Postface
C'était hier ! Il y a quarante ans !

Michel Bassot

C'était hier ! Il était dix-neuf heures, dix-neuf heures trente et nous nous apprêtions, ma femme et moi, à traverser la ville pour rejoindre la banlieue nord. La rage de nous compromettre dans une aventure impensable transformait notre ordinaire en un monde effarant. Nous savions que nous allions « en prendre plein la gueule », que ça ne serait pas facile et que ça durerait longtemps, peut-être même jusqu'au petit matin, quand la rosée des froidures matutinales s'acoquinerait avec les parfums d'un café au coin d'un bar. Ce serait vers deux ou trois heures du matin que ça risquerait d'être un peu dur ! Mais nous avions la jeunesse comme alliée et la morsure de la passion qui broutait nos talons d'Achille nous faisait galoper encore plus vite vers le lieu magique où nous nous consumerions. Elles nous aideraient dans les moments difficiles, quand le sommeil, sournois, aurait raison de nos ardeurs.

C'était hier, il y a quarante ans ! À vivre à cent à l'heure, le temps se tasse et se chagrine et on se retrouve à l'aube de la vieillesse sans avoir pu savourer suffisamment la vie qui a glissé des mains comme le sable du désert. C'était hier et quand j'y repense, je savoure ces moments qui, en forgeant de la nostalgie et du regret, nous dévoilent à quel point ce que nous vivions alors était fort. Bien sûr la force de l'évènement densifie les souvenirs, ils deviennent des jalons pour supporter notre présent. Un présent qui maintenant embellit souvent notre existence. Si « Il » n'avait pas été là dans ce passé lointain pour nous enseigner, alors la qualité de notre vie, la substance de notre culture, la liberté de penser et d'agir face aux évènements contemporains s'en seraient drôlement ressenties. C'était hier, il y a quarante ans et ce soir-là nous allions « Le » retrouver triomphant au centre d'une troupe d'exaltés qui boiraient au nectar de ses propos.

La voiture posée dans un terrain vague nous arrivions vers le lieu magique où se tenait le PREMIER FESTIVAL DU FANTASTIQUE ET DE LA SCIENCE FICTION [8] organisé par Jean-Pierre Fontana. Et c'est ce Jean-Pierre Fontana que nous allions voir et revoir en cette soirée. Le hall du cinéma était déjà le théâtre de discussions enflammées. « Il » jubilait au milieu d'une foule passionnée, parlait avec toutes les parties de son corps, gesticulait haut et fort. « Il » s'avançait, reculait, faisait la moue, attaquait, mais ne laissait jamais rien passer qui ne soit clair pour tout le monde. Et « Il » en avait des arguments, le bougre ! Pas un propos n'était avancé sans preuves, sans références, dates et anecdotes. « Il » assénait des faits incontournables, impressionnait par une connaissance sans faille de la petite histoire des grands qui au cinéma font la grande des petits. « Il » justifiait à tout va et malheur à celui qui avancerait des certitudes qui s'avéreraient galéjades, il ne s'en remettrait pas ! Car, des intimités avec la petite histoire des Terence Fisher dînant un soir d'orage avec Christopher Lee et Melissa Stribling  alors que Peter Cushing s'était disputé avec le directeur de la photographie Jack Asher lors du tournage du CAUCHEMAR DE DRACULA ou des connivences entre le photographe Larry Tarr et l'employé de la MGM Barney Duhan qui présenteront à Marvin Schenck la sublime Lucy Johnson, « Il » était au courant des moindres détails qui articulaient les rouages des vies intimes oubliées ou inconnues des plus grands noms de l'histoire du cinéma. Et ne vous avisez pas de feindre l'étonnement en chuchotant à votre voisine « Mais qui est donc cette Marvin Schenck dont parle Jean-Pierre Fontana ? » « Il » exploserait d'étonnement en vous assénant un « Tu ne connais pas cette extraordinaire Reynolds qui, en échange d'une promesse de mariage demanda au pilote Stephen Cameron de se jeter avec sa voiture du haut d'une falaise ? » Vous bafouillerez naturellement et « Il » s'en étonnera en éructant : « Le Hollandais Volant errant pour l'éternité à moins qu'il ne trouvât une femme qui accepta de mourir par amour pour lui… » et là « Il » attendra le déclic incontournable car avec toutes ces informations vous ne pouvez pas ne pas savoir et « Il » attendra votre « Oui, bien sûr… » et la réponse évidente. Devant votre silence benêt « Il » continuera, effondré devant tant de mauvaise volonté, car « Il » ne pourra imaginer que vous ne connaissiez pas « Celle qui a eu son existence et sa carrière bouleversées par ce film… » « Il » espérera encore un peu « Par ce film du remarquable Albert Levin… PANDORA… » et d'asséner, dépité « Ava Gardner ». Vous acquiescerez, bien sûr, contrit de n'avoir point percuté plus vite, et là, vous en aurez pour un bon moment et vous apprendrez alors tout du tournage du film et de la vie des acteurs. Par exemple, qu'au troisième jour du tournage, Marius Goring, né le jeudi 23 mai 1912 à Newport, a offert à Sheila Sim de 10 ans sa cadette une mappemonde en nacre que lui avait donné un de ses oncles ami de Georges Méliès, mais que, malgré cela, Sheila ne cédera pas aux avances de Marius avant 7 jours. Vous connaîtrez alors les rouages magiques qui ensemencent d'imaginaire la vie intime des grands et des petits qui ont fait les chroniques du septième art.

C'était hier. « Il » était là, à deux mètres de nous et nous aurions pu le toucher. Jamais je n'avais osé l'aborder si ce n'est, peut-être, un jour d'audace, pour lui lancer un timide bonjour, mais je n'allais quand même pas importuner l'homme de l'art, en sa demeure, de questionnements futiles. « Il » m'étonnait, me fascinait et me semblait inaccessible. Je n'aurais jamais pu imaginer à cette époque qu'un jour je rentrerais dans son intimité comme aucun de ceux qui le côtoyaient alors ne l'ont peut-être jamais fait.

Bien des décennies plus tard, combien de fois nous sommes-nous retrouvés pour discourir sur tous les thèmes possibles. Car, une des caractéristiques fondamentales de Jean-Pierre Fontana, c'est sa capacité à pouvoir aborder tous les sujets. Aborder que dis-je ! À explorer le fond des sujets. Il est dans sa nature de soulever des idées incroyables, de défendre une thèse puis de revenir sur ses dits parce qu'un élément nouveau imposait à sa logique une rectification incontournable. Jean-Pierre est par essence et excellence un être antidogmatique au point de se méfier du dogmatisme de l'antidogmatisme. Avec Jean-Pierre Fontana on parcourt le plaisir de la discussion en « live », car au fur et à mesure qu'il pose des certitudes « Il » les remet en question et est déjà en train de chercher leurs failles pour explorer le sujet d'une autre façon. Jean-Pierre Fontana a comme don offert par le créateur une culture éclectique aux champs d'investigation gigantesque.

Parlez-lui de judaïsme, immédiatement « Il » vous expliquera que l'un des plus beaux combats de chevaliers qu'« Il » ait jamais vu a été réalisé par Richard Thorpe dans son IVANHOË. Vous vous demanderez alors le rapport entre la chevalerie et le judaïsme et « Il » vous répondra, étonné que vous n'ayez pas fait le rapprochement, que dans ce film l'héroïne à la prestation particulièrement émouvante était Élisabeth Taylor jouant le rôle d'une jeune juive.

Parlez lui de violence, « Il » sera intarissable et vous enseignera APPALOOSA, A HISTORY OF VIOLENCE, LA ROUTE et débouchera sur un éloge de Viggo Mortensen.

Je lui avais dis un jour que j'avais rencontré et dîné avec Agustín Díaz Yanes. Alors « Il » m'avait parlé du Viggo Mortensen jouant le rôle de Diego Alatriste, mercenaire au service du roi Philippe IV d'Espagne dans CAPITAINE ALATRISTE puis de son rôle royal d'Aragorn dans LE SEIGNEUR DES ANNEAUX.

L'autre jour je lui parlais d'un film, REVIENS-MOI, que je venais de regarder et que je trouvais remarquable. « Il » avait bondi de son siège pour mieux me deviser sur Keira Knightley : « Dans la période actuelle c'est une actrice qui, je dois l'avouer, me séduit énormément. J'admire les choix qu'elle a faits en participant à des œuvres aussi splendides que diverses : PIRATES DES CARAÏBES, LE ROI ARTHUR, THE JACKET, ORGUEIL ET PRÉJUGÉS, THE DUCHESS et j'en passe, comme par exemple le premier épisode de STAR WARS, un film de ses débuts. »

Prononcez Edgar Poe : « Il » vous répondra Vincent Price , LA CHUTE DE LA MAISON USHER, vous parlera du réalisateur Roger Corman, il vous expliquera que les prestations de Vincent Price dans les grands films que furent avant cette période LE CHÂTEAU DU DRAGON de Joseph Mankiewicz, LAURA de Otto Preminger sont absolument remarquables. Et tout d'un coup, « Il » s'enflammera pour la sublimement belle Gene Tierney qui joue dans ces deux films.

Sous-entendez Marilyn Monroe: « Il » capitulera et vous expliquera que, comme beaucoup, il a, bien entendu, succombé à ses charmes mais, pris par la passion, « Il » balaiera bientôt tout l'environnement et vous expliquera en long et en large sa fabuleuse prestation dans un curieux petit film TROUBLEZ-MOI CE SOIR, d'un futur grand du cinéma fantastique Roy Ward Baker, le réalisateur du DR JEKYLL ET SISTER HYDE. « Il » vous racontera, pendant le tournage du film, l'histoire cachée de Marilyn avec, excusez du peu, Richard Widmark en plutôt gentil garçon, bien différent du ricanant tueur du CARREFOUR DE LA MORT d'Henry Hathaway.

Chuchotez Buster : « Il » clamera Keaton et vous connaîtrez ses « amours » cinématographiques : les chefs-d'œuvre du cinéma muet et ses interprètes aussi merveilleux que Conrad Veidt, Harry Langdon, Emil Jannings, Mary Pickford, Douglas Fairbanks

Mais surtout ne lui parlez pas du cinéma fantastique italien, « Il » avouera certainement avoir eu un faible pour les deux plus grands que furent Mario Bava avec LE MASQUE DU DÉMON et SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN, et Ricardo Freda et son EFFROYABLE SECRET DU DR HICHCOCK avec une interprète absolument fascinante, Barbara Steele, qui tourna sous leur direction deux de ses plus grands rôles.

Nous avons parlé cinéma, nous pourrions parler cyclisme ! « Étonnant, non ?». Il y a quelques temps, au soir d'un après-midi d'été, Jean-Pierre Fontana était passé me voir et, ce soir-là, Geneviève, amie de longue date et « coureuse cycliste » par tube cathodique interposé, fanatique des Tours de France, attendait sa venue. Ignorant ses connaissances en cyclocourse et prenant Geneviève comme témoin, je lui demandais, un tantinet taquin et en songeant « là enfin il y aura quelque chose qu'»Il» ne saura pas » : « Tour de France 54, qui a gagné ? » Du tac au tac Jean-Pierre Fontana me répondit « Louison Bobet » et sans qu'on lui demande quoi que ce soit ajouta « Deuxième : Ferdi Kübler et c'est Federico Bahamontes qui a eu le Grand Prix de la montagne ». Nous nous sommes regardés avec Geneviève et Jean-Pierre Fontana a continué « Le tour de France c'est une de mes passions ! » Nous avons alors poursuivi, pour voir : « Tour de France 58 ? » et Jean-Pierre Fontana de répondre « Premier : Charly Gaul, deuxième : Vito Favero, troisième le clermontois Raphaël Géminiani et Grand Prix de la montagne encore Federico Bahamontes ». Il en fut ainsi de toutes nos tentatives…. Et je ne vous dis rien sur le rugby…

Il n'y a pas d'endroit où aller pour dénicher l'information impensable, pas de repli caché au coin du cosmos, pas d'univers imbriqué dans un angle de la conscience qui soit un domaine qui ait échappé à l'esprit de notre écrivain.

Pour lui, l'acteur inconnu n'existe pas ! Le réalisateur ignoré n'est pas né ! Il ne subsiste pas de pan de la culture que Jean-Pierre Fontana ne connaisse point.

Cinéphile, écrivain, essayiste, anthologiste, rédacteur en chef, organisateur de festivals, fondateur du Prix de l'Imaginaire, mais aussi philosophe, mathématicien, paléontologue, archéologue, théologien (n'a-t-il pas fait le Petit et le Grand séminaire !), il n'y a pas d'endroit où le créateur ait pu cacher quelque chose à Jean-Pierre Fontana. Il est un Leibniz ou un Euler, ces derniers hommes à avoir tout su. Cet éclectisme lui permet d'aborder le monde par le biais de la science-fiction seule discipline qui, par excellence, a une approche holistique du monde. [9]

Il n'est pas question pour Jean-Pierre Fontana d'affirmer une proposition sans en avoir étudié la substantifique moelle. Pas question de donner au lecteur une information qui serait douteuse. Ne m'avait-» Il » pas demandé un jour quel pourrait bien être le champs de gravitation sur une planète qui aurait la forme d'un ruban de Moëbius (Comme une taupe au logis - ARCĂNUM UNDĚCIM)

Relisez ce voyage en mer dans le deuxième tome de LA GESTE DU HALAGUEN, L'Âge noir de l'Empire et vous pouvez être sûr qu'un commandant, maintenant, pourrait retracer la route du navire, compte tenu des vents et des courants, et connaître, à chaque instant, la position de la barque, son cap, son amure et son allure. La recherche du mot juste, mais aussi celle de la réalité de la situation dans laquelle il nous emmène. Il n'y a jamais tromperie, jamais falsification, jamais de faux semblant, l'imaginaire est une réalité ontologique qui nécessite droiture, équité, honnêteté. Avec Jean-Pierre Fontana on ne raconte pas une histoire pour meubler notre mental, on raconte une histoire pour révéler notre psyché, on n'écrit pas pour amuser et divertir, on écrit pour étonner et instruire. La rigueur et l'éthique qui conduisent l'écrivain sont du même ordre que celles qui règlent l'homme. L'homme est un authentique humaniste qui a une conscience affinée des arcanes qui animent les êtres à la surface de ce bas monde : point de jugement, mais un émerveillement et une interrogation sur la complexité de notre univers tant matériel que spirituel.

C'était hier, il y a quarante ans. Fidèle et droit, travailleur infatigable, Jean-Pierre Fontana est un homme passionné qui fait de chaque instant de sa vie une œuvre d'art. Parce que, lui qui ne possède rien, aime follement cette vie, là où beaucoup se seraient effondrés, « Il » s'alimente à la source de l'imaginaire pour tordre la réalité et la rendre acceptable. Il est le créateur de son propre monde et nous qui le côtoyons en sommes ensemencés. Le regard qu'il porte sur l'univers est celui d'un homme qui aime profondément le genre humain car à travers ses extra-terrestres, Xtrongle, ou ses créatures impensables, Sgrall, il décrit les arcanes de notre propre psyché qu'il nous faut bien accepter.

Jean-Pierre Fontana me racontait que celui qui était à l'origine de ce désir d'écrire, c'était son père, qui tous les soirs inventait une histoire qu'il improvisait chaque jour et qui ne se terminait jamais. Jean-Pierre traverse deux siècles, il est celui qui me raconte sa vie qu'il improvise chaque jour et me donne l'envie de vivre la mienne comme une existence qui ne se terminera jamais.

Chanonat, le 06/03/2012