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LES EMBELLIES DE L’ÂME

Certes, je ne suis pas sans m’étonner de la contradiction. Je m’obstine à donner à mon écriture des qualités formelles et je sais quasi professionnellement qu’elles sont les plus éphémères de toutes. Les critères au moyen desquels on les apprécie sont divers et variables. Ils sont sujets à l’usure, à l’erreur, au contresens, à la dérision, à toute contingence imprévisible, fût-elle la plus stupide. Le pire est que je ne souffre pas de mon inconséquence. Je prends plutôt un malin plaisir à compléter dans la mesure de mes moyens et sur un point minuscule l’ordonnance de l’univers. J’ai l’illusion que ma conduite, quoique tout entière par elle gouvernée, conquiert de cette manière quelque chose d’indépendant, de hardi, qui est presque privé. Pourtant, je m’obstine sans me lasser jamais à montrer qu’il ne saurait rien y avoir de privé, de séparé dans l’unité du monde. C’est comme si je voulais vaincre l’orgueil en y obéissant. Comme Francis Bacon affirma qu’il fallait faire pour la nature.

Peut-être y a-t-il là le dernier et le plus obscur motif qui m’a engagé à décrire les pierres avec une minutie que je voudrais voir confiner à la redondance, comme si je souhaitais les dédoubler par le langage. Je choisis avec un soin exigeant celles que je retiens comme modèles et plus encore les images auxquelles elles m’invitent et que je destine toutes à renforcer chez celui qui d’aventure en aurait connaissance, précisément la certitude ou, au moins, la présomption de l’unité du monde.

Dans le même temps, je cherche à donner à mes phrases même transparence, même dureté, si possible — pourquoi pas ? — même éclat que les pierres. En même temps, ma première défiance envers la littérature et les réticences que j’avais professées au moment où je morigénais en vain une certaine poésie un peu facilement vertigineuse, cette défiance, ces scrupules se trouvent apaisés, du fait que je suis assuré de ne pas mentir et parce que je parle de minéraux insensibles. En un mot, je me sens approuvé dans la singulière entreprise de chercher dans l’exactitude une poésie inédite.

Les pierres, présentes à l’origine des choses, se confondent avec les choses mêmes. Et rien d’humain qui ne leur soit irrémédiablement étranger. Elles subsisteront dans l’espace sidéral après l’universelle et inévitable dissolution. Les vestiges du parasite d’un jour ne seront plus que trace dans l’épaisseur des pierres. Fossiles pour personne. Un démon perfide me souffle que les décrire équivaut à refléter un instant leur éternité. Je les regarde longuement avant de préciser leur forme, d’énumérer leurs caractères remarquables, je reviens à elles plusieurs fois, jusqu’à la fatigue, pour m’assurer d’un détail ou pour les placer sous un angle nouveau. À de rares moments, une rêverie puissante suspend ma vigilance. Elle m’empêche de gouverner ma pensée. Je laisse les images m’assaillir, prolonger la pierre, je ne leur permets pas de lui être infidèles. Je n’attends pas d’accéder à quelque révélation. C’est une simple pierre que j’ai toujours sous les yeux. Qui ne me dévoile pas le moindre secret. Je n’ai pas non plus l’impression de m’anéantir dans une lointaine absence. Je ressens un calme bonheur. Je me trouve récompensé, sans d’ailleurs que je sache de quel effort ou de quelle vertu. Je reçois la confirmation d’un savoir que je ne savais pas m’appartenir.

Je demeure aux aguets, attentif. Je me laisse seulement un peu dériver, je prends plaisir à jouir d’un spectacle à la fois intellectuel et sensible. Il me vient l’idée, pour essayer de le faire partager, de recourir à des mots amphibies, à des vocables pivots, à double, à multiples sens, dont les résonances et les analogies émettent des échos qui se répercutent entre eux avant de s’évanouir. Réverbérations fugitives, la plénitude qu’elles m’apportent à l’avance n’est rien, je suppose, que le signe d’un accord avec le monde. La rapide impression de connivence abolit pour quelques secondes l’étendue et la durée. Pierres qui êtes le noyau du monde ; et vos figures, vos volumes, son chiffre. Une sérénité brève m’en assure, qui n’a rien de commun avec l’éclair et les transports de l’illumination mystique. Je ressens avec une netteté plus vive le réseau de duplications et d’interférences qui est ma façon accoutumée de considérer l’univers.

J’ai la conviction absurde que cette intuition ne me sera pas retirée, quand déjà elle perd de son intensité. La pierre que je contemple est redevenue le minéral muet qu’elle avait cessé d’être. Elle ne fait plus signe. Peu importe, une autre me comblera tout à l’heure, demain, quelquefois. Elle me fera présent du même incomparable acquiescement, que je trouve en chacune d’elles et qui ne varie pas. Qui est la stabilité du monde.

Jamais je ne suis tenté de me désister de mes facultés de contrôle, afin d’ouvrir plus large le chemin à une émotion qui d’ailleurs ne réclame aucune exaltation. Ce n’est pas exaltation que d’aider, le sachant, au désarroi ni à l’ébriété de l’âme. C’est humilité. Observant un détail, m’y identifiant, le décrivant ne fût-ce que mentalement, je débroussaille un infime recoin du maquis du monde. Je voudrais parvenir à en dégager la syntaxe. Pareille tâche n’est pas à la portée d’un être infirme et passager.

Ce détail même, je ne pourrai sans doute pas le reconstituer tout à l’heure avec le vocabulaire déficient dont je dispose. Il suffit que je fasse, comment dire ? acte d’allégeance. Le reste compte peu. J’échouerai à rendre de la structure anguleuse du cristal, du vertige d’un méandre, la splendeur hypnotique dont j’avais peine à détacher le regard. Je ne puis rien tenter d’autre que de poursuivre les métaphores grâce auxquelles il me faudra faire entendre que j’ai retiré d’un simulacre vacant comme un rêve, un pressentiment, une promesse ; une certitude apaisante ; sans contenu, mais peut-être abolissant tout discours. Et paradoxalement, me justifiant d’écrire.

Inutile de le préciser : je ne m’entraîne pas à l’hallucination simple. Je n’éprouve rien qui ressemble à l’extase. Les états que je me suis appliqué souvent à décrire sont paisibles, de faible intensité. Derrière eux, qui les soutiendrait, nulle théologie, ni même fusion dans la nature. Bien que l’émotion ressentie ne soit pas volontaire et que, pour une part, je m’y laisse glisser, elle est encore moins subie. Elle comble des désirs, qui demeurent informulés. Au moins les accompagne-t-elle. Il n’y a là rien de surnaturel ni même de métaphysique. Parmi les textes qui évoquent des phénomènes analogues et qu’il m’est arrivé de lire, les pages qui m’ont rappelé au plus près ce que j’éprouve alors moi-même ne sont pas confessions jaculatoires de grands saints ravis hors de la condition humaine par l’union transformante, ni les confidences des drogués en proie à quelque stupéfiant, mais la relation entièrement profane que Hugo von Hofmannsthal attribue à Lord Chandos, écrivant une dernière fois à Francis Bacon, l’auteur de Novum organum, le fondateur de la logique moderne, et aussi, curieusement, le naturaliste qui écrivit le Sylva Sylvarum et d’autres ouvrages aux titres étranges, l’Histoire de la Vie et de la Mort, l’Histoire des vents, l’Histoire du dense et du rare, sans compter qu’il est l’un de ceux que l’on présuma l’auteur des drames de Shakespeare. Tel fut celui que Lord Chandos choisit significativement pour expliquer pourquoi il renonçait désormais à toute activité littéraire.

Philip, Lord Chandos, et fleuve Alphée, ne reconnaît plus ses livres anciens où il ne voit que vaines combinaisons de mots. Ses projets mêmes lui paraissent ne plus avoir de sens. L’angoisse maintenant le saisit à la pensée de devoir énoncer la moindre idée générale et jusqu’à la plus banale constatation. Tout lui paraît également mensonger et inconsistant. Cependant, il lui arrive de vivre des moments exaltants que le langage humain demeure impuissant à faire éprouver. Il demande pardon à son correspondant de la niaiserie de ses exemples :

« Un arrosoir, une herse abandonnée dans les champs, un chien au soleil, un pauvre cimetière, un estropié, une petite maison de paysan, peuvent devenir les réceptacles de ma révélation. Tous ces objets et mille autres semblables, sur lesquels l’œil glisse habituellement avec une indifférence qui va de soi, peuvent subitement, à un moment que je ne saurais amener en aucune manière, se marquer pour moi d’une empreinte si auguste et si touchante, que tous les mots me paraissent trop pauvres pour l’exprimer. »

Quelquefois, il s’agit de l’image d’une scène absente : des rats en train de mourir et cherchant en vain une issue dans une laiterie où il a fait répandre du poison et dont il se représente l’agonie avec un luxe effrayant de détails ; d’autres fois, c’est un souvenir de lecture : les habitants d’Albela-Longue, dans le récit de Tite-Live, errant avant la destruction de la cité et disant adieu aux pierres de leur sol, ou c’est Crassus pleurant sa murène apprivoisée. Il ne peut se débarrasser de la vision d’un scarabée nageant d’un bord à l’autre d’un récipient plein d’eau oublié sous un noyer. Depuis, il détourne les yeux chaque fois qu’il passe à proximité de l’arbre. L’apathie de sa conscience cède alors au sentiment d’une harmonie latente entre lui-même et le monde : « extase énigmatique, sans paroles et sans bornes », étrange enchantement dont il confesse qu’au moment où il en est abandonné, il ne pourrait pas plus fournir sur lui des indications précises qu’il ne pourrait en procurer, dit-il, « sur les mouvements intérieurs de ses entrailles ou les arrêts de circulation de son sang ».

Ces émotions ne sont pas comme les tourbillons de mots qui naguère le précipitaient dans l’insaisissable, elles l’introduisent au sein d’une simplicité profonde. Une première remarque s’impose : l’absence dans le texte d’Hofmannsthal de toute référence religieuse ou même seulement révélatrice, au sens le plus large du terme. Le sentiment qu’il éprouve ne lui apprend rien que l’inutilité essentielle des choses. Il le laisse désarmé devant elle. Le bonheur qu’il ressent garde un goût de cendres ; en outre, il le met en face de la vanité du talent littéraire. L’effusion passagère qu’il en retire ne présente aucun caractère positif, qu’une heureuse acceptation, momentanée, du néant et que la résignation morose qui la suit.

Il n’est pas exclu qu’une révélation de portée théologique puisse consister en une négation du surnaturel et même n’offrir rien d’autre qu’une réduction de l’au-delà à l’ici-bas. Elle dessille les yeux, au lieu de dévoiler des mystères sacrés. De nombreux rituels d’initiation, de la brousse africaine ou australienne à certaines sectes hérétiques de l’Islam, enseignent une révélation négative, non pas des vérités divines et cachées, mais au contraire qu’il n’est pas de dieux ni de vérité divine et cachée. Ils apprennent aux néophytes que les masques terrifiants qui les épouvantaient ne sont pas des êtres surnaturels, mais des hommes comme eux ou plus âgés, déguisés et porteurs d’accessoires. L’initiation habilite les jeunes gens à se vêtir désormais des mêmes costumes, à user des mêmes engins et gesticulations pour maintenir à leur tour catéchumènes, femmes et profanes dans une utile frayeur.

Ici, politique et croyances sont quasi indissolubles. Chez le correspondant de Francis Bacon, nulle référence au pouvoir et à la morale. Nulle tentation d’accéder à un cynisme par quoi il abuserait des naïfs. Le voici plus scrupuleux que jamais, timide, presque paralysé et n’osant même plus parler. L’épreuve lui a seulement donné conscience, écrivain, de l’insuffisance et de la fausseté du langage ; grand seigneur, de la vanité de la fortune et des honneurs. La révélation soudaine, par une péripétie triviale, de la condition de tout ce qui vit, condition à la fois tragique, inévitable, inexprimable, déchire le rideau emphatique qui lui cachait une réalité sans issue. Elle lui rend manifeste l’inanité de tout commentaire, qu’il soit discours ou comportement, respect, inconscience ou rhétorique. Même la pitié ne survit pas à l’implacable lucidité que fit naître la vision, seulement imaginée pourtant, du regard chargé de haine et de désespoir d’un immonde rongeur acculé à la mort. La mort d’un rat vaut celle d’un empereur. Les mots humains ne peuvent d’ailleurs exprimer ni l’une ni l’autre.

L’imaginaire Philip, Lord Chandos, l’auteur de la lettre apocryphe, choisit le silence. L’auteur réel, Hofmannsthal, a continué d’écrire, mais rien qui atteigne le pathétique d’un texte qui n’a cessé de m’apparaître des plus perspicaces et émouvants, depuis que je l’ai lu encore adolescent. J’ai toujours conservé avec soin, presque superstitieusement, le vieux numéro de 1927 de la revue, où la traduction française en a paru.

Je ne soupçonnais pas alors que je devrais plus tard ressentir, sans les avoir désirés ou provoqués, des états analogues à ceux que décrit un texte qui me frappait surtout par sa portée morale et que, dans cette perspective, j’ai toujours rapproché de La Mort d’Ivan Ilitch de Léon Tolstoï, dont j’ai déjà parlé, parce que précisément la leçon en est identique. Aujourd’hui, malgré une similitude qui continue de m’impressionner, je vois les choses autrement. La chute des apparences ne me paraît plus essentielle, c’est plutôt l’inverse puisque décrivant les pierres, je m’applique presque exclusivement à en traduire avec exactitude les seules apparences, à en procurer une manière de calque verbal.

La différence principale n’est pas là, mais dans le fait d’avoir choisi les pierres, supports inanimés que ne guette pas la mort. Lord Chandos ne peut se dissimuler à lui-même, quoiqu’il s’en défende, la part de la pitié dans des ravissements qui, en même temps, le plongent dans un « excès de découragement et d’impuissance », s’ils lui consentent pour un instant le sentiment d’un accord décisif avec l’univers. Les exemples sont des plus significatifs : les rats moribonds, l’insecte nageant sans espoir de salut, Crassus inconsolable du trépas d’une murène. Toujours, la fatalité de la mort, le plus souvent de la mort comme une injustifiable violence, anéantit par avance la simple joie d’exister. Certes, dans ces conditions, écrire n’a plus de sens et n’apporte aucun bonheur. Mais d’exalter ce qui n’a pas de vie et que, par conséquent, ne menace pas la mort ? J’ai dit tout à l’heure que les pierres m’avaient attiré parce qu’elles étaient situées aux antipodes de la pensée et de la vie ; en particulier à l’opposé de l’homme et des creuses vicissitudes de son agitation ou, si l’on préfère, de son histoire. À toutes les descriptions de pierres que j’ai faites, pourrait aussi bien convenir, la conclusion que j’ai écrite pour l’une d’elles, la deuxième d’une série de trois agates que pour éviter tout malentendu, j’ai nommées pseudo-didactiques :

« Dédaigneux des Annales, le sage contemple en silence ses archives de silice, où aucun mot ne relate aucun événement. »

J’ai avancé, pour désigner les états de fièvre tranquille que je dois à la contemplation des pierres, l’expression de « mystique matérialiste ». J’en ai d’ailleurs restreint aussitôt la signification. Pourtant, malgré les différences que j’ai soulignées, le point commun avec les confidences du poète autrichien réside bien dans le caractère athée, absolument non religieux, des émotions identiques que nous avons ressenties. Elles lui ont fait imaginer un écrivain qui renoncerait à écrire, elles m’ont rendu au contraire une raison d’écrire, au moment où je doutais de celles qui, jusque-là, m’en avaient persuadé.

Quelque chose m’a poussé à mimer les pierres par le seul moyen dont je disposais : le langage. C’était pure illusion, métaphore lointaine, mirage par lequel je ressuscitais à mon profit mon vieil emblème du dragonnier bifide des Canaries où se répercute sans fin la duplication infinie des carrefours du monde. Il me revient que c’est justement dans mon premier ouvrage consacré aux pierres que l’image s’en est imposée à moi. Approcher les pierres par des phrases qui en répètent les structures, la rudesse, la stupeur, et dont j’imaginais également qu’elles s’imprégnaient de leurs subtiles promesses ou qu’elles trouvaient quelque gage dans l’impassible permanence minérale : je découvrais l’occasion d’un va-et-vient qui me comblait. J’abandonnais un peu plus de moi-même dans ma manière de percevoir ou d’exprimer les sentiments et les choses. J’étais dupe et partie prenante d’une osmose où la fragilité de l’imaginaire rejoignait l’inertie la plus rebelle, s’en nourrissait, avait commerce avec elle. La béatitude que je ressentais ne m’éloignait pas de la source : les pierres de l’origine et de la fin. Elle me reconduisait vers elle. En ceci également, elle faisait de moi un fleuve Alphée. Aubaine qui s’appareille assurément à l’austère ivresse qui accompagne chez les savants l’investigation heureuse et la trouvaille décisive : la formule féconde, la solution de l’énigme ; chez le poète : l’éclair qui résout le heurt d’apparences incompatibles et qui les rend brusquement indissolubles.

Choc poétique, plutôt que transport mystique : une disposition fervente à l’accueil. Pour la garantir, la pérennité du minéral complice et l’écume d’un moment. L’émotion qui passe et qui revient, comme la brise et comme les saisons. Dans les définitions que j’ai tenté de procurer de la poésie, tantôt j’ai mis l’accent sur l’alchimie du langage, tantôt sur l’appareil métrique qui permet l’emprise sur la mémoire, d’autres fois sur la recherche des images correctes, révélatrices, conformes au tissu enchevêtré du monde. Je n’ai pas assez souligné pourquoi et comment, tour à tour, chacun de ces éléments prend et reprend le pas sur les autres. Toujours cependant, j’ai pris garde de ménager une part de mystère, sur l’origine de laquelle je m’interrogeais en vain. Je me demande maintenant si, comparable à l’émotion d’abîme que j’ai peu à peu reçue des pierres, chaque donnée du monde ne peut pas apporter au moins préparé un baume équivalent, dont il ne devine d’abord ni la puissance ni le secours et qui, peu à peu, devient pour lui un bouclier, un vaccin, un vin généreux. N’est-il pas la source du sortilège poétique, qui ajoute aux vers (comme à la prose) l’autorité, le talisman, la pénombre aussi, le demi-secret qui font leur force et leur distance ? Le choc poétique ne dispense pas d’écrire le poème. Il n’y aide même pas et invite plutôt au silence. La tentation surmontée, la part des ténèbres qui subsiste éclaire les mots d’une réverbération dont l’origine demeure invisible, comme la lumière pâle, reflétée, du halo des astres éteints. Quand je disais « émotion d’abîme », je ne songeais pas à quelque profondeur inaccessible, mais à des échos familiers qui auraient le privilège de renaître indéfiniment d’eux-mêmes, et de s’amplifier, de conduire l’ouïe intérieure dans des galeries nouvelles, de laisser l’âme en suspens, comblée et, par prescience, déjà inassouvie à nouveau. Peut-être est-ce par référence à un savoir annulé, comme dans les initiations négatives, que le poème fait résonner un chapelet de réminiscences et de présages qui rebondissent sous les voûtes de la mémoire comme dans les limbes du désir, sans d’ailleurs y rien éveiller qu’un vide illimité, une sereine exaltation et la solitude déjà surpeuplée où il a bien fallu que tout ait commencé.

*

Que nul malentendu n’incline le lecteur à penser que j’attribue finalement à la poésie, et singulièrement à celle que je préfère et que je tiens pour la plus haute, des qualités qui abolissent, et non celles qui édifient et qui perpétuent.

Je déambule dans un labyrinthe où je rencontre plusieurs fois les mêmes repères ou des repères presque identiques. Les pierres m’apportent le modèle miniaturisé et original de cet univers quadrillé. Elles me réconcilient momentanément avec une syntaxe qui me dépasse de toute part. Il suffit du consentement où je m’oublie. Je nomme à tout hasard sortilège poétique cet exercice quasi mimétique. Il n’entraîne pour moi aucune illusion. Mieux, il m’oblige à une tâche dont lui-même m’apprend la dérision. Je m’en accommode. Je n’ai rien trouvé d’autre à quoi je sois mieux accommodé.

Il n’est pas étonnant que le fleuve Alphée se soit précipité dans la mer. C’est le destin de tous les fleuves. Par plus rare destin, il est sorti de la mer, il a échoué sur un autre rivage. Il ne pense plus à la nymphe ou au mirage qu’il a poursuivi. Il sait que, retrouvant la terre, ce ne peut être que pour disparaître à la fin dans un gouffre minuscule et insondable, une petite fente dans un rocher ou le tourbillon infime qui agite le fond d’une mare : une source inverse, qui éponge.