Le mousqueton rustique n’avait été qu’objet de quincaillerie, mais os de la hanche d’un rongeur domestique et paradoxale cuillère trouée, il m’avait ouvert la voie des analogies aléatoires, je veux dire des duplications surprenantes, vaines le plus souvent, mais dont j’appris plus tard qu’un éclair pouvait surgir. J’avais depuis longtemps oublié le mousqueton. D’autres ustensiles l’avaient remplacé, mais dont l’intérêt ne suscita pas aussi durablement mon désir ni ne laissa de traces aussi précises dans ma mémoire. Cependant, il me semble que j’eus toujours dans mon plus proche univers un groupe d’engins ou de simulacres qui équilibraient en quelque sorte le trop abondant butin que je retirai de ma fureur de lire. Si l’on veut, au lieu de connaître seulement par l’imprimé, je connaissais aussi par les choses et par le réseau qu’elles tissent entre elles.
Chez moi, il y eut toujours un mousqueton pour balancer une lecture. À la fin, ce sont les mousquetons qui ont survécu. Dix ans après la fascination de l’objet trivial, le mercure m’accapara de manière encore plus despotique. Le mercure n’est pas précisément un objet : mais le moyen pour un enfant de faire la distinction ? Objet diffus, il va de soi, cependant identifiable du premier coup d’œil et sans la moindre hésitation. Une matière comme le bois ou comme l’eau, je veux bien, mais mille fois plus singulière et qui ne laissait pas la moindre marge à l’équivoque.
J’avais vu du mercure dans les thermomètres. Une prison de verre le privait de sa mobilité. Aussi ne m’avait-il alors rien dit. Au contraire, au lycée, lorsque, dans la salle des manipulations de chimie, il m’apparut sans contrainte, fugitif, brillant et insaisissable, ce fut une révélation. Je ne pus résister à l’attraction qu’il exerça sur moi dès le premier instant. Car la passion des « objets » n’est nullement innocente. Il est indispensable de les posséder, s’il le faut en les dérobant.
Je m’en constituais petit à petit une réserve par de menus larcins commis le cœur battant. Je devais d’abord subtiliser un tube à essai et un bouchon. Ceci n’offrait aucune difficulté. Le danger de l’opération résidait dans la phase suivante : faire couler dans le tube un tout petit volume du métal était délicat et malaisé. La quantité accessible n’était pas grande. Le professeur ou son assistant se fût vite aperçu d’une soustraction, même peu appréciable. Il y avait d’une part le péril de procéder maladroitement au transfert, de verser à côté du tube l’espiègle mercure ; de l’autre, celui de se laisser prendre sur le fait et, par suite, la honte de se faire traiter publiquement de voleur. De la punition, je prenais facilement mon parti : elle ne pesait pas lourd en face de la joie profonde d’augmenter tant soit peu ma provision du métal liquide et miroitant. Je le conservais dans un flacon de parfum qui devait l’honneur de devenir tabernacle à deux particularités qui me semblaient accordées à la nature du mercure : il était de forme carrée, c’est-à-dire anormale pour un flacon, et en verre noir, épais.
Ni la vue ni la lumière ne pouvaient le traverser. De toute évidence, ce flacon de ténèbres était fait pour enfermer un liquide de lumière. Je ne sais quelle nouvelle fantastique m’avait en outre indiqué que de tels récipients peuvent retenir captives les âmes. J’avais plusieurs fois lavé celui-ci à l’eau très chaude, en outre additionnée d’une dose généreuse de détergent, afin de le purifier plus sûrement, en éliminant avec tout vestige d’odeur la moindre trace de son ancien usage frivole. Après tant d’années, je l’ai gardé dissimulé derrière une rangée de livres, j’ignore laquelle, et je n’ai jamais été tenté de le retrouver. Je sais seulement qu’il est là. Cette fidélité absurde montre assez l’intensité de la fascination primitive de son contenu.
Je jouais fréquemment et avec précaution avec le métal contradictoire. J’admirais comme il s’éparpille en gouttelettes étincelantes, tour à tour rapides et hésitantes, — et qui ne mouillent pas. En outre, on nous avait appris qu’il ronge l’or. Je rêvais sur une digestion à la fois luxueuse et difficile à imaginer. Je désirais ardemment assister à pareil repas. Voir l’aliment insensé fondre et se trouver englouti, voluptueusement, sans doute, par la substance gloutonne. J’aurais volontiers nourri mon mercure de quelques parcelles d’or. Mais je ne voyais pas le moyen de m’en procurer. Ma mère avait des boucles d’oreilles en or qu’elle ne mettait plus depuis des années, car le trou qu’on lui avait percé au bas des lobes, lorsqu’elle était enfant, suivant l’usage de l’époque, s’était depuis longtemps refermé. J’aurais pu, à la réflexion, en prélever au moins un fragment. Il est étrange que je n’y songeai même pas. Je m’étais conduit tout autrement pour le mercure. Il me semblait que j’avais un droit obscur à en recouvrer mon dû, comme j’avais droit à l’air, à l’eau des rivières, à l’espace. De même, j’avais droit en mercure sur une administration anonyme qui n’en faisait visiblement aucun cas. L’or, à l’inverse, était protégé par la considération générale que lui témoignaient les adultes et, ce qui compte davantage, par le prix que chacun d’eux lui accordait, certes pour sa valeur économique, mais aussi en vertu d’une mythologie héréditaire et informulée, analogue au fond à celle de la magie, qui m’avait spontanément, en dehors de toute tradition, alchimique ou autre, envoûté dans le mercure. Je restai sur mon désir d’amalgame. Je me consolais misérablement en me persuadant que je sauvegardais l’intégrité du liquide magnifique. J’étais désespéré lorsqu’une goutte avait glissé dans une rainure du plancher et que je voyais bien que je n’arriverais pas à la repêcher. La sueur au front, je m’y essayais en vain avec une épingle à cheveux.
Quand je m’interroge aujourd’hui sur cette seconde et imprévisible attirance, qui est loin, comme le bon sens, d’être la chose du monde la plus communément partagée et lorsque je m’efforce de définir la qualité qui m’a séduit dans les premiers supports qui m’ont retenu, comme dans ceux qui leur ont succédé, je n’en distingue pas d’autre que celle d’avoir tous été en quelque manière des carrefours. Ils réunissent des aspects ou des propriétés qui semblent à première vue incompatibles. Dans le mercure, en particulier, plusieurs alliances à la fois déroutantes et manifestes, même pour un écolier. Plus tard, des antinomies subreptices, des interférences qui dénonçaient à l’improviste des complicités, des prévarications entre les règnes de la nature, soudain visibles et privées du couvert des oppositions qui d’ordinaire les dissimulent. L’industrie humaine, qui finissait par me sembler elle aussi un règne de la nature, prolongeait à mes yeux les lis des champs qui ne tissent ni ne filent, comme elle eût pu faire l’architecture des coquilles et l’héraldique des ailes de papillon. Chaque rencontre étonnante me fournissait un gage ambigu de l’unité du monde. Aux deux sens du mot, elle me contraignait à la réfléchir, puisque j’en faisais après tout partie.
J’étais, je le répète, très jeune. Le mousqueton comme le mercure me plaçaient sur une sorte de ligne de crête d’où je voyais s’ouvrir des perspectives contradictoires. Je n’avais pas assez de naïveté pour les supposer révélatrices, ni assez de résignation pour les estimer nécessairement trompeuses. Elles se bornaient à associer des apparences que rien ne destinait à se trouver réunies. Je me rendais compte qu’aucun objet n’avait en lui-même de pouvoir initiatique, mais plusieurs faisaient office de clés ou, comme je disais, de carrefours, ils mettaient en branle le démon de l’analogie et provoquaient ainsi la rêverie qui, à son tour, suscitait parfois la découverte ou qui, du moins, tenait l’esprit en alerte, en pure perte le plus souvent. Mais le plaisir restait du moins acquis.
Ce fut plus tard un couperet tibétain, à la poignée constituée par un demi-vajra, symbole de la foudre et dont la seconde corolle, au lieu de prolonger la première en une symétrie exacte, s’ouvre, s’aplatit, s’épanouit en une gaine sinueuse dont la courbure change de sens au moment où elle passe sous l’axe de l’instrument. Un hachoir de fer y est serti, lame tranchante courte et redressée d’un côté, allongée de l’autre et terminée en crochet, tout comme le manche où elle s’insère. Le couperet proprement dit se trouve ainsi arrondi en forme de demi-lune. Plus large à la verticale de la poignée, la lame s’étrécit aux deux cornes, la plus brève dirigée vers le haut, la plus effilée vers le bas.
De part et d’autre, la rainure de bronze où elle est fixée développe des ramages d’acanthe, de plumes ou de flammes. De chaque côté de l’arme, au centre, sous la poignée, le masque de Dourga, tête de mort aux yeux caves et à la bouche hilare, dilatée jusqu’aux oreilles et qui fait flamboyer un rire triomphal.
L’instrument, kartrika en sanscrit, gri-gug dans le langage de la liturgie tantrique, conjugue sans doute les forces de la foudre et celles de la déesse noire (Dourga est un des noms de Kali) pour accumuler en lui l’efficace nécessaire à la destruction des démons. Chaque détail du balancier magique me ravit. Tant d’art et d’industrie, de calculs et d’emblèmes, de formes raffinées et sinistres pour parvenir à taillader des êtres vaporeux, invisibles, sans substance, qui n’ont de réalité que celle que leur prête l’imagination.
Le suivant des objets-carrefours fut un masque que j’aperçus dans la confusion d’un étalage de bric-à-brac. Je l’identifiai vite comme l’ustensile entier dont André Breton a publié la carcasse énigmatique dans L’Amour fou. Il s’agit d’un masque de combat, de l’apparence et de la dimension d’un loup de bal mondain ou carnavalesque, mais beaucoup plus approprié à la plus rude escrime qu’à de galantes approches. Les yeux sont protégés par des lamelles de zinc parallèles, larges, horizontales et juste assez écartées pour permettre de voir en chaque direction utile tout en abritant les organes de la vue.
Il s’agit en fait d’un des masques employés pour les duels au sabre qui, pour les étudiants allemands de l’époque romantique, remplissaient l’office d’une sorte d’épreuve rituelle. Celui-ci, comme je suppose tous ceux de cette espèce à l’époque, est recouvert de chagrin ciré de couleur sombre et prolongé par un réseau serré de mailles de fer. Le robuste filet est accroché par de gros anneaux au bord de la paroi métallique revêtue de cuir qui constitue la défense principale. Il épouse le contour du nez et pend librement afin de préserver le bas du visage, particulièrement les lèvres. Du côté du combattant, le masque est rembourré d’une peau pelucheuse de manière à amortir les chocs que peuvent produire des armes relativement lourdes qui, vigoureusement maniées, pourraient, répercutées par le métal nu, écorcher profondément le duelliste.
Le rideau de mailles rappelle sans doute le satin ou la dentelle qui complète le loup délicat des fêtes mondaines. Ici, toutefois, matière et usage évoquent davantage la violence, fût-elle réglée, les balafres, les plaies et le sang. La preuve qu’il en va bien ainsi est que les masques d’escrime moderne, d’aspect fragile et tout en grillage fin, ne présentent à aucun degré un contraste de même genre. Ils ressemblent plutôt à des paniers à salade.
L’alliance, la rencontre de la futilité et de la guerre dans le masque périmé, quasi médiéval, dont il est devenu presque impossible d’identifier la fonction, la connivence du rite et de la technique, celle du monde universitaire et de la survivance d’une obscure ethnographie, exercent sur moi, depuis que j’ai loisir d’en examiner un support exemplaire, une attirance mystérieuse et plus tenace que ne peut faire un masque ordinaire ou une quelconque œuvre d’art.
Justement, je lui sais gré de n’être pas une œuvre d’art, mais un objet banal, utilitaire, né dans un coin du monde et dont la durée fut passagère. Il était utilitaire, mais l’utilité pour laquelle il fut fabriqué n’était elle-même d’aucune utilité. Il ne s’agissait que de porter des coups d’armes blanches qui pouvaient en principe blesser grièvement, sinon tuer, mais qui ne devaient, en l’occurrence et grâce à cette protection, que défigurer, en tout cas marquer le front et les joues de courtes cicatrices indélébiles et glorieuses.
Les masques sont de protection, de dissimulation, de dérision ou d’intimidation. L’espèce humaine tout entière y eut recours. Le masque en dépasse même les limites. La protubérance frontale du fulgore en forme de mufle de saurien est un masque, la collerette érectile du lézard Chlamydosaurus kingi en est un autre, comme la face lunaire des chouettes. Les ocelles ou les cornes de nombreux insectes sont des masques par l’apparence comme par la fonction. Ils sont couramment conjugués aux divers comportements qui, chez l’homme aussi, ont pour effet de faire naître chez le porteur un état second et de susciter une panique chez ceux qu’il effraie par une subite apparition. Les masques humains, chaque fois qu’ils ne sont pas employés à des fins pratiques sont grotesques ou terrifiants. Mais même derrière le rire, l’épouvante est proche.
Il me revient en mémoire les cagoules de laine blanche tricotée, à la bouche et aux orbites cerclées de noir et de rouge qui, dans le Haut-Pérou sont utilisées pour la fête des morts. Avec une remarquable économie de moyens, de ceux qui les enfilent et qui les ont achetées au marché au vu de tous, ils font des êtres d’outre-tombe qui glacent soudain la bonne humeur de leurs parents et amis. Pourtant, ceux-ci savent parfaitement ce qu’il en est : ils ont peut-être eux-mêmes fabriqué les masques de laine.
Le masque d’escrime allemand, sans fantaisie, exactement adapté à sa fonction avec son réseau de mailles et sa grille de métal, avec son capiton quasi soyeux, mi-artisanal, mi-industriel, de cuir et d’acier en place d’étoffe et de carton apparaît comme un imprévisible accident dans la variété sans limites des masques humains, sans même évoquer les insectes mimétiques et les fleurs-pièges. Un accident, qui précisément réunit en un seul objet les styles divergents du loup et de la visière, les fins opposées du bal et du combat. D’où sa magie.
Ce masque local, transitoire, aujourd’hui déconcertant et qui m’émeut si vivement, ne me fait guère penser aux étudiants d’Iéna ou de Heidelberg, qui l’ont porté il y a un siècle et demi. Sa perfection abstraite, à vrai dire plutôt lointaine qu’abstraite, surgie d’une péripétie insignifiante, quasi oubliée, de l’histoire des mœurs universitaires européennes, renvoie à l’un des ressorts mystérieux qui meuvent l’ensemble de la nature. Je le regarde, ce masque hybride, comme un témoin heureux dans sa forme, insolite par son apparence. J’en arrive à le tenir pour une résurgence plus persuasive de la continuité de l’univers que de l’ingéniosité renaissante de l’homme. Il semble illustrer un hasard infime de son destin. Il trahit en même temps par un trait déroutant la complexité de son appartenance fondamentale à un monde où mirages, échos, duplications infinis ne cessent de répercuter au loin leurs séries harmoniques et enchevêtrées. L’homme, la plupart du temps, refuse de voir qu’il y a sa place.
Dans les insectes mimétiques, dans les anomalies des pierres, dans le goût général, je veux dire non spécial à l’homme, d’un territoire personnel inviolable, dans celui du vertige et de l’ivresse puisés dans le masque ou la drogue ou obtenus par des moyens mécaniques, dans le faste et la gloire, dans un déploiement bienvenu de formes et de couleurs, comme dans la dissymétrie présente et féconde à tous les niveaux de l’ordre cosmique, j’aurai poursuivi, hors des livres, dans les choses et les objets, des signes patents de la connivence indivise que l’espèce par vanité répugne à reconnaître, tant elle s’estime distincte du reste du monde par ses dons et par ses exploits.
Dans l’art autonome, je n’ai consenti d’apercevoir qu’une activité transitoire, passagèrement spécialisée. Il ne me paraissait pas alors un attribut constant de la nature humaine, du moins sous la forme d’une recherche close et exclusive, que j’estimais plutôt une impasse. Au contraire (et complémentairement), conjugué à d’autres besoins ou impulsions, il me semblait cette fois déborder l’homme, loin d’en constituer l’apanage exclusif et permanent.
Je ne cherchais pas mes objets-sorciers dans les œuvres d’art et me trouvais même gêné quand ils en présentaient l’apparence. Je viens de le dire : je conjecturais dans la dissymétrie une des forces vives de la nature. Je m’efforçais d’apporter à ma conviction les meilleures preuves possibles, je répertoriais les données favorables, je cataloguais les arguments décisifs. Mon ouvrage était imprimé, quand je fis enfin l’emplette, dont j’avais longtemps rêvé, de l’objet encore aujourd’hui dernier venu dans mon cabinet magique, une canine supérieure gauche de narval, la longue et fine dent d’ivoire torsadé, qui dépasse couramment deux mètres et si extraordinaire qu’on dut inventer un animal fabuleux pour la porter sur le front. Elle devint corne de licorne.
L’animal à corne unique rassembla autour de lui un ensemble complexe, stable et cohérent de superstitions et de légendes qui gravitent presque toutes autour du rostre transféré. Il fut gravé, peint, sculpté, représenté sur les tableaux, les tapisseries, les céramiques, les blasons. Des siècles durant, d’éminents artistes comme d’humbles artisans fixèrent le même fier profil, qui marie la menace et l’élégance. Je rassemblai de mon mieux récits, contes et recettes inventés et colportés à la gloire d’une bête issue de la composition d’une cavale immaculée avec la dent gigantesque et dissymétrique d’un cétacé, dûment placée dans l’axe sagittal d’un quadrupède.
Comme tout à l’heure pour le masque de duel, ce n’est pas pour sa beauté que j’avais acquis l’objet, ni même parce qu’il m’apportait l’exemple le plus spectaculaire et le plus déconcertant de dissymétrie dans la nature et, qui plus est, de dissymétrie en apparence inexplicable, répondant à « autre chose » et démontrant ainsi la puissance de ce ressort primordial et négligé. Présente même où elle n’a que faire, je veux dire comme seule dent — et démesurée — dans la gueule minuscule du narval, la postulation dissymétrique y rappelle qu’elle est capable de s’imposer avec faste, même là où ses effets ne sont qu’encombrants et nuisibles.
Je me dépris assez vite de l’objet-fée, justement à cause de sa splendeur et parce qu’il était objet de musée, peut-être aussi pour avoir donné naissance à un corps de fables diverses, d’ordalies de pureté, de damoiselles à hennins et à haquenées, de panacées et d’antidotes miraculeux, l’ensemble situé en milieu féerique où règne l’amour courtois, où des ménestrels jouent du luth dans de vastes salles d’apparat, où des forêts de songe sont lieux d’enchantements incessants.
La somptueuse aiguille d’ivoire, déjà miracle par elle-même, est trop associée aux légendes d’une époque définie pour laisser l’esprit libre d’errer à sa guise ou d’obéir à quelque invitation imprévue. Un objet, même naturel et irrationnel tout ensemble, une fois chargé de souvenirs et quelle que soit sa splendeur, peut-être à cause d’elle, qui dirige l’attention, se trouve désaffecté de son pouvoir d’évocation sauvage. Or, c’est là ce que j’attends des objets-surprises. Le rostre éblouissant appartient désormais à un autre monde, celui des connaissances inventoriées. Il ramène immanquablement l’esprit à l’intérieur de la parenthèse.
Objet transfuge, objet malgré lui félon. Subsistent les pierres qui sont un monde à elles seules ; peut-être qui sont le monde, dont tout le reste, l’homme le premier, sommes excroissances sans durée.
Du mousqueton enfantin au rare éperon du narval, je me suis efforcé de marquer les étapes d’un itinéraire dont des objets variés constituent les seuls jalons. Il ne me semble pas impossible de leur découvrir un dénominateur commun. Chemin faisant, j’ai eu l’occasion de souligner leur indépendance mutuelle et d’insister sur le fait qu’ils n’étaient nullement assimilables, tout au contraire, à des œuvres d’art et qu’ils souffraient même de la confusion, lorsqu’elle se produisait. Surtout, une singularité, quelque caractère marginal, les écartait du commun, faisait qu’ils entraient difficilement dans les catégories de la science ou de l’histoire, qu’ils se situaient mal dans les archives du patrimoine humain et qu’ils n’apparaissaient guère dans les catalogues des musées ou les colonnes des encyclopédies. Le moins qu’on en peut dire : ils ne sont presque jamais monnaie courante. Un mystérieux isolement, que manifeste jusqu’à leur apparence, met entre eux et la routine une distance difficile à réduire et qui fait leur force. Ils obligent à l’observation, ils sont par nature « ouverts ».
Ai-je besoin de le dire ? Ils ne sont pas non plus des souvenirs, ils sont même d’autant plus efficaces qu’ils ne rappellent rien et qu’on en ignore l’usage. Il faut percer peu à peu leur secret. Ils sont encore moins des amulettes ou des talismans ou des supports de divination. Rien de surnaturel ne les hante. Aucun sacré ne les habite : ils se refusent à tout culte et ne conseillent aucune piété. Ils ne sont pas des symboles : ils ne signifient rien qu’eux-mêmes. Le discours auquel ils invitent reste silencieux et il naît d’une taciturnité toujours nouvelle, surprenante.
J’en espère des gages surpris, démasqués, que je voudrais obliger à avouer je ne sais quoi, mais qui serait sûrement un indice, je ne dis même pas une preuve, de l’unité du monde. Avec eux, ce sont autant de paris qu’un peu témérairement je prends d’instinct avec l’inextricable univers. Un accord avec la sève générale qui me traverse moi aussi, le plaisir que j’en retire : des approbations secrètes plus précieuses que la richesse ou les honneurs ou les diplômes les plus convoités. Je sens que je suis prêt à tout donner pour de tels acquiescements (même illusoires, ils me comblent) et qu’au fond, je l’ai déjà donné. Il ne me reste qu’à attendre la décharge définitive. Je ne sais comment m’exprimer : la démobilisation, la levée d’écrou.