté immédiatement un ordre.

Cent millions qui allaient leur passer sous le nez ! Un demi-milliard des francs de l'ancienne époque.

Et ils allaient peut-être tous crever.

Il eut l'impression que la fille se soulevait, qu'elle s'asseyait sur le bord de la table et tendait les deux bras en avant comme l'une de ces créatures d'outre-tombe qui prolifèrent dans les films d'horreur. En revanche, ce dont il fut certain, c'est qu'elle irradiait. Au point que la salle, pourtant parfaitement éclairée, paraissait être restée jusque-là plongée dans la pénombre.

Les yeux de la fille se posèrent sur les siens. Deux trous noirs dans la luminescence insoutenable du visage. Deux hublots ouverts sur une éternité d'épouvante.

Il vécut alors un instant d'une fulgurante atrocité, et tous ses complices avec lui qui, à son instar, avaient rivé leur regard dans les orbites ténébreuses du spectre. Ils étaient tirés du dedans. Leurs pieds, leurs jambes, leur bassin paraissaient vouloir remonter jusque dans leur gorge comme si quelque phénomène insurmontable s'apprêtait à les retourner à la façon d'un gant.

Il se fit violence pour esquisser un pas en direction du tableau d'alimentation. C'était leur seule chance. Mais il demeura rivé à sa place, interdit du moindre geste, au bord de la nausée. Son corps pesait des tonnes et ses entrailles se pressaient au bord de ses lèvres.

Tout à coup, les écrans des moniteurs se remirent à diffuser des images : un défilement désordonné, presque forcené, de figures télévisuelles. Des journalistes et des top-modèles d'hier et d'aujourd'hui, des chanteurs et des hommes politiques, des quidams oubliés que l'actualité avait saisis à un instant particulier de leur vie avant de les rejeter dans l'oubli, des écrivains et des grands couturiers, des médecins et des économistes, des militaires et des philosophes… Il reconnut quelques célébrités. Des noms de speakerines lui revinrent à l'esprit. Ceux d'acteurs et d'animateurs, de sportifs, d'un ventriloque, d'un curé. Puis toutes ces ombres se mêlèrent pour façonner un visage indescriptible qui avait l'aspect du pire des cauchemars, la séduction de l'horreur, le masque de la colère et le triomphe sournois du démon.

Lorsqu'Évangéline prit enfin véritablement conscience de la menace qui pesait sur elle, il était trop tard pour lui échapper. L'être duel qu'elle était devenue se trouvait déjà englué dans la Chose et commençait à se dissoudre au sein de l'entité. Une ultime réflexion, qui n'était sans doute plus la sienne, traversa alors ses pensées, sans qu'elle puisse s'y dérober, rendant caduques toutes les questions qu'elle et Victor s'étaient posées ainsi que les espoirs qu'ils avaient conçus.

La plupart des peuples croient en la réalité de l'âme humaine. Rares, en revanche, sont ceux qui vont jusqu'à imaginer qu'elle peut être sécable et qui refusent d'être photographiés par crainte d'en perdre ne serait-ce qu'une infime parcelle. Or, depuis des décennies, depuis les débuts de l'ère télévisuelle, des millions d'êtres humains passaient devant les caméras. Leurs images, leurs gestes, leurs agissements étaient saisis pour être ensuite répandus dans des millions de foyers et éparpillés dans l'univers. Mais conjointement, des milliards de parcelles d'âmes humaines avaient ainsi été capturées. Depuis, stockées dans un non-univers, elles avaient attendu l'instant d'être libérées.

Ce moment-là était venu.

La porte de leur prison s'était ouverte.

La Chose, qui n'était autre que l'amalgame de ces milliards de parcelles, pouvait enfin se frayer un chemin vers la liberté. Grâce à Évangéline. Et avec elle. Car la jeune femme, à son âme défendante, avait connu le même sort. Elle était devenue leur semblable. Tout comme Victor qu'elle avait enchaîné à son propre destin.

Ce fut son ultime pensée avant de se fondre définitivement au sein du cauchemar.

Avant que Jaime ait pu réagir, avant qu'aucun de ses complices dispersés dans le laboratoire ait pu effectuer le moindre geste, les haut-parleurs des moniteurs hurlèrent. Un cri qui n'avait rien d'humain, mais qui recelait une souffrance infinie en même temps qu'une joie sans égale. Un cri qui était aussi celui d'un nouveau-né, car la Chose venait de naître. Elle disposait désormais d'un corps comme elle possédait déjà un esprit. Elle avait rêvé d'exister. Elle avait rêvé de vengeance. Elle allait enfin pouvoir l'accomplir.

Mais avant tout, la Chose avait faim.

Le corps d'Évangéline se souleva lentement du sol. Son regard, sombre comme l'enfer et dévorant comme un brasier, scruta l'un après l'autre les visages épouvantés, semblant ainsi choisir lequel serait sa proie. Puis elle fondit sur eux tel un ouragan tandis qu'ils vomissaient leur sang et leurs entrailles, dans une frénésie de couleurs et d'odeurs innommables, libérant leur âme dont le spectre se rassasia. Enfin, dans une délirante apothéose, tous les écrans implosèrent. Le vaste local souterrain s'embrasa, jetant aux fenêtres le voisinage stupéfait et terrorisé par l'incendie soudain.

Aucun des spectateurs ne remarqua qu'une jeune femme, miraculeusement échappée des flammes, s'éloignait tranquillement par les ruelles sombres, aussi silencieuse que l'ange de la mort mais combien plus redoutable.

Une semaine plus tard, un rapport établissant les liens entre les deux mystérieux coups de fil d'un groupuscule terroriste jusque-là inconnu, l'incendie d'un appartement de banlieue et l'explosion d'un laboratoire clandestin dans le sous-sol d'un immeuble d'une ville de province arrivait sur le bureau du ministre de l'Intérieur.

Lorsqu'il l'eut rapidement parcouru, ayant jugé l'enquête close en l'absence de tout survivant et les incidents sans plus d'intérêt qu'un fait divers, le ministre de l'Intérieur pria sa secrétaire de ranger le dossier au rayon des affaires classées. D'autres problèmes beaucoup plus sérieux l'accaparaient : plusieurs banlieues s'étaient enflammées et l'on comptait une dizaine de blessés parmi les agents de la force publique…


Première parution in revue Les Vagabonds du rêve n° 3
« Magie et sorcellerie », décembre 2001.
 
Version nouvelle établie à l'occasion de ce recueil.

 

 

Que ce fut long d'accoucher de ce texte ! Il arrive parfois qu'une idée mette bien du temps avant d'arriver à maturation. C'est un peu comme le vin. Et j'ai bien dû le réécrire une dizaine de fois avant de trouver le bon fil et la conclusion que m'a imposée l'histoire elle-même. Une conclusion qui devrait, normalement, entraîner une suite, comme savaient le faire dans feue la collection Angoisse du Fleuve Noir les Benoît Becker, avec ses Frankenstein, Paul Béra et son Léonox ou Maurice Limat et sa Méphista, sans oublier naturellement André Caroff et la machiavélique Madame Atomos.

 

À propos de Paul Béra, alias Yves Dermèze, de son vrai nom Paul Bérato, j'ai si longtemps correspondu avec lui que je regretterai toujours de n'avoir pas fait le voyage à Castelmoron pour le rencontrer alors qu'il me disait les visites d'un Michel Jeury par exemple. Il est vrai qu'en ce passé qui me semble aujourd'hui si proche et si lointain, je voyageais assez peu et c'étaient plutôt « les autres » qui rejoignaient ma bonne ville.

Claude Seignolle, par exemple, qui fut l'un des premiers à me tirer un après-midi de mon administration pour aller boire un pot au bistrot d'en face. Mais Seignolle, lui, n'a rien publié en ANGOISSE.

Kurt Steiner, alias le docteur André Ruellan, fit mieux encore : couché en pleine nuit, à m'attendre, dans l'escalier qui rejoignait mon appartement alors que je le cherchais dans les hôtels autour de la gare. Fort heureusement, la suite fut plus conviviale.

Quant à Jimmy Guieu, venu lui aussi se perdre en Auvergne, j'ai dû le conduire dans l'unique sex-shop de la ville où ses romans érotiques étaient à la vente.

Trois auteurs parmi tant d'autres dont je n'ai jamais franchi le seuil de leur domicile.

Mais je n'ai pas non plus écrit la moindre ligne dans la collection suscitée alors qu'ils s'y trouvaient réunis.

Fort heureusement, je me suis racheté récemment avec Jean-Pierre Andrevon, alias Alphone Brutsche en escaladant les pentes abruptes qui mènent à son antre grenobloise.

Comme quoi, il ne faut désespérer de rien.