J’ai mis longtemps à choisir les pierres comme référence, en même temps par défi et par dépit peut-être, — presque comme repoussoir. J’étais depuis des années inquiet de la valeur quasi exclusive accordée à l’originalité dans l’appréciation des œuvres plastiques et littéraires. Je voyais là une surenchère dont l’inévitable accélération pouvait aller jusqu’à détruire la raison d’être de l’effort fourni, toute audace se trouvant aussitôt déclassée par une autre qui, pour un moment, apparaissait plus scandaleuse.
La nouveauté était en effet devenue comme la condition du succès. Les notoriétés duraient de moins en moins, un ouvrage était oublié aussi vite qu’il avait été célébré. La loi de l’éphéméride, qui est qu’on arrache chaque matin la feuille de la veille, n’était pas loin de s’étendre des quotidiens aux ouvrages qui avaient demandé le plus de patience et de réflexion. J’estimais presque que c’était justice. Les sciences de l’homme, où se situaient tant bien que mal mes propres ouvrages, n’étaient nullement à l’abri d’une pareille dévaluation ininterrompue. Chaque système succédait à l’autre et comme ces constructions, il faut l’avouer, relevaient souvent en grande partie d’un vocabulaire en perpétuel changement (un auteur ne pouvant guère attirer l’attention qu’en ayant le sien), il était après tout légitime que le dernier prît jusqu’au prochain la place du précédent.
Je restais toutefois convaincu qu’écrire impliquait un pari sur la durée. En même temps, il fallait bien me rendre compte que mes théories sur le sacré, la fête, le roman, la guerre ou ce qu’on voudra, quelque ingénieuses et solides qu’elles aient pu me paraître sur-le-champ, auraient à plus ou moins long terme le sort de toutes les autres, et même d’autant plus rapidement que, de leur côté, les formes du sacré, de la fête, du roman, des jeux, de la guerre, en un mot, de tout ce que je m’étais employé à étudier, se modifiaient elles-mêmes de plus en plus vite. Je n’avais plus le cœur à écrire : effort de longue haleine pour un résultat manifestement fugace.
À ce moment, commença de germer en moi une idée, au demeurant fort banale, mais qui ne laissa pas de me décourager. Une idée un peu affreuse pour un caractère comme le mien, abrupt et jaloux de son indépendance. Je me rendis compte, sans y ajouter pour le moment de l’importance, que si ma naissance l’avait décidé, ou les leçons d’autres maîtres, ou l’enchaînement de mes lectures et de mes amitiés, le prestige des doctrines alors nouvelles, autrement dit, si j’avais vécu dans un autre milieu, ailleurs ou à une autre époque, j’aurais élucubré des démonstrations non moins rigoureuses, sans doute, ou tout aussi erronées, mais différemment orientées, marquées en tout cas par une autre terminologie, par une autre problématique, d’autres affinités ou d’autres exclusives. À l’extrême, il me semblait que ce qu’on pouvait écrire dépendait de tout, sauf de soi. Comme elle était loi commune, pareille impersonnalité fondamentale était au fond de nulle importance. Je m’en accommodai néanmoins fort mal. Si j’avais poussé à bout mon raisonnement, j’en serais venu à me croire interchangeable, ce dont il m’est en fait arrivé ensuite d’être plus ou moins convaincu, tant il est clair qu’on ne peut écrire (je parle des livres de savoir et de réflexion), qu’à partir des ouvrages de même sorte, écrits antérieurement, qu’on se trouve connaître et qu’on se met en tête de prolonger, de commenter, de compléter ou, à l’inverse, de discuter et de réfuter. De telle sorte que les livres qu’on écrit en dépendent presque entièrement.
Dans ces conditions, je me détournais sans cesse davantage des recherches auxquelles je m’étais naguère consacré et que j’appelais maintenant la parenthèse. Sans doute m’arrive-t-il encore d’en entreprendre d’analogues, mais je les commence avec moins d’enthousiasme et je les termine sans conviction. Aujourd’hui, je ressens une indifférence croissante qui tantôt m’effraie et tantôt me soulage à l’égard de l’univers du savoir et de la réflexion, je veux dire pour l’approfondissement, pour la mise en ordre ou pour la compréhension du savoir. Parmi mes propres livres, il en est que, littéralement, je n’ose plus ouvrir. Je n’en renie pourtant pas le contenu ni même l’expression. Je suis même persuadé que s’ils étaient d’un autre, ils ne susciteraient pas en moi l’horripilation mêlée d’un peu de remords qui m’en fait parfois éviter jusqu’à la vue et le contact.
J’ai cherché à m’expliquer une attitude aussi absurde, que je ne parviens pas cependant à dominer. J’ai essayé de trouver les motifs raisonnables qui provoqueraient en moi cette répulsion épidermique à l’égard de la presque totalité de mes livres. Un très petit nombre d’entre eux en effet demeure, que j’ai, j’ignore par quelle distraction, pardonnés.
Je crois avoir découvert aujourd’hui la raison de mon indulgence à l’égard des rescapés. C’est qu’ils n’étaient pas issus de cette activité de l’esprit qui est par nature transitoire et intermédiaire. Par là j’entends celle qui n’est pas strictement rigoureuse, sinon axiomatique et qui demeure en même temps dépourvue de résonance poétique, autrement dit celle qui, en particulier, prend appui de quelque façon sur une autre pensée pour se développer à son tour. Je cherchai, pour définir ce bourdonnement mental, analogue pour mon amertume d’alors à celui que produit un essaim d’insectes émus, le mot le plus péjoratif. Je m’arrêtai à cogitation, n’en découvrant pas de pire et pour ce qu’il évoque à la fois de mécanique, de stérile et d’inachevé. Je désignai donc par là la prolifération anarchique des idées : un pullulement que nulle régulation ne vient tempérer. Elle me parut dans l’univers mental l’équivalent de la multiplication cancéreuse des cellules à laquelle, passé un certain seuil, aucun remède connu ne saurait mettre un terme. Alors triomphe un certain mode de reproduction microbien, exponentiel, incontrôlable, le contraire, me semblait-il, de la pensée véritable, qui place dans sa rigueur son honneur. Je n’hésitais pas à y reconnaître la maladie spécifique de l’univers des idées. Mais ferais-je en la dénonçant autre chose qu’y céder ? Je choisis de me taire.
Je n’en pensais pas moins que prospérait ici la même monstrueuse alliance qu’entre chlorophylle et pollution, dont j’avais constaté plus d’une fois la redoutable conjugaison dans la fange tropicale. L’humidité y aide l’infection à l’égal de la fertilité, le soleil accélère la fermentation ; la photosynthèse multiplie le miasme et la bactérie. Tout concourt à augmenter la nocivité de l’immense bouillon de culture originel.
Dans la sphère mentale, je redoute fort que la luxuriance ne soit tout aussi irrésistible, et encore plus indifférente à produire le baume ou le venin, le remède et la nuisance. Je ne vois pas pourquoi l’homme, qui fait partie de la nature, aurait seul le privilège de ne pas se tromper dans l’unique domaine où une prodigalité illimitée lui est consentie. Dans le monde des idées, il n’est ni asepsie ni hygiène ; et elles y seraient sans doute pires que le mal. L’effervescence spéculative se développe sans l’amorce d’une responsabilité ni la crainte de la moindre sanction. Ai-je besoin de souligner que je ne m’élève nullement contre le caractère éventuellement subversif des idées ? Il ne m’intéresse pas. C’est leur pullulement qui m’inquiète. Je n’aperçois aucun moyen d’en freiner la progression. En nommant cogitation l’ébriété, le remue-ménage de la pensée, j’entends marquer le danger d’un foisonnement qui constitue une menace croissante d’asphyxie, à la manière des herbes sauvages dans un jardin abandonné : elles étouffent vite de leurs racines et de leurs broussailles les fleurs et les plantes cultivées, qui exigent, elles, protection et soins.
Le péril est plus alarmant dans le domaine des idées, où l’ivraie, la ronce et l’ortie ne se distinguent guère de la plante la plus délicate. Comme les idées n’ont pas de volume et n’occupent aucun espace, on imagine mal que leur fourmillement tire à conséquence. Pourtant leur invisible présence flottante parvient très bien à paralyser la pensée la plus vigoureuse, à l’égarer, à la coudre comme ferait une multitude de Lilliputiens vrombrissants, à l’ensevelir sous une végétation parasite, dont la force est seulement d’être innombrable et de paraître inoffensive. La condition de la pensée l’appareille à la condition végétale. Dans l’immense vasière de la forêt vierge, au moins la pléthore porte-t-elle en soi son châtiment. Chacun peut voir que les grands arbres y sont rares. On les remarque aussitôt par l’ivoire et par le poli de la mort. Ils restent debout, soutenus par les autres. De même encore qu’en économie, la mauvaise monnaie chasse inexorablement la bonne, et justement par son abondance, de même qu’en biologie les cellules cancéreuses éliminent les cellules saines, la croissance déréglée de la cogitation, par ses mille subtilités, distinctions et arguties vient à bout de la pensée sévère. Elle l’affaiblit, en détend la cohérence, en effrite la syntaxe. Je ne vois rien qui puisse arrêter la marée montante de la pensée, je ne dis même pas non vérifiable, mais non analysable. Tout échange, toute controverse lui profite. La combattre revient à y ajouter. Je me souviens de la maxime de Confucius, selon laquelle le sage s’interdit de parler des émeutes. Je suppose : même pour les condamner.
Dans cette voie, je suis allé jusqu’à mettre le succès actuel de l’histoire et de l’archéologie au compte d’une certaine désaffection, dont les ouvrages d’idées se trouvaient victimes, précisément à cause de la même méfiance que m’inspire leur facile profusion. En réalité, l’histoire et l’archéologie me trouvaient à peine mieux disposé. J’estimais leur sérieux, il va sans dire, mais je plaignais un peu tant d’efforts précis et de recherches méticuleuses dépensés à reconstituer des événements lointains, qui n’auraient sans doute intéressé que peu de monde, s’ils n’avaient pas été ressuscités de leurs ténèbres incertaines. Je soupçonnais là quelque cercle vicieux. Une repartie entendue par hasard trouva en moi un terrain tout préparé pour la recevoir et en accroître le poison.
J’assistais à la remise de son épée de membre de l’Institut à l’un de mes anciens condisciples, éminent helléniste. Plusieurs discours furent prononcés à cette occasion. Un des orateurs lui rappela une anecdote que lui-même lui avait autrefois rapportée. Deux de leurs collègues passaient devant la cathédrale de Strasbourg. L’un d’eux demanda à l’autre s’il connaissait le montant du salaire mensuel d’une chaisière. Il l’ignorait et d’ailleurs ne voyait pas l’intérêt de pareil détail. « Cependant, lui fit observer le premier, si vous découvriez une inscription qui révélât le salaire d’un néocore dans quelque sanctuaire de Delphes, combien de communications érudites et d’ingénieuses conclusions n’en tireriez-vous pas ? Sans compter les supputations aventureuses où vous vous risqueriez pour déterminer dans la mesure du possible l’équivalent des drachmes de l’époque en francs actuels ». L’argument me parut irréfutable. Il n’était peut-être que spécieux. Mais il me marqua.
L’illusion historique, que dénonçait si brutalement le dialogue des deux archéologues, l’hypertrophie des idées, qui avait pour effet inévitable de les démonétiser ne furent pas sans conséquence dans ma recherche d’une stabilité essentielle. Les pierres m’offraient l’exemple d’un immuable inhumain, par conséquent à l’abri des faiblesses de l’espèce.
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Je ne m’intéressais alors aux minéraux que d’un point de vue esthétique. Ils flattaient mon désenchantement et lui fournissaient des armes. Contemplant avec mélancolie les pierres que j’acquérais au hasard de mes visites dans le peu de magasins qui en faisaient alors commerce, il était naturel que me vînt à l’esprit que leurs figures et leurs structures valaient bien les œuvres des artistes qui, poussés par la frénésie d’innovation dont ils étaient la proie, rapprochaient leurs tableaux des productions prétendues spontanées de la nature, sans se douter, il est vrai, qu’elles étaient, elles, l’aboutissement d’un tâtonnement millénaire, d’une expérience cosmique, d’une puissance de rupture dont la fission de l’atome venait de procurer un terrible exemple.
Par elles, le monde avait sans doute commencé. Elles seules existent sur les étoiles encore sans vie. Mon humeur chagrine se plaisait à opposer leur placidité à la turbulence d’un animal ambitieux. Je mettais en balance une immémoriale impassibilité, une absence évidente de mérite et de revendication d’un mérite avec une agitation triomphante, mais qui n’était pas sans danger pour la planète elle-même. J’étais près de tenir pour importunes la vie, la reproduction, la vaine multiplication des hommes et des œuvres. J’écrivis une phrase provocatrice, sinon blasphématoire, que je n’ai peut-être pas publiée, tant à moi-même elle paraissait sacrilège : « Je déteste les miroirs, la procréation et les romans, qui encombrent l’univers d’êtres redondants qui nous émeuvent en vain. » Il y avait plus d’acrimonie que de conviction dans une maxime, dont le premier effet, si on l’avait écoutée, aurait été d’empêcher de naître son auteur.
Revenu à plus de sang-froid, je la tiens maintenant plus volontiers pour une manière excessive et bizarrement gauchie de protester contre l’univers second, en partie réel, en partie fictif, qui finit par isoler l’homme de l’astéroïde de terre et d’eau où il émergea bon dernier. Son appartenance au magma terraqué, nulle découverte qui ne la lui montre aujourd’hui plus manifeste et plus profonde. L’homme peut de moins en moins douter qu’il ne soit une excroissance de la nature dont il demeure consubstantiel et aux lois de qui il reste entièrement soumis. Mais il a si bien réussi à en domestiquer les énergies qui sont à sa portée, qu’il est naïvement persuadé que la nature lui appartient, alors qu’il sait bien que c’est lui qui appartient à la nature et qu’il en est le prolongement, loin d’y avoir été parachuté par un Dieu.
Il n’y distingue qu’un réservoir de matières premières offertes à sa discrétion, qu’un arsenal de forces dont il a conçu la possibilité et appris les moyens de se servir à sa guise. Il a si bien transformé le monde de ses origines qu’il ne l’atteint plus qu’à travers une enveloppe à la fois transparente et protectrice, qui constitue sa véritable résidence, un monde intermédiaire dont il se sait cette fois et à juste titre l’architecte et le maître. L’univers sauvage est différé. Il n’apparaît plus à l’homme qu’à travers l’écran de la technique, de l’industrie, derrière l’espace aménagé des rues, des routes, des villes : là où sont les administrations, les usines et les laboratoires, les hôpitaux, les centrales électriques ou nucléaires, un tissu extrêmement serré qui trace ses chemins à l’activité mentale elle-même, qui défriche jusqu’à ses sentiers vers la rêverie. Car la bulle comprend aussi les universités et les bibliothèques, les théâtres et les musées, tout lieu de lecture et de spectacle, tout germe de pensée et d’invention, tout silo où les hommes emmagasinent leur savoir et leurs œuvres.
La nature ne se maintient aujourd’hui que là où elle demeure, pour un instant encore, inhabitable ou peu accessible : partout ailleurs l’homme l’a transformée. Il s’y est aménagé une résidence plus commode, plus familière, plus dense, où il commande à la lumière, à la chaleur. Un outillage complexe dont il n’a même pas conscience lui facilite l’existence quotidienne. Il n’est guère de travail exténuant ou de calculs fastidieux qui ne puissent être exécutés en manœuvrant un simple commutateur. En même temps, des périodiques et des appareils quasi magiques lui apportent en couleurs, à domicile, sans tarder, le spectacle des événements du monde et ce qui subsiste de l’univers vierge dont il est issu : il ne le connaît plus guère que par ces hublots. Il ne le détruit pas, il le rectifie à son gré, l’exploite dangereusement, mais il saura sans doute y mettre bon ordre le moment venu. En tout cas, il repousse sans cesse les limites de l’étendue domestiquée. Il réduit le reste à l’état d’espace protégé ou de but de promenade. Dans ces conditions, comment ne se regarderait-il pas comme d’une autre nature que la nature elle-même : il la considère en touriste, avec une condescendance naïve et admirative, à l’occasion nostalgique. Dans le cocon, où il est désormais accoutumé de vivre, il ne se souvient guère qu’il en procède. Il ne se croit pas de la même glaise originelle.
Rien de plus révélateur à cet égard que les mots dont il se sert pour désigner les endroits qu’il assigne à la nature sauvage et où, à proprement parler, il l’enferme : parc, réserve… Tous témoignent clairement de la situation résiduelle, purement décorative, qu’il lui consent. Je passe sous silence, il va de soi, les surfaces d’agriculture et d’élevage ou d’extraction de minerais : elles sont annexées à l’empire humain proprement dit, celui des machines et des bureaux, des moyens de communication, qui eux-mêmes dérivent de la pensée et de l’exécution de l’entreprise. Ils lui appartiennent au même titre que la littérature, les arts et que toute création de l’esprit qui forme la bulle gigantesque à l’intérieur de laquelle l’homme mène une existence pour ainsi dire seconde. Celle-ci s’étend aujourd’hui jusque dans l’espace sidéral. Il aura suffi de véhicules et de scaphandres appropriés. Le songe et le triomphe, tout semblait également inconcevable. Tout est maintenant acquis.
Je ne puis m’empêcher de conjecturer qu’il n’est que cette réussite insensée, lente, puis précipitée, d’un primate obscur pour avoir pu lui inspirer un goût désormais instinctif, c’est-à-dire à la fois salutaire et aveugle, pour les démarches de l’esprit et pour avoir suscité en lui cette crédulité à leur égard qui, par instants, m’épouvante et qui continue de me cabrer.