AU PAYS DE HELI ET YOYO

Le Paradis perdu

L'histoire se passe dans le Wâlo (1), au pays mythique de Heli et Yoyo (2) où l'on ignorait ce qu'était passer une nuit sans souper. En ce pays, rien ne manquait: fortune, bétail ou céréales, tout s'y trouvait en abondance.

On n'y connaissait aucun souci. La mort y était rare, la progéniture nombreuse, la maladie inconnue. Tout le monde était en bonne santé. Même les vieillards à la tête chenue conservaient leur vigueur - ils ignoraient la fièvre, la toux et la décrépitude.

Le cheptel lui aussi ignorait la maladie. Point de diarrhées épuisantes, point de maux de poumon, point de mouches piquantes. Dans les champs, les acridiens ne dévastaient point les récoltes.

En ce pays béni où la mort était rare et les « connaisseurs (3) » nombreux, la pauvreté était chose inconnue. Celui qui ne possédait que deux troupeaux inspirait la pitié, on le disait miséreux. A Heli et Yoyo, seules les sauterelles venaient glaner les champs après la récolte. Tel était le pays où les Peuls vivaient riches et heureux !

A l'horizon se profilaient des crêtes de montagne dont les courbes s'enchaînaient et se chevauchaient harmonieusement. Les vallées inondables regorgeaient de grandes mares poissonneuses couvertes de nénuphars aux fleurs épanouies, aux graines aussi nombreuses que des grains de mil et aux baies succulentes, si douces qu'elles n'écorchaient point les gencives (6).

Dans la haute brousse, les biches gracieuses et les grands buffles majestueux vivaient en paix car on n'y connaissait point de fauves et les cités n'abritaient point de chasseurs.

Le pays était tant aimé de Guéno que si la lune, boudeuse, abandonnait son logis, disant « je ne reviendrai pas », des étoiles brillantes apparaissaient, trouant le ciel à la façon d'un couscoussier, afin d'illuminer l'espace et les logis des hommes.

1.    Wâlo : " zone inondable », évoquant la fertilité par excellence, par opposition à djêri, " haute brousse ». Wàlo et Djêri sont également les noms de deux régions du Sénégal.

2.    Les Peuls ont conservé le souvenir d'un lieu originel, véritable paradis terrestre., où ils étaient heureux. Ils en auraient été chassés par un grand cataclysme déclenché par Guéno en punition de leurs péchés. Heli et Yoyo en étaient les deux villes principales, Yoyo étant la grande capitale. (Yoyo est une onomatopée ; Heli signifie littéralement « briser »),

1. Connaisseur (gando, de andal, - connaissance savant au sens total du terme, aussi bien en théorie qu'en pratique, et ce dans tous les domaines. Sa connaissance englobe aussi bien l'aspect extérieur que le sens caché des choses (5).

Dans le Wâlo, les puissants fromagers côtoyaient les larges baobabs, comme pour regarder ensemble les grands caïlcédrats (7) étendre leurs branches volumîneuses dont on tirait un bois d'oeuvre précieux,

Les plaines fertiles y étaient aussi vastes que l'espace céleste.

On ne pouvait dénombrer les rivières et les cours d'eau qui arrosaient la terre en ondulant.

Ici, des bancs de sable dévalaient jusqu'au fleuve comme pour s'y nettoyer.

Là, des collines boisées, peuplées de myriades d'oiseaux, venaient plonger leurs pieds dans les eaux, comme pour se laver les jambes jusqu'aux genoux. Leurs doux vallonnements épousaient les méandres des rivières, semblant accompagner les vagues jusqu'à leur domicile nuptial.

La nature ayant horreur de l'uniformité (1), parfois des barrages de pierre paraissaient vouloir empêcher les cours d'eau de poursuivre leur chemin vers leur destination finale : le grand lac salé. Mais l'eau, cet élément-mère sans âme (8), est l'incarnation même de la patience et de la force. Quand un obstacle lui barre le chemin, elle s'élève d'abord sans se presser jusqu'à le recouvrir - puis elle bondit, dispersant un nuage de gouttelettes au point de faire croire à la venue d'une gatamare, la première tornade de l'année. Une partie de ce nuage d'eau s'évapore en fumée, mais une fumée qui ne bouche pas les narines et n'empêche point de respirer - le reste se rassemble en contrebas, formant à nouveau une belle bande blanche qui reprend sa route et roule vers son but, grignotant ses berges et excavant son lit pour augmenter son envergure (9).

Aux abords des cours d'eau, la fumée d'eau adoucissait si bien l'atmosphère que quiconque s'en approchait sentait son corps se rafraîchir et éprouvait, le moment venu, une irrésistible envie de dormir, à en piquer du nez !

Bref, le pays était si agréable que l'étranger qui y mettait le pied en oubliait de retourner chez lui !

Les griots de Heli et Yoyo ont chanté en long et en large ce merveilleux pays. Ils l'ont appelé le « pays septénaire » (10), car sept grands fleuves y serpentaient à travers sept hautes montagnes tandis que l'on comptait sept grandes plaines sablonneuses dont les belles dunes dévalaient comme des vagues pétrifiées.

1. Littéralement : « Dieu ne crée pas deux choses " (sous-entendu identiques).

Outre l'amandier, les arbres fruitiers qui peuplaient la brousse présentaient sept espèces dominantes : l'acacia à fruit comestible, le palmier-dattier dont les grappes serrées fournissaient un fruit plus doux que le meilleur des miels ; le jujubier dont un seul fruit pouvait emplir la bouche la plus démesurée - le tamarinier dont le fruit soigne toutes les maladies imaginables (11) ; le rônier dont un seul fruit pouvait rassasier un éléphant« Quant au figuier, tenter de décrire ses fruits serait minimiser leur valeur, Enfin, oui, oui ! au pays de Heli et Yoyo chaque arbre de karité donnait assez de beurre pour nourrir tout un quartier de village pendant un an ! Ces sept arbres bénis produisaient à foison des fruits que l'on pouvait cueillir tout au long de l'année.

En ce pays, le beurre n'était pas rare ; on le tirait non seulement du karité mais aussi de l'arbre m'pegou, sans parler du beurre crémeux fourni par les vaches opulentes. L'arachide des plaines et les sardines des fleuves fournissaient toute l'huile nécessaire.

Quant au miel à la saveur délicieuse, il était si abondant qu'il ne se vendait pas.

Dans les lougans de famille ou les petits lougans individuels (1), on récoltait des citrouilles et du maïs, de grosses courges, des pastèques douces et des haricots à gros grains délicieux. Citrouilles et haricots rampaient et se chevauchaient les uns les autres si généreusement qu'ils en venaient à recouvrir en toutes saisons les toits de chaume, au point d'empêcher la fumée de les traverser pour se répandre dans l'atmosphère (2).

Dans chaque cité, dans chaque petit village se faisaient écho les cris des poules-mâles (12). Les aboiements des chiens y étaient aussi mélodieux que des sons de trompette, le braiment des ânes n'y offensait point le tympan. Les boeufs (13) mugissaient comme pour attirer l'attention sur leur beauté et leur corpulence. Quant aux bêlements des boucs sollicitant leur femelle, on aurait dit un concert de belles voix humaines.

Oui, c'était le pays où, pour réveiller les habitants, le braiment harmonieux des ânes répondait à l'appel agréable des coqs tandis que résonnaient les cris des oiseaux nocturnes retournant dans leur nid.

A Heli et Yoyo, point de chauve-souris aveuglée par la lumière naissante du jour, allant tout étourdie s'accrocher dans les épines !

Les termites de Heli et Yoyo grignotaient les tiges des céréales, non leurs épis : ils ne rongeaient pas les affaires des hommes.

1.    Lougan : champ. Dans les villages traditionnels., il y a souvent un grand champ collectif ou familial auquel tout le monde travaille. Chacun peut avoir également son petit jardin ou potager individuel.

2.    Lorsque le toit est en chaume, la fumée de la cuisine sort à travers les fibres du toit. Quand celui-ci est recouvert de feuilles, elle doit sortir par la porte. Cette image évoque la densité et la richesse de la végétation qui, de plus, protège le toit pendant la saison d'hivernage.

En un mot, rien, dans ce pays, ne pouvait causer de mal. Ni venin de scorpion ni venin de serpent n'y tuèrent jamais, pas même n'y provoquèrent la moindre enflure.

Le ciel du pays de Heli et Yoyo était semblable à la première salive de l'indigo, du bleu le plus tendre.

La brise y était douce, le cheval magnifique et la fille bien belle.

Le voyageur y découvrait, au fil de ses randonnées, des demeures dont chacune était plus agréable que la précédente.

Guéno y faisait pleuvoir abondamment, mais les pluies n'y gâtaient ni la récolte ni le fourrage qui y poussaient dru.

Les tornades ne provoquaient pas de coups de tonnerre. Jamais la foudre n'y avait gâté quoi que ce soit : elle n'avait pas brûlé l'arbre, encore moins incendié la maison. En ce pays, tout mal était inconnu.

Koulou diam, koulou diam Koulou diam, ma Guéno! Gloire à toi, gloire à toi 1 Gloire à toi, Éternel!

Ta grâce était largement répandue sur cette terre qui n'était pas une terre de petite importance !

C'est le Prophète Salomon (14) lui-même, dit-on dont l'épouse Balqis, la Reine de Saba, est considérée comme la tante des Peuls - qui traça les plans de Heli et Yoyo. Les génies qu'il avait asservis y accomplirent maintes merveilles et leur travail, certes, ne fut pas petit,

Oui, c'est dans ce pays paradisiaque qu'habitaient les descendants de Hellêrè, fils de Bouytôring, ancêtres des Peuls et possesseurs de grands troupeaux (15) !

Les silatiguis (16), qui ont beaucoup observé, étudié et compris, ne sont pas tous d'accord sur le lieu où se trouvait le pays de Heli et Yoyo. D'aucuns l'ont situé à l'est de la mer Rouge, dans le pays de notre Tante Balqis, la Reine de Saba. D'autres affirmèrent qu'il se trouvait à l'ouest de la mer Rouge, entre le pays des Habasi (Ethiopie) et le pays du Pharaon roi de Misra (Egypte) (1).

Ce conte n'a pas pour but d'établir la véracité ou la fausseté de ces paroles. De toute façon, mille et mille personnes diraient-elles que le mensonge est vérité, le mensonge restera le mensonge ! Mille et mille diraient-elles que la vérité est mensonge, la vérité restera la vérité !

1. Ce paragraphe ainsi que ceux qui le suivent (jusqu'à la fin du chapitre) font partie du texte traditionnel du conte.

Ce conte fut conté pour instruire les Peuls, afin qu'ils noublient pas les événements lointains qui ont causé la ruine de leurs ancêtres, leur émigration et leur dispersion à travers les contrées ; afin qu'ils connaissent leur pays d'origine en ce monde, même s'ils ne peuvent le situer dans l'espace ; afin qu'ils sachent pourquoi on les a repoussés, pourquoi ils errent en tous lieux et sont devenus de perpétuels campants-décampeurs, des honnis que l'on installe en bordure des villages, mais des honnis qui ont vite fait de frapper de leurs lances ceux qui les dédaignent, de réduire en esclavage ceux qui les offensent et de stupéfier les princes qui les méprisent. (1)

Quand on réduit un Peul en esclavage, il accepte et sait patienter jusqu'au jour où il est sûr de prendre sa revanche.

Les Peuls n'acceptent pas d'être importunés. Si on les malmène, ils commencent par brûler leur case de paille, pour bien montrer qu'ils n'ont rien à perdre, puis ils incendient celle de leur ennemi. Ils blessent, ils tuent, puis ils quittent le pays avec leur troupeau car rien ne les retient nulle part (2).

Plus vagabonds que le cyclone, ils vengent leurs torts sans faire de bruit. Ils aiment l'honneur et la considération parfois plus que leur vie. Celui qui touche à un Peul, que ce soit pour la paix, sinon il trouvera son compte !

Les Peuls n'ont point de houe. C'est avec les sabots de leurs chevaux qu'ils creusent les poquets dans la terre.

Le bâton des Peuls est plus meurtrier qu'un fusil.

Ce qui déclenche leur colère, c'est de toucher à leur troupeau qui est leur richesse, ou à la parure de leurs femmes (3), qui est leur honneur. A celui qui s'en approche, ils feront mordre la terre.

Naissance de Njeddo Dewal

Durant un temps si long qu'on ne saurait en dénombrer les jours, les Peuls vécurent heureux au pays de Heli et Yoyo. Mais à la longue, ils se rassasièrent tant de ce bonheur qu'ils en devinrent orgueilleux et se per

1.    En devenant leurs vainqueurs.

2.    Leur seule fortune est le bétail et il se déplace avec eux. On ne les retient qu'en les honorant,

3.    Il ne s'agit pas ici de bijoux ou de colifichets, mais de tout et qui fait la valeur morale d'une femme : sa parure., ce sont ses qualités.

dirent eux-mêmes. Ils en vinrent à se conduire de très mauvaise manière. Certains ne respectaient plus rien, au point de se torcher avec des épis de céréales.

Des femmes s'égayaient avec des animaux mâles. D'autres, délaissant l'eau, se baignaient dans du lait (1). Elles s'en servaient même pour laver leur linge et faire la toilette de leurs enfants, laver leurs moutons de case (2) ou les étalons à robe blanche de leur époux ! N'allèrent-elles pas jusqu'à utiliser de la farine de riz délayée pour badigeonner leurs maisons ? Parfois, l'envie les prenant, elles sortaient nues dans la rue, balançant leur croupe pour bien montrer leurs avantages.

Des hommes les imitèrent et se mirent tout nus. Ils rencontraient les femmes dans la brousse pour s'y comporter comme des bêtes (3). Peu à peu hommes et femmes refusèrent le mariage et s'en firent une gloire. Être célibataire devint un état normal (4).

Ainsi vécurent le plus grand nombre des Peuls, sans qu'aucun avertisseur vint les mettre en garde. Quand cet état de choses eut duré trop longtemps, Guéno se fâcha. Ayant décidé que le malheur recouvrirait les Peuls pervers, il entreprit de créer l'être qui serait l'agent de ce malheur. Guéno prit un chat noir, si noir qu'il en noircit le charbon et la nuit la plus sombre ! Il prit un boue puant au pelage de jais (17), puis un oiseau d'un noir profond. Il les brûla au moyen d'un rayon vert, mit leurs cendres dans une outre jaune, les pétrit dans une eau incolore. Il plaça le mélange dans une carapace de tortue, une grosse tortue des mers profondes (18), puis il transforma le tout et en fit un oeuf (19). Il donna l'oeuf à couver à un caïman à la peau dure, un vieux caïman chargé d'années innombrables (20).

Le caïman couva. Guéno fit éclore l'oeuf. Un être en sortit. Cet être, à la forme vaguement humaine, était doté de sept oreilles et de trois yeux (21). C'était une fille.

Tout ce qui est venimeux et méchant, tout ce qui vit dans les forêts ou dans la haute brousse, qui séjourne dans les vallées, repose dans les fleuves ou se cache au sein de la terre, grimpe au sommet des collines ou se réfugie dans les cavernes, le mal qui réside dans le feu, celui qui se cache dans les végétaux, en un mot tout ce que l'on prie Guéno d'éloigner de nous, tous ces êtres allaitèrent tour à tour la fille qui venait de naître.

1 Se laver avec du lait indique la sortie des normes. l'excès, l'orgueil., surtout chez les Peuls pour qui le lait est une substance sacrée.

2.    Un " mouton de case " est un mouton familier, sorte d'animal mascotte, qui va et vient librement. Il appartient à la « case », c'est-à-dire à la famille. Il est aimé et très choyé.

3.    En Afrique traditionnelle de la savane, l'acte sexuel est considéré comme sacré., car « le ventre de la femme est l'atelier de Guéno , ; dans une société qui met l'accent sur la maîtrise de soi, l'acte sexuel accompli hors des normes et dans le désordre des moeurs est censé ravaler l'homme au rang d'un animal.

4.    Jusqu'à nos jours., l'état de célibataire était quasiment inconnu en Afrique et., à la vérité, fort mal jugé. On estimait qu'un célibataire n'était pas un homme conscient de ses responsabilités., donc sujet à caution.

L'enfant grandit et devint une fille courtaude, vilaine à voir, aux oreilles mal formées.

Aucune créature de cette terre n'a jamais vu de telles oreilles

La fillette monstrueuse reçut le nom de Njeddo Dewal Inna Baasi, la Grande Mégère septénaire, mère de la calamité (1).

Elle apprit les sept sons des paroles magiques.

Elle connut toutes les incantations propres à commander aux esprits du mal des quatre éléments et des six points de l'espace.

Capable de prendre toutes les formes, elle se métamorphosait à volonté, plongeant les esprits dans le trouble.

Ainsi enveloppée de ténèbres, entourée de tous les mauvais esprits et génies du mal, Njeddo Dewal atteignit l'âge adulte.

Un homme nommé Dandi (Piment) fils de Sitti (Salpêtre) (2) la vit et la demanda en mariage. Sa demande fut acceptée. Après leur mariage, les époux partirent habiter Toggal-Balewal, la lugubre forêt noire.

Dandi et Njeddo Dewal engendrèrent sept filles, chacune plus belle qu'un génie femelle.

Un jour, Dandi rencontra Tooké (Venin).

« Ô mon Dandi, où vas-tu ? » lui demanda Tooké.

Sans autre forme de procès, Dandi se jeta sur lui. Tooké se gonfla alors de venin et s'éleva comme une haute berge. Puis il se saisit de Dandi et lui serra le cou jusqu'à ce que son corps devint complètement froid.

Près de là, des crapauds à l'arrière-train affaissé et au ventre de femme enceinte avaient assisté à la scène. A leur tour ils se jetèrent sur Tooké, le tuèrent et l'avalèrent sans en rien laisser.

Des serpents, sortis on ne savait d'où, se précipitèrent sur les crapauds et n'en firent qu'une bouchée -, puis ils s'empressèrent d'aller se cacher dans des trous.

Alors des scorpions noirs, gros comme de petites tortues, attaquèrent à leur tour les serpents. Ils en triomphèrent et les avalèrent tout comme les serpents avaient avalé les crapauds (3).

1.    Njeddo vient de jeddi., qui signifie sept. C'est donc la « septénaire ». Dewal est composé de dew (femme) et de la désinence al qui peut être péjorative ou admirative, selon le contexte. Dewal pourrait signifier la " femme extraordinaire - " ici le mot signifie la - femme escogriffe », ou la « grande mégère -. Inna Baasi signifie littéralement « mère de la calamité ».

2.    Le piment engendre la brûlure; quant au salpêtre. il entre dans la composition des poudres explosives., donc destructrices, et de divers maléfices. C'est dire quels éléments maléfiques, à la fois maternels et paternels, s'uniront pour donner naissance aux sept filles de Njeddo Dewal.

3.    La succession des animaux qui s'avaient montre que, pour chaque mal. il existe un mal plus mauvais encore.

D'où venaient ces scorpions (22) ?

Silence !... Je vais le dire pour que des bouches puissent le rapporter à des oreilles.

Ces scorpions sont plus vieux que Kikala lui-même, l'ancêtre du genre humain.

Ils sont plus vieux que les éléphants, plus anciens que les plus vieux vautours, plus vieux que les baobabs, plus vieux même que certaines montagnes (23).

Au jour lointain où les premières gouttes de pluie tombèrent sur la terre, les scorpions étaient déjà là et ils s'y sont lavés. Après quoi ils s'enfoncèrent dans des excavations et attendirent que ce qui devait advenir advînt, et les trouvât là (1).

Le début des malheurs

En ce temps-là, Njeddo Dewal, instrument mal.fique de la colère de Guéno, s'était installée dans un abri fait de branches de tiaïki, cet arbre magique que la pluie dessèche et que la chaleur reverdit (24). Elle était là, a, sept oreilles et trois yeux bien ouverts. Quand elle toussait, des étincelles jaillissaient de ses poumons. Quand elle se grattait, des abeilles sortaient de son corps. Si elle respirait face à un arbre, il se desséchait. Si elle criait sur une montagne, la montagne s'écroulait, se brisait et devenait farine de terre. Ainsi tapie dans son abri, elle opérait ses sortilèges, lesquels répandaient leurs néfastes effets sur tout le pays de Heli et Yoyo.

Un jour, des femmes peules qui s'étaient rendues au marché pour y vendre leur lait y trouvèrent des choses insolites : des récipients remplis de crottin de mouton, de grandes écuelles contenant des excréments humains, de la bouse de vache ou des cordylées de lézard, des gourdes remplies d'urine et de crachats, des tibias humains étalés sur le sol comme des tubercules de manioc...

« Yoo ! Yoo !... crièrent les femmes peules. Ce qui est répugnant et puant est entré dans le marché ! »

« Qu'est-il arrivé ? » se demandaient-elles les unes aux autres. Elles ne savaient pas que Guéno venait de décréter leur châtiment et que Njeddo Dewal, Mère de la Calamité, en était l'agent d'exécution.

1. Toute cette scène n'a d'autre raison que de présenter la mort de Dandi. dont la seule fonction fut de procréer les sept filles de Njeddo Dewal qui joueront un rôle capital dans le conte.

Quand les femmes regardèrent dans leurs calebasses, elles virent que le lait y était devenu du sang et le pen'ngal (1) du pus. Elles s'enfuirent et rentrèrent qui à Heli, qui à Yoyo, clamant partout leur malheur.

Ces événements extraordinaires vinrent aux oreilles du roi (2) de Heli. A son tour, il en informa ses gens. Tous se rendirent à Yoyo, la capitale où résidait le grand roi.

Celui-ci convoqua les 22 silatiguis et les 56 grands bergers (26) du pays. Il leur demanda de dresser des thèmes géomantiques et de les interpréter afin de connaître la signification de ces étranges phénomènes. Après avoir exercé leur art, les silatiguis conclurent qu'un grand malheur allait s'abattre sur le pays de Heli et Yoyo, car les anciens avaient dit « Malheur au pays quand le lait se transformera en sang et en pus, quand les excréments et l'urine se vendront au marché !

En ce temps-là, le monde se transformera,

Heli et Yoyo seront écrasés et moulus comme farine.

Les hautes berges des fleuves s'affaisseront comme des murailles de pisé sous l'effet de la tornade.

Les eaux des rivières descendront à l'étiage, les forêts deviendront des déserts, les grandes cités ne seront plus qu'amas de ruines. Là où ruisselaient des cours d'eau, on ne verra plus que bancs de sable. Les grandes maisons à étage seront telles des dunes amoncelées, d'autres semblables à des cavernes, à des nids de lézards, de chauves-souris ou de cancrelats. Dans les champs, les calebassiers comestibles ne donneront plus que citrouilles amères. Les femmes et les vaches deviendront stériles, saillables mais improductives. Et si d'aventure elles enfantaient, elles n'allaiteraient pas leurs petits.

Personne n'aura pitié de ce qui fait pitié !

Personne n'aura honte de ce qui fait honte L'homme n'oeuvrera que pour lui-même (2). Il se donnera toujours raison,

accusant son prochain de ses propres défauts. Chacun se vantera en dénigrant autrui, louant son propre travail, critiquant celui des autres.

1.    Lait caillé non écrémé.

2.    Littéralement laamdo: « celui qui commande ». Au-dessus des chefs ou rois locaux, il y avait un roi unique du pays de Heli et Yoyo. Immédiatement après lui venait le roi de Heli (25),.

3.    L'homme n'oeuvrera que pour lui-même : dans la tradition africaine, l'égoïsme est considéré comme la pire des choses... A la limite. celui qui ne , partage pas " ou qui vît à l'écart de la communauté est presque considéré comme un anormal. Notons que dans le mythe de la création du monde, C'est après Habana-koel (« Chacun pour soi ") qu'apparaît la dualité, donc le bien et le mal.

« Tu verras les gens se parler et se sourire hypocritement, puis se moquer par-derrière et s'insulter dès qu'ils auront le dos tourné.

« Les hommes ressembleront aux sarcellespêcheuses (1). Quand l'un de ces petits canards plonge, les autres prient :

« " ô Guéno ! Noie-le, empêche-le de sortir de l'eau ! " Mais dès que le plongeur fait surface, ils lui disent aimablement: Nous avons prié pour toi. As-tu pris quelque chose ?

" En ce temps calamiteux qui sera présidé par la Grande Mégère, se lèvera au nord l'étoile maléfique (27).

« Alors, l'étranger qui descendra chez toi dira: " Je ne partirai plus. " Il fermera sa bourse, conservera son bien et vivra sur le tien. Mieux encore, le jour où il consentira à partir, il s'attendra à recevoir un cadeau !

« Oui, en cette époque maudite, les maÎtres initiateurs coucheront avec leurs élèves féminines (2).

« Les amis intimes débaucheront les femmes de leurs amis.

« En ce temps-là, les femmes n'auront à la bouche que les mots : « je veux divorcer, je divorcerai, et tant pis pour les enfants issus du mariage ! "

« En ce temps-là, les chefs - qui pourtant peuvent abuser sans risque puisqu'ils sont chefs -mentiront effrontément (3), et les plus riches ne répugneront pas à voler les plus pauvres.

« En ce temps-là on croira que la terre est le ciel et le ciel la terre (4)»

Telles étaient les prédictions. Les chefs de Heli et Yoyo demandèrent aux silatiguis et aux bergers :

« Existe-t-il un sacrifice propre à chasser le mal ou à diminuer les tourments qui vont éclater comme une tornade ? Que faire pour que ce cyclone calamiteux avorte, pour que la tornade de malheur ne s'abatte pas sur Heli et Yoyo et que le pays ne soit pas détruit ? »

Les bergers tournèrent leurs regards vers les silatiguis (5) car ceux-ci les surpassaient en savoir.

1.    Espèce de canard qui symbolise l'hypocrisie.

2.    Symbole du renversement des valeurs. car les maîtres initiateurs (silatiguis, maîtres de la terre, maîtres du couteau ... ) sont considérés comme le modèle même de la probité et de la moralité. Leur fonction n'est d'ailleurs valable et efficiente que s'ils respectent des interdits majeurs : ne jamais mentir, ne pas faire montre de parti pris, ne, pas commettre d'adultère. etc.

3.    On dit qu'un chef, ou un roi, n'a pas à s'abaisser à mentir puisque de toute façon, quoi qu'il fasse., il ne court aucun risque. L'Afrique comprend qu'un chef abuse, non qu'il mente. Dans L'Éclat de la grande étoile, lorsque Bâgoumâwel donne le sceptre royal à Djendo Diêri, le jeune roi initié par lui. il lui dit (p. 91): " Dans tes propos ne laisse entrer nul mensonge, la fin de tout menteur est d'être corrompu. Qui a pouvoir de commettre des abus ne doit pas mentir. »

4.    Symbole de la confusion la plus extrême., du bouleversement total des valeurs.

5.    Les silatiguis, on l'a dit, représentent le degré suprême de l'initiation peule. Tout berger ou pasteur initié rêve de devenir silatigui (voir Kow men).

La chose la plus difficile pour un sujet, dit-on, est de regarder le roi en face et de lui dire la vérité sans dévier. Mais les silatiguis de Heli et Yoyo n'hésitèrent pas. Leur réponse fut une parole droite qui ne balança pas. Ils dirent :

« Rien ne peut empêcher la prédiction de se réaliser.

« Ceux qui ont péché paieront (1).

« Heli et Yoyo seront détruites et les briques de leurs demeures réduites en farine.

« Les branches des arbres se dessécheront sur les troncs.

« Les rivières tariront et l'herbe deviendra broussaille.

« Les choses ne redeviendront normales qu'à la mort de Njeddo Dewal, mère de la calamité. Mais hélas ! la grande nocturne vivra longtemps, car elle est d'un métal solide et difficile à fondre (28) ! »

La cité mystérieuse de Wéli-wéli

Pendant que le roi et les chefs de Heli et Yoyo cherchaient ainsi un moyen d'éviter la calamité qui les menaçait, Njeddo Dewal avait entrepris d'édifier dans son domaine une cité invisible. Quand elle l'eut terminée, elle l'appela Wéli-wéli (Tout doux - tout doux !).

Il n'était rien, en fait de jouissance matérielle ou de leurre spirituel (2), qui ne soit présent à Wéli-wéli, sauf assez de femmes pour tenir compagnie aux hommes. Les seules femmes de Wéli-wéli étaient les sept filles de Njeddo Dewal issues de son union avec Dandi. Non seulement elles étaient belles comme des génies femelles, mais leur mère avait fait en sorte, par magie, qu'elles puissent demeurer constamment vierges. Déflorées la nuit, le lendemain matin elles redevenaient intactes.

A cette époque, les femmes de Heli et Yoyo se mirent à mourir les unes après les autres. Bientôt il ne resta plus que les femmes vertueuses, les épouses des

silatiguis ou de certains chefs (3). A peine entendait-on dire qu'une femme libre vivait quelque part, les hommes se précipitaient par caravanes entières pour aller tenter leur chance, se combattant et s'entre-tuant chemin faisant.

1.    Sous-entendu : ceux qui n'auront pas péché seront sauvés et échapperont aux calamités.

2.    Tout ce que contient Wéli-wéli est illusion, mirage. La beauté ne fait que recouvrir ce qui, par essence., est la laideur même. Le leurre spirituel, ou mirage spirituel (makarou en Islam), c'est tout ce qui fait s'arrêter l'adepte en chemin. Ebloui par un phénomène spirituel ou par sa propre réalisation, il perd de vue ce qui est le but réel de sa quête.

3.    Comme il a été prédit, les hommes et les femmes qui n'ont ni péché ni cédé aux facilités de l'époque ne sont pas frappés par les calamités.

Or, un jour, des voyageurs mystérieux qui parcouraient le pays de Heli et Yoyo, et qui n'étaient autres que des agents de Njeddo Dewal, répandirent une nouvelle étonnante : dans une cité lointaine vivaient sept vierges sans pareilles que leur mère, Reine de la cité, destinait au mariage. Mais, ajoutaient-ils, la Reine avait décidé de ne donner ses filles qu'aux hommes qu'elles auraient choisis elles-mêmes. Elle invitait donc les prétendants à venir tenter leur chance.

Dès que la nouvelle fut connue, les candidats affluèrent de toutes les contrées environnantes. On ne les introduisait dans la cité que par groupe de sept.

Une fois à l'intérieur, ils étaient présentés à Njeddo Dewal. Celle-ci, qui avait revêtu une apparence agréable et rassurante, les accueillait avec ces paroles :

« Je souhaite que vous preniez le temps de bien vous accoutumer à mes filles. Installez-vous et revenez demain soir. Chacun de vous passera toute la nuit à badiner avec sa compagne. De même qu'un cavalier voudrait tout savoir du caractère de la belle monture qu'il s'apprête à acquérir, celle-ci descendrait-elle de jabalen'ngou le cheval du diable, de même chaque homme aimerait connaître le caractère de la femme qu'il désire épouser. » Hélas, les naïfs candidats ignoraient que Njeddo

Dewal avait coutume de se revigorer en buvant du sang humain, et qu'elle préférait par-dessus tout le sang des jouvenceaux au menton imberbe (29) ! Chacune de ses filles possédait près d'elle, dans une cachette, un long intestin lisse et bien tanné terminé par une ventouse en corne de biche naine. Or, qui ne connaît le grand maléfice qui réside dans la tête de la biche naine (30) dont la corne, instrument principal des sorciers et des envoûteurs, est utilisée dans bon nombre d'opérations magiques ? L'autre extrémité du long tuyau se trouvait dans la chambre de Njeddo.

Le lendemain soir, les sept soupirants se présentaient et la Reine ouvrait à chacun d'eux la demeure de l'une de ses filles.

Chaque prétendant badinait avec sa belle jusqu'au milieu de la nuit. Alors, baissant le ton de la voix et diminuant l'éclat de la lampe, il la rejoignait sur sa couche. Instinctivement, il tendait la main pour caresser le corps de sa bien-aimée. La vierge s'abandonnait au point de lui faire croire qu'elle était impatiente, mais quand il se rapprochait trop, elle reculait :

« Frère, doucement, disait-elle, ne sois pas si pressé

La précipitation gâche plus qu'elle n'arrange. Je voudrais d'abord être sûre que tu m'aimes vraiment, que tu m'aimes comme toi-même. Je veux être à toi et que tu sois à moi, mais auparavant il faut me donner un gage de ton amour, un gage qui me prouvera qu'il n'est rien entre tes mains que tu ne sois prêt à me donner. Quand j'aurai cette certitude, je saurai que même si je te demande ton âme, tu me la donneras - alors je te donnerai ce qui est mon honneur et ma vie: ma virginité. »

De telles paroles enflamment le coeur de l'amant. La fumée de l'amour monte au ciel de son intelligence. Il s'en enivre au point de ne plus savoir où il se trouve. L'esprit affaibli, il cesse de raisonner, devient l'esclave de sa passion, momentanément ravalé au rang d'un animal. Ainsi se comporte-t-on quand la soif de la femme vous étreint.

Enflammé, le prétendant s'écriait :

« Ma soeur, demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai à l'heure et à linstant ! Fais de moi ce que tu voudras ! Je t'aime, je suis assoiffé de toi, ne me résiste pas ! »

Le voyant réduit à merci, la maligne répondait :

" Ohé, mon frère ! Ma mère est malade. Or, seul le sang masculin peut la guérir. Accepte que je te saigne et prenne un peu de ton sang pour ma pauvre mère. Dès qu'elle l'aura bu, elle s'endormira profondément. Je profiterai alors de son sommeil pour fléchir mon cou et tu pourras assouvir tous tes désirs. Quelle que soit la longueur de la nuit, je serai patiente et docile. Tu me trouveras pucelle et me posséderas à volonté. Les pointes de mes seins te piqueront sans mal ; ta poitrine virile pèsera sur elles et elles se 'tracteront comme une armée défaite. De mes seins ne jaillira point de lait malodorant, car je suis vierge et n'allaite point d'enfant.

" J'entraverai ma pudeur et te laisserai me regarder à l'envi. La lumière atténuée de la lampe te permettra de voir comme ma taille mince est soudée à ma poitrine ferme.

" Tu admireras le galbe de mes jambes. Tu verras comment mes talons furent modelés et lissés, mes bras Sculptés, mes doigts finement façonnés par Guéno. Tu contempleras mes ongles, de belle forme allongée et d'une blancheur éclatante.

« Oui, mon frère, je suis pelemlemri, une vierge non encore démiellée. Pour celui qui ne comprend pas ce langage, je suis une maison impénétrée... »

Jamais aucune des filles de Njeddo Dewal n'avait tenu à un prétendant de tels propos sans que celui-ci, pris au piège, ne s'exclame : « Saigne-moi, oui, saignemoi pour abreuver ta mère, mais laisse l'assoiffé que je suis se désaltérer de ta virginité ! »

Alors, sans attendre, la fille lui piquait une veine et y appliquait la corne de biche naine. Prévenue par un moyen convenu, Njeddo Dewal se saisissait de l'autre extrémité du long intestin qui courait du lit de sa fille jusqu'au sien et se mettait à aspirer le sang du malheureux jeune homme.

Quand celui-ci avait été vidé d'une bonne partie de son sang, la jeune fille se laissait déflorer, assurée que son amant mourrait d'épuisement le lendemain ou peu de temps après et que sa mère, revigorée, pourrait continuer son oeuvre macabre et maléfique.

Ainsi les jeunes gens de Heli et Yoyo furent-ils exterminés sept par sept, au fil des temps, sans que rien, jamais, vienne les empêcher de se précipiter joyeusement vers cette fin atroce.

Pendant ce temps, chaque fois que Njeddo, repue de sang frais, expirait l'air de sa poitrine infernale, son souffle desséchait les végétaux du pays, du brin d'herbe aux arbres les plus puissants. Il asséchait les rivières et les cours d'eau, n'épargnait même pas les puits. Les arbres dépérissaient dans la forêt. Les animaux herbivores et le gibier mouraient de faim ou se trouvaient décimés par des maladies inexplicables.

Toutes les calamités prédites par les voyants s'abat tirent sur le pays une à une. Point de jour, de semaine, de mois ou d'année sans que l'on vit s'accomplir une catastrophe : des villes entières s'écroulaient, des rivières tarissaient, des montagnes s'affaissaient. Les vivres manquaient, les femmes et les vaches aux larges flancs n'enfantaient presque plus. Seuls étaient épargnés certains lieux peuplés de gens honnêtes et bons, mais tous souffraient. Ainsi, durant sept années, les habitants de Heli et Yoyo connurent un calvaire aussi éprouvant que le bien-être d'antan avait été agréable et enchanteur.