Soudain, une armée de bousiers géants, débouchant d'une galerie, apparut. Leur chef s'écria:
« Rangez-vous de côté, Bâ-Wâm'ndé et Siré ! Nous avons reçu ordre de rouler la gourde métallique de Njeddo Dewal jusqu'à la demeure de la Reine scorpion. Le fourmilier nous a facilité la tâche en creusant cette galerie. Quant à vous, ouvrez les yeux, ouvrez-les bien grands pour nous voir à l'oeuvre ! » Et ils firent avancer la gourde en la faisant rouler sur elle-même, comme la nature leur avait appris à le faire. Bà-Wâm'ndé et Siré se contentèrent de les suivre. Lorsqu'ils eurent atteint la demeure de la Reine scorpion (1) , celle-ci leur remit la gourde : « C'est à vous, leur dit-elle, qu'il appartient de trouver le moyen de l'ouvrir pour libérer le fétiche qui y est enfermé. » 1. Après avoir traversé l'épreuve du feu dans la montagne, puis l'épreuve de l'eau et de Pair (l'océan et la tempête), nos amis effectuent la fin de leur voyage sous terre, d'abord pour accéder à la gourde merveilleuse, puis pour la ramener en lieu sûr chez la Reine scorpion. Le cycle des quatre éléments est donc complet.
Dans la logique du conte, l'île étant sous le contrôle de Njeddo Dewal à l'exception du territoire de la Reine scorpion., nos amis doivent voyager sous terre afin de passer inaperçus. En fait., chaque fois qu'il y a un voyage souterrain, c'est qu'il y a une étape occulte à franchir. Le monde souterrain symbolise toujours le monde caché, le monde des mystères et des significations ésotériques. Dans le conte Kaîdara, le voyage sous terre est un voyage ésotérique alors que le voyage à la surface est un voyage exotérique. La terre symbolise également la protection : Bâ-Wâm'ndé et Siré sont parfaitement à l'abri dans ses entrailles.
Cet aller et retour sous terre représente aussi la nécessité de la discrétion. En s'emparant de la gourde métallique, Bâ-Wâm'ndé et Siré ont remporté une très grande victoire sur le plan occulte. Il sied de ne pas le crier sur les toits. Moins ils seront vus et connus, mieux cela vaudra pour eux.
Une fois encore, Bâ-Wâm'ndé traça sur le sol un hexagramme et plaça en son centre le crâne parleur. « Ô crâne merveilleux, lui dit-il, que faire pour ouvrir la gourde de Njeddo Dewal ? Sois bon, donne-nous un conseil ! »
Unefois encore, le crâne parla. Il dit: « Que le mouton kobbou-nollou se place à sept coudées de la gourde, puis qu'il concentre son regard sur le bouton qui se trouve à sa surface. »
Bâ-Wâm'ndé fit reculer Kobbou de sept coudées. Celui-ci braqua son regard sur la partie appropriée de la gourde. De ses yeux sortirent sept rayons de lumière de couleur différente (1). Ils se focalisèrent sur le bouton, et la gourde s'ouvrit comme une fleur sous l'action du soleil. Un sac en peau de chat noir contenant un esprit parleur en sortit et tomba à terre.
Dès que le sac fut en contact avec l'air, l'esprit qu'il contenait, croyant être en présence de Njeddo Dewal, s'écria
« Je te salue, Ô ma Maîtresse ! Je suivrai docilement tous tes ordres, mais permets-moi de te demander ce que tu vas me servir à boire (2), car je suis altéré et ma soif m'empêche d'éventer pour toi les secrets du cosmos, les secrets des sept cieux et des sept terres (51), les secrets du ciel et de son épouse, la terre contemplatrice des étoiles ; les secrets de la terre, mère des règnes de la nature, qui élabore les vertus des plantes et fait vivre tous les animaux, qu'ils se nourrissent d'herbe, de fruits ou de chair; enfin les secrets de la lune son alliée, détentrice des secrets de l'eau, du feu et du vent (52).
« Pour que je parle, ô Maîtresse, il faut que je boive à satiété. Quand je suis désaltéré, mes yeux perçoivent aussi bien ce qui s'est passé hier que ce qui arrivera demain. Rassasié, je peux dévoiler le secret du foetus enfermé dans la matrice, des graines en train de germer dans les profondeurs de la terre, des métaux précieux qui dorment dans les pierres. Oui, repu, je vois les perles riches au sein des coquillages qui reposent au fond des mers ; aucun secret, fût-il enfoui au tréfonds de la terre, ne me reste inconnu ! »
1. Ici. les 7 rayons de couleur différente contenus potentiellement dans le regard bicolore de kobbou-nollou (voir note 2 p. 105) se manifestent pleinement. Sous un tel regard, symbole d'Unité et de Connaissance totale, le désordre ne peut que devenir ordre: l'illusion disparaît, les sortilèges fondent comme beurre au soleil. En outre, Njeddo Dewal ayant utilisé ses 7 forces maléfiques pour asservir le dieu Koumbasâra prisonnier dans la gourde., il fallait 7 rayons de nature opposée pour en neutraliser les effets.
2. Ce que tu vas me « servir à boire », c'est-à-dire ce que tu vas me sacrifier, me donner en offrande.
Bâ-Wâm'ndé tira légèrement le boubou de Siré et lui dit à voix basse :
« Réponds-lui et demande-lui ce qu'il désire boire. Ventre plein parle mieux que ventre vide. Or il importe que nous ayons ce fétiche à notre merci puisqu'il nous confond avec sa maîtresse Njeddo Dewal. »
Siré suivit son conseil : « Ô serviteur dévoué ! dit-il à l'esprit, dis-moi ce que tu as envie de boire, je te l'apporterai sur l'heure et à l'instant. Tu te désaltéreras, puis tu renouvelleras entre mes mains ton serment d'obéissance. "
L'esprit parleur répondit: « J'ai envie de foie de poisson pilé avec de la gomme, du cerveau de grenouille et de l'intestin de lézard. Le tout, desséché puis finement pilé après avoir été pimenté, sera versé dans une écuelle remplie de lavure de gros mil. Il faudra me tremper dans cette lavure durant une nuit entière. Alors, au premier chant du coq, je vaticinerai après avoir renouvelé mon serment d'obéissance entre tes mains. »
L'histoire ne dit pas comment Siré et Bâ-Wâm'ndé réussirent à se procurer les ingrédients réclamés par l'esprit parleur, mais tout laisse à penser que la protection de la Reine scorpion y fut pour quelque chose. Toujours est-il qu'à la tombée de la nuit la lavure était dûment préparée. Siré en remplit une écuelle, y trempa le sac noir renfermant l'esprit, puis alla prendre quelque repos ainsi que ses compagnons.
Le lendemain matin, au premier chant du coq, il accourut auprès de l'écuelle. Il constata que l'esprit parleur contenu dans le sac avait non seulement bu toute la lavure, mais aussi croqué le bois de l'écuelle. Il était métamorphosé en un gros et long boa replié sur lui-même comme un peloton de corde. Dès que Sire, suivi de Bâ-Wâm'ndé, s'approcha, le serpent leva la tête et dit:
« Ô Sire ! Je te prenais pour Njeddo Dewal, ma première maîtresse, qui m'avait asservi et ne m'employait qu'à faire du mal. Je vous salue, vous qui venez de me délivrer. Je suis Koumbasâra, l'un des vingt-huit dieux du panthéon des Peuls pasteurs (53). J'ai été enfermé par la grande maléfique dans cette gourde composée d'un alliage de sept métaux différents.
« Elle m'avait formellement interdit d'entrer en contact avec un mouton kobbou-nollou. Mais je sais qu'en dépit de toutes les difficultés, Bâ-Wâm'ndé et toi avez pu accéder à l'ile magique et amener avec vous votre kobbou. Je vous demande de me laisser contempler les yeux de ce mouton prédestiné, car seul son regard a le pouvoir de me libérer définitivement du pouvoir maléfique de Njeddo. Une fois affranchi, je vous appartiendrai totalement et serai votre serviteur, espérant accomplir avec vous davantage de bien que Njeddo ne m'a fait faire de mal. »
Bà-Wàm'ndé demanda à Siré de faire venir Kobbou afin que l'esprit-boa puisse le voir. Lorsque le mouton fut en face de lui, le serpent, levant la tête, regarda avidement toutes les parties du corps de l'animal. Pour terminer, il fixa ses yeux sur ceux de Kobbou. Dès que leurs yeux devinrent quatre (1), le serpent se transforma en un majestueux aigle des montagnes de très grande envergure. S'adressant aux deux hommes, il dit:
« Votre chance est d'avoir été hébergés et protégés par la Reine scorpion. Sinon, bien malgré moi, je vous aurais réduits en miettes. Maintenant, ajouta-t-il, allez vite remercier la Reine, puis venez en toute hâte grimper sur mon dos afin que nous nous envolions loin d'ici, car Njeddo ne tardera pas à savoir que j'ai été libéré. Et dès qu'elle le saura, l'île tout entière sombrera dans le lac, à l'exception de la demeure de la Reine scorpion. »
Bà-Wâm'ndé et Siré s'en furent remercier comme il convenait la Reine scorpion à laquelle ils devaient tant, puis ils revinrent rapidement vers l'aigle. Ils sautèrent sur son dos, entraînant Kobbou avec eux.
Aussitôt le majestueux oiseau prit son vol. Il s'éleva si haut qu'il se perdit dans les nuages. Survolant le grand lac salé, il le traversa et parvint au-dessus de la plaine où Njeddo Dewal perdait toujours son temps en de vaines recherches. Lasse, elle s'était assise. Tout à coup, ses oreilles se mirent à bourdonner comme si elles percevaient un lointain mais puissant grondement de tonnerre. C'était le bruit provoqué par les ailes de l'aigle. Elle essaya de se lever, mais en fut incapable. Très vite, elle comprit qu'un événement mauvais pour elle s'était produit dans l'île. Elle déploya tous ses efforts pour se mettre debout, mais ne put y parvenir. Ses fesses étaient littéralement collées au sol.
Comprenant alors que l'esprit qu'elle avait asservi avait été libéré, elle fit appel à toutes ses ressources personnelles. Elle souffla neuf fois sur chacune des phalangettes de ses doigts. Ses ongles devinrent comme des houes dont elle se servit pour creuser la terre tout autour d'elle. Elle constata que les nerfs de son corps s'étaient allongés comme des radicelles et qu'ils s'enfonçaient dans la terre où, s'entrecroisant avec des pierres et des racines, ils avaient tissé une sorte de natte. Njeddo sut qu'elle était rivée au sol par l'effet d'un sortilège puissant, plus puissant encore que celui dont elle avait coutume de frapper ses victimes.
La grande sorcière récita une incantation. Elle souffla sur son côté droit, souffla sur son côté gauche. Ses ongles en forme de houe se transformèrent en aiguilles. Elle s'en servit pour découdre ses nerfs un à un.
1. Leurs yeux devinrent quatre: expression signifiant : leurs regards se rencontrèrent. Ici encore, rôle capital du regard de Kobbou en tant que pouvoir libérateur.
Enfin, elle parvint à se délivrer et à se lever. Elle courut vers la rive, traversa le lac et, une fois dans l'île, se précipita vers le lieu où elle avait enterré sa précieuse gourde.
Mais elle n'y trouva plus qu'un trou empli de braises ardentes. Elle comprit que son trésor avait été découvert et qu'elle avait perdu tout pouvoir sur celui qui jusqu'à ce jour avait été son auxiliaire majeur et son serviteur aveugle : le dieu Koumbasâra.
Levant la tête, elle aperçut à l'horizon un aigle de grande envergure. Juste à ce moment, il disparaissait derrière la crête de l'immense montagne qui entourait le lac et interdisait l'accès de Pile. Réalisant l'ampleur de sa défaite, elle poussa un cri désespéré et piqua une colère d'une telle violence qu'elle en vomit toute sa bile. Elle prononça alors une terrible imprécation; et l'île tout entière, à l'exception de la demeure de la Reine scorpion, s'abîma dans le lac et s'y délaya comme un morceau de sel plongé dans l'eau.
Transformant ses quatre membres en ailes qu'elle déploya autour d'elle, Njeddo, folle de rage, prit son vol et avança en ramant dans les airs comme jamais aucun oiseau ne l'avait fait. Elle se lança à poursuite de l'aigle, son ancien serviteur: mais grands furent son étonnement et son embarras quand elle s'aperçut que,
malgré la vitesse vertigineuse à laquelle elle se déplaçait, elle ne pouvait le rattraper. La poursuite épuisante dura plusieurs jours. Finalement l'aigle et ses passagers allèrent se poser dans le village de Bâ
Wâm'ndé et disparurent aux regards de Njeddo Dewal. Incapable désormais, faute de traces, d'orienter ses recherches, elle se résigna, la mort dans l'âme, à regagner Wéli-wéli son domaine.
Siré et Bâ-Wâm'ndé remercièrent grandement le dieu-oiseau. Celui-ci leur dit: « Si vous voulez que désormais je réponde à chacun de vos appels, donnezmoi une provision doeufs d'araignée. »
Bâ-Wâm'ndé comprit alors que chacun des dons qui lui avaient été faits par les divers animaux rencontrés sur son chemin répondait à un but bien précis. Il fouilla dans sa besace, en sortit le paquet contenant les oeufs que lui avait donnés la mère araignée et les offrit à leur sauveur. Celui-ci les prit avec joie, puis s'envola et disparut dans les airs.
Siré prit congé de Bâ-Wâm'ndé et rejoignit son frère Abdou qu'il retrouva miraculeusement guéri, lui aussi, de ses infirmités.
BÂGOUMÂWEL, L'ENFANT PRÉDESTINÉ
L'accalmie apparente entraînée par la retraite de Njeddo était-elle synonyme de paix définitive ? Loin de là ! Elle ne signifiait en rien l'arrêt des hostilités entre la grande calamiteuse et le peuple peul.
Ne se laissant point tromper par le semblant de paix qui régnait sur le pays, Bâ-Wâm'ndé jugea bon de consulter à nouveau le crâne parleur. Comme à l'accoutumée, il le plaça au centre d'un hexagramme qu'il avait tracé sur le sol, puis le conjura de lui indiquer le moyen efficace de se protéger contre les maléfices que Njeddo ne manquerait pas de leur jeter encore. La voix étrange se fit à nouveau entendre :
« Égorge Kobbou, dit la voix. Prends son coeur et sa cervelle (54), apprête-les et fais-les manger à ton épouse. La nuit où elle les consommera devra coïncider avec la fin de ses règles. De ton côté, fais-toi raser la tète. Lorsqu'elle aura mangé le plat, jette tes cheveux dans un tesson de marmite empli de braises ardentes. Ensuite, commande à ton épouse de l'enjamber et de se tenir au-dessus, afin que la fumée produite par tes cheveux brûlés (55) s'élève et pénètre en elle. Cette même nuit, unis-toi à elle trois fois de suite. Après chaque relation, ton épouse devra lécher sept fois les cinq parties de ton corps où ne poussent jamais de poils : les deux paumes de la main, les deux plantes des pieds et la langue. »
Tout attristé à l'idée de devoir égorger Kobbou, BâWâm'ndé alla le chercher et voulut lui expliquer le sort qui l'attendait. « Ô Kobbou ! ... » commença-t-il ; mais le mouton l'interrompit : « Bà-Wâm'ndé, fais vite ce que le crâne t'a commandé de faire. C'est là ma destinée et c'est un jour que j'ai attendu avec grande impatience (1). Ne t'apitoie pas sur mon sort, car ma mort sauvera bien des vies. Hâte-toi donc d'exécuter les instructions du crâne.
« Je te confirme, ajouta-t-il, que ta femme, après avoir engendré sept garçons, concevra une fille. Aucun de tes garçons ne procréera, mais ta fille mettra au monde un enfant miraculeux, un garçon, qui deviendra une véritable arête dans la gorge de Njeddo Dewal la grande calamiteuse.
1 . Kobbou accepte sa mort; c'est le summum de la voie initiatique. L'initié accepte de mourir pour que les autres vivent. C'est peut-être la plus grande forme de charité ; c'est en tout cas un exemple idéal. L'homme doit savoir parfois imiter la graine., qui accepte de mourir pour que la plante pousse.
Kobbou est ici l'exemple de l'initié parfait. Son sacrifice aidera à la naissance future de Bâgoumâwel. Le mystère de la nature du mouton miraculeux et de son lien avec Bâgoumâwel demeure.
« Tu donneras à ton petit-fils le nom de Bâgoumàwel et le surnom de Gaël-wâlo, Taurillon de la zone inondée (56). Maintenant, accomplis ton devoir'. »
Réconforté par ces paroles, Bâ-Wâm'ndé égorgea Kobbou - puis il apprêta son coeur et sa cervelle et les fit consommer à sa femme au moment approprié.
Pendant ce temps, que devenait Njeddo Dewal ? Elle avait perdu tout pouvoir, excepté celui de désenchanter wéli-wéli (1), ce qu'elle fit dès son retour de l'ile où elle venait de perdre la bataille contre Siré et BâWâm'ndé.
Wéli-wéli redevint la cité merveilleuse qu'elle était auparavant. Située au confluent de sept fleuves regorgeant de poissons à la chair savoureuse et de quantité d'autres délicieux produits aquatiques, la cité possédait tout en abondance : seules les femmes y étaient aussi rares que l'eau dans le désert. Les quelques femmes qui y résidaient étaient ravissantes et aucun homme ne pouvait rester insensible à leur vue, mais, entre toutes, les sept filles de Njeddo Dewal étaient sans conteste les plus belles. Elles étaient si parfaites que l'oeil le plus exercé n'aurait pu déceler en elles le moindre défaut. Dès qu'un homme était mis en présence de l'une d'elles, l'envie de la posséder s'emparait de lui et l'enivrait au point qu'il en radotait et devenait semblable à un démon (2) - Le parfum qui se dégageait du corps des filles de Njeddo embrasait l'homme le plus froid. Leurs paroles vous soûlaient plus que de l'hydromel. Et elles étaient, on le sait, des vierges perpétuelles, recouvrant leur virginité au lendemain de chaque défloration.
Toutes avaient la taille svelte, de gros yeux étirés en amande, une chevelure lisse comme de la soie et abondante comme une herbe bien venue. Leur croupe agréablement rebondie et leur poitrine ferme étaient soudées à leur taille fine comme en une architecture bien réussie.
1. Njeddo Dewal avait changé l'aspect de sa ville lorsque Bâ-Wâm'ndé y était entré, afin qu'il n'y trouve que rues désertes et animaux bizarres. Elle lui rend maintenant son aspect merveilleux, mais il tic faut pas oublier que toutes les créations de Njeddo Dewal reposent, par définition., sur l'illusion.
2. Chez les Peuls, un homme qui ne peut dominer ses instincts et qui tombe dans la débauche est comparé à un démon, car un démon., dit-on, n'a honte de rien et est fondamentalement dépravé. C'est le contraire même de la maîtrise de soi qui est tant prônée dans la tradition et les initiations africaines.
Leurs seins étaient si parfaitement ronds qu'on les aurait dits sortis d'un moule spécial. Leurs attaches étaient fines, leurs bras et leurs jambes d'un galbe admirable. Enfin trois choses, en elles, étaient d'une blancheur éclatante : les dents, la peau (1) et le blanc de l'oeil.
Njeddo Dewal avait installé ses filles dans des demeures qui étaient de véritables paradis terrestres. Reprenant son ancienne coutume, elle envoya à travers le pays des agents chargés d'inciter les jeunes gens à se rendre à Wéli-wéli où, proclamaient-ils, vivaient sept filles nubiles à marier plus belles les unes que les autres.
La propagande de Njeddo Dewal fut si bien orchestrée que jamais Wéli-wéli ne manqua de sept étrangers prétendant en même temps à la main des jouvencelles. Ils continuaient de subir le même sort que leurs devanciers sans que nul s'en doutàt : aux nouveaux arrivants, on disait que les anciens, refusés, avaient quitté la ville par une autre porte...
Plus que jamais, Njeddo Dewal avait besoin de sang masculin juvénile pour recouvrer la force magique qu'elle avait perdue en même temps que sa gourde métallique.
Le temps passa...
Comme l'avait prédit Kobbou, Welôré, la femme de Bâ-Wâm'ndé, mit successivement au monde sept garçons que leur père appela Hammadi, Samba, Demba, Yero, Pâté, Njobbo et Delo (57), puis une fille qui fut nommée Wâm'ndé, la « Chanceuse ».
Une fois devenus de beaux jeunes gens, les sept garçons entendirent parler de sept jeunes filles à marier suprêmement belles, princesses d'un pays merveilleux sur lequel régnait une grande reine. Ils demandèrent à leur père l'autorisation de partir vers la lointaine cité pour courir leur chance.
Bà-Wàm'ndé, ne se doutant nullement que la reine en question était Njeddo Dewal et que la cité merveilleuse n'était autre que la bizarre et répugnante Wéli-wéli qu'il avait connue, accorda à ses fils l'autorisation d'entreprendre le voyage et leur donna sa bénédiction.
Tout joyeux, les sept frères se rendirent auprès de leur jeune soeur Wâm'ndé pour lui faire part de leur intention et prendre congé d'elle. A ce moment, elle était justement enceinte de l'enfant prédestiné qu'attendait Bâ-Wâm'ndé son père. La jeune femme, comme mue par un pressentiment, éprouva quelque crainte à l'idée de ce voyage et manifesta à ses frères son inquiétude.
« Je suis la moins âgée de vous tous, dit-elle, mais une cadette a toujours le droit sinon de donner des conseils, du moins d'exprimer sa pensée. Certes, vous avez obtenu l'autorisation de notre père, mais j'éprouve néanmoins une crainte, peut-être mal fondée, à vous voir ainsi 1 - La « blancheur " de la peau est l'un des canons de la beauté peule. Il s'agit, en fait, d'un teint extrêmement clair.
partir à l'aventure dans un pays inconnu, et surtout pour aller demander la main de princesses ! Notre aïeul Bouytôring n'a-t-il pas vivement recommandé de se méfier de trois choses : tout d'abord, d'une princesse accordée en mariage à un étranger ordinaire -ensuite, du don fait à un étranger d'un grand champ situé juste derrière le village ; enfin, d'une génisse que des Peuls auraient abandonnée dans un campement ? Pour être ainsi cédées, ces trois choses si précieuses ne peuvent être que de véritables porte-malheur. Or, pour ce lointain royaume, vous n'êtes que de vulgaires étrangers. Si vous m'en croyez, mes frères, annulez donc votre voyage et cherchez ici des compagnes de même condition que vous. Vous finirez bien par en trouver dans notre pays. "
Les jeunes gens lui rirent au nez, répliquant que pour acquérir une grande réputation, il fallait oser courir de grands dangers. « Oui, c'est vrai, dirent-ils, nous ne sommes que des étrangers ordinaires, mais nous tenterons quand même notre chance. Et crois-nous, avant quelques mois, tu seras la belle-soeur unique de sept magnifiques princesses. Tout ce que nous te demandons, c'est de prier pour nous et de nous accompagner de tes bonnes pensées.
- Puisque vous ne voulez pas tenir compte de mes conseils, répondit leur soeur, je n'ai d'autre ressource, en effet, que de prier pour vous. Mais je l'aurais fait même si vous ne me l'aviez pas demandé. »
Sur ce, les jeunes gens prirent congé d'elle. Et le lendemain matin, au moment où le jour commençait à naître, tout joyeux ils s'engagèrent sur la route qui menait à la cité aux sept vierges.
Wâm'ndé passa toute la nuit et toute la matinée à prier et à pleurer. Elle versa des larmes si abondantes que la source semblait devoir en tarir. Le deuxième jour, elle se leva dès l'aurore et se mit encore à pleurer. Lorsque le soleil atteignit dans le ciel une hauteur de sept longueurs de hampe de gawal, la grande lance peule, elle entendit une voix qui lui disait :
" Ô Wâm'ndé, sèche tes larmes ! Je veillerai à ce que rien n'arrive à tes frères. »
Wàm'ndé, stupéfaite et quelque peu apeurée, s'écria : « Ô voix de bon augure, à qui appartiens-tu ? Où se trouve ton maître ? »
La voix répondit: « Mon maître se trouve dans ton ventre. J'appartiens à l'enfant que tu portes dans tes entrailles. » Et la voix ajouta : « Accouche-moi (1) tout de suite, afin que je puisse voler au secours de mes oncles. Fais-le, fais-le vite, car plus tard tout sera gâté !
- Ô bébé miraculeux ! s'écria Wâm'ndé. Un enfant dans le ventre de sa mère qui sait dire " Maman , accouche-moi " est certainement capable de s'accoucher lui-même !
-Qu'à cela ne tienne, répliqua l'enfant merveilleux. Tiens-toi bien, je vais sortir! »
Obéissante comme une élève docile, Wâm'ndé prit la position des parturientes. Comme éjecté par un ressort, l'enfant jaillit de son corps et sauta dans une grande calebasse pleine d'eau qui se trouvait près de là. Il s'y lava à la manière dont s'ébrouent les canards. Puis, sortant de l'eau, il dit :
« Mère, maintenant je dois partir. Souhaite-moi bon voyage, mais auparavant donne-moi un nom.
- Tu te nommes Bâgoumâwel, dit Wâm'ndé, et ton surnom est Gaël-wâlo, le jeune Taurillon des zones inondées. » Alors elle lui souhaita bon voyage et lui donna sa bénédiction.
BâgoumàweI prit la route. Avant même d'avoir rejoint ses oncles, il avait déjà atteint la taille d'un garçonnet de sept ans. Lorsqu'il aperçut les voyageurs, il les appela:
« Ohé, mes oncles ! Ohé 1 Attendez-moi, je suis Bâgoumâwel, votre neveu, fils de votre soeur Wâm'ndé. »
Les jeunes gens se retournèrent, abasourdis, pour mieux voir cet enfant qui se prétendait leur neveu. « Nous ne te connaissons pas, lui dirent-ils. Nous ne pouvons donc pas être tes oncles.
- Il n'y a pas de mal à ce que vous ne me connaissiez pas, dit l'enfant. Je me nomme Bâgoumâwel, dit Gaël-wàlo, et je suis l'enfant que votre soeur Wâm'ndé a mis au monde ce matin. Je viens pour vous tenir compagnie et pour vous éviter la mort vers laquelle vous vous dirigez joyeusement sans vous en douter.
- Écarte-toi de nous ! s'exclamèrent les sept frères. Va-t'en ! Tu ne peux être que l'incarnation d'un fils de diable et non le fils de notre soeur Wâm'ndé ! Même si notre soeur avait accouché d'un garçon ce matin, celui-ci ne pourrait avoir ta taille.
1. - Accouche-moi , : traduction littérale de rimam. Cette tournure, bien qu'incorrecte en français.. a été utilisée afin de garder à l'expression le caractère direct et concis qu'elle a en peul, ce que n'aurait pas permis une tournure française correcte mais de forme indirecte ou plus métaphorique.
- Disparais donc de notre vue, sinon nous te battrons tous les sept chacun à notre tour jusqu'à ce que tu périsses ! "
Bâgoumâwel refusa de retourner sur ses pas. Hammadi, l'aîné des frères, se saisit de lui et lui donna une grande gifle. Il s'apprêtait à lui en donner une deuxième quand Bâgoumâwel s'échappa de ses mains et disparut comme par enchantement. Pensant en être débarrassés, les voyageurs reprirent leur route.
Après avoir marché quelque temps, Hammadi aperçut tout à coup, au bord du chemin, un ten'ngaade, le grand chapeau de paille des Peuls, orné de broderies en cuir multicolore. Il s'écria: « Ô ma chance ! J'ai trouvé de quoi me coiffer pour me faire beau et marcher fièrement ; cela ne manquera pas d'impressionner l'aînée des sept princesses ! » Cela dit, il ramassa le chapeau et s'en coiffa. Ainsi paré, il reprit la route en compagnie de ses frères. Tout à coup, une voix se fit entendre, qui semblait sortir du chapeau :
« Ô mon oncle ! dit la voix. Si tu n'es pas fatigué de porter un si lourd chapeau, bien qu'il te protège des rayons du soleil, moi je suis fatigué d'être porté comme un chapeau ! » Hammadi, qui avait reconnu la voix du jeune garçon et qui était persuadé avoir à faire à un esprit malin, arracha fébrilement sa coiffure et la lança loin de lui hors du chemin.
Pris de peur, les sept frères se mirent à courir afin de s'éloigner au plus vite du chapeau enchanté. Dans leur affolement, ils ne se rendirent pas compte qu'ils avaient quitté le sentier pour s'enfoncer dans une broussaille de plus en plus profonde. Tout à coup, les branches des arbres qui les entouraient se mirent à s'entrechoquer avec violence. Ils entendaient des grincements semblables à des crissements de dents de bêtes sauvages. Ces sons bizarres, mêlés aux piaillements des oiseaux, étaient provoqués par un vent qui soufflait avec force, ployait et déployait tout sur son passage, du moindre brin d'herbe aux branches les plus puissantes.
Apercevant un grand baobab, Hammadi et ses frères coururent vers lui pour trouver un abri. Afin de mieux résister à la tempête, ils s'assirent dos au tronc et se pelotonnèrent étroitement les uns contre les autres.
« Ce vent ne me parait pas normal, dit Hammadi. C'est sûrement le diablotin métamorphosé en chapeau qui nous l'a envoyé. Je n'aurais pas dû le jeter, mais plutôt le brûler!
- Ô mon frère Hammadi, se lamenta Samba, le deuxième fils, comment ferons-nous maintenant pour retrouver le chemin de la cité aux sept vierges ? »
A peine avait-il fini de parler que les sept frères virent s'approcher d'eux un essaim d'abeilles qui volaient en bourdonnant. Ces abeilles, qui revenaient de butiner les fleurs, avaient établi leur demeure dans un creux situé entre les branches du géant de la brousse. Dès qu'elles furent à proximité, elles perçurent la présence insolite de plusieurs fils d'Adam - sans nul doute des voleurs de miel ! - et se préparèrent à les attaquer afin de protéger la précieuse substance qu'elles avaient mis tant de mois à préparer.
L'essaim était si dru au-dessus de la tête des jeunes gens qu'ils ne discernaient même plus les feuilles de l'arbre. Au moment précis où les abeilles allaient se ruer sur eux, une troupe volante de lézards ailés, sortie on ne savait d'où, apparut soudain entre ciel et terre et, tombant sur les abeilles, les avala en un clin d'oeil jusqu'à la dernière (1). Voilà qui laissa les sept frères bien perplexes car, d'évidence, c'était contraire à tout ce que l'on pouvait savoir des lézards. « Ô Hammadi, s'écria Samba, fuyons au plus vite afin que les lézards qui viennent d'avaler les abeilles ne finissent pas par nous avaler nous-mêmes ! »
Les jeunes gens coururent à travers bois jusqu'à ce qu'enfin ils débouchent sur un sentier. Ce sentier était-il celui qui menait à la cité merveilleuse ? A vrai dire, pour l'instant, ils ne s'en souciaient guère: J'essentiel était de mettre le plus de distance possible entre eux et le baobab et de sortir de la broussaille. « Puisque nous sommes sur une route, reprenons un peu notre souffle ", dit Hammadi. Ils se reposèrent donc quelques instants, puis s'engagèrent sur le sentier et reprirent leur avance.
Peu après, Samba aperçut un turban bien lustré jeté au bord du chemin. « Ô ma chance, ma chance, ma grande chance 1 s'écria-t-il. Je suis le premier à avoir vu ce turban; je puis donc me l'approprier car celui qui voit une chose le premier a sur elle les mêmes droits que le premier occupant d'un lieu. Ce turban me servira à compléter ma toilette et il ne fait pas de doute qu'en me voyant ainsi paré la deuxième princesse, qui me sera certainement destinée puisque je suis le deuxième fils, me trouvera beau. »
Ayant dit, Samba courut ramasser le turban qu'il enroula fièrement autour de sa tête. Tout ragaillardi, il encouragea ses frères : « Allons, marchons ! Une route finit toujours par arriver quelque part ! "
Les sept frères reprirent leur marche. Au bout de quelque temps, Samba entendit une voix lui dire à l'oreille « Ô mon oncle ! Si tu n'es pas fatigué de porter un turban lustré, moi je suis fatigué d'être un turban lustré que l'on porte ! » Sursautant, Samba défit en toute hâte son turban et, à l'exemple de son frère, le jeta au loin dans la broussaille. « Va retrouver ta mère, et que le vent t'emporte, diablotin tentateur ! » s'écria-t-il avec colère.
1. A ce point du récit., il va de soi que toute manifestation venant au secours des sept frères est une manifestation de Bâgoumâwel.
Et les voyageurs continuèrent leur route. Tout à coup, sur leur droite, ils virent une colonie de singes perchés sur un arbre. Des femelles portant leurs petits suspendus comme des outres sous leur ventre sautaient de branche en branche. Malgré la vitesse et la hauteur de leurs sauts, les petits, comme rivés à leur mère, ne décrochaient pas. D'autres singes se tenaient suspendus à une branche par une main ; se balançant nonchalamment et poussant de petits cris, ils lançaient leur autre main vers les voyageurs, comme pour les saluer ou les inviter à venir les rejoindre. D'autres encore se tenaient simplement assis sur des branches, jambes étendues, se grattant distraitement la hanche ou se livrant à la masturbation, comme pour narguer les sept jeunes gens que le désir d'amour conduisait vers une male mort.
Ne se laissant point distraire par le spectacle des singes (1), nos sept compagnons poursuivirent leur chemin. Mais voici qu'à son tour Demba, le troisième fils, s'écria : « Ma chance! Ma grande chance ! Ô Hammadi, ô Samba, je suis plus chanceux que vous, car voici là-bas un boubou qui m'attend! " En effet, il venait d'apercevoir, posé sur le sol, un superbe boubou brodé que ses frères ne voyaient pas. Il courut le ramasser et, l'ayant revêtu, parada fièrement. « Sans aucun doute, dit-il, la troisième princesse, qui sera la mienne selon l'ordre de naissance, me trouvera superbe ainsi vêtu. Elle me classera parmi les hommes fortunés et se donnera à moi sans difficulté. »
Ils reprirent leur marche. Demba avait à peine fini de parler de son boubou et ses frères de l'admirer qu'une voix se fit à nouveau entendre : « Ô mon oncle ! Si tu n'es pas fatigué de porter un boubou brodé, moi je suis fatigué d'être un boubou que l'on porte ! » Tout comme ses frères, Demba se dépouilla de son boubou en un éclair et le jeta au loin, pestant contre le petit diablotin.
Pensifs, les sept voyageurs continuèrent à avancer dans le sentier. Soudain, une tornade se déclencha juste devant eux, avançant en tournoyant à une vitesse prodigieuse. Ce spectacle était d'autant plus extraordinaire que la saison n'était pas propice à un tel phénomène. Tout à coup, se ruant sur eux, la tornade les souleva comme des feuilles mortes et, miraculeusement, alla les déposer sans mal sur la route qui menait à Wéli-wéli. Le sentier qu'ils suivaient auparavant les aurait menés, sans qu'ils s'en doutent, dans une forêt peuplée de fauves dangereux.
Abasourdis, décontenancés par tous ces événements insolites, ils restèrent un moment sans parler. Devant le silence de ses frères, Yero, le quatrième fils, prit la parole : « Mes frères !
1. Sur le chemin de l'initiation, tout est disposé pour détourner l'attentîon du néophyte et le distraire de son but. Les singes représentent ici l'abandon aux douceurs de la vie, voire à la bestialité. Il est important que l'attention reste fixée sur le but et que la détermination ne fléchisse pas.
Pensez-vous que les singes qui nous ont nargués et que l'ouragan qui vient de nous transporter soient ordinaires ? Pour ma part en tout cas, je ne le crois pas. Ne faudrait-il pas réviser notre position en ce qui concerne le garçonnet que nous avons considéré comme un diablotin alors qu'il se prétendait notre unique neveu, fils de notre soeur Wâm'ndé ? »
Demba, le troisième fils, répliqua: « Yero, ferme ta mâchoire de cheval, car une bouche humaine qui ne profère que des bêtises n'est guère plus qu'une ganache (1). » Yero se tut, la tradition ne lui permettant pas de répliquer à un aîné Pensif, il baissa la tête. Mais lorsque, quelques instants plus tard, il la releva, il aperçut au loin une culotte bouffante brodée de soies de toutes les couleurs. « La récompense d'un petit frère respectueux de son aine ne tarde jamais à venir! s'écria-t-il. Voici que j'aperçois là-bas, sur notre route, une culotte merveilleuse. C'est ma chance, ma grande chance qui me l'offre car je suis le premier à l'apercevoir. » Et de toute la vitesse de ses jambes, il se précipita pour ramasser la culotte, qu'il enfila. « Ah ! s'exclama-t-il, la quatrième princesse, qui sans nul doute sera la mienne, me trouvera l'homme le plus pudique de la terre maintenant que je possède un riche vêtement pour soustraire mon sexe à la vue du commun des mortels... »
Yero et ses frères poursuivirent leur chemin, parlant entre eux de tous les événements étonnants qui leur étaient arrivés jusqu'à la découverte de la culotte. Soudain, une voix coupa leur conversation : « Ô mon oncle Yero, dit-elle, si tu n'es pas fatigué de porter une culotte bouffante brodée, moi je suis fatigué d'être porté comme une culotte bouffante ! » En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Yero avait arraché la culotte. Il la jeta à son tour dans la broussaille en criant: « Diablotin ! Va rejoindre ta mère et essaie de la téter mieux que tu ne l'as fait jusqu'ici (2) » Et les jeunes gens s'éloignèrent en courant, aiguillonnés par la peur du diablotin qui ne cessait de les braver avec malignité.
Pâté, le cinquième fils, était le plus rapide à la course. Arrivé le premier à une courbe de la route, il vit au bord du chemin une paire de sandales richement travaillées. « Mes frères ! s'écria-t-il. J'aperçois devant moi une magnifique paire de sandales. C'est ma chance, ma grande chance, car elles me permettront de paraître dignement aux yeux de la cinquième princesse qui, certainement, sera mon épouse. »
1. Ganache : mot qui désigne à la fois la mâchoire du cheval et une personne dépourvue d'intelligence.
2. L'attitude inconséquente de Yero est typique de l'incohérence et de l'inconséquence propres à la nature de l'homme. Les sept frères (comme nous tous) agissent en oubliant à l'instant ce qu'ils avaient dit auparavant, oubliant au fur et à mesure le fruit de l'expérience passée., répétant constamment les mêmes erreurs. Chacun croit toujours que l'épreuve est pour les autres, non pour lui. Ainsi, dans la vie, est-il très difficile de profiter de l'expérience des autres. Chacun doit faire sa propre expérience, et parfois la renouveler plusieurs fois avant d'en comprendre la signification.
Les frères - autre caractéristique bien humaine - sont également très entêtés. Quand ils ont une idée en tête, rien ne les fera changer d'avis.
Et il chaussa allègrement les sandales. « En attendant, ajouta-t-il, elles m'aideront toujours à mieux marcher ! »
Les voyageurs reprirent leur route. Une fois encore, une petite voix s'éleva : « Ô mon oncle Pâté, cinquième fils de mon grand-père Bâ-Wâm'ndé ! Si tu n'es pas fatigué de porter des chaussures, moi je suis fatigué d'être porté comme des chaussures. » Pâté, non moins surpris que ses quatre aînés, se hâta de se déchausser et de jeter les sandales le plus loin possible. « Petit diablotin, s'exclama-t-il, va retrouver ta mère et demandelui de te chanter une berceuse afin que tu t'endormes et cesses de venir tenter les fils d'Adam ! »
Les sept frères étaient fatigués de marcher et de courir. Ils avaient faim, chaud et soif. Enfin ils aperçurent au loin, plantés en un triangle serré, les trois grands arbres de la brousse : un baobab, un caïlcédrat et un fromager (58). Leurs dômes étaient si épais et leurs branches si entremêlées qu'ils formaient une épaisse voûte de verdure sous laquelle régnait une ombre bienfaisante. Ils se hâtèrent vers cet abri providentiel et s'écroulèrent sur le sol, aspirant à réparer leurs forces. Or au pied du baobab se trouvait un grand canari rempli d'eau fraîche; entre les épaisses racines du fromager une marmite reposait sur trois pierres, et sous le caïlcédrat plusieurs paniers contenant de la viande fraîche et toutes sortes de céréales et de condiments avaient été posés.
Njobbo, le sixième fils, était le seul à avoir décelé la présence du canari, de la marmite et des paniers. Il chuchota à son frère Pâté :
« Vois-tu ce que je vois en ce moment au pied des trois arbres ?
Non, répondit Pâté.
Alors je retire ma parole et n'ai rien dit. »
Les sept jeunes gens s'étendirent de tout leur long. Sous le poids de la fatigue, ils ne tardèrent pas à s'endormir comme des bébés. Mais ventre vide peut-il dormir longtemps ? Certes non : aussi ne restèrent ils assoupis que le temps de réparer leurs forces. Le sommeil s'évada de leurs yeux et ils se réveillèrent, chacun serrant davantage la corde de son pantalon autour de son ventre pour tromper sa faim et tirant la langue sous l'effet d'une soif inextinguible. Leur vue était devenue si trouble qu'ils ne virent pas, posées non loin d'eux, une grande écuelle emplie de mets délicieux miraculeusement préparés et une calebasse contenant suffisamment d'eau fraîche pour étancher leur soif. Le fumet du repas chatouilla néanmoins leurs narines et leur dessilla les yeux. Dès qu'ils eurent découvert la grande écuelle appétissante, aucun d'eux ne prit le temps, comme l'usage l'aurait voulu, d'inviter l'autre à se mettre autour du plat. Ils y plongèrent la main tous à la fois et se restaurèrent copieusement, après quoi ils se désaltérèrent.
Quand ils furent bien rassasiés, Njobbo se leva pour aller déposer le plat un peu plus loin (1). Il vit alors scintiller sur le sol une bague magnifique, sertie d'une pierre précieuse si rayonnante qu'elle éclairait comme une lampe. « Ma chance, ma grande chance ! s'écriat-il. Ô mes aines, je viens de trouver une bague précieuse. Je la porterai à mon annulaire et la sixième princesse, qui, cela va sans dire, sera mon épouse, aura pour moi une haute considération et un avant-goût de ma fortune, car la bague que je lui présenterai n'est digne que d'un roi. » Et Njobbo tout heureux mit la bague à son doigt.
Bien restaurés et reposés, les sept frères reprirent leur voyage avec davantage de courage et d'endurance. Ils marchèrent une bonne partie de la soirée. A un moment donné, la voix u'ils connaissaient bien se fit à nouveau entendre: « Ô mon oncle Njobbo, sixième fils de mon grand-père Bâ-Wâm'ndé ! Si tu n'es pas fatigué de porter une bague à ton doigt, moi je suis fatigué d'être porté comme une bague ! » A l'exemple de ses frères, Njobbo arracha la bague de son doigt et la lança le plus loin possible dans la brousse en s'écriant:
« Maudit petit lutin ! Va retrouver ta diablesse de maman et demande-lui de te porter dans son dos jusqu'à ce que tu grandisses davantage et cesses de venir mystifier les bonnes gens ! »
La marche continua. Le soleil disparut à l'horizon occidental. Une obscurité intense recouvrit la nature de son grand manteau sombre. Ne voyant plus rien, les voyageurs décidèrent de s'arrêter. Mais voilà que Delo, le septième et dernier fils de Bâ-Wâm'ndé, aperçut à quelques pas de lui une ceinture miraculeuse qui s'allumait et s'éteignait comme un ver luisant. « Ma chance, ma grande chance ! s'écria-t-il. Réjouissezvous mes frères, car voilà que Guéno met à notre disposition de quoi éclairer notre route. J'aperçois en effet une ceinture lumineuse qui me revient de droit. Non seulement elle éclairera notre route et nous permettra de continuer notre chemin, mais encore elle convaincra la septième princesse de m'épouser en lui donnant une idée de la qualité et de la quantité de ma fortune. " Cela dit, Delo alla ramasser la miraculeuse ceinture de cuir et s'en ceignit. Les rayons lumineux qui en jaillissaient éclairaient la route comme l'aurait fait une grande torche.
Les sept frères profitèrent de la fraîcheur de la nuit pour diminuer la distance qui les séparait encore de la cité aux sept vierges. Ils marchèrent sans se fatiguer et sans être inquiétés par quoi que ce soit jusqu'au premier chant du coq. Alors seulement ils décidèrent de se reposer. Quittant le chemin, ils allèrent s'asseoir au pied d'un grand baobab planté à quelques pas de là.
1 - Selon la coutume., c'est le cadet qui accomplit les petites tâches pour ses aînés.
A peine y étaient-ils installés que la petite voix s'éleva encore : « ô mon oncle Delo, septième frère de ma mère Wâm'ndé ! Si tu n'es pas fatigué de te ceindre, moi je suis fatigué d'être porté comme un ceinturon ! ». Les sept frères se regardèrent. Hammadi, l'aîné, dit à Delo le cadet: « Donne-moi cette ceinture. Il nous faut en finir avec ce diablotin qui ne cesse de nous mystifier. » Delo défit sa ceinture et la tendit à Hammadi. Celui-ci la posa devant lui et dit : « Ceinture ! Dis-nous en toute vérité qui tu es et pourquoi tu nous suis. »
Aussitôt, la ceinture se métamorphosa en un garçonnet de dix à douze ans.
« Ô mes oncles ! dit le garçonnet. Que vous l'admettiez ou non, je suis le fils de votre cadette Wâm'ndé. Mais je ne suis pas un enfant ordinaire : je suis un garçon prédestiné. Ma mission est de lutter contre les maléfices de Njeddo Dewal la grande sorcière et de la rendre inoffensive afin que le pays de Heli et Yoyo recouvre son ancienne prospérité et vive à nouveau dans la paix et le bonheur. En vérité, la cité merveilleuse vers laquelle vous vous dirigez n'est autre que Wéli-wéli, la cité magique dont Njeddo Dewal est la maîtresse, et les sept princesses à marier ne sont autres que ses filles.
« Souffrez que je vous accompagne à Wéli-wéli, car sans moi vous n'en reviendrez pas vivants. Njeddo Dewal sucera votre sang et jettera votre chair aux vautours qui nichent au sommet des sept montagnes dont la cité est entourée. »
Samba et Demba, se tournant vers leur frère aine, prirent la parole :
« Ô Hammadi ! Acceptons notre neveu, faisons-en notre compagnon. Malgré toutes ses mystifications, il ne nous a fait aucun mal. Au contraire, il nous a sauvés chaque fois que nous nous sommes trouvés en difficulté. Pour consacrer notre accord, décousons chacun une bande de notre vêtement et réunissons ces sept bandes pour en faire un boubou dont nous habillerons notre neveu. "
Les sept frères tombèrent d'accord. Ils acceptèrent leur neveu et lui confectionnèrent un boubou tiré de leurs propres vêtements. Puis ils se préparèrent à partir. « Gaël-wâlo, jeune taurillon, dirent-ils à l'enfant, tu seras non seulement notre protecteur mais notre guide. Certes, nous sommes tes oncles et tu es notre neveu, mais nous te faisons confiance. Avec toi pour nous protéger, nous sommes prêts à aller affronter Njeddo Dewal elle-même.
- Mes chers oncles, répliqua Bàgoumâwel, je vais maintenant me transformer en un gros nuage. Je me déplacerai au-dessus de vos têtes pour scruter l'horizon et voir comment se présentent les choses, car j'ai l'impression crue nous sommes déjà entrés dans la brousse de Wéli-wéli (1). »
1. C'est-à-dire le domaine ou les abords de Wéli-wéli. Chaque village, chaque cité a sa " brousse », c'est-à-dire ses abords, sa campagne environnante. Puis vient sa « haute brousse » dont la limite correspond au commencement de la haute brousse d'un autre village.
Joignant l'acte à la parole, Bâgoumâwel se métamorphosa en un gros nuage qui s'éleva très haut dans le ciel. De là, il cria à ses oncles : « Je vois au loin une grande mare que nous aurons à traverser avant d'atteindre Wéli-wéli. Je vais vous précéder. Vous me trouverez sur la rive. » Cela dit, il piqua droit sur la mare qu'il atteignit en un rien de temps. Une fois à terre, ayant repris la forme d'un garçonnet de douze ans, il inspecta minutieusement tous les coins et recoins de la mare et des alentours, puis s'assit et attendit patiemment ses oncles. Ceux-ci arrivèrent après une assez longue marche. Assoiffés, écrasés de chaleur, leur premier geste fut de se déshabiller pour plonger dans la mare et s'y désaltérer. Bàgoumàwel les arrêta :
« Ô mes oncles ! dit-il, gardez-vous de vous laver dans cette mare et de boire de son eau. Elle est polluée par le déversement des urines de Njeddo Dewal. Tout homme qui s'y lavera le corps ou en boira ne fût-ce qu'une gorgée deviendra ivre, abruti et si borné qu'il dépassera en idiotie le plus crétin des crétins. Il fera sans tergiverser tout ce que demanderont les filles de Njeddo Dewal. »
Effrayés, les oncles de Bâgoumàwel suivirent son conseil. Ils gardèrent leurs vêtements et traversèrent prudemment la mare, qui était guéable. Ils arrivèrent devant Wéli-wéli quelques instants avant le coucher du soleil. C'était l'heure où les vaches rentrant du pâturage mugissaient comme pour appeler leurs petits; où les oiseaux de toute taille, fatigués du long vol de la journée, s'assemblaient dans les branches des arbres, piaillant à qui mieux mieux comme pour se raconter les événements de la journée. Les veaux beuglaient de toute leur frêle voix, semblant répondre aux appels de leurs mères. Les ânes poussaient des braiments nostalgiques, comme pour pleurer la disparition du soleil dans les ténèbres de la nuit. Des coqs à la tête ornée de crêtes crénelées comme le fronton d'un palais royal ou épaisses et tissées comme la coiffure d'une reine lançaient des cocoricos triomphants auxquels répondaient les cris des bébés qui protestaient contre la toilette du soir ou réclamaient leur tétée.