Au village de Hayyô (1), situé au pied de l'une des sept montagnes de Heli et Yoyo et dont le chef était Hammadi Manna, vivait un homme très bon nommé Baba Waam'ndé : " Père du bonheur». On l'appelait BâWâm'ndé. La plupart des habitants de la région de Hayyô n'avaient pas péché mais, sans conteste, le plus sage et le plus vertueux de tous était Bâ-Wâm'ndé.
Il ne comptait pas parmi les grands fortunés de Heli et Yoyo, mais il était cité comme un modèle de droiture. Jamais il n'avait trompé personne et jamais il n'avait quémandé. De nombreux pauvres venaient prendre des crédits (2) auprès de lui, mais jamais il ne réclamait son dû. Lui-même, pourtant, ne s'endettait pas, bien que très souvent, depuis la venue des grands malheurs, sa petite famille eût passé la journée sans manger et se soit endormie sans souper.
La compagne de Bâ-Wâm'ndé se nommait Weldo
Hôre : « Tête-douce-chanceuse ». On l'appelait Welôré. Elle était encore plus patiente que son mari, d'aucuns disaient même plus amène et plus généreuse. Chaste comme une sainte, elle réunissait en elle les quatre qualités qui font qu'une femme est considérée comme parfaite et ne saurait être doublée d'une coépouse (31). Elle n'était pas envieuse et n'importunait jamais son mari.
Une nuit, Welôré fit un songe. Elle rêva qu'elle mangeait un plat dont elle avait cuit le riz dans le soleil et la sauce dans la lune (3). Une fois le plat terminé, elle se vit accoucher d'un petit taurillon blanc comme du lait.
1 - A la fois nom du village et du pays environnant, de même que Heli et Yoyo sont des noms de cités en même temps que le nom du pays.
2. Il ne s'agissait pas nécessairement d'argent (ou de ce qui en tenait lieu). Uri crédit pouvait se demander en bétail.
3. La réunion du soleil et de la lune, pôles complémentaires (masculin et féminin, or et argent. jour et nuit) implique ici une idée de totalité, donc d'harmonie Ce n'est pas indifférent puisqu'il s'agit (lu signe annonçant la naissance future de Bâgoumâwel, l'enfant prédestiné qui sera envoyé par Guéno pour lutter contre Njeddo Dewal et la vaincre. Cette dernière, en tant qu'instrument (tu mal, est de formation incomplète, déséquilibrée, puisque uniquement composée à partir d'éléments ténébreux.
Ce rêve l'ayant fort intriguée, elle en parla à son père. Ce dernier s'en fut trouver le grand devin AgaNouttiôrou (32) qui savait à merveille interpréter les songes. Il lui conta le rêve de sa fille.
Aga-Nouttiôrou, après l'avoir bien écouté, s'accouda, le menton appuyé sur sa main droite. Son visage s'épanouit. Il se mit à rire. Il rit longtemps, puis dit au père de Welôré :
« Ta femme Welôré mettra au monde sept garçons et une fille, mais aucun des sept garçons n'engendrera. Seule la fille concevra un enfant mâle qui sera un garçon prédestiné. Avant sa conception, cet être mystérieux s'incarnera d'abord en une grande étoile. Chaque soir, cette étoile apparaîtra à l'est quand le soleil se couchera à l'ouest et chaque matin elle disparaitra à l'ouest au moment où le soleil se lèvera à l'est (1). Dès que ta fille sera enceinte, l'étoile n'apparaîtra plus ni au levant ni au couchant. Elle sera dans les entrailles de ta fille où elle s'incarnera en un garçon.
« Ce sera un garçon providentiel, car son destin est de lutter âprement avec Njeddo Dewal la grande calamiteuse. Leur conflit durera sept ans. Durant ces sept années, le pays continuera de subir le grand malheur dont l'a frappé Njeddo Dewal en retenant les pluies bienfaitrices qui ne viennent plus revivifier les plantes et les pâturages, en empêchant les animaux de se reproduire, en tarissant les cours d'eau au point que le voyageur assoiffé ne trouve pas une seule gorgée d'eau pour se désaltérer ou faire boire sa monture.
« Mais après ces sept années, la terre, surchauffée par le souffle de Njeddo Dewal au point de briller les talons, recouvrera sa fraîcheur.
« Les arbres cesseront de s'envoler à tout vent comme s'ils étaient pourvus d'ailes : ils ne voltigeront plus pour aller tout à coup s'enfoncer sous la terre et s'y perdre.
« Par l'effet des sortilèges de let grande sorcière, chaque toiture de chaume, à peine tissée, hérisse dès le lendemain sa paille comme une toison de porc-épic, laissant le soleil brûlant envahir l'intérieur de la case ; mais les ombres qui avaient fui l'intérieur des demeures y reviendront et l'atmosphère y sera a nouveau respirable et reposante.
« Lorsque Njeddo Dewal a enchanté le pays, elle a enfermé le grand fétiche peul (33), source de ses pouvoirs, dans une gourde métallique ; elle a incrusté cette gourde dans une pierre, enfoui la pierre dans un monticule de terre, puis placé ce monticule au milieu d'un îlot.
1. On voit réapparaître ici le thème de l'étoile annonciatrice qui, en plus., est présentée comme une sorte de pré-incarnation de Bàgoumâwel. Apparaissant le soir à l'est, disparaissant le matin à l'ouest, elle est comme un substitut du soleil., une présence de la lumière céleste au coeur de la nuit.
Ensuite, elle a jeté l'ilot au centre d'un immense lac salé (1) qu'elle a animé de vagues furieuses plus hautes que de hautes montagnes et qui rejettent au loin tout ceux qui tentent d'aborder. »
Informé par son beau-père de la signification de ce songe, Bâ-Wâm'ndé, l'époux de Welôrè, s'en fut demander à Aga-Nouttiôrou s'il existait un sacrifice propitiatoire propre à empêcher Njeddo Dewal de faire avorter son épouse lorsque celle-ci serait enceinte.
Aga-Nouttiôrou dressa un thème géomantique qu'il examina avec soin. Les résultats des seize maisons du thème concordaient.
« Voici le sacrifice que tu dois faire, dit-il. Tu chercheras un moutonkobbou-nollou et tu le donneras en charité à un sourd-muet-borgne. »
Bâ-Wârn'ndé fut quelque peu embarrassé, car il ignorait ce que pouvait être un tel mouton. « Je ten prie, dit-il, sois bon, explique-moi ce qu'est un mouton kobbou-nollou.
- Le kobbou-nollou, répondit Aga-NouttiÔrou, est un mouton dont la robe est blanche et dont les deux yeux sont de couleurs différentes : l'un est brun, l'autre lacté.
- Est-ce la seule définition de ce mouton ?
- Non. Sa robe doit toujours être blanche' ainsi que l'un de ses yeux, mais l'autre oeil peut être soit brun, soit rouge. »
Bâ-Wâm'ndé remercia chaleureusement AgaNouttiôrou, puis rentra chez lui joyeux comme un nouveau marié. S'étant muni d'une provision de cauris, il se rendit au marché des moutons pour y chercher un kobbou-nollou bien en chair et de belle teinte blanche (2). Il eut la chance de trouver très vite l'animal qu'il cherchait. Contrairement à l'usage, il le paya sans marchander en traînant derrière lui son kobbou-nollou attaché a une corde, il se mit alors à la recherche d'un sourd-muet-borgne. Ce n'était certes pas un genre d'homme facile à
trouver, mais quand les prières sont exaucées, les choses les plus rares peuvent venir à portée de la
main car le ciel y est pour quelque chose ! Ap rès quelques hures de déambulation à travers les rues et ruelles de la cité, Bâ-Wâm'ndé rencontra non pas un sourd-muet-borgne, mais un bossu-borgne-boiteux-cagneux. Il salua avec beaucoup de respect et lui dit :
1. On suggère ici une très vaste étendue - mer ou océan - qui échappe, en fait, à toute possibilité de mesure. En tant que réalité d'un autre monde. elle peut être immense ou infranchissable pour certains. ou aisée à traverser pour d'autres. Njeddo Dewal a caché la source de ses pouvoirs au coeur de l'océan de l'intermonde, où nul n'était censé pouvoir parvenir.
2. Le blanc. couleur du lait (liquide sacré par excellence pour les Peuls), est symbole de pureté., donc bénéfique.
« Mon frère, peux-tu me donner un renseignement ? Pourquoi ne ris-tu pas de moi comme le font d'habitude
ceux qui me rencontrent ? s'étonna le bossu-borgne-boiteux-cagneux.
- Et pourquoi rire de toi ?
- Parce que je suis mal bâti et que ma forme curieuse est, semble-t-il, hilarante. Ne me trouves-tu cela
cocasse ? N'y vois-tu pas une occasion d'épanouir ta rate ? Pourquoi ne me persifles-tu pas comme les autres hommes ? »
Plus porté à la pitié qu'au rire, Bâ-Wâm'ndé, les larmes aux yeux, répondit :
« Mon frère, tu ne t'es pas fabriqué toi-même, et l'état qui est le tien, tu ne l'as pas acheté au marché. Celui qui rit de l'apparence d'une chose rit indirectement de celui qui l'a façonnée. Pour ma part, je ne vois nullement en toi un homme à tourner en ridicule, car tu es comme Guéno a voulu que tu sois. »
Le bossu-borgne-boiteux-cagneux éclata d'un rire heureux et dit :
« Quel renseignement as-tu à demander ?
- Je cherche un sourd-muet-borgne.
- Pour quoi faire ?
- Pour lui offrir ce mouton qu'Aga-Nouttiôrou m'a conseillé de lui donner , a lui seul et à nul autre.
- Peux-tu me donner une noix de kola pour dégourdir mes dents et une pincée de tabac à priser pour dégager mes narines ? » demanda l'infirme.
Comme par hasard, Bâ-Wâm'ndé avait justement sur lui un paquet de quelques noix de kola et une tabatière remplie d'almou'njalla, un tabac à priser très finement moulu et aromatisé. Au lieu de n'offrir qu'une pincée de tabac et qu'une seule noix de kola, Bâ-Wâm'ndé donna toute la tabatière et le paquet entier de noix à l'infirme. Celui-ci ouvrit en deux la plus grosse des noix, dont chaque moitié suffisait à emplir la bouche. Il prit l'une des moitiés, la mâcha à belles dents et tendit l'autre à Bâ-Wâm'ndé, l'invitant à en faire autant,
Puis, la bouche pleine de kola, il se saisit de la main droite de Bâ-Wâm'ndé et l'entraîna dans un coin.
" Asseyons-nous là, lui dit-il ; quelle que soit la durée réduite de la position assise, elle est toujours préférable à la position debout, on S'y repose Mieux- »
Les deux hommes s assirent à même le soli l'un en face de l'autre. Le bossu-borgne-boiteux-cagneux ouvrit alors la tabatière que venait de lui offrir BàWâm'ndé. Entre le pouce et l'index, il prit une pincée de tabac qu'il aspira longuement des deux narines avec un sifflement caractéristique. Deux larmes coulèrent de ses yeux. Il les essuya du revers de sa main gauche et dit :
« Ainsi, tu cherches un sourd-muet-borgne et tu n'as pas dédaigné de me questionner. L'as-tu fait parce que je suis moi même bossu-borgne-boiteux-cagneux ou pour un autre motif ? »
Bâ-Wâm ' ndé répondit : « Combien de fois n'est-il pas arrivé que l'on trouve une perle rare dans une petite mare alors que l'on a cherché vainement dans le grand océan (1).
Eh bien, Bâ-Wâm'ndé ! Celui qui ne méprise pas de s'informer auprès de tout le monde est sûr de découvrir ce qu'il cherche. Ta bienveillance et ta considération m'ont obligé grandement. Aussi vais-je te dire où tu pourras trouver l'homme qui t'a été indiqué.
« Njeddo Dewal la calamiteuse, mère de la misère et de la désolation, a construit une ville mystérieuse qu'elle a appelée Wéli-wéli, "Tout doux-tout doux".
Elle y retient mon frère jumeau Sire, car il détient un secret qui pourrait causer sa perte. Or, de même que moi, Abdou, je suis bossu-borgne-boiteux-cagneux, mon frère Siré, lui, est sourd-muet-borgne. Njeddo Dewal le garde dans un vestibule où elle voulait nous emprisonner tous les deux, mais j'ai réussi à fuir. Elle a mis mon frère aux fers, et pour être sûre qu'il ne pourra s'échapper dans les rues de la ville, elle le laisse tout nu, sans boubou et sans pantalon. Ainsi nu et enchaîné, chaque jour il est fouetté à mort par les serviteurs de Njeddo. C'est donc à Wéli-wéli que tu trouveras celui que tu cherches. »
Après avoir révélé à Bâ-Wàm'ndé tous les secrets occultes se rapportant à son frère Sire, Abdou le bossu-borgne-boiteux-cagneux sortit de l'une de ses poches un talisman. « Porte-le à ton cou, dit-il. Il te permettra de te rendre sans dommage à Wéli-wéli. »
Bà-Wâm'ndé remercia Abdou comme il se devait, puis il rentra chez lui. Là, il se prépara au voyage. Le lendemain matin de bonne heure, son sac en bandoulière, tirant après lui le kobbou-nollou, il quitta sa maison et prit le chemin de Wéli-wéli où il était sûr de trouver Sire, le sourd-muet-borgne à qui il devait remettre son mouton.
1. Cette réponse prouve que Bâ-Wâm'ndé ne cherche jamais à minimiser qui que ce soit. Il n'est pas superbe ; il considère les gens et a l'esprit ouvert. Il se conduit comme un homme qui cherche à s'instruire, Ce sont là des qualités de Bâ-Wâm'ndé que le conte mettra constamment en relief et que tout néophyte devrait posséder : l'humilité, la bienveillance., la droiture, le respect des autres par-dessus tout, la charité.
Bâ-Wâm'ndé marcha. Il marcha depuis le matin jusqu'au moment où le soleil, parvenu au zénith, déversa sur la terre une chaleur si épuisante qu'elle obligeait tout voyageur à chercher un abri.
Il alla se reposer sous l'ombre d'un arbre bien touffu. A peine y était-il depuis quelques instants qu'il vit s'approcher un grand vol de sauterelles. Les bestioles envahirent la zone d'ombre et se mirent à danser autour de lui.
« Bâ-Wâm'ndé, Bâ-Wâm'ndé ! scandaient-elles ; où t'en vas-tu comme cela ?
- Je m'en vais à Wéli-wéli, la cité mystérieuse de Njeddo Dewal.
- Et que vas-tu chercher dans cette ville détestable et infernale, totalement dépourvue de femmes sinon des sept filles de Njeddo la calamiteuse ? Les puits de Wéli-wéli ruissellent de sang. Le sol y est aussi brûlant ,lue du feu. Chaque jour, Njeddo Dewal termine ses repas en buvant le sang des jouvenceaux. »
Bâ-Wâm'ndé répondit:
" J'y amène ce mouton kobbou-nollou que vous voyez pour l'offrir à Siré le sourd-muet-borgne, frère d'Abdou le bossu-borgne-boiteux-cagneux. Oui, kobbou-nollou sera le mouton de la délivrance de Siré le sourd-muet-borgne. Seuls Siré et son frère Abdou tiennent tête à Njeddo Dewal, car Siré détient le secret qui enlèvera toute efficacité aux pouvoirs de la sorcière et la privera des moyens qui lui ont permis de ravager Heli et Yoyo.
" Oui, par l'effet de ses sortilèges, les gens de Heli et Yoyo sont plongés dans une misère sans nom ! Les enfants y ont cessé de courir et de gambader. Chacun est épuisé comme s'il avait passé la journée à transporter un pesant fardeau de bois mort. Les gens de Heli et Yoyo accomplissent sans répit un travail harassant et infructueux et, au retour, aucun d'eux ne trouve de repas qui l'attend à la maison. Njeddo Dewal les place dans une situation comparable à celle d'un homme à qui l'on demanderait de pétrir de l'argile non mouillée. »
La doyenne des sauterelles s'écria (1) :
« Ohé, Bâ-Wâm'ndé ! Nous avons été créées par Guéno qui a réuni en nous les caractéristiques de plusieurs animaux (34). Laisse-nous te conter une chose.
« Un jour, nous avons pris notre vol, assemblées comme en un grand nuage. Nous nous sommes posées dans ton champ familial et dans ton lougan personnel, et y avons tout dévoré.
1. Les sauterelles qui parlent : dès le début de son voyage vers Wéli-wéli, Bâ-Wâm'ndé pénètre dans un autre monde. le monde des - cachés ». Il accède à des facultés nouvelles et peut percevoir le langage des animaux.
Cette intimité entre l'homme et l'animal est également une caractéristique courante des contes africains.
Nous n'avons épargné les feuilles d'aucun arbre fruitier. Nous avons troué la terre de ton champ et y avons déposé nos oeufs afin de pouvoir recommencer notre ravage l'année suivante.
Or, malgré cela, le jour où tu as trouvé des enfants en train de malmener de petites sauterelles sans ailes , donc sans défense, tu as délivré nos rejetons. Cet acte de générosité dont tu as usé pour payer le mal que nous t'avions fait nous oblige, aujourd'hui, à te témoigner notre reconnaissance. Nous savons que tu vas à Wéli-wéli. Les risques de mort auxquelstu t'exposes ne sont pas minces ; aussi toffrons-nous notre, aide : prends de nos excréments et garde-les précieusement dans ton sac. Un jour, ils pourront te servir à quelque chose. "
Bâ-Wâm'ndé suivit leur recommandation. Il remplit un petit sachet d'excréments de sauterelles et le rangea dans son sac. Puis il prit congé des ravageuses et continua sa route, tirant son mouton derrière lui.
Le deuxième jour de son voyage, Bâ-Wâmndé tomba sur un mariage de tortues. La population de la gent tortuesque était si nombreuse qu'on ne pouvait passer. La plus vieille des tortues s'adressa à lui
« Ô homme au mouton ! T'es-tu égaré ou as-tu perdu la tête ? Quelle malchance t'a-t-elle poussé à venir là où personne ne doit accéder ? Il est sûr et certain que ,a mort est cuisinée à point, sinon tu ne serais pas là en ce j our »
Sur ce, une petite tortue, qui était la fille du roi des tortues, s'avança et dit à son père:
« Ô papa! je prends Bâ-Wâm'ndé sous ma garde et lui garantis la vie sauve. Un jour, cet homme m'a trouée dans un fossé où je mourais de faim et de soif et où je ne pouvais sortir par mes propres moyens. Eh bien ! Il a interrompu son voyage, m'a sortie de ma prison et transportée jusqu'à une mare qui communique avec notre fleuve. Là il entra dans l'eau et me déposa à la profondeur voulue afin que je sois hors de portée de prédateurs éventuels. »
Le roi des tortues s'exclama :
« Ohé, tambourinaires ! Battez à grands coups bien cadencés mon hymne royal en l'honneur de Bâtâm'ndé ! » Et tandis que s'élevaient joyeusement les cadences de l'hymne, le roi des tortues se saisit de la main de Bâ-Wâm'ndé, la souleva bien haut et, la secouant amicalement, s'écria:
« Loué sois-tu, Bâ-Wâmndé, sauveur de mon enfant unique héritière de ma couronne ! Nous savons que tu vas à Wéli-wéli, la cité de Njeddo Dewal la calamiteuse. Considère-toi comme allant vers des épreuves terribles sinon vers une mort certaine. »
Ayant dit, le roi se fit apporter un tesson de carapace de tortue contenant un peu de terre glaise. Il le tendit à Bà-Wâm'ndé :
« Tiens ! Mets ceci dans ton sac, ne le perds pas et veille à ce qu'il soit constamment à portée de ta main. Un jour où tu seras en difficulté, brise-le et jettes-en les morceaux dans du feu. C'est un cadeau que nous te faisons en signe de reconnaissance pour ta bonté et ta générosité. »
Bà-Wâm'ndé remercia grandement le roi des tortues (1). On lui ouvrit un chemin et il reprit sa marche vers Wéli-wéli, toujours accompagné de son mouton.
Le soleil venait de disparaître derrière l'horizon. Bâ-Wâm'ndé n'arrêta pas sa course pour autant. Il continua de marcher jusqu'au premier chant du coq. Alors, épuisé, tombant de sommeil, il s'écroula sur le sol. Etait-ce un rêve ? Était-ce la réalité ? Il vit un grand attroupement de chiens tournant autour d'une termitière. Les chiens, le découvrant, se mirent à aboyer. Babines retroussées, crocs à nu, ils se précipitèrent sur lui, prêts à le mettre en pièces. C'est alors qu'un gros chien de berger sortit de la troupe et s'écria :
« Halte, mes frères ! Ce voyageur se nomme BâWâm'ndé, l'homme de bien et de charité. Un jour, il m'a trouvé réfugié dans un vestibule, malade à mourir, envahi de gale et de tiques voraces qui suçaient le peu de sang qui me restait et me rendaient la vie impossible. On m'avait chassé de partout, car personne n'aime un chien malade. Eh bien ! Bâ-Wâm'ndé que voici me recueillit, m'amena chez lui et me donna à manger. Cache-toi sous mon grenier à mil (2), me dit-il. Je m'y réfugiai, et tout le temps que j'y demeurai il ne me laissa manquer de rien, ni de viande ni de lait. Je mangeai à satiété et me reposai tout mon soûl. BàWâm'ndé me soigna. Quand je fus guéri, il m'affecta à la garde de son troupeau composé de moutons et de grands cabris. Ainsi, je pus me refaire santé et vigueur Jusqu'au jour où l'envie me prit de revenir parmi vous. Même là, il n'opposa aucune difficulté à mon départ.
« Ô Bâ-Wâm'ndé ! Sois donc le bienvenu au pays des chiens qui tournent autour de la termitière merveilleuse (35). Mon oncle, roi de mon peuple, viendra te saluer. »
Sur ce, un vieux canidé malade et édenté, dont les Veux laissaient couler de grosses larmes tandis qu'une longue bave pendait de sa gueule, s'avança tout tremblant. Il lécha les mains et les pieds de Bâ-Wâm'ndé et dit : 1 . Tortue voir note 18.
2. Exclamation traditionnelle peule devant un événement un peu insolite ou extraordinaire.
" Celui qui vient de parler est l'enfant de ma soeur. Tu as été bon pour lui. Je tiens à t'en remercier car le paiement du bel-agir ne doit être, chez les braves gens, le tue-le-bel-agir. Je sais que tu vas à Wéli-wéli. Oui, Njeddo Dewal la calamiteuse a bâti cette ville occulte qu elle a nommée Wéli-wéli (Tout doux-tout doux) alors qu'elle aurait dû l'appeler Héli-héli (Brise tout-Brise tout) ! »
Le vieux chien (36) préleva les humeurs qui s'étaient coagulées au coin de ses yeux et les tendit à BâWàm'ndé. « Prends cela, lui dit-il, Enveloppe-le dans .in chiffon et cache le paquet dans ton sac. En allant vers Wéli-wéli, tu te diriges, sans t'en douter, vers une mort mâle. Un jour où tu seras dans l'embarras et sans ressources, il se peut que tu aies à mettre dans certains Veux, après l'avoir mélangée à de l'antimoine amère, la matière que je viens de te donner (37). » Et il ajouta au paquet un peu de poudre d'antimoine amère et de cendre provenant de la cuisine.
Bâ-Wâm'ndé accepta le tout avec reconnaissance. Il remercia chaleureusement le roi des chiens, puis il prit congé et continua son chemin.
Après un certain temps, il déboucha inopinément sur une crapaudière. Les anoures, qui se rendaient à une foire, sautaient de tous côtés. Découvrant la présence de Bâ-Wâm'ndé, ils s'écrièrent.
« Que t'arrive-t-il, homme au mouton ? Où t'en vas-tu comme cela ? Est-ce la trame de tes jours qui a touché à sa fin ? Sinon il ne te viendrait jamais à l'idée d'aller à Wéli-wéli, et surtout d'emprunter le chemin qui passe chez nous. Tu vas payer de ta vie ton audace ou ton étourderie. »
Une jeune femelle crapaud s'approcha de BàWâm'ndé en sautillant.
« Ne me reconnais-tu pas ? lui dit-elle. Un jour tu m'as fait crédit d'un bienfait ; c'est à mon tour de te le payer.
- Je ne me souviens plus de t'avoir rencontrée, fit Bâ-Wàm'ndé.
- Il est habituel que l'auteur d'un bienfait oublie sa bonne action et cela est admissible, répliqua la jeune crapaude. Ce qui est condamnable et inqualifiable, c'est que le bénéficiaire de ce bienfait l'oublie. Tel n'est pas mon cas.
« Un jour où la chaleur était écrasante, mourant de soif, je fus mise au supplice. J'aperçus en effet, posé à l'ombre d'un arbre, un canari (1) rempli d'eau fraîche.
1 . Marmite enterre.
Pleine d'espoir, je m'en approchai pour ni y désaltérer, mais l'ouverture était trop haute et trop étroite pour moi. Chacun de mes bonds pour l'atteindre se terminaît par une glissade. Je dégringolais, roulais et me renversais sur le dos à ne plus voir que le ciel.
« C'est alors que survint un gros gamin, sans doute le fils du propriétaire du canari. Il me trouva épuisée, gisant à terre, presque morte. Je haletais comme un chien altéré. Le gros gamin se saisit de mes pattes, les attacha avec une corde et serra si fort que mes oreilles en bourdonnèrent. Il souleva la corde à laquelle je me trouvais suspendue la tête en bas, et se mit à courir en me balançant. Et, croyez-moi, ce balancement n'avait rien d'un bercement à faire s'endormir un bébé, c'était plutôt d es secousses à faire vomir ses entrailles ! Mon ventre s'emplit d'air à en éclater, mes pieds entravés enflèrent. Le gamin se plaisait fort à me voir dans cet état misérable.
« C'est alors, Bâ-Wâm'ndé, que tu intervins et nie délivras. Tu me détachas et réprimandas le gamin, lui interdisant de récidiver. Je ne me souviens plus de ce que tu lui as donné pour mon rachat, mais je sais que tu lui as donné quelque chose. Ce que je ne puis oublier, c'est l'action que tu as accomplie en ma faveur et qui m'a empêchée de périr. »
La maman de la jeune crapaude sortit des rangs et, cahin-caha, s'approcha de Bâ-Wâm'ndé. Elle vomit entre ses pieds une pierre blanche arrondie de la grosseur d'un oeuf d'oiseau mange-mil.
« 0 bienfaiteur des bêtes et des bestioles, compatissant même pourles têtards des eaux fétides et des mares bourbeuses ! dit-elle. Les animaux terrestres et aquatiques, les bêtes des cités et des forêts te sont reconnaissants et tous les oiseaux des champs gazouillent tes louanges dans les branches des arbres de la haute brousse !
« Ô Bà-Wâm'ndé ! Prends cette pierre et range-la dans ton sac. Elle te servira à quelque chose en un jour difficile vers lequel tu t'avances sans t'en douter, car aller à Wéli-wéli, c'est aller à la mort ! »
Bâ-Wâm'ndé rangea la pierre dans son sac. « L'adage veut, dit-il, que celui qui est reconnaissant ait autant de mérite, sinon davantage, que celui qui a fait le bien, car l'ingratitude est le propre de l'homme. »
Puis il remercia la mère-crapaud de sa bonté, salua tous les anoures assemblés et poursuivit son chemin.
Il était encore bon matin. L'air était frais. Toujours tirant son mouton, Bâ-Wâm'ndé marcha, marcha de longues heures, profitant de la fraîcheur matinale. Le soleil était voilé par des nuages, mais quand il se fut élevé dans le ciel à la hauteur de quatre hampes de grandes lances, ses rayons ardents percèrent les nuages et répandirent une chaleur si torride qu'elle sembla immobiliser l'atmosphère. Plus le moindre souffle de vent ! Bâ-Wâm'ndé se mit à transpirer abondamment. Malgré la chaleur qui l'étouffait, il avançait encore mais bien péniblement car, de surcroît, le chemin devenait de plus en plus mauvais, tantôt ondulant, tantôt défoncé, tortueux, raboteux ou encaissé si étroitement qu'il se demandait comment passer avec son mouton.
Pour comble de malheur, il aperçut au loin, à l'horizon oriental, un vaste amas de nuages semblables à des montagnes entassées. Certains de ces nuages étaient blanchâtres, d'autres noir indigo, d'autres teintés de bleu. Ils avançaient lentement comme des moutons qui paissent dans la plaine. Sans doute était-ce une tornade qui se préparait, car Bà-Wâm'ndé vit de grands éclairs illuminer l'espace. Le ciel allait ouvrir ses vannes pour inonder la terre.
Subitement, le vent souffla, Il s'engouffra dans les feuillages et gonfla le boubou de Bâ-Wâm'ndé, ce qui ne facilitait guère sa marche. Pour avancer, il fût obligé de se pencher si fortement en avant qu'il paraissait prêt à tomber sur la face d'un moment à l'autre. Il inclinait la tète comme pour parer aux gifles que de violentes bourrasques lui assenaient sur les tempes. Tirant son mouton de la main droite, il se servait tant bien que mal de sa main gauche pour appliquer contre son corps les extrémités de son boubou et l'empêcher de gonfler davantage.
Bâ-Wâm'ndé leva les yeux pour regarder l'horizon. Des éclairs sinueux éclatèrent horizontalement entre deux nuages, puis un grand éclair arborescent illumina la nue. Assurément, un orage allait éclater.
Ce n'était certes pas le moment, ni pour lui ni pour son mouton, de se faire tremper. Épuisé, ne pouvant continuer sa marche tant son boubou gonflé d'air entravait ses pas, il se réfugia sous un arbre et se mit à prier: « Ô Guéno ! Empêche le ciel de pisser sur la terre ! » Le vent soufflait toujours avec rage. L'arbre Sous lequel Bâ-Wâmndé s'était réfugié se trouvait dans une dépression boisée d'épineux. Des oiseaux ébouriffés étaient rivés sur les branches tendres. Selon l'humeur des vents, celles-ci S'élevaient comme des vagues en furie ou plongeaient dans le vide comme une embarcation qui chavire. A chaque plongée, le vent hérissait les plumes des oiseaux et déployait leur queue en éventail.
La prière de Bà-Wàm'ndé fut-elle entendue ? Toujours est-il que la foudre rengaina ses flèches de feu qui menaçaient d'incendier la terre et que le vent s'apaisa. Comme pour marquer sa sollicitude envers l'homme au coeur empli de charité, Guéno ne voulut pas que BâWâm'ndé et son mouton fussent trempés. Le tonnerre s'assourdit et se réduisit à un écho lointain; les vents chasseurs de pluie avaient éloigné l'orage. Les gros nuages sombres qui, un instant auparavant, obscurcissaient le ciel, s'éclaircirent comme une boisson coupée d'eau. Ils s'amincirent, s'étalèrent, se dispersèrent en ondulant à la manière de dunes sablonneuses. Les petits nuages les suivirent en se tortillant, plissant leur dos comme pour former un chemin ondulé.
Bà-Wâm'ndé quitta alors son abri et continua sa route avec son mouton vers Wéli-wéli. A peine sorti du chemin encaissé et tortueux (1), il déboucha d'une manière inattendue dans une plaine encore plus difficile à franchir - c'était une immense étendue de sable très fin. Le marcheur s'y enfonçait jusqu'aux genoux. Au moindre souffle de vent, des grains de sable l'aveuglaient et mordillaient sa peau comme des milliers de fourmis rageuses.
Guéno voulant et aidant, Bâ-Wàm'ndé, après bien des efforts et des souffrances, réussit à franchir la zone meurtrière sablonneuse qui, avant lui, avait englouti plus d'un homme et plus d'une monture (2).
Hélas ! A peine en était-il sorti qu'il tomba sur un village de porcs-épics où, justement, siégeait un conseil du trône. Un conseil peu ordinaire, à vrai dire: c'était plutôt un tribunal. Chose étrange, l'accusé était le roi lui-même.
L'audience se tenait sur la place publique où, tous les sept ans, avait lieu une grande foire. Toute la population avait été conviée à la séance. Le roi amarré comme un fagot de bois et transporté comme un vulgaire cadavre d'animal, fut placé au milieu du cercle qui s'était formé afin d'y subir un interrogatoire préliminaire.
Quel crime le roi avait-il donc commis pour être ainsi maltraité et déféré honteusement devant le tribunal de son peuple ? Il avait ordonné, un jour où il était de mauvaise humeur, de tuer tous les singes qui peuplaient son royaume, car, disait-il, c'étaient des étrangers indésirables, des parasites qui suçaient le pays et en appauvrissaient les natifs.
Bâ-Wàm'ndé ne put en croire ses oreilles, et moins encore ses yeux. Un roi déféré devant le tribunal de son peuple, cela pouvait encore s'admettre ; mais y paraître attaché comme un fagot de bois mort et, en plus, à cause de singes qui, de toute évidence, n'étaient en rien des porcs-épics, cela passait l'entendement ! Mais les choses sont ce qu'elles sont et il faut savoir s'y adapter. Si la coutume des temps est que les convives se frottent le ventre avant de prendre un repas, celui qui ne se frottera pas le ventre avant de manger risque d'avoir une indigestion, et il ne devra s'en prendre qu'à lui-même!
1. Chaque fois que., dans un conte., on rencontre un chemin tortueux., un fleuve à traverser, une montagne à escalader., cela symbolise une épreuve ou une étape à franchir sur la voie spirituelle.
2. La zone des sables : c'est le pays de l'initiation. Si nul ne vous y guide, vous vous y enlisez, quelle que soit votre fines," ou votre subtilité. S'enliser. c'est tomber dans les pièges qui parsèment la voit. C'est l'illu sion, le mirage divin (makarou en Islam). On prend pour le but ce qui n'est qu un leurre. On se croit arrivé alors que l'on n'est qu'enlisé. D'où la nécessité d'un guide sûr. Bâ-wâm'ndé ne peut avancer dans cette zone dangereuse que parce qu'iI est protégé et guidé par Guéno.
Le griot des porcs-épics avait aperçu Bâ-Wâm'ndé. Il s'avança vers lui et dit :
« Qui es-tu, toi qui n'es pas un porc-épic ? Tu n'es pas de ce pays. D'où viens-tu ? Et où vas-tu si étourdiment ? Je crois que tu as oublié ta raison quelque part et suspendu ta chance à une branche du bosquet de ton village ; sinon, tu ne viendrais pas ici aujourd'hui. En effet, tout étranger qui voit ce que tu viens de voir doit périr à l'heure et à l'instant. 6 toi, étranger et fils d'Adam, le roi que tu vois ainsi amarré n'en est pas moins encore roi. Il a pouvoir d'ordonner sur tout étranger, et cela jusqu'à sa destitution qui n'est pas encore prononcée. Or. il m'a ordonné de te flécher à mort. Avance ! Je vais te mener à notre lieu de supplice, et là, je hérisserai mes piquants et les lancerai sur toi tous à la fois. Ils te transperceront et tu mourras ! »
Bâ-Wâm'ndé prit docilement les devants ; le piqueur le suivit, le guidant de la voix. Quand ils furent arrivés sur les lieux, le porc-épic se secoua énergiquement et ses aiguilles jaillirent comme des traits en direction du corps de Bâ-Wâm'ndé. Mais, ô miracle, elles tombèrent toutes en deçà de son corps et se fichèrent en terre, formant comme une haie tout autour de lui. Qu'est-ce donc qui avait pu ainsi arrêter les flèches ? Avaient-elles ricoché sur un mystérieux bouclier, un bouclier qu'aucun oeil ne pouvait voir ? ... A l'instant même un hérisson jaillit de l'invisible et dit
« Ohé, porcs-épics ! Si Bâ-Wâm'ndé avait péri ce jour par votre faute, vous seriez tous exterminés par une male mort. »
Le roi porc-épic, bien qu'attaché comme un fagot de bois, lui demanda: « Qui est donc Bâ-Wâm'ndé ? Quand et où l'as-tu connu ? »
Le hérisson raconta:
« J'ai connu Bâ-Wâm'ndé un jour de grand malheur, un jour où je me suis trouvé bloqué au milieu d'un incendie de brousse. Le feu, qui pétillait avec rage, avançait rapidement vers moi ; ses flammes dévoraient voracement tout ce qui se trouvait à leur portée. J'éprouvais une si grande peur et mon coeur battait si fort que mes pattes se paralysèrent comme si elles avaient enflé tout à coup. Bà-Wàm'ndé, qui avait vu la scène, sauta par-dessus les flammes pour me rejoindre. Il me prit, me mit dans son sac et derechef s'élança audessus du feu pour sortir de la zone d'incendie. Puis il alla me placer dans un trou. C'est en reconnaissance de ce bienfait que, pour le protéger, mes frères hérissons, invisibles à vos yeux, se sont mis en cercle autour de lui. Chacun de nous a arrêté l'une des flèches lancées par votrebourreau et l'a fichée en terre. Quant à vous, porcs-épics, vous connaissez le pouvoir magique qui est le nôtre, à nous hérissons. Si vous ne réparez pas joliment votre faute, nous vous infligerons une punition sévère ! »
Sur ce, un porc-épic borgne, aux membres à moitié brisés, avança péniblement, traînant son corps délabré. Il dressa son cou et vomit un fruit de fôgi (38). « Ô BAWàm'ndé 1 dit-il. Prends ce fruit et mets-le dans ton sac. »
Puis il s'adressa aux autres porcs-épics : « Vous avez toujours eu une mauvaise opinion de moi. Chaque fois que je vous ai donné un conseil, vous avez refusé de m'écouter, me prenant pour un imbécile. Mais le fait d'être laid et d'avoir un corps difforme n'est en aucune façon une preuve d'imbécillité ; cet état extérieur ne saurait éteindre la bénédiction intérieure de Guéno une fois qu'il l'a donnée (1).
« Ô Bâ-Wâm'ndé, continua-t-il, consomme ce fruit dès que tu auras faim, puis gardes-en les noyaux dans ton sac. Ils te seront utiles un jour de difficulté, et ce jour viendra pour toi puisque tu vas à Wéli-wéli. »
Bâ-Wàm'ndé remercia le hérisson et prit congé des porcs-épics, auxquels il pardonna gracieusement leur mauvaise intention.
Poursuivant son chemin, il arriva devant un fleuve. Celui-ci avait tellement grossi qu'il commençait à sortir de son lit et menaçait d'inonder une partie de la plaine. Déjà il avait provoqué l'éboulement d'une partie de ses hautes berges, déraciné de nombreux arbres et noyé les broussailles. Sa haute crue avait presque avalé les bosquets des îlots qui n'étaient plus visibles qu'à moitié. Sous les coups répétés des vagues, une écume blanchissait les lèvres du fleuve (2) comme l'on voit parfois se couvrir d'une écume blanchâtre les lèvres desséchées d'un homme altéré qui a beaucoup parlé.
A la vérité, ce fleuve était différent de tous les autres fleuves de la terre : c'était Gayobélé, le fleuve magique des Peuls'. Il alimentait de grands lacs et possédait par endroits d'immenses profondeurs. Chacune de ses poches d'eau contenait des variétés innombrables de poissons de toutes formes et de toutes tailles. Les gros poissons qui vivaient au plus profond des eaux se nourrissaient des poissons moyens qui les surplombaient. Ceux-ci, à leur tour, mangeaient les plus petits qui nageaient au-dessus d'eux, les siiwuuji.
1. D'une manière générale., l'infirme est censé être habité par l'esprit et doté d'une puissance occulte. LA croyance veut que l'infirmité soit compensée par une force magique.
On remarquera que c'est presque toujours un animal âgé, malade ou infirme qui donne à Bâ-Wâmndé un cadeau merveilleux. Cela est à rapprocher du récit Kaïdara où le dieu Kaïdara apparaît toujours à Hammadi sous la forme d'un petit vieux pouilleux à la colonne vertébrale déformée. Hammadi sera béni parce qu'il ne méprise pas ce qui., au premier abord, est d'apparence repoussante. Il faut apprendre à reconnaître ce qui se cache derrière les apparences; c'est pourquoi l'on dit que l'on peut trouver dans une petite mare une perte que l'on ne trouverait pas dans l'océan.
2. Les lèvres du fleuve : les rives.
Pendant les périodes sans lune de la saison froide, les siiwuuji quittaient leur poche d'eau et remontaient le courant du fleuve. Leur voyage se poursuivait jusqu'à l' «étang dit du jujubier». Là, ils profitaient de la crue du fleuve et de l'inondation pour s'éparpiller dans la plaine, chaque femelle sachant très exactement où aller déposer sa ponte. Le retrait des eaux coïncidant avec l'éclosion des oeufs, les jeunes poissons se trouvaient drainés vers le lit du fleuve. Ils redescendaient son cours en aval, se séparaient de leur maman et allaient vivre leur vie d'adulte, chacun se retirant dans l'une des poches de Gayobélé (1), à l'exact niveau de profondeur qui était celui de son espèce (39).
Bâ-Wâm'ndé entra dans le fleuve magique et entreprit de le traverser à la nage avec son mouton. Ngoudda, le crocodile à la queue écourtée (40) qui reposait non loin de là, aperçut le kobbou-nollou et son maÎtre qui nageaient vers la rive opposée. Tout heureux le grand reptile aquatique à l'épaisse cuirasse crut avoir ainsi à portée de ses dents une provision de nourriture pour de nombreux jours. Serrant fortement les mâchoires, il redressa bien droit ce qui lui restait de queue et entra dans le fleuve. Son nez, qui pointait à la surface, fendait l'eau comme un couteau déchire une étoffe. Deux larges bandes blanches semblaient s'écarter après son passage. Il avançait rapidement, bien décidé à se saisir du mouton aux yeux multicolores ou de son imprudent propriétaire, ou même, pourquoi pas, des deux à la fois. Bâ-Wàm'ndé et son mouton nageaient tranquillement, ignorant le danger qui les menaçait. Au moment où ils atteignaient la berge et s'apprêtaient à sortir de l'eau, le carnassier aquatique à la peau brune et aux dents en forme de scie les rejoignit. Il ouvrit tout grand sa gueule. Bien que sa queue fût écourtée, il la recourba et la lança pour accrocher d'une seule prise Bâ-Wâm'ndé et son mouton - après quoi il ne lui resterait plus qu'à les entraîner dans les eaux profondes pour les y étouffer et les y noyer.
Si Ngoudda le crocodile avait pu prévoir comment allait se terminer sa manoeuvre jamais il ne s'y serait lancé avec autant d'empressement et de décision. En effet, Ngabbou l'hippopotame se trouvait justement posté à proximité. Et lorsque le caïman lança sa queue avec force, celle-ci, au lieu de happer Bà-Wâm'ndé et son mouton, se trouva saisie au vol par les deux puissantes mâchoires de Ngabbou. Le grand quadrupède amphibie des fleuves referma d'un seul coup les deux immenses pièces osseuses, fortes comme deux battants de fer, qui supportaient ses dents, poussa un terrible hennissement et, tenant fermement sa proie, se hâta de regagner la terre ferme. Le pauv-re crocodile était suspendu à sa gueule comme un vulgaire fruit de baobab, sa queue faisant office de pédoncule.
1. Gayobélé (de gayo C'est ICI ", et bêlé: " mares ), ce nom désigne aussi le fleuve Gambie, que les Peuls de l'endroit ont appelé du nom de leur fleuve mythique.
Bâ-Wâm'ndé sortit de l'eau tout tremblant. Son mouton et lui venaient de l'échapper belle ! Ngabbou l'hippopotame balança le crocodile et le jeta le plus loin qu'il put. Le pauvre Ngoudda, voltigeant comme une pierre éjectée par une fronde, fut arrêté dans son vol par un baobab planté à quelques mètres de là et resta accroché entre ses branches. En s'abattant sur l'arbre, il avait heurté l'un des fruits du baobab qui tomba à terre en tintant comme une cloche. Ngabbou l'hippopotame s'écria :
«Ô Bâ-Wâm'ndé ! Ramasse le fruit qui vient de tomber et ouvre-le ! »
Bâ-Wâm'ndé se précipita, prit le fruit et l'ouvrit avec une pierre. Le fruit ne contenait pas, comme à l'accoutumée, du pain de singe, mais, ô merveille, il contenait un crâne, oui, un crâne, celui-là même que Bouytôring avait placé dans la case-nombril de l'hexagramme et qui avait conté et vaticiné (41) !
Ngabbou s'écria : « Ô Bâ-Wâm'ndé le bienheureux
Si un autre fruit était tombé , ç'aurait été le signe de ta mort. Prends ce crâne et mets-le dans ton sac, car il te servira un jour où tu seras dans l'embarras. Interroge-le, et il te parlera comme il a parlé à ton ancêtre Bouytôring et à son fils Hellêré.
- Qu'ai-je fait, s'exclama Bâ-Wâm'ndé, pour mériter d'échapper ainsi au grand danger qui me menaçait ? Sans ton intervention, Ngabbou, les dents pointues du carnassier à la peau brune ne m'auraient pas manqué! »
Ngabbou, qui était en fait une maman hippopotame, répondit à sa question:
« Un jour, dit-elle, alors que j'allaitais un tout Petit bébé, il m'est arrivé d'aller fourrager dans les rizières de ton village. Des chasseurs à l'affût se préparaient à me tuer, mais tu les en empêchas, leur rappelant qu'il est interdit par la coutume de tuer une femelle qui allaite, fût-ce une maman hippopotame.
« Tout à l'heure, ajouta-t-elle, je t'ai vu entrer dans le fleuve avec ton mouton et je savais que le gourmand à la queue écourtée chercherait à te tuer. Aussi me suis-je postée au bon endroit, ce qui m'a permis de happer sa queue avant qu'elle ne se saisisse de toi ou de ton mouton. »
Bà-Wâm'ndé remercia chaleureusement Ngabbou la maman hippopotame. Puis il ramassa le crâne, le mit dans son sac et reprit son chemin vers Wéli-wéli.
Après une demi-journée de marche, il pénétra dans une plaine rocailleuse où il vit ce qu'aucun oeil n'avait jamais vu ni aucune oreille jamais ouï conter. Dans cette plaine, des oeufs d'araignée étaient en train d'écraser des cailloux! Dès qu'une pierre se trouvait touchée par un oeuf, elle se réduisait en poudre et devenait comme de la farine de terre. Bâ-Wàm'ndé, au comble de l'étonnement, observa ce phénomène extraordinaire. En effet, que peut-il y avoir de plus étrange que des oeufs d'araignée, symbole même de la faiblesse et de la fragilité, en train d'écraser des pierres (1)
Une grosse araignée noire (42), suspendue à un arbre par un fil invisible de sa fabrication, dit au voyageur
« Bonhomme, d'où viens-tu et où vas-tu ?
-Je viens du pays de Heli et Yoyo et me dirige vers Wéli-wéli, la cité magique de Njeddo Dewal.
- Et que vas-tu chercher à Wéli-wéli ?
- Je cherche Sire, le grand sourd-muet-borgne, frère d'Abdou, le petit bossu-borgne-boiteux-cagneux.
- Prends une provision de mes oeufs dit alors l'araignée, et emporte-les avec toi. Un jour difficile, leur pouvoir te servira à quelque chose. »
Bâ-Wâm'ndé ne se le fit pas dire deux fois. Il ramassa une bonne provision d'oeufs, les enveloppa et les mit dans son sac.
Il possédait maintenant dans sa gibecière sept choses insolites :
- des excréments de sauterelles surprises dans leur sarabande mystérieuse ;
- un tesson de carapace de tortue contenant un peu de terre glaise
- un peu d'humeur séchée provenant des yeux d'un vieux chien malade, mêlée à de J'antimoine amère;
- une pierre miraculeuse vomie par un crapaud
- un fruit jaune et mûr de fôgi offert par un porc-épic difforme ;
- un crâne nu sorti d'un fruit de baobab
- enfin, des oeufs casse-pierres offerts par une mère araignée.
Oui, voilà les sept choses plus ou moins extraordinaires qui se trouvaient dans le grand sac que BâWâm'ndé portait en bandoulière. Continuant sa marche, Bâ-Wâm'ndé déboucha sur une plaine qui ressemblait à une immense futaie : mais au lieu d'être hérissée de grands arbres, elle était plantée de pitons rocheux étroits et pointus comme des aiguilles qui semblaient vouloir transpercer la nue. Sur chaque pointe, une aigrette se tenait sur une patte, scrutant l'horizon d'un air méditatif. Certaines étaient de couleur cendrée, d'autres d'une teinte pourprée, d'autres encore d'une blancheur éclatante.
1. Ce nouvel exemple d'inversion des phénomènes montre que BâWârn'ndé a pénétré dans un monde qui échappe aux lois naturelles. Dans cet autre monde., on trouve du feu qui ne brûle pas, de la glace qui réchauffe, etc. C'est le monde des - cohabitants parallèles " où les règles de la nature s'anéantîssent (voir L'Éclat.
La scène indique aussi qu'une chose fragile peut parfois se révéler plus puissante qu'une chose apparemment solide. On dit : « C'est une chose parfois banale qui détruit un royaume. "
Le faisceau de plumes qui ornait leur tête était lisse comme de la soie et brillant comme une pierre précieuse. A chaque brin de duvet qui garnissait leur jabot ou leurs flancs pendait une perle qui aurait pu servir de dot à une reine.
A la vue de Bâ-Wâm'ndé, toutes les aigrettes (43) déployèrent leurs ailes et s'écrièrent: «Salut à Bâ-Wâm'ndé ! Salut, salut et encore salut à Bâ-Wâm'ndé, le conducteur de kobbou. Mais, ô BâWâm'ndé, où t'en vas-tu comme cela ?
- Ô aigrettes du Village des aigrettes ! répondit BaWâm'ndé, je vais à Wéli-wéli, la cité de Njeddo Dewal.
- Bâ-Wa'm'ndé ! s'exclamèrent les gracieux volatiles. Alors tu vas vers la mort, car Njeddo Dewal badine avec la vie des jouvenceaux. Maintenant, tu n'es plus très loin de ton but. »
Non loin de là, nichant sur quelques pitons, des cigognes noires à ventre blanc étaient occupées à gaver de vipères et de rats leurs cigogneaux aux duvets semblables à des brins de paille. Quand elles entendirent Bâ-Wàm'ndé déclarer qu'il se rendait à Wéli-wéli, elles claquèrent du bec. « Qu'est-ce donc qui t'est passé à travers la gorge et te fait désirer la mort ? dirent-elles. Car aller chez Njeddo Dewal la méchante, c'est aller vers une mort certaine.
Pour toute réponse, Bâ-Wâmndé leur dit : "Ô cigognes de bon augure ! indiquez-moi où se trouve Wéli-wéli ; et pour le reste, que la volonté de Guéno soit faite !
- Wéli-wéli se trouve derrière une montagne située non loin d'ici, répondirent les oiseaux au long bec (44) ; mais cette montagne, dont la crête effleure les nues, est une muraille infranchissable. Aussi, quand tu seras parvenu auprès d'elle, fouille dans ta besace et consulte le crâne qu'avaient consulté tes ancêtres. Il te dira ce quil faut faire Pour triompher de cet obstacle. »
Bâ-Wâm'dé remercia grandement les cigognes et poursuivit son chemin. Après quelques heures d'une marche facile. Brusquement il se trouva au pied de la montagne-muraille. Il sortit alors de sa besace le crâne parleur et le supplia :
« Ô crâne conseiller de mes ancêtres ! Je t'en conjure, au nom du baobab dans le fruit duquel tu tétais retiré, dis-moi ce que je dois faire pour pouvoir traverser cette muraille de pierre infranchissable.
- Cherche du bois de fôgi, répondit le crâne, et serst'en pour allumer un feu. Dès que tu auras obtenu des braises ardentes, place-les dans le tesson de carapace de tortue, verses-y les excréments de sauterelle, brûle le tout et tu verras ce que tu verras ! ».
Bâ-Wâm'ndé partit à la recherche de bois de fôzi. Il trouva assez rapidement un pied de cet arbuste entouré de quelques branches mortes. Il les cassa, les rassembla et, avec son silex, enflamma le bois sec. En peu de temps il obtint les braises nécessaires.
Ouvrant son sac, il en sortit le tesson de carapace de tortue et les excréments de sauterelle. Il mit les braises ardentes dans le tesson et y jeta les excréments desséchés, qui s'enflammèrent. Il s'en dégagea une fumée blanchâtre qui monta droit dans l'air, s'épaissit, se solidifia et s'arrondit à son extrémité comme une barre à mine.
Cette énorme barre miraculeuse se mit à cogner avec force sur la muraille pierreuse. Après plusieurs coups, elle y perça une ouverture assez large pour laisser passer Bâ-Wàm'ndé et son mouton, qui s'y engagèrent aussitôt. La galerie souterraine ainsi ouverte était longue et obscure mais, en fait, sa traversée demanda plus de temps que d'efforts aux deux voyageurs.