Une expédition périlleuse

Pendant ce temps-là, Bâgoumàwel et ses oncles étaient rentrés chez eux. Un beau jour, les sept frères vinrent trouver leur neveu et lui demandèrent avec insistance de leur faire faire une promenade aérienne au-dessus des domaines de Njeddo Dewal. Ils voulaient voir ce qu'était devenue Wéli-wéli. Tout d'abord, Bàgoumâwel refusa, les mettant en garde contre les risques qu'une telle aventure leur ferait courir à tous.

Les jeunes gens firent alors intervenir leur soeur Wà-m'ndé. Celle-ci, malgré les craintes qu'elle éprouvait, demanda à son fils de donner satisfaction à ses oncles (1).

Peut-on refuser une demande formulée par la maman (2) cet être au sein duquel nous avons logé pendant neuf mois, dont la matrice nous a servi de chambre à coucher, de salle à manger et de lieu d'aisances, et qui, au risque de perdre ses jours, nous a donné les nôtres ? N'est-ce pas elle qui, après notre naissance, nous a encore portés durant vingt-quatre mois pendus à ses mamelles, blottis dans son giron, ou attachés dans son dos ? Vraiment, qui pourrait jamais payer sa mère ? Personne ! Le plus grand témoignage de reconnaissance que nous puissions manifester à notre maman est donc de satisfaire ses moindres désirs, quels qu'ils soient, avec le plus d'empressement possible.

Bâgoumâwel n'ignorait pas ce qu'il devait à sa mère et comment il devait se comporter à son égard. Aussi lui répondit-il : « Puisque tu me le demandes avec insistance, je vais donc, avec mes oncles, affronter le danger que représente une expédition dans les domaines de Njeddo Dewal. » Et il se transforma derechef en pirogue volante, embarqua ses oncles et prit son vol pour le périlleux voyage.

1.    Malgré sa réticence pour transmettre une telle demande, Wâm'ndé ne peut rien refuser à ses frères aînés, car telle est la tradition. Une soeur peut être amenée à accomplir des actes apparemment étranges afin de donner satisfaction à ses frères, mais ceux-ci seront également prêts à faire n'importe quoi pour elle.

Ici, la raison n'intervient pas. On ne juge pas si l'acte est bon ou pas. C'est « plaire » à sort frère ou à sa soeur qui est l'objectif. Les conséquences ou les risques de l'action n'entrent pas en ligne de compte.

2.    Selon une tradition de la savane occidentale., il y a quatre personnes à qui l'on ne doit jamais dire non : ses procréateurs, son maître initiateur, son roi et l'étranger que Dieu vous envoie. On admet parfois, sous certaines conditions, un refus envers le père, mais jamais envers la mère. On n'accède pis à la demande de cette dernière pour rendre un service ou pour telle ou telle raison de bon sens, mais seulement par subordination totale et inconditionnelle.

De son côté la grande mégère, tapie dans sa caverne, réfléchissait sur le moyen de connaître l'interprétation exacte du songe qu'elle avait fait auprès de la tombe de Kikala et sur la meilleure action à entreprendre pour prendre sa revanche sur Bàgoumâwel et ses oncles. Dans sa retraite, elle n'avait plus pour compagnons que des chauves-souris puantes, des puces et des punaises et son fidèle coursier aérien.

Un beau jour, elle entendit le bruit provoqué par le déplacement dans l'espace de la pirogue volante. Elle sortit précipitamment de sa caverne. « C'est Gaël-wâlo le provocateur, s'écria-t-elle, qui vient avec ses oncles pour se réjouir de l'état désastreux de ma cité ! » Et s'élançant sur son oiseau, elle prit les airs pour attaquer Bâgoumàwel. Celui-ci, qui avait eu le temps de survoler la cité en ruine, s'était déjà engagé sur le chemin du retour.

L'oiseau de Njeddo Dewal filait à une vitesse telle qu'il ne tarda pas à se rapprocher de la pirogue volante. Njeddo lança vers celle-ci un lasso de sorcier. Le sifflement de la corde attira l'attention de Bàgoumâwel. Aussitôt, il jeta vers Njeddo un balai magique. Le balai dressa son faisceau de tiges de jonc comme un hérisson dresse ses piquants et se déploya en éventail. La corde magique vint s'y enrouler. Croyant avoir fait une bonne prise, Njeddo tira ; mais les joncs étaient tranchants ; ils coupèrent la corde en quatre morceaux qui tombèrent sur la terre. Le premier se transforma en un gouffre si profond qu'il donnait le vertige à quiconque le survolait ; le deuxième devint un grand fleuve agité de vagues furieuses : le troisième se métamorphosa en une montagne si haute que l'aigle le plus puissant ne pouvait la survoler; enfin le quatrième devint un incendie de plaine si violent qu'il embrasait jusqu'à l'atmosphère.

Tenant encore à la main ce qui restait de son lasso, Njeddo Dewal activa l'allure de son oiseau. Mais lorsque celui-ci commença a survoler le gouffre, il subit une sorte d'attraction qui lui fit perdre progressivement de l'altitude. Finalement, lorsqu'il arriva au beau milieu du trou béant, il y tomba patatras ! Ses plumes s'agglutinèrent les unes aux autres comme si elles avaient été trempées dans de la colle. Njeddo Dewal, désarçonnée, fut obligée de recourir à ses propres jambes.

L'excavation était obscure comme une nuit profonde. Pendant de longues heures, la mégère marcha au hasard, a la recherche d'une issue. Enfin elle aperçut devant elle un petit trou qui n'était guère plus grand crue le chas d'une aiguille.

Njeddo Dewal portait toujours en bandoulière sa besace de sorcière qui contenait maintenant, en plus de son arsenal magique habituel, les cendres de ses filles. Elle en sortit un sachet, l'ouvrit et y prit une pincée de poudre explosive qu'elle mélangea à une pincée de cendres. Elle creusa dans le sol, tout près du petit trou, un autre trou d'une profondeur d'une coudée et y plaça le mélange. Elle sortit alors de sa besace un morceau de couverture kasa (1) et en frotta énergiquement sa chevelure.

La pièce de laine s'alluma. Njeddo posa cette mèche improvisée à côté du trou et s'éloigna pour se mettre à l'abri derrière une petite éminence. Ramassant une branche morte qui tramait par là, elle s'en servit pour pousser le morceau de kasa enflammé dans le trou. Une déflagration retentit et le petit trou, gros comme un chas d'aiguille, s'élargit en une déchirure suffisante pour permettre le passage. La sorcière sortit de sa cachette et s'évada par cette issue providentielle. Hélas, ce fut pour aller tomber dans le fleuve où les vagues étaient si furieuses qu'elles projetaient en l'air les petits animaux marins comme de vulgaires grêlons. Luttant contre les vagues, un gros hippopotame réussit à s'approcher de Njeddo Dewal : « Qui es-tu, cria-t-il, pour oser pénétrer dans ce fleuve en un moment si tourmente ? Et où vas-tu, candidate à la mort ?

- Je suis, dit-elle, une servante dévouée de Gaëlwâlo Bâgoumâwel, le grand magicien bienfaiteur né d'autres bienfaiteurs des animaux et des hommes. Il est entré en guerre contre Njeddo Dewal, la reine de Wéli-wéli, et il m'a chargée de surveiller ses va-et-vient. Eh bien, elle est entrée en campagne ! Elle porte en bandoulière son sac à malices qui contient les plus terribles des formules et des recettes magiques, de quoi faire se volatiliser la terre tout entière et faire crouler les cieux en quelques clignements d'yeux. Je sais qu'elle est partie ce matin de chez elle, chevauchant un gros oiseau endurant et rapide. Elle sera dans les parages avant demain matin, au plus tard demain dans l'après-midi. Or aucune force, sinon celle de Bâgoumâwel lui-même, ne pourra lui barrer le chemin. Si le taurillon du Wâlo n'est pas prévenu à temps, Njeddo Dewal le surprendra et neutralisera à coup sur son système de protection. Aussi dois-je l'avertir au plus vite afin qu'il s'apprête à affronter la grande sorcière."

Abusé par cette déclaration, le naïf hippopotame prêta son énorme dos à la grande magicienne. Elle s'y installa confortablement et put ainsi traverser sans dommage le fleuve en furie.

Une fois débarquée sur l'autre rive, elle vit se dresser devant elle une montagne solidement fichée jusqu'au fond de la septième terre et si élevée que son sommet semblait transpercer les nues. Elle passa toute la journée à chercher une issue ou un moyen d'escalader ce nouvel obstacle infranchissable.

1. Couverture composée de bandes tissées de laine, généralement écrue et comportant des ornements de couleurs, le plus souvent brun foncé.

Tantôt elle marchait en souriant, levant les yeux pour observer l'énorme paroi - tantôt elle examinait le sol, penchée comme pour ramasser du bois mort ; tantôt elle marchait à quatre pattes... mais rien de tout cela ne servit à rien (1).

De guerre lasse, elle résolut d'escalader la muraille, dût-elle s'y rompre l'arbre du cou (2) ou la fourche centrale de son corps (3). Sept fois elle tenta l'escalade, sept fois elle dégringola comme une pierre dévalant du sommet d'une colline.

Gravement écorchée, ses blessures saignaient comme des fontaines, mais elle ne se découragea pas.

Sortant une poudre de sa besace, elle la mélangea avec un peu de cendres de ses filles et s'en enduisit la plante des pieds, les paumes et les genoux. Immédiatement, ces zones de son corps devinrent aussi adhésives que des pattes de gecko. Se plaquant contre la paroi, elle s'éleva péniblement, pouce par pouce, coudée par coudée, et parvint enfin à atteindre le sommet. Hélas, celui-ci débouchait brusquement sur une pente si glissante qu'avant même de s'en apercevoir Njeddo était entrainée et glissait jusqu'au pied de la montagne. a, semblant l'attendre, un grand incendie faisait rage. Tout crépitait ! Les langues des flammes s'étiraient, se lançaient dans l'espace et vomissaient une fumée si épaisse et si noire qu'elle en voilait le ciel. De grands rapaces, planant au-dessus de l'incendie, attrapaient au vol les oiseaux et les insectes qui tentaient d'échapper aux flammes. Des lièvres flambaient comme des bûches de bois mort, des tortues rôtissaient comme des poules au four.

Comprenant que jamais elle ne pourrait traverser cette plaine de feu sans brûler vive, Njeddo Dewal eut recours à un subterfuge - elle s'enduisit le corps de cendres de gecko, mêlées à de la poudre provenant d'une plante qui empêchait le feu de brûler. Ainsi protégée, elle pénétra dans l'incendie. Et la voici qui foulait la terre brûlante, marchait sur les braises ardentes, enjambait les bûches enflammées ! Tout enveloppée de flammes et de fumée, elle joua si bien des mains et des pieds qu'à la fin elle parvint à la limite de l'incendie et en sortit. Mais ses cheveux et ses poils, non protégés par la poudre, avaient été léchés et calcinés par les flammes, si bien que son crâne resta nu et son corps bruni comme un mouton dont on a flambé la peau.

1.    " Marcher en souriant " est une attitude pour attirer la chance. On dit qu'agir en souriant favorise la réussite alors qu'une expression attristée attire l'insuccès. Dans cet esprit, jadis, les artisans chantaient en travaillant ou poussaient des onomatopées rythmées. Njeddo Dewal utilise tous les moyens possibles pour « charmer » la montagne, mais en vain. On dit de quelqu'un : " Il a déployé tous ses moyens il a marché, il s'est couché, il a rampé, il a tout tenté, mais rien à faire

2.    Les vertèbres cervicales.

3.    La colonne vertébrale.

Certes, elle avait échappé à la mort, mais elle sentait le cadavre et ses yeux étaient devenus aussi rouges que la fleur du kapokier.

Enfin sortie de toutes ces épreuves, Njeddo Dewal constata que Bàgoumâwel avait eu le temps de lui échapper. Il avait dépassé les limites de ses domaines et elle n'avait plus aucune prise sur lui. Effondrée, elle alla s'asseoir sous un grand fromager peuplé de chauves-souris et se mit à pleurer à chaudes larmes, se mordant les doigts de dépit. Elle était si malheureuse que l'espace, malgré son immensité, lui parut aussi resserré qu'un cachot' exigu. Impuissante, ne sachant plus que faire ni que dire, elle s'attaqua dans sa colère aux arbres et aux plantes qui l'entouraient. Pestant et maudissant, elle les arrachait avec furie et les jetait comme des projectiles dans la direction où avait disparu Bâgoumâwel. Les chauves-souris qui logeaient dans le fromager vinrent l'entourer. « Ô Njeddo, lui dirent-elles, une fois encore Bâgoumâwel t'a échappé. Voici notre conseil : roule-toi dans la poussière, badigeonne ton corps avec du kaolin, porte un vêtement fait de feuilles cousues et rentre chez toi sous ce camouflage. Tu ressembleras à une touffe de branchages poussée par le vent et cela te permettra de regagner ta retraite sans t'exposer aux effets des sortilèges que Bâgoumâwel a semés sur ta route. Si tu n'agis pas ainsi, non seulement tu ne retrouveras pas le chemin de ta demeure, mais, sois-en certaine, tu périras avant sept jours. Quant à Bâgoumâwel, il a rejoint Heli et Yoyo sans mal et ses oncles sont rentrés chez eux, après avoir congratulé leur soeur Wâm'ndé et béni le ciel de leur avoir donné un neveu aussi merveilleux ! "

Njeddo Dewal appliqua à la lettre les conseils des chauves-souris (67). Bien cachée sous son camouflage vert, elle put regagner sans dommage sa caverne dans la cité en ruine. Une fois à l'abri dans sa retraite, elle passa sept jours à réfléchir sur ce qu'elle devait faire pour prendre sa revanche sur Bâgoumâwel -, mais contrairement à ses voeux, elle ne trouva aucune solution. Épuisée, souhaitant se remettre de ses trop grandes émotions, elle prit un breuvage somnifère qui la fit dormir durant toute une semaine. A son réveil. rien n'avait changé. Ne pouvant résister plus longtemps aux tourments qui l'agitaient, elle alla décrocher sa besace et en sortit un sachet qui contenait une poudre préparée avec les cendres d'un caméléon. Elle se lava à la manière dont on lave rituellement les cadavres. Elle délaya la poudre magique dans de l'eau et s'en badigeonna tout le corps, puis elle but une partie de cette mixture. Cela fait, elle alla s'asseoir sur un siège en lianes de fôgi tressées. Faisant face à l'ouest, elle attendit le moment où le disque du soleil commença à disparaître derrière l'horizon. Alors elle prononça cette incantation « Ô Guéno, écoute ma voix. Tu es le Maître, le Maître absolu de tout. Je suis une mère, une mère désespérée qui pleure la mort de ses sept filles. De même que le soleil va disparaître dans l'obscurité, Ô Guéno, fais que mon aspect habituel disparaisse comme disparaît le cadavre dans sa tombe De grâce, ô Guéno ! Fais que je devienne une belle femme dont la vue enivrera les hommes et leur fera perdre toute raison. Ô Guéno, détenteur de la splendeur Fais de moi une femme splendide, experte, aimable et attrayante ! »

Après cette prière, elle regagna sa couche et s'endormit comme une âme innocente qui n'a jamais rien eu à se reprocher...

Une foire vraiment pas ordinaire

Le lendemain matin, au réveil, Njeddo découvrit qu'elle était devenue une jeune femme à la beauté incomparable, semblant tout droit sortie du paradis (1).

Elle était entourée de sept courtisanes, toutes plus ravissantes les unes que les autres. Elle leur dit : « Le temps est en train de fuir. Partons le plus vite possible, car le temps perdu ne revient pas. » Sans attendre, elles montèrent sur de magnifiques chevaux richement harnachés que la magie de Njeddo venait de susciter, et se dirigèrent sur le pays de Heli et Yoyo.

La grande sorcière avait pris soin de dépêcher audevant d'elle des émissaires montés sur des chevaux rapides. Ils annonçaient partout l'arrivée d'une grande caravane chargée de riches marchandises, conduite par une commerçante fortunée qui venait à Heli pour y assister à la foire annuelle d'une semaine. Avant de partir, ils distribuaient à foison des échantillons de toute beauté permettant d'apprécier la qualité et la richesse des articles qui seraient offerts aux amateurs.

Une fois arrivée à Heli, Njeddo installa son campement hors de la cité. Elle y fit élever des édifices provisoires si bien agencés et disposés si harmonieusement que tous les habitants de Heli, aussi bien que les amateurs de foire accourus des quatre coins du pays, en furent charmés.

1. Pourquoi Guéno exauce-t-il la prière de cet agent du mai qu'est Njeddo Dewal ? N'oublions pas qu'il l'a lui-même suscitée et que, par définition. ses desseins sont impénétrables... surtout pour le jugement hàtif ou superficiel. En fait. sous cette forme nouvelle, Njeddo Dewal a encore un rôle à jouer pour le bon déroulement de l'histoire jusqu'à son dénouement final et ce qu'elle croit être une transformation bénéfique pour elle ne fera -ue l'acheminer plus sûrement encore vers soi) destin. Le proverbe dit : "Tout moyen déployé pour éviter le sort ne fait que vous précipiter vers lui".

L'endroit était d'autant plus aimable et riant qu'il était recouvert d'une splendide végétation et qu'entre les arbres au feuillage touffu un bras de rivière se tortillait comme un serpent qui se love.

Bref, l'attrait du campement de Njeddo était tel que bientôt la foire de Heli s'y transféra presque tout entière.

Le campement était inondé d'objets précieux en or et en argent, de bracelets, de perles, de colliers et de bagues. On y trouvait des ustensiles et des outils en cuivre jaune ou rouge finement ciselés, des habits de soie garnis de glands et de franges et brodés de fils d'or pur, de grands chevaux pur sang bien dressés et mille autres merveilles, le tout mis à l'encan pour presque rien (1). Les ânes n'y étaient pas des ànes ordinaires, mai:des bardots . Les moutons et les chèvres rivalisaient de taille avec les antilopes. Quant aux vaches, elles étaient si bonnes laitières qu'il pleuvinait du lait de leurstétines à chacun de leurs mouvements.

La population se rua à la foire de l'étrangère. Les articles étaient si bon marché que, durant sept jours, on ne fit qu'acheter; personne n'eut le temps de rien vendre.

La réputation de la riche marchande s' étendit bientôt dans tout le pays. C'était ce qu'espérait Njeddo Dewal. Sa poitrine, jusqu'alors rétrécie à l'extrême, se dilata. Enfin, ses souhaits étaient en train de se réaliser 1 Elle fit proclamer qu ' elle allait donner, avec ses compagnes et ses compagnons, une grande fête destinée aux jouvenceaux, dans l'espoir qu'à cette occasion se noueraient des liens matrimoniaux qui lieraient plus étroitement encore son propre pays au pays de Heli et Yoyo.

La proposition souleva l'enthousiasme. On en parla au marché, dans les rues, sur les places publiques comme dans les demeures privées. Pour tout le monde, la venue de cette femme aussi riche que Salomon et plus puissante que la reine Balqis était une bénédiction en même temps qu'un don du ciel dont il fallait profiter. La chance n'est-elle pas, dit-on, comme un poil capricieux ? Puisqu'on ne sait pas sur quelle partie du corps il va pousser, il faut le surveiller et savoir s'en saisir à temps.

Au jour dit, la fête promise fut donnée. Les oncles de Bà’oumâwel s'y rendirent malgré les réticences de leur neveu. Celui-ci leur recommanda de se montrer aussi vigilants et prudents que possible car, à son avis, la distribution à l'encan d'une telle fortune ne pouvait que cacher un dessein inavouable.

1 . Produit du croisement entre un cheval et une ânesse

Lorsque les jeunes gens se présentèrent à son campement, la riche commerçante choisit les six plus belles filles de sa cour et les jeta dans les bras des six plus jeunes frères, elle-même se réservant Hammadi, l'aîné. Chacune d'elles promit à son cavalier qu'elle l'épouserait. Et ce qui arriva cette nuit-là , qui pourrait mieux le dire que ce petit poème peul ?

Aga (68) t'a dit : « Homme, prends garde Crains l'éventail tressé par la femme (1), il est plus dangereux que la lance guerrière. Dans la femme tu peux te noyer, te perdre et sombrer sous les yeux de tous. Qui touche à l'immondice (2), Ses mains souillera. La beauté de la femme aveugle le mâle. Il en divague au point de disloquer son honneur; il tâtonne, il bégaie, il béguète en vain. S'il réussit, c'est la honte, S'il échoue, c'est le mépris (69). »

Hélas, les oncles de Bâgoumâwel ne prirent pas garde à l'éventail tressé par la belle et riche commerçante. Ils acceptèrent aveuglément les propositions de leurs compagnes et promirent de les suivre afin de le-, demander traditionnellement en mariage à leurs parents (3). Mais ils avaient touché à l'immondice, et les rapports qu'ils avaient eus avant le mariage leur avaient fait perdre la raison.

Averti, Bâgoumâwel réunit le conseil des vieux de Heli et de Yoyo. « Mes oncles se sont laissé tenter, leur dit-il. Croyant avoir trouvé des compagnes idéales, ils veulent les suivre pour aller faire la connaissance de leur futurs beaux-parents. Mais cette femme qui est venue inonder notre foire de ses marchandises aussi nombreuses que des grains de sable me donne des inquiétudes. Je doute fort qu'elle soit ce qu'elle paraît être.

« Certes, la coutume des Peuls rouges (1) veut que les sept premières nuits de noce se passent dans la maison des beaux-parents et je comprends que mes oncles veuillent respecter la tradition, mais je doute fort que tout cela se termine bien. Je crains que Njeddo Dewal ne soit derrière cette affaire. Comment comprendre, en effet, qu'une femme si belle et si riche soit obligée de parcourir le pays pour se trouver un époux et en procurer à ses belles compagnes ? « Il est de coutume qu'une marchande cherche à tirer bénéfice de son commerce, or celle-ci vend ses marchandises précieuses au plus bas prix. A mon sens, elle cherche tout autre chose qu'un bénéfice commercial, c'est aussi clair que le soleil à son zénith !

1.    L'« éventail de la femme ., ce sont ses manèges et ses artifices.

2.    L'immondice désigne ici l'adultère., c'est-à-dire les rapports sexuels hors mariage si réprouvés dans la tradition du Bafour (savane occidentale. Dans cette tradition, ce West pas l'acte sexuel en soi qui est mauvais - au contraire il est sacré car " le sexe de la femme est l'atelier de Guéno " (ou de Mâ-n'gala) -, c'est son accomplissement hors des rites et des normes.

3.    Le fait que les jeunes femmes., contrairement à la coutume, se soient proposées elles-mêmes en mariage et que les sept frères aient accepté ne suffit pas pour " nouer » le mariage selon la coutume. Les jeunes gens sont obligés de se rendre dans les familles des jeunes femmes afin de régulariser la situation.

Mais hélas, comme dit le proverbe : " L'oiseau qui doit mourir d'un coup de flèche ne perçoit pas le sifflement avertisseur du danger ", ou encore : " Celui qui doit mourir ne perçoit pas le déplacement d'air de la balle qui le tuera ". »

Bien malgré lui, Bâgoumâwel dut accepter le voyage de ses oncles, car rien ne pouvait entamer leur détermination.

Dès le lendemain matin, on prépara la caravane. De beaux étalons richement harnachés furent offerts aux sept jeunes gens. Les marchandises non vendues furent réunies en paquets que l'on fixa solidement sur le dos des animaux de bât. De robustes bardots furent chargés à en faire ployer leur dos. Enfin, après une journée entière de préparatifs, le convoi fut prêt à partir pour une destination inconnue. Il quitta Heli et Yoyo au milieu de la nuit.

Les sept cercueils de pierre

L'obscurité était si intense que personne ne pouvait voir même la paume de sa main. La riche commerçante était montée sur un grand boeuf porteur. Les sept oncles de Bâgoumâwel caracolaient à ses côtés. Tout fiers, ils faisaient marcher l'amble à leurs montures et même, parfois, les faisaient danser pour honorer leurs futures épouses (70).

La caravane progressa toute la nuit. A l'aurore, la riche commerçante dit à Hammadi: « Prenez les devants, toi et tes six frères : vous nous servirez d'avant-garde. Le reste du convoi vous suivra en file indienne. » Hammadi partit en tête, suivi par ses six frères. Njeddo Dewal venait immédiatement après Njobbo, le cadet.

Tout joyeux, Hammadi déclamait des chants d'amour et des airs de bravoure. Il les entrecoupait de poèmes bucoliques remémorant les exploits des grands bergers d'antan, ou de chants guerriers glorifiant des héros qui avaient donné leur sang pour défendre la femme, l'orphelin et le bovidé. Ses jeunes frères, eux, se limitaient aux chants nuptiaux, comme pour anticiper la consommation prochaine de leur union.

Pendant que les oncles de Bâgoumâwel se laissaient ainsi enivrer par leurs propres chants, ils ne s'apercevaient pas que derrière eux, au fur et à mesure de leur avance, la caravane diminuait régulièrement, comme peu à peu avalée par la terre. Ils marchaient droit devant eux, ne se préoccupant que de l'horizon qui reculait au loin comme un futur inaccessible.

1. Nom donné aux Peuls pasteurs.

Bientôt, la totalité du convoi avait disparu sous terre et la prétendue commerçante se retrouva seule derrière les sept oncles de Bâgoumâwel. Tout à coup, à l'immense stupéfaction des jeunes gens, leurs montures disparurent sous terre, comme avalées par un enlisement, et chacun d'eux se retrouva assis sur le sol. Surpris on ne peut plus, Hammadi se releva. Ne voyant plus la caravane, il interrogea sa fiancée qui se tenait debout devant lui, plus belle que jamais:

« Ô Woûranikam, ma Vie (1), où sont donc passés le convoi et nos montures ? Où sommes-nous ?

- Pourquoi es-tu inquiet ? lui répliqua-t-elle d'une voix doucereuse. As-tu peur ? Si tel est le cas, sache que je ne puis aimer un poltron et que je ne lui accorderai jamais ma main. Mais je dois te dire la vérité. Je ne suis pas belle pour rien, sache-le. Ma mère est la fille d'un homme et d'une femme, mais mon père est un génie. Je ne saurais compter le nombre des hommes qui ont demandé à m'épouser, mais celui que j'ai aimé et choisi parmi tous c'est toi, et j'ai choisi tes frères pour mes compagnes. C'est pour vous éviter d'avoir à desseller vos chevaux et à les entraver que je les ai fait disparaître, Ne désire-t-on pas éviter toute peine à celui que l'on aime ? »

Pendant que Njeddo parlait, les sept jeunes gens sentirent soudain que de puissantes forces invisibles les obligeaient malgré eux à s'allonger sur le sol et les y maintenaient immobiles, tandis que l'on maçonnait autour d'eux quelque chose d'aussi dur que de la pierre. Effectivement, Njeddo Dewal avait ordonné à un groupe de génies-maçons d'enfermer les oncles de Bâgoumàwel dans une sorte de sarcophage qui enveloppait leur corps et leur tête, ne laissant libre que leur visage. Ainsi les pauvres jeunes gens se trouvèrent-ils bientôt emmurés dans un cercueil de pierre, tels des vivants parmi les morts ou des morts parmi les vivants.

Pour empêcher que la mort ne les délivre trop tôt de leurs souffrances, Njeddo avait prévu de les soutenir par un peu de nourriture. Elle ordonna ensuite à ses génies de lever les sarcophages et de les planter debout tout autour d'une circonférence de sept coudées de diamètre. Quand ils furent ainsi plantés comme une haie macabre, elle alla chercher son sac et en sortit les sept sachets contenant ce qui restait des cendres de ses filles. Elle entra au milieu du cercle et vida chaque sachet au pied de chacun des sept sarcophages.

1. Woûranikam : littéralement « Vie mienne ».

« Ô oncles de Bâgoumâwel 1 s'exclama-t-elle. A chacun son tour ! Votre neveu m'a fait égorger mes filles dont vous avez les cendres devant vous. Je vous ai attirés dans mon domaine. Or, sachez-le, les gardiens de ce pays sont des serpents venimeux, les chefs de guerre des lions furieux et les serviteurs des éléphants astucieux. Vous n'aurez donc aucun moyen de vous évader de vos prisons ! »

Njeddo Dewal sortit alors de son sac un sachet de poudre. Elle en jeta une partie sur chacun des sept tas de cendres. Elle mélangea le tout au moyen d'une baguette de jujubier (1), cracha sept fois sur chaque tas, puis prononça des paroles inintelligibles pour toute autre qu'elle. Les cendres se mirent à remuer comme de la crème que l'on baratte. Le mélange devint semblable à un grumeau de sang. La matière agglutinée monta comme sous l'action d'un levain et s'arrondit en forme de gourde, évoquant le ventre d'une femme enceinte. Mais la gourde était transparente et, sous les yeux des sept momifiés, les gros morceaux de sang se transformèrent en os, en chair et en nerfs. Le tout s'ajusta miraculeusement et s'agença en une construction semblable à une termitière qui aurait eu vaguement l'aspect d'un corps de femme, mais un corps privé de tête. Quelques instants après cette transformation hallucinante, Njeddo Dewal, qui s'était absentée, réapparut avec les sept têtes de ses filles. Elle les présenta aux sept garçons emmurés : « Reconnaissez-vous ces têtes ? C'est votre neveu qui me les a fait couper. Soyez certains que je vous ferai mourir chacun sept fois pour venger mes filles dont vous voyez les corps en forme de termitière ! ». Un mois s'était écoulé depuis le départ de la caravane. A Heli et Yoyo, on n'avait reçu aucune nouvelle des jeunes gens. Wâm'ndé, la mère de Bâgournâwel, se rendit auprès de son fils : « Mes frères ont suivi la femme commerçante et voilà un mois que nous sommes sans nouvelles d'eux, gémit-elle. Je crains qu'il ne leur soit arrivé quelque malheur. »

Alors, soulevant ses seins et les pointant vers Bâgoumâwel, elle lui dit en le regardant bien en face : « Je t'en conjure, par le liquide nourricier que tu as sucé de ces deux organes que je pointe vers toi (2), Bâgoumâwel mon fils, dis quelque chose pour me rassurer sur le sort de mes frères, ou fais quelque chose pour me les ramener.

"Ô taurillon du Wâlo ! Ils sont tes oncles ! Eux et moi sommes sortis du même ventre et avons sucé le même lait. Leur malheur est le mien et par ricochet il est aussi le tien. » 1 . Baguette de jujubier : voir note 71.

2. Certes. dans la réalité des faits., Bâgoumâwel n'a pas eu le temps de boire le lait de Wâm'ndé. Pourtant, traditionnellement., celle-ci. en tant que mère, a le droit de prononcer cette formule sacramentale. Même la soeur de la mère (considérée comme une mère) peut la prononcer., car elle est l'expression même de la maternité., physique ou morale.

Wâm'ndé n'était pas la seule à s'inquiéter à Heli et Yoyo. Le pays tout entier s'interrogeait anxieusement sur le sort des sept frères qui s'étaient laissé emporter par la force aveugle de l'amour.

Pour recevoir une révélation, Bâgoumâwel se rendit sous le jujubier sacré de Heli et Yoyo, cet arbre merveilleux qui produisait en toute saison et sur lequel les pires sécheresses restaient sans effet (71). Il se gava de ses fruits, s'abreuva à la source limpide qui coulait â\ ses pieds ; après quoi il sortit d'un sac le crâne parleur dont il avait hérité de son grand-père Bâ-Wàm'ndé (1).

Comme le rite le prescrivait, il traça sur le sol un hexagramme et plaça le crâne en son centre. Ensuite, assis face à l'est, il attendit jusqu'au moment où le disque solaire apparut à l'horizon, telle une grosse boule ronde posée sur un socle invisible. Faisant face au soleil, il dit: « Je suis Bàgoumàwel Gaël-wâlo. J'ai reçu mon initiation de mon grand-père Bâ-Wâm'ndé, lequel l'a reçue lui-même d'une chaîne qui remonte à Koumen. ô crâne parleur! Tel jadis Silé Sadio qui cherchait sa vache égarée, je suis en quête de mes oncles disparus. En son temps, Sîlé Sadio avait entendu la voix de Koumen (72). Aujourd'hui, en vertu des interjections Hurr! Hurr! Hurr! et par les mots Fitan ! Firan ! Fiti ! Filti ! Firi (2) je te conjure par le soleil levant, ô crâne sacré, de me dire ce que je dois faire pour retrouver mes oncles qui sont certainement détenus en quelque lieu secret par Njeddo Dewal, mère de la calamité.

« Les mâles et les femelles de ce monde possèdent dans leurs entrailles la semence de vie qui permettra à leur espèce de se reproduire et de se perpétuer. Njeddo Dewal, elle, ne contient en son âme et en son esprit que des germes de mort et de destruction, des semences de sécheresse, de famine et de maladie.

«Ô crâne, fais en sorte que je puisse débusquer Njeddo Dewal quelle que soit sa cachette ! ». Le crâne répondit :

" Oui, je suis le serviteur dévoué que Guéno a placé sous l'autorité de Bouytôring, l'ancêtre des Peuls. Je resterai toujours dévoué à sa descendance tant qu'elle n'abandonnera pas l'élevage des trois espèces : bovine, ovine et caprine.

« Maintenant, Bàgoumâwel, va dans la chambre à coucher de ton grand-père Bâ-Wâm'ndé. Tu y trouveras une abeille, une très grosse abeille.

1. Hérité de son grand-père Bâ-Wàm'ndé : le conte laisse supposer qu'entre-temps Bà-Wàm'ndé est mort, bien qu'il ne le dise pas expressément.

2 . Hurr !... Firi ! - onomatopées incantatoires intraduisibles., prononcées par Koumen dans la première clairière.

Demande-lui " Où est la grenouille qui coasse en faisant Fabouga Fa faabouga ! Bouga foundoundour ! (1) ? "

« L'abeille (73), qui est une grande Reine, te mènera à cette grenouille. Tu diras alors à la grenouille: " Ordonne à la Reine abeille (74) de me transporter là où Njeddo Dewal a séquestré mes oncles. " Ayant reçu cet ordre, la Reine abeille t'avalera. Puis, à la tête de son essaim, elle prendra son vol et partira butiner les fleurs à travers tout le pays. Les plantes finiront par lui révéler le lieu où Njeddo Dewal détient tes oncles Vous vous y rendrez. Une fois sur place, la Reine te dira comment faire pour délivrer les tiens. »

Suivant les instructions du crâne, Bâgoumâwel se rendit dans la chambre de son grand-père. Il y trouva effectivement la Reine abeille, qui le conduisit à la grenouille Fabouga. Celle-ci commanda à la Reine d'avaler Bâgoumâwel et d'aller le déposer sur les lieux où ses oncles étaient détenus par Njeddo Dewal. L'énorme insecte avala Bâgoumâwel avec autant de facilité que s'il s'était agi du sue d'une fleur; puis, à la tête de son essaim, la Reine prit son vol.

Après une longue matinée de butinage à travers le pays, les abeilles ouvrières apprirent enfin de certaines fleurs en quel endroit Njeddo la sorcière gardait les oncles de Bâgoumâwel. L'essaim, conduit par la Reine, s'envola dans cette direction.

Njeddo Dewal vit l'essaim s'approcher. « Enfin s'écria-t-elle, Guéno a compassion de moi ! Voilà qu'il m'envoie une colonie d'abeilles qui me fournira le miel indispensable à la préparation de mon hydromel ! ».

Elle avait coutume en effet, chaque fois qu'elle manquait de sang vermeil tiré de jouvenceaux imberbes, de se revigorer en buvant un hydromel fabriqué avec du miel. Aussi ne fit-elle rien pour empêcher l'essaim d'aller nicher dans le creux d'un gros baobab qui se dressait non loin de là, non plus que pour empêcher les butineuses de ramasser des provisions partout alentour.

Après sept jours de fouilles minutieuses, les abeilles découvrirent les auges de pierre dans lesquelles étaient emprisonnés les malheureux oncles de Bâgoumâwel. Elles eurent bientôt la certitude que les sept frères étaient vivants mais qu'ils souffraient plus que des damnés, car c'était le plaisir de Njeddo que de les voir mourir à petit feu. Elles prévinrent la Reine et emmagasinerent dans leur nid un grand nombre de remèdes qu'elles avaient butinés sur toutes sortes de fleurs. La Reine sortit Bàgoumâwel de son ventre et l'informa de l'état lamentable dans lequel se trouvaient ses oncles.

1. Grenouille Fabouga : grenouille mythologique qui figure également dans le texte de Koumen .

« Que dois-je faire ? demanda Bâgoumâwel ? Comment dois-je m'y prendre pour les délivrer? »

La Reine abeille lui répondit:

« Guéno a superposé onze forces fondamentales dans la nature. Elles procèdent toutes les unes des autres, chacune pouvant détruire celle dont elle est issue (75). Ainsi le fer, qui provient de la pierre, a le pouvoir de la briser. Il nous faut donc nous adresser au génie tutélaire du fer (76) afin qu'il ordonne à ses auxiliaires de briser les auges de pierre où sont enfermés tes oncles.

-    Qui est le " Maître du fer" (77) ? demanda Bâgoumâwel. Il nous faut en effet nous adresser à lui afin qu'il récite les incantations appropriées et dispose favorablement les esprits du fer à notre égard.

-    Interroge le crâne parleur dont tu as hérité de tes ancêtres », dit la Reine.

Bâgoumàwel traça sur le sol la figure habituelle, y plaça le crâne dont il ne se séparait jamais et l'interrogea. Une fois encore la voix mystérieuse se fit entendre :

« Invoque sept fois le nom de Nounfayiri, l'ancêtre des forgerons. Il t'apparaîtra. Rappelle-lui alors le pacte primordial qui fut scellé entre Peuls et forgerons dans la vallée de Bokoul, à l'intérieur de la première termitière sortie de terre. Ce jour-là Nounfayiri, le berger pasteur, fut transformé en forgeron travailleur du fer, alors que Bouytôring, le forgeron ouvrier du fer, devint un pasteur (78). Bouytôring le Peul a transmis à Nounfayiri les secrets du fer et du feu qui en provient, tandis que Nounfayiri a enseigné à Bouytôring le secret de la vache qui produit le lait, du lait qui produit le beurre, et du beurre qui aromatise les aliments à la cuisson.

« Par le secret du beurre et du lait (79), Nounfayiri ordonnera au fer de délivrer tes oncles de l'emprise de Njeddo Dewal la grande calamiteuse. »

Bâgoumâwel prononça l'incantation. Nounfayiri apparut, debout devant une termitière noire qui se dressait à l'ombre d'un grand baobab.

« Ô Nounfayiri ! dit Bâgoumâwel. Toi qui étais berger et qui es devenu forgeron, je t'en conjure, par la vertu de l'alliance que tu as contractée avec mon aïeul Bouytôring le forgeron devenu berger, ordonne au fer, issu de la pierre et destructeur de la pierre, de briser les auges dans lesquelles Njeddo Dewal a hermétiquement enfermé mes oncles. Et si le fer hésitait à exécuter tes ordres, menace-le du feu qui procède de lui et qui peut le fondre. » Nounfayiri dit: « Éloigne-toi jusqu'à une journée de marche, et attends. " Puis il disparut sous terre. Bâgoumâwel entendit sa voix qui commandait au fer noir' d'aller briser les cercueils de pierre où Njeddo Dewal gardait ses malheureux prisonniers. La tradition ne dit pas ce que firent les esprits du métal noir pour arracher l'enveloppe de pierre du corps des sept frères comme un boucher arrache la peau des animaux ; toujours est-il que les cercueils, vidés de leur contenu, roulèrent et allèrent obstruer l'issue de la caverne où demeurait Njeddo Dewal. Les génies tutélaires du fer transportèrent les jeunes gens inanimés auprès de leur neveu. Ce dernier avait profité de son attente pour préparer, avec les provisions des abeilles, des médicaments et des philtres propres à ranimer ses oncles à demi morts et à leur faire recouvrer leur énergie d'antan. Il les leur administra. Dès que les sept frères furent rétablis, Bâgoumâwel et ses oncles rejoignirent Heli et Yoyo en brûlant les étapes.