Njeddo Dewal mit sept jours à se débarrasser de l'amoncellement de pierres qui obstruait l'entrée de sa caverne. Une fois encore, elle avait perdu la bataille contre Bàgoumâwel (1) Consultant son arsenal magique, elle sut que les esprits du fer étaient venus au secours de son ennemi mortel.
Elle se métamorphosa alors en Kongourou, un cheval étalon à la robe de jais, aux pattes blanches proprement lavées, au visage marqué de blanc comme si une comète y avait laissé sa trace.
Puis elle alla errer dans la brousse de Heli et Yoyo. Ce Kongourou était harnaché des équipements les plus magnifiques. Tout portait à croire qu'après avoir désarçonné son cavalier il avait pris la brousse où il errait au hasard.
Des palefreniers qui étaient allés chercher du fourrage aperçurent l'étalon, l'attrapèrent et l'amenèrent au roi de Heli. « Seigneur! lui dirent-ils, ce beau cheval sans pareil et si richement harnaché est digne de votre écurie. Il vous appartient de droit car, selon la tradition, toute richesse dont le propriétaire est inconnu revient au roi. »
Le Kongourou semblait un cheval bien dressé. Ni oreillard ni courtaud, il n'avait pas une croupe de mulet et ne montrait aucune boiterie. Ses yeux n'étaient ni cernés ni semblables à ceux du porc. Il n'était ni ombrageux ni vicieux. Il ne souffrait d'aucune des maladies qui ôtent au cheval ses qualités. Il savait exécuter tous les mouvements élégants, se cabrer et se couper joliment et, en face des belles femmes, faire la courbette de galanterie sans attendre la sollicitation de son cavalier. Telles étaient les qualités de Kongourou !
1. Littéralement " métal noir , (négé fin). C'est le nom donné au fer. Le forgeron de " métal noir » ne travaille jamais ni l'or ni l'argent.
Bien à contrecoeur, le roi fit annoncer publiquement qu'un Kongourou avait été trouvé et que son propriétaire pouvait le récupérer aux écuries royales.
En vérité, le roi ne souhaitait nullement que le propriétaire se fit connaître, mais sa probité l'avait emporté sur son égoïsme. Au bout d'un certain temps, personne - et pour cause - ne s'étant manifesté, l'étalon devint la propriété du roi. Il en fit sa monture préférée et le chevauchait les jours de grande parade.
Quand le nouvel an arriva (80), le roi organisa une grande course à laquelle il convia tous les villages du village du pays de Heli et Yoyo. Ceux-ci envoyèrent leurs coursiers pour disputer cette épreuve dont la gloire était la seule récompense (81).
Le roi fit monter Kongourou par son premier fils Sakkaï, le dauphin, enfant préféré de sa femme préférée. Le jeune prince était très aimé de la population. Beau garçon, affable, poli avec tout le monde, il était charitable envers les pauvres, respectueux à l'égard des vieillards et défenseur inconditionnel des faibles, des veuves et des orphelins. Il avait un coeur d'or que servait une main longue, car il distribuait sans compter les richesses que lui donnait son père, et celui-ci lui en donnait beaucoup !
Quand tous les chevaux devant participer à la compétition furent réunis., on prépara la grande course finale en organisant au préalable des courses éliminatoires afin de sélectionner les meilleurs coursiers du pays. Les chevaux coururent d'abord par groupes de quinze. Seuls les trois premiers gagnants de chaque course furent retenus. Cette première sélection dura cinq jours. On fit ensuite courir les chevaux sélectionnés par groupes de cinq. Cette deuxième épreuve, qui dura toute une journée, permit de désigner les sept meilleurs coursiers de tout le pays. Inutile de dire que Kongourou, monté par Sakkaï et premier à toutes les épreuves, figurait parmi eux.
Le jour de la grande course arriva. On aligna les sept chevaux. Le départ fut donné. Le temps de quelques clignements d'yeux, Kongourou avait déjà pris la tête du peloton. Bientôt il distança le second cheval de plus de sept longueurs.
Deux tours étaient prévus. Le premier tour, avec Sakkaï en tête, s'acheva sous les acclamations, a la plus grande satisfaction du roi.
Le second tour fut entamé avec plus de rigueur, chaque cavalier entendant tirer le maximum de sa monture. Néanmoins Kongourou restait toujours en tête, maintenant la distance qui le séparait du coursier suivant. Il franchit en trombe la ligne d'arrivée, portant l'enthousiasme des spectateurs à son comble.
Pour le stopper, le prince tira sur les rênes de toutes ses forces, mais rien n'y fit. Kongourou, qui avait pris le mors aux dents, continua sur sa lancée à la vitesse d'un cyclone comme s'il voulait accomplir un troisième tour. Personne ne prêtait plus attention aux autres coursiers qui, eux, s'étaient normalement arrêtés. Tous les yeux étaient fixés sur Kongourou qui emportait dans un galop effréné le jeune prince, chéri de ses parents et adoré de son peuple.
Arrivé au tournant de la piste, Kongourou, au lieu d'en suivre la courbe, continua tout droit et s'enfonça comme une flèche dans la brousse, où il disparut. La foule, interdite, resta pétrifiée, figée comme une montagne. Ainsi la fête, qui aurait dû se poursuivre dans la joie et l'allégresse, se termina-t-elle dans la tristesse et dans l'angoisse.
Dans son désarroi, le roi fit venir tous les magiciens, géomanciens, voyants et devins afin qu'ils consultent le sort et lui disent ce qu'était devenu le prince. Lui-même alla se jeter sur sa couche et se lamenta: " ô Guéno ! Pourquoi m'as-tu envoyé cet étalon de malheur ? Combien j'aurais préféré que Kongourou m'ait emporté moi-même plutôt que mon fils, fraîcheur de mon coeur, tranquillité de mon àme et espoir de mon peuple ! "
Les magiciens et les géomanciens se livrèrent à leur art. Tous convinrent que Kongourou n'était pas un cheval ordinaire mais l'incarnation d'un esprit malfaisant, désireux d'assouvir une haine implacable et qui ne reculerait devant aucun forfait pour parvenir à ses fins. Connaissant les pouvoirs de Bâgoumâwel, le roi l'appela auprès de lui et lui demanda son aide. Le jeune garçon promit de faire tout son possible, puis se retira pour consulter le crâne parleur. Après avoir procédé au rite habituel, il lui demanda conseil. Le crâne répondit:
« Ô Gaël-wâlo ! Le fils du roi a été ravi par Njeddo Dewal, cela ne fait aucun doute. Elle l'a emporté dans son domaine où elle le retient en otage. Elle enverra bientôt au roi des émissaires pour lui faire connaître les conditions à remplir s'il veut revoir son fils. S'il refuse, elle tuera le jeune prince, quoi qu'il en résulte.
- Que dois-je dire à mon souverain, Ô crâne hérité de mes aïeux ? Il me faut trouver un moyen de délivrer l'héritier du trône, car il est très aimé de son peuple. »
Après un moment de silence, le crâne reprit :
« Va sous le jujubier ancestral (1) et cueille un plein sac de ses fruits. Ensuite, distribue ces fruits aux singes qui vivent dans les bosquets, sur les rives du fleuve noir (2) qui sépare le pays de Heli et Yoyo du pays de Njeddo Dewal. »
1. Jujubier: voir note 71.
2. Un fleuve., une montagne. une chaîne de dunes sablonneuses, voire un arbre, symbolisent souvent la frontière entre deux mondes. Il y a toujours quelque chose pour marquer la limite.
" Meuve noir » signifie aussi fleuve mystérieux. Le noir ne symbolise pas forcément ce qui est mauvais (comme « sorcier noir » par opposition à " sorcier blanc ») mais aussi ce qui est mystérieux., inconnu.
Sans perdre un instant, Bâgoumâwel se rendit auprès de l'arbre sacré et remplit un plein sac de jujubes. Puis il gagna le bord du fleuve noir et y attendit patiemment le retour des singes qui s'étaient éparpillés dans la brousse à la recherche de nourriture. Bâgoumâwel se tenait précisément au bord du point d'eau où les singes avaient coutume de venir s'abreuver. Bientôt, la soif se faisant sentir, ils accoururent en désordre, mais aucun ne se permit de se désaltérer ; leur chef n'était pas encore arrivé et leur coutume leur interdisait de boire avant lui. Bâgoumâwel ne bougea pas et ne sortit point ses jujubes, se réservant de les offrir au roi des grimpeurs. Celui-ci ne tarda pas à les rejoindre, et les singes l'accueillirent avec force cris de joie et gesticulations.
Bâgoumâwel s'avança vers le roi des « hommes des bois », un vieux cynocéphale, et lui tendit le sac de jujubes.
« Ô vénérable vieillard ! lui dit-il. Njeddo Dewal la sorcière s'est métamorphosée en Kongourou pour ravir notre prince qu'elle détient certainement dans l'un de ses lieux secrets. Je t'ai apporté ces fruits pour que tu les distribues à tes sujets. Je voudrais que tu les envoies à la recherche de notre prince.
- Il n'est aucun travail, répondit le roi des singes, que mon peuple n'accomplisse si on lui sert le fruit du merveilleux jujubier ancestral. Le soleil est présentement au zénith. Avant qu'il ne disparaisse à l'occident dans le trou noir de la nuit, nous aurons découvert ce que tu cherches. »
Et les singes se mirent en campagne. Comme l'avait prédit le vieux roi, ils mirent peu de temps à découvrir le lieu où était séquestré le jeune prince par Njeddo Dewal : c'était le lieu même, au sein de sa cité de rocailles, où elle avait dressé en cercle les cercueils de pierre des oncles de Bàgoumâwel. Elle avait fait subir au jeune prince le même traitement, l'enfermant dans une auge de pierre qui ne laissait libre que son visage afin de pouvoir le nourrir et un orifice pour l'évacuation. Mais, cette fois-ci, elle avait pris soin de placer le sarcophage au fond d'un trou d'une profondeur de vingt et une coudées.
A leur retour, les singes firent part de leur découverte à Bàgoumâwel. Celui-ci s'efforça d'aller jusqu'au trou où se trouvait le jeune prince, mais ne put y parvenir (1). Découragé, une tristesse infinie dans l'âme, il retourna à Heli et informa le roi de ce qu'il avait appris. Celui-ci lui demanda conseil. « Attendons, répondit Bàgournâwel. Njeddo finira bien par se manifester pour faire connaître ses exigences. Nous verrons alors ce qu'il faudra faire. »
Pendant que le prince se mourait dans sa prison de pierre, les habitants de Heli et Yoyo étaient plongés dans une tristesse profonde, s'attendant à l'annonce d'un deuil cruel. Les coeurs étaient étreints par l'angoisse. Le soir venu, les hommes se couchaient en même temps que les poules (2). Chacun s'enfermait pour verser des larmes abondantes sur le sort du jeune prince, si bon et si charmant. Les chèvres et les moutons ne bêlaient plus. Les poulets avaient cessé de caqueter. Le martèlement des pilons dans les mortiers ne résonnait plus à travers la ville. Les chants joyeux et les rires clairs n'animaient plus les abords des puits. Le temps lui-même était devenu pesant. L'air était si brûlant que nulle part on ne pouvait plus respirer à l'aise. La joie s'était évadée des coeurs et des visages. Le seul travail de la journée consistait désormais à aller s'asseoir à l'ombre des murs d'enceinte pour scruter l'horizon, dans l'espoir de voir revenir le prince bien-aimé enlevé par la grande calamiteuse. Le bétail lui-même n'allait plus pâturer.
1. Il peut paraître étonnant que les singes découvrent sans difficulté l'endroit où est détenu le jeune prince alors que Bâgoumàwel le prédestiné rie peut y parvenir. Tout d'abord, il n'eût pas été conforme à la logique du conte que Bâgoumâwel découvre et délivre le jeune prince dès ce moment-là, car il avait été annoncé par le crâne que Njeddo Dewal enverrait des émissaires pour faire connaître ses volontés. Or, cette prédiction n'est pas encore accomplie. Ensuite, l'un des enseignements de cet épisode est que jamais les Peuls ne donnent le pouvoir absolu à qui que ce soit, sauf à Guéno. C'est pourquoi l'on dit que personne - quel que soit son degré - ne voit jamais le sommet de son propre crâne ; pour y voir clair, vient toujours un moment où l'on a besoin de l'aide d'un tiers. Même un prédestiné comme Bàgoumâwel peut présenter des lacunes ; autrement il serait Kaïdara lui-même (l'une des manifestations de Guéno). Il a beaucoup de pouvoirs, mais pas le pouvoir total qui n'appartient qu'à Guéno; sinon. l'unicité divine serait détruite car il y aurait deux détenteurs du pouvoir. Un autre enseignement est que les néophytes, malgré l'enseignement des maîtres, ne réussissent pas toujours du premier coup: certains réussissent une épreuve immédiatement, d'autres doivent renouveler plusieurs rois la tentative.
2. Signe de deuil et de tristesse : plus de distractions, plus de causeries ou de chants le soir à la veillée.
L'attente se prolongea toute une semaine. La nuit ne valait pas mieux que le jour ni le jour que la nuit.
Le septième jour de cette triste semaine, au moment où le soleil déclinait au couchant, on vit apparaître au loin un homme monté sur un boeuf porteur, escorté par sept cavaliers chevauchant des étalons pur sang richement harnachés.
Arrivé à proximité de la ville, l'homme arrêta son escorte et installa son campement hors des murs d'enceinte. Puis il envoya un émissaire au roi pour lui faire savoir qu'il était le messager de Njeddo Dewal, laquelle détenait le prince Sakkaï, héritier du turban de Heli et Yoyo.
Pour libérer son prisonnier, Njeddo Dewal exigeait à titre de rançon vingt jouvenceaux âgés de quatorze à vingt et un ans, plus Bâgoumâwel. Si le roi hésitait ou tergiversait, non seulement elle tuerait le prince, mais elle ferait s'abattre sur le pays des épidémies mortelles et des maladies incurables auxquelles nul ne pourrait échapper.
Elle donnait au roi trois fois sept jours pour s'exécuter, après quoi le pays connaîtrait toutes sortes de maladies: maux de poitrine aigus, gonflement des membres, plaies dans le ventre, épouvantables coliques, chaudes-pisses et chancres sexuels, sans parler des maux de tête, des vers solitaires et des vers de Guinée !
« Que le roi choisisse, avait stipulé Njeddo : ou bien il livre la rançon demandée et son fils lui sera rendu, ou bien il condamne le peuple à subir ces calamités et son fils mourra. »
Le roi réunit son conseil et lui exposa la situation. La mort dans l'âme, les conseillers se résignèrent à accepter les conditions de la calamiteuse ; le roi, lui, s'y refusa. Le conseil informa alors la population en faisant proclamer des avis par crieurs publics.
Les notables et les chefs de famille se réunirent. Le lendemain, sous la conduite de leurs chefs de quartier, ils se rendirent au palais et firent savoir au roi que la population unanime acceptait de se plier aux exigences de Njeddo Dewal. Bâgoumâwel avait été le premier à accepter de se sacrifier. Restant sur sa position, le roi rejeta la proposition populaire.
« La seule vie de mon fils, bien qu'il soit l'héritier du trône, ne vaut pas celle de vingt et un jeunes gens, déclara-t-il. En outre, étant donné les pouvoirs et les connaissances dont Guéno a doté Bâgoumâwel, la vie de ce dernier peut être plus utile au pays qu'une armée de guerriers, de guérisseurs ou de voyants. Je ne puis donc sacrifier l'intérêt général à mes seuls sentiments paternels. Il est des moments où un chef doit savoir faire taire son coeur pour n'écouter que ce que la raison lui susurre à l'oreille.
« Certes, sauver un prince au prix de nombreuses vies humaines est une coutume héritée de nos ancêtres et pratiquée jusqu'à nos jours ; mais sauver une valeur réelle et profitable à tous est un devoir auquel un roi ne doit pas faillir. Aussi pour rien au monde je ne livrerai
Bâgoumàwel à cette sorcière, pas plus que les vingt garçons qui me sont si généreusement offerts par leurs parents pour sauver mon fils !
« Que Njeddo me demande toute la fortune du royaume, je suis prêt à la lui offrir pour sauver mon enfant. Mais si elle n'en veut pas, qu'elle fasse du prince ce qui lui plaira, et cela sans qu'il soit question de délai de sept jours, de quatorze, de vingt et un ou même de vingt-huit jours (82) ! ». Ayant ainsi affirmé sa volonté, le roi manda auprès de lui l'émissaire de Njeddo Dewal et lui communiqua sa réponse.
Le chef de la délégation avait été averti par sa maîtresse, avant son départ, que très certainement le roi de Heli et Yoyo ne céderait pas et que pour rien au monde il ne consentirait à livrer Bâgoumâwel. Aussi lui avaitelle donné des sachets de poudre vénéneuse qu'il devait, en cas de refus de la part du roi, répandre discrètement dans les puits de la ville. La tâche était facile car les puits étaient situés à l'extérieur de l'enceinte, donc sans protection ni surveillance. Le roi l'avait voulu ainsi afin que les caravanes arrivant de nuit puissent s'approvisionner en eau même après la fermeture des portes de la cité.
Les émissaires de Njeddo empoisonnèrent systématiqument tous les points d'eau, puis s'en retournèrent auprès de leur maîtresse.
Le lendemain, sans méfiance, les femmes allèrent comme à l'accoutumée remplir qui son canari, qui sa jarre, qui sa gourde, qui sa calebasse ou son écuelle. Quand les habitants de Heli burent de cette eau et s'en servirent pour se laver ou nettoyer leur linge, leurs poitrines furent tout d'abord secouées d'un hoquet incoercible. Puis ils se mirent à baver comme des chiens malades. Chacun toussait à en vomir son coeur ou ses poumons. Personne ne pouvait plus dormir. Pour finir, tout le monde attrapa une diarrhée inexplicable. Même les arbres se desséchèrent, ne donnant plus aucune ombre. A l'intérieur des demeures, l'air était aussi chaud que dans le foyer d'une forge !
Njeddo Dewal ne s'était pas seulement contentée de faire empoisonner l'eau des puits ; elle avait aussi fait enterrer par-ci par-là des fétiches maléfiques dont les émanations troublaient l'atmosphère et rendaient les gens fous furieux.
Devant le désastre qui s'était abattu sur le pays et qui n'épargnait ni homme, ni bête, ni plante, Bâgoumâwel, à l'insu du roi, réunit un conseil de notables. Il demanda vingt jeunes volontaires prêts â\ l'accompagner chez la calamiteuse pour se livrer à elle comme rançon du prince Sakkaï. Il ne mit pas longtemps à réunir sa petite troupe.
Avant de partir, Bâgoumâwel donna des instructions à son oncle Hammadi : « Si tu es sans nouvelles de moi, lui dit-il, demande à ma mère de te donner mon sac. Tu y trouveras le crâne parleur hérité de nos ancêtres. Consulte-le sur mon sort et demande-lui ce qu'il faut faire pour me retrouver. »
Pour ne pas éveiller les soupçons du roi, le convoi quitta discrètement la cité â\ la nuit tombée.
A quelques lieues de la ville, les jeunes gens rencontrèrent un serviteur de Njeddo Dewal. Bâgoumâwel le chargea d'aller prévenir sa maîtresse que le lendemain, a l'heure où l'on trait les laitières, la rançon qu'elle avait réclamée contre la liberté du prince lui serait livrée par Bâgoumâwel lui-même.
Quand la commission fut faite à la grande mégère, elle n'en crut pas ses oreilles. Elle en éprouva une telle joie qu'elle en fut toute saisie. Elle ne s'était pas attendue à ce que la résistance du roi fût brisée aussi rapidement, ni, surtout, à ce qu'il accepte de sacrifier Bagoumâwel. « N'y aurait-il pas là-dessous, se demanda-t-elle, quelque traquenard ? Alors que chaque jour je désespère davantage de pouvoir jamais arriver à triompher de ce taurillon et l'avoir à ma discrétion, est-il possible que je parvienne ainsi à mes fins sans coup férir ? Restons sur nos gardes, mais sachons toutefoîs profiter de l'occasion car il semble que, maintenant, nous allions vers le dénouement de la lutte qui m'oppose à Gaël-wâlo... »
Au petit matin, les vingt et un jeunes gens arrivèrent. Njeddo Dewal les fit entrer dans son village pétrifié, bien décidée à se refaire une santé en se gorgeant du sang des jouvenceaux. « Quant à Bâgoumâwel, se dit-elle, je lui réserverai un sort si cruel et si raffiné que même les plus experts en matière de raffinement en seront stupéfaits. Les musiciens mettront l'événement en musique et cela deviendra un hymne à la gloire de la cruauté et de la méchanceté ! »
Njeddo Dewal se saisit de Bâgoumâwel et alla le suspendre par les pieds au-dessus d'un trou de quaranteneuf coudées de profondeur (1). Ce trou était bourré de braises qui vomissaient des flammes si ardentes qu'elles en embrasaient l'atmosphère.
«Tu resteras ainsi suspendu pendant vingt jours, ricana-t-elle, c'est-à-dire juste le temps qu'il me faut pour sucer tout le sang de tes petits compagnons et m'en rassasier. Et après chaque repas, je viendrai roter ma joie auprès de toi afin que le souffle brûlant de mes poumons entre par tes narines, monte jusqu'à ton cerveau pour le réduire à rien, descende dans ton coeur pour blanchir ton sang rouge et jaunir ton sang noir. Tu mourras lentement, et pendant ce temps-là, moi je rirai aux éclats ! » 1. Toujours un multiple de 7. le nombre de Njeddo Dewal.
Comme on l'imagine, la ville de Heli, qui avait découvert le départ des vingt et un garçons, était dans le plus grand émoi. Le roi éprouvait tant de remords qu'il en était comme fou. Il fit venir les sept oncles de Bâgoumâwel et leur exprima tous ses regrets, en même temps que son infinie reconnaissance pour les courageux jeunes gens qui s'étaient volontairement sacrifiés pour sauver son fils.
Il ne doutait pas, en effet, que son fils lui serait rendu. En cette époque, la parole donnée était sacrée chez les bonnes gens comme chez les hommes les plus mauvais. Elle valait plus que l'or et que l'argent, plus que la vie, même, de celui qui la donnait. Aussi Njeddo Dewal, malgré sa férocité et son désir permanent de nuire, respecta-t-elle sa parole : elle libéra le prince et le fit raccompagner jusqu'au palais de son père.
Le retour du jeune prince fut fêté comme un grand événement par toute la population de Heli et Yoyo, à l'exception du roi : celui-ci avait pris le deuil des vingt et un garçons qu'il considérait comme des martyrs volontaires morts pour sauver leur prince.
Nul ne savait ce qu'ils étaient devenus. Hammadi, sans nouvelle de Bâgoumâwel, décida de mettre en oeuvre ses instructions. Il demanda à sa soeur Wâm'ndé de lui apporter le sac de son neveu. Il l'ouvrit, en sortit le crâne parleur et le consulta de la bonne manière. Voici ce que le crâne lui ordonna :
« Rends-toi au pied du jujubier ancestral et fouille les trois bosquets qui l'entourent. Tu trouveras la Reine des araignées (83) entre' les branches d'un grand caïlcédrat aussi vieux que le jujubier. Demande-lui, au nom de l'art du tissage que Guéno lui enseigna, de s'employer à découvrir l'endroit où Njeddo Dewal détient Bâgoumâwel et ses compagnons. » Hammadi obéit sans attendre. Il trouva la reine araignée etlui exposa sa requête. Se souvenant de la bonté de Bâ-Wâm'ndé pour les animaux, la reine ordonna à toute la gent araignée, partout où elle se trouvait, de capturer les mouches de toutes espèces et de toutes tailles et de les mettre en demeure de découvrir avant le coucher du soleil l'endroit où Njeddo la grande sorcière s'était réfugiée pour commettre son forfait.
Sitôt dit sitôt fait. Les mouches, capturées puis libérées, s'éparpillèrent dans le pays. Elles fouinèrent partout : dans les villes, les villages, les hameaux, dans tous les coins et recoins de la campagne et de la haute brousse. Elles finirent par découvrir l'endroit où Njeddo Dewal s'était retirée avec ses prisonniers, sans pouvoir, toutefois, localiser précisément ces derniers.
Hammadi en fut informé. Il consulta à nouveau le crâne afin de savoir comment découvrir le lieu précis où étaient détenus Bâgoumâwel et ses compagnons. Le crâne lui conseilla d'invoquer Koumbasâra, le dieufétiche qui avait été libéré par Bà-Wâm'ndé et Siré de la gourde métallique où Njeddo Dewal le tenait enfermé. Il lui enseigna le rite d'incantation et lui dit ce qu'il devait demander.
Hammadi procéda à l'incantation. Koumbasàra apparut devant lui.
« Ô Esprit puissant ! lui dit-il. Prends la provision d'oeufs d'araignée qui t'a été donnée par mon père BàWâm'ndè lors de votre séparation, et utilise-la pour aller délivrer Bâgoumâwel et ses compagnons (1). »
Koumbasâra appela Goumbaw, le lion noir (84). Il le chevaucha et lui dit :
« En vertu des pouvoirs transmis par Dikoré Dyàwo à Diafaldi, lequel les transmit à Kogoldi (85) à qui Dieu avait donné un troisième oeil frontal pour voir le caché et deux mains pour cacher ce qui est apparent (2) en vertu de cette chaîne, je te commande, ô Goumbaw, de me mener là où se trouve Njeddo Dewal. "
Aussitôt, Goumbaw s'élança. Ce n'était vraiment pas un lion ordinaire. Sur terre, il était plus rapide qu'un cyclone. Dans l'eau, il nageait mieux qu'un silure. Dans les airs, il volait à une vitesse que n'aurait pu atteindre même l'épervier fonçant sur sa proie.
Après deux jours de voyage, il déposa Koumbasâra à quelques pas de la fosse infernale au-dessus de laquelle Bâgoumâwel était suspendu par les pieds. Koumbasâra sortit un lasso qui avait été tressé avec les poils de la queue et de la crinière d'une vieille jument édentée et dont il était seul à savoir que rien ne pouvait le briser. Il le plaça de telle manière que lorsque la grande sorcière viendrait narguer Bâgoumâwel pour le plaisir de son coeur, elle se trouverait prise à l'intérieur du noeud coulant.
Ce moment ne tarda pas. Njeddo Dewal, ignorant la présence invisible de Koumbasâra qu'elle ne pouvait détecter depuis qu'il n'était plus sous sa domination, s'approcha du trou. A sa plus grande surprise, elle constata que les flammes n'avaient pas rôti Bâgoumâwel. Il faut savoir que, lorsque Njeddo avait rempli la fosse de braises ardentes, elle s'était enduit le corps, pour se protéger contre le feu, d'un produit de sa préparation. Or, au moment où elle s'éloignait, le récipient était tombé dans le puits et son contenu avait recouvert Bâgoumâwel, si bien que le feu n'avait plus de pouvoir sur lui. C'était ce qui l'avait sauvé.
1 Notons que Hammadi, à ce stade dramatique de l'histoire, accède à un statut nouveau, plus responsable, celui d'incantateur du crâne sacré et J'interlocuteur.
2. Par un geste des mains., on peut recouvrir, cacher quelque chose qu'on ne veut pas laisser voir. -Cacher ce qui est apparent ». c'est cacher le secret de l'initiation. L'oeil frontal, oeil de la connaissance, est destiné à déceler ce qui est caché les mains, symbole du pouvoir de l'homme en tant qu'instrument et moyen d'action., sont censées voiler (cacher) ce qui ne doit pas être dévoilé.
Njeddo Dewal ne comprenait pas pourquoi Bâgoumâwel ne criait pas, ne se tordait pas de douleur, et surtout pourquoi il ne brûlait pas. Pour en avoir le coeur net, elle s'approcha davantage et vint se placer, sans s'en douter, au beau milieu du lasso qu'elle ne voyait pas. Aussitôt, Koumbasâra et le lion Goumbaw, unissant leurs forces prodigieuses, tirèrent sur la corde. Njeddo se trouva encerclée par le milieu du corps, les bras entravés. Ses efforts pour se libérer restèrent vains. Elle était prise comme un animal sauvage dans un piège inattendu.
Elle comprit qu'une fois encore elle avait perdu la bataille contre Bâgoumâwel. Mais ce qui la troubla le plus, ce fut l'apparition soudaine de Koumbasâra et de Goumbaw, car il lui avait été prédit que le jour où Koumbâsâra, délivré, s'allierait avec Goumbaw, le lion noir à la crinière brune, ce serait l'annonce de sa défaite totale (1).
Contre sa liberté, elle offrit la vie des vingt garçons et de Bâgoumâwel.
« Ô Ndjeddo Dewal ! s'exclama narquoisement Koumbasâra. Tu es prise, tu es bien prise! Combien de fois ai-je été moi-même un agent puissant, mais inconscient, de tes méfaits ? Combien de fois ai-je exécuté tes ordres avec ivresse, permettant à tes charmes maléfiques de faire des veuves et des orphelins et de provoquer le malheur de tout un pays ? Jamais tes mains n'ont caressé que la brutalité, la désolation et la mort ! Maintenant, tu vas être soumise au jugement de Bâgoumâwel. A lui de te libérer ou de t'enfermer dans la case du tourment (2). Ne te donne donc pas la peine de nous proposer sa libération et celle de ses compagnons. Ils ont été libérés à l'heure et à l'instant. Ouvre les yeux, et tourne-toi pour voir la scène qui se déroule à tes dépens."
Ficelée comme un fagot de bois, Njeddo Dewal se retourna et vit alignés devant elle les vingt garçons et Bàgoumâwel, tous en parfaite santé. Elle ne perdit pas son temps à demander des explications, comprenant d'elle-même que les jeunes gens se préparaient à regagner leur village.
1 . L'alliance de Koumbasàra et de Goumbaw n'augure rien de bon pour Njeddo Dewal. Non seulement Koumbasàra, qui lui était auparavant asservi, met maintenant ses forces prodigieuses au service du bien, mais il a lui-même asservi la puissance de Goumbaw qui, traditionnellement, s'oppose à l'heureux aboutissement de l'initiation (cf. Koumen). Cet épisode enseigne aussi que la force n'est en soi ni bonne ni mauvaise. Tout dépend de l'utilisation qui en est faite.
2. Le cachot.
Goumbaw la traîna, ligotée, jusqu'à Bâgoumàwel. Celui-ci prit la parole:
« Ô Koumbasâra ! Ô Goumbaw ! Au nom de notre ancêtre Bouytôring, au nom de Koumen et de son épouse Foroforondou (1) , déesse du lait et reine du beurre, nous vous remercions de votre intervention.
« Quant à Njeddo Dewal, ne la tuez pas, ne la maltraitez pas (2).
Allez plutôt la soumettre au rayon orange (86) que le soleil déverse sur le grand caïlcédrat, au bord de la rivière rouge qui arrose son pays, et maintenez-la attachée jusqu'à ce que mes compagnons et moi ayons atteint Heli. »
Cela dit, Bâgoumâwel et ses compagnons prirent le chemin de Heli et Yoyo tandis que Njeddo Dewal était conduite à l'ombre du caïlcédrat où Koumbasâra et Goumbaw la maintinrent prisonnière.
Certes, la grande sorcière n'avait plus tous ses moyens d'antan, mais il lui restait encore deux tours à jouer. Malgré la clémence dont Bâgoumâwel avait fait preuve à son égard, elle se demandait si elle pourrait utiliser ces deux derniers tours contre lui, car elle n'était pas sûre que Koumbasâra et Goumbaw la délivreraient le moment venu. En effet, elle avait entendu Koumbasâra dire a\ Bâgoumâwel : « Garde-toi de donner la vie sauve à cette sorcière ! Son désir de te faire mourir emplit son coeur et son corps au point qu'elle en transpire par tous les pores de sa peau. Vivante, elle ne se tiendra jamais tranquille ! » L'angoisse dans l'âme, presque asphyxiée par la peur de mourir avant d'avoir pu tuer Bâgoumâwel, Njeddo Dewal avait les yeux hors des orbites, l'oreille tendue comme une bête aux abois. Elle attendait, inquiète, hagarde... Son supplice dura sept jours : le temps, pour Bâgoumâwel et ses compagnons, de regagner leur demeure.
A la fin du septième jour, sans qu'elle sût comment, le lasso qui la maintenait entravée se défit comme par enchantement. Elle se secoua et se hâta de rejoindre sa retraite invisible où elle resta enfermée sept jours durant, le temps de refaire ses forces.
1. L'épouse de Koumen. déesse du lait et reine du beurre, est la grande maîtresse de l'initiation peule féminine (cf. Koumen).
2. Expression de la noblesse de caractère de Bàgoumâwel et de sa faculté de pardon., qualités qui sont celles de tous les « agents du bien dans ce conte.
Une fois rétablie, Njeddo Dewal s'enfonça profondément dans le sol. Là, avançant en déchirant les entrailles de la terre, elle évolua jusqu'à se trouver sous le pied du jujubier ancestral de Heli. Elle fit disparaître l'arbre en le tirant sous la terre, puis, se métamorphosant elle-même en jujubier, prit sa place.
Comme chaque semaine, tous les enfants de Heli sortirent de la ville et allèrent s'attrouper au pied de l'arbre sacré pour en cueillir les fruits. Quelle ne fut pas la surprise des gens de Heli quand, soudain, ils virent le jujubier s'envoler dans les airs, emportant avec lui un morceau de terre circulaire de vingt et une coudées de diamètre! Ainsi Njeddo Dewal avait emporté d'un coup tous les enfants de Heli, ne laissant aux parents que leurs yeux pour pleurer !
Dès que le faux jujubier se fut éloigné dans les airs, le vrai jujubier ancestral sortit de terre et reprit sa place.
La ville fut plongée dans un deuil qui fit vite oublier la joie quavait provoquée le retour inattendu des vingt et un jeunes gens. La population tout entière accourut vers le palais du roi, se lamentant :
« Ô Roi ! Quand réussiras-tu à débarrasser le monde de Njeddo Dewal, mère de la calamité, qui ne cesse de nous endormir par ses sortilèges et de nous faire boire chaque fois la coupe amère du vin de sa méchanceté !
« Vers qui tourner nos yeux rougis par la douleur, que nos paupières languissantes ne parviennent même plus à protéger ? Notre sommeil s'est envolé comme une hirondelle migratrice. Njeddo Dewal vient de planter des épines dans nos coeurs. Ô Roi ! Dis quelque chose 1 Fais quelque chose ! »
Plus triste que jamais, le roi sortit de son palais, le visage boursouflé et tout baigné de larmes. Cet homme, qui était d'une belle stature, s'était recourbé comme une faucille. Son teint, jadis d'un brillant d'ébène, avait pris une couleur de cendre. En une seule nuit, il était devenu aussi maigre qu'une vieille jument des régions désertiques en saison sèche - ses cheveux et sa barbe avaient grisonné. Tout ce qui, en lui, était d'une blancheur éclatante - le blanc des yeux, des dents, des ongles - avait noirci. Tel était son état, tant les soucis le rongeaient devant le malheur de son peuple.
Il ne lui restait qu'un seul espoir, à la vérité non négligeable : Bâgoumâwel. Aussi l'appela-t-il auprès de lui sans tarder. Il lui dit :
« Celui qui a dix étapes à franchir et qui n'en franchit que neuf et demie a perdu sa peine -c'est comme s'il n'avait rien fait. Il en est de même pour toi. Toutes les victoires que tu as remportées sur Njeddo Dewal au cours de vos engagements meurtriers resteront vaines tant que la grande calamiteuse vivra et continuera de semer la désolation dans le monde. Le peuple ne sait pas que je ne peux rien par moi-même, car ma force réside en lui et non en moi. Je recours donc à toi, ô Bâgoumâwel, car Guéno qui peut tout t'a doté d'une puissance extraordinaire, et cette puissance, tu n'as jamais hésité à la mettre au service des malheureux et des victimes du sort.
« Nos enfants viennent d'être enlevés magiquement par Njeddo Dewal - elle seule, en effet, peut agir de la sorte. Le peuple me demande de dire quelque chose, de faire quelque chose. A mon tour de passer par toi pour demander à Cuéno (1) de dire et de faire quelque chose pour la délivrance des enfants de mon peuple. »
Bâgoumâwel remua la tête de bas en haut à trois reprises, geste qui signifiait une acceptation inconditionnelle. Puis il prit congé du roi et rentra chez lui.
Il consulta le crâne parleur. Celui-ci lui indiqua comment il devait procéder pour se métamorphoser en un doux zéphyr:
« Une fois que tu seras devenu un vent doux et agréable, ajouta le crâne, déplace-toi en soufflant vers l'est jusqu'au pays de Njeddo Dewal. Lorsque tu seras arrivé aux portes de sa cité, tu trouveras son troupeau en train de paîÎtre. Tu verras une belle génisse toute blanche : c'est Manchette, la génisse préférée de Njeddo. Introduis-toi dans sa matrice. Elle t'engendrera sous l'aspect d'un veau si beau que Njeddo en tombera amoureuse. Lorsque cet événement se produira, Guéno t'inspirera ce qu'il faudra faire pour sauver les enfants des griffes de la grande mégère. »
Transformé en zéphyr, BâgoumâweI souffla vers l'est jusqu'à la cité de la calamiteuse. Aux portes de la cité, il trouva effectivement le troupeau de Njeddo au pâturage. Il s'introduisit dans la matrice de Blanchette. Après quelques mois de gestation, celle-ci engendra un veau comme on n'en avait jamais vu de semblable. Sa peau était lisse comme de la soie ; le poil de son corps était aussi fin que le duvet du kapokier; ses gros yeux étaient tout pareils à des perles blanches pêchées dans les grandes profondeurs des océans orientaux. Blanchette fut bonne laitière. Au fur et à mesure qu'elle allaitait son petit, sa propre peau devint aussi soyeuse que celle de son veau.
1. « Passer par toi... » : toujours pour respecter la règle traditionnelle qui veut que l'on passe par un intermédiaire pour présenter une requête
Ce que le crâne avait prédit se réalisa. Njeddo Dewal fut prise, pour ce veau exceptionnel, d'un amour si puissant qu'elle ne pouvait se passer un instant de le contempler et de le caresser. Elle avait interdit aux enfants de Heli, qu'elle utilisait à l'entretien et à la garde de son troupeau, de mener son veau au pâturage. Il devait rester à la maison sous leur garde.
Le veau grandit. Il devint un taurillon très capricieux. Malgré la surveillance des enfants, il réussissait toujours à s'échapper pour rejoindre le gros du troupeau au pâturage. Chaque jour, il faisait deux ou trois escapades. Njeddo envoyait les enfants courir après lui pour le rattraper. Ils ne manquaient jamais de le ramener, mais elle les grondait de se montrer incapables, malgré leur nombre, de le retenir.
Un jour, comme de coutume, le taurillon prit la brousse. Njeddo envoya tous les enfants à sa poursuite. Au lieu de rejoindre le troupeau comme il en avait l'habitude, le taurillon se dirigea vers la haute brousse. Les enfants le suivirent. Quand ils furent très éloignés de la cité en ruine, Bâgoumàwel, à leur plus grande joie, reprit son apparence humaine. Il leur demanda s'ils étaient au complet. Après avoir vérifié, ils déclarèrent qu'ils étaient tous là.
Bâgoumâwel se demandait comment s'orienter et quel chemin suivre pour échapper à Njeddo Dewal lorsqu'elle se lancerait à leur poursuite. Immédiatement, une colonie de fourmis apparut et se mit à marcher devant lui. Il ne trouva rien de mieux que de suivre s petites bêtes dans leur voyage. Le sentier ainsi tracé le ramena sans embûches, lui et ses petits compagnons, aux portes du pays de Heli.
Comme on peut l'imaginer, son retour et celui des enfants donnèrent lieu à de folles réjouissances. Une très grande fête fut donnée par le roi lui-même.