La condition initiale de l’homme est sans forme, opaque, composite et même « impure ». L’homme est un être qui « dit la non-vérité430 ». Il pourrait continuer à vivre ainsi, mais sans laisser de trace signifiante. Sinon, il doit composer un ensemble de gestes reliés entre eux, qui constituent une « action », karman. L’action par excellence, celle qui suppose et garantit un sens des gestes, est l’œuvre sacrificielle.

Mais quel est le début de cette œuvre dont la première particularité est d’être le modèle de toute autre œuvre ? Le désir. Mais non le désir général, errant, multiforme, oscillant — car « le mortel a beaucoup de désirs431 » et cette pluralité de désirs l’habite du premier jusqu’au dernier instant de sa vie, sans rémission possible. Mais un désir singulier, qui veut se détacher de tous les autres, briser ses liens avec le réseau des autres désirs et trouver la voie pour se réaliser. Comment ? En devenant un « vœu », vrata. On entre dans un vœu comme dans un autre espace, celui du désir séparé, qui se bloque, se coupe de l’extérieur avec une barrière et construit à l’intérieur du nouvel espace une suite de gestes qui le réaffirment à chaque fois. Quel est alors le premier de ces gestes ? Toucher l’eau. Mais pas n’importe où. La toucher en un point de la ligne invisible qui unit le feu āhavanīya et le feu gārhapatya. C’est la ligne des feux. Le feu gārhapatya, « domestique432 », est circulaire, situé à l’occident. C’est là qu’on allume le feu. C’est là que brûlent les tisons avec lesquels s’allumeront les autres feux. Non loin de là, à l’est, sur un terrain quelconque, tout simplement balayé avec des branches de palāśa (Butea frondosa, mais il faut comprendre que c’est le brahman), on installe ensuite un autre feu, carré, dit āhavanīya. Sur ce feu on présentera les oblations et il ne pourra être allumé que par un tison extrait du feu gārhapatya. Le feu āhavanīya est le ciel, le feu gārhapatya est la terre (et il est circulaire parce que la terre est un cercle au centre d’autres cercles). Ce qui se trouve entre les deux feux est l’atmosphère, où nous respirons, où nous agissons. Ce qui se trouve au milieu est aussi « le tronc du corps433 », où bat le cœur, la vie. Il y aura ensuite d’autres feux, mais il faut d’abord établir ces deux feux : āhavanīya et gārhapatya. Ils sont la tension qui soutient le tout. Tout, à la rigueur, se produit sur la ligne invisible qui les unit. Là seulement peut avoir lieu le prodige qui se trouve derrière tout autre prodige : que les choses acquièrent une signification. Si l’homme veut sortir de la non-vérité dans laquelle il est né, et où il serait destiné à rester, il devra fouler cette ligne, toucher l’eau à cet endroit et formuler un désir. C’est ainsi qu’il entrera dans le vœu, dans la condition risquée où l’on peut dire la vérité, où le désir peut s’accomplir, où le geste acquiert un sens. Si chaque sacrifice est un « vaisseau qui navigue vers le ciel434 », les deux feux āhavanīya et gārhapatya seront les flancs de ce vaisseau, les extrêmes à l’intérieur desquels devra se mouvoir ce pilote qu’est tout sacrifiant, à partir du moment où il commence à accomplir certains gestes : ces gestes, s’ils ont lieu entre les deux feux, acquièrent une signification qui les détache des vagues et des ressacs des actions humaines.

La scène doit être observée du point de vue des dieux. Avant que l’homme (n’importe quel homme) traverse la ligne des feux, les dieux l’ignorent. Alors, « après avoir tourné autour du feu āhavanīya, à l’est, il passe entre ce feu-ci et le feu gārhapatya. Car les dieux ne connaissent pas cet homme ; mais quand il passe maintenant entre les feux ils le connaissent et ils pensent : “Celui-ci est celui qui va nous faire une oblation.”435 » Quand la cérémonie s’amorce, l’homme doit tout d’abord se faire reconnaître. Les dieux, jusque-là, ne semblent pas le voir. Son sort leur est indifférent, son essence — indéfinie. Ils se tiennent accroupis autour de l’autel, mais c’est tout ce qu’ils savent de la terre, et c’est ce qui les intéresse. Pour se faire percevoir, et puis reconnaître, l’homme passe alors entre les deux feux principaux. C’est cette ligne-là où vibre la tension qui donne la signification. Quand les dieux voient quelqu’un qui la traverse, ils savent tout de suite ce qui est en jeu. À ce moment-là, l’homme est reconnu et finalement existe. Et il existe seulement en tant qu’il est celui qui présentera une offrande. Ainsi l’homme se soustrait-il à son inconsistance originaire et devient-il un être auquel les dieux ont affaire. C’est ainsi que s’établissent les rapports entre les hommes et les dieux.

La première angoisse du sacrifiant est celle d’agir en vain : les oblations sont offertes, la machine liturgique complexe se met en mouvement, mais les dieux peuvent aussi regarder ailleurs. Ils peuvent ne pas reconnaître le sacrifiant. Plus que la reconnaissance hégélienne entre esclaves et maîtres, les hommes védiques étaient soucieux de la reconnaissance entre les dieux et le sacrifiant. D’où le dialogue animé entre adhvaryu et agnīdh, son assistant, qui est responsable de l’allumage du feu : « “Ça a marché, agnīdh ?”, et par cela il entend : “Ça a vraiment marché ?” “Ça a marché” répond l’autre. “Demande qu’ils l’écoutent.”436 » Les officiants sont ceux qui ont déjà quelque familiarité avec le monde du ciel. Cela fonde leur existence. Pour le reste, ils dépendent des honoraires du sacrifiant, qui pourtant est un homme quelconque, quelqu’un que les dieux peuvent aussi ignorer.

Le dialogue entre les officiants se déroulait dans une clairière dénudée, marquée par trois feux. Les officiants devaient comprendre si le rite réussissait. Mais comment faire ? En parlant de l’invisible. De quelque chose qui — peut-être — était en train d’arriver entre les dieux, entre eux et le sacrifiant, le long de cette piste aérienne qu’était le sacrifice. Dans ces moments-là on aurait pu les prendre pour des êtres plongés dans des soliloques et partageant une même hallucination.

 

Selon Coomaraswamy, « le modèle le plus ancien de l’architecture sacrée indienne, clôturé et recouvert d’un toit », est le sadas, la cabane où le sacrifiant ou celui qui doit être initié passe la nuit avant de commencer les actes liturgiques. « Un lieu “à part” (tiras, antarhita) fréquenté par les dieux437. » Un lieu qui permet de comprendre la raison de tout espace clos : parce que « les dieux sont mis au secret par les hommes et tout aussi secret est ce qui est fermé sur tous les côtés438 ». C’est là que dort le sacrifiant et, tant qu’il se trouve là, « il s’approche vraiment des dieux et devient une des divinités439 ». Mais il n’y a rien de définitif : le rite achevé, la cabane sera aussitôt abattue. Et pourtant c’est dans ce lieu vide, fragile et précaire que s’établit un contact avec les dieux, avant même que cela ait lieu dans un temple. Ce vide et cette séparation du reste du monde sont suffisants. Une première image de ce qu’un jour sera le cabinet d’étude, non seulement celui de saint Jérôme, mais de tout écrivain : cette pièce qui assiste à l’écriture et qui la protège sous « le manteau de l’initiation et de l’ardeur440 ».

 

Le présupposé du sacrifice védique est que l’homme peut devenir quelque chose de plus qu’humain seulement pendant qu’il le prépare et qu’il le célèbre. Jusqu’au moment où il a installé un feu, ce qu’il fait est indifférent : de toute façon, il sera toujours et seulement humain. C’est pour cela que, la nuit avant l’agnyādheya, l’« installation des feux », il n’est même pas nécessaire de rester éveillé : « Tant qu’il n’a pas installé son feu, il est simplement un homme ; il peut donc même dormir, si cela lui plaît441. » Certes, comme il est dit un peu auparavant, « les dieux sont éveillés442 » — et s’approcher des dieux implique que l’on prenne part à leur veille. Mais il serait vain de le faire si l’on n’a pas déjà son propre feu, si l’on n’est pas entré dans cet opus qu’est le sacrifice. La veille est le pivot du monde védique. Mais elle agit seulement à l’intérieur de cette œuvre ininterrompue qui commence quand on installe son propre feu. Pour le reste, les hommes védiques savaient que tout mal commence par un état tourmenté de la conscience. À leurs ennemis-rivaux ils désiraient infliger, avant toute autre infirmité — dont ils dressaient la liste : « absence de progéniture, absence d’une maison, ruine443 » —, qu’ils fussent rongés par les « mauvais rêves444 ».

 

La prémisse de tout acte sacrificiel est métaphysique : en entrant dans le rite on entre dans la vérité, en sortant du rite on revient dans la non-vérité. C’est une affirmation péremptoire, qui devrait être placée près de l’énonciation de l’Aletheia dans le poème de Parménide. Le style du ritualiste est dépouillé, abrupt, rugueux. Et ne s’autorise ni nuances ni adoucissements. Les paroles sont d’autant plus pénétrantes : « Ceci est double, il n’y a pas de troisième : vérité et non-vérité. Et la vérité ce sont les dieux, la non-vérité ce sont les hommes. C’est pourquoi, en disant : “J’entre maintenant à partir de la non-vérité dans la vérité”, il [le sacrifiant] passe des hommes aux dieux. Il devra dire seulement ce qui est vrai. Parce que les dieux observent ce vœu : dire la vérité. C’est pour cela qu’ils ont de l’éclat. Splendide est donc celui qui, sachant que c’est ainsi, dit la vérité445. »

Les extrêmes de l’existence, les pôles entre lesquels s’établit la tension sont deux : vérité et non-vérité. Comme être et non-être chez Parménide. Tertium non datur. Et l’espace où cela se manifeste a comme extrêmes le ciel et la terre — ou aussi le feu āhavanīya et le feu gārhapatya. Mais nous observons d’emblée une particularité : « vérité » et « non-vérité », dans le texte, sont satya et anṛta. Comme si anṛta était la négation d’une autre vérité, désignée par le mot ṛta. Cela nous ramène à une question ouverte : Heinrich Lüders, dans son imposant, inachevé Varuṇa, consacra des pages et des pages à démontrer que ṛta, traduit souvent par « ordre », signifiait en premier lieu « vérité ». Et sa théorie semblerait étayée par ce passage, où satya et ṛta se présentent comme équivalents. Mais les synonymes n’existent pas. Satya est vérité par rapport à « ce qui est », sat. Ṛta cache en lui un renvoi à l’ordre, à l’articulation juste qui est dans la racine ar- (d’où le latin ars, artus — et aussi ritus). Dans ṛta, la vérité est encore visiblement reliée à une disposition des formes, à une certaine manière qu’elles ont de se joindre.

C’est la liturgie de l’agnihotra — la libation du matin et du soir, cellule germinale de tous les sacrifices — qui jette une lumière sur le rapport entre satya et ṛta. Dans un passage de la Maitrāyaṇī Saṃhitā il est dit : « L’agnihotra est ṛta et satya.446 » Bodewitz traduit « ordre et vérité » et note : « Voici un des passages qui montre que ṛta, “ordre”, qui apparaît ici en même temps que satya, “vérité”, ne signifie pas “vérité”, comme le suppose Lüders dans Varuṇa II447. » Ainsi, en quelques mots brefs, une vaste construction de recherches semblerait s’écrouler. Mais s’écroule-t-elle vraiment ? Ou peut-être les deux savants ont-ils l’un et l’autre, d’une certaine manière, raison — et c’est notre conception de la parole « vérité » qui est trop étroite ? Considérons maintenant un autre passage dans la liturgie de l’agnihotra : avant de procéder à l’oblation, l’adhvaryu touche l’eau et dit : « Tu es l’éclair ; détache de moi mon mal. De l’Ordre sacré (ṛta), je vais à la vérité (satya). » C’est ainsi que traduit P. E. Dumont. Willem Caland au contraire : « Du juste je passe au vrai448. » Ṛta et satya, diraient les ritualistes védiques, sont un couple (de même que, nous le découvrirons ailleurs, satya et śraddhā, « confiance dans l’efficacité rituelle449 ») et leur rapport est dynamique : de la presque superposition on passe à l’opposition. Dans ṛta la vérité s’entrelace à l’ordre, tout d’abord à l’ordre du monde sur lequel veille Varuṇa. Et dans ce sens la parole, tombée en désuétude après l’époque védique, sera remplacée par dharma, où la signification d’« ordre » est enveloppée par celle de « loi » (nous sommes à l’origine de law and order). Dans satya, au contraire, la vérité est pure affirmation de ce qui est, privée de toute autre référence. Ainsi, de l’ordre (ṛta), on peut accéder à cette vérité (satya), comme d’un degré à l’autre de la vérité elle-même, désormais entièrement purifiée de toute référence cosmique.

 

La traduction de ṛta restera de toute façon un souci pour tout indianiste, comme Witzel l’a répété : « Il n’y a tout simplement pas de mot anglais, français, allemand, italien ou russe qui recouvre l’éventail des significations de ce mot450. » Et pourtant il existe une bonne approximation, au moins dans la langue maternelle de Witzel — et c’est Weltordnung, « ordre du monde ». Mais, pour le confirmer, il faudra demander l’aide de Kafka. Celui qui voudrait pénétrer dans les significations de ṛta pourrait commencer son auto-initiation par la lecture du chapitre du Château consacré au dialogue nocturne entre le conseiller Bürgel et K. Dialogue qui culmine en deux phases qui pourraient être attribuées à l’un des Sept Voyants : « Ainsi le monde se corrige dans son cours et maintient son équilibre. C’est une institution excellente, d’une excellence qui chaque fois apparaît inconcevable, même si elle est désolée sous un autre aspect451. » Renou lui-même hésitait, pour traduire ṛta, entre deux formules : « l’Ordre-cosmique » et « le “cours” régulier des choses = ordo rerum452 », observa Wilhelm Rau.

 

Des questions d’étiquette se posent aussitôt : que devra faire le sacrifiant dès qu’il aura formulé son vœu ? Quel sera le comportement correct, qui ne contredise pas son propos ? Tout d’abord il devra jeûner. Puis, la nuit précédant le début du rite qu’il a projeté, il devrait dormir par terre, dans la maison du feu gārhapatya. Ce sont les deux premières prescriptions de l’étiquette sacrificielle.

Mais comment sont-elles motivées ? Le vœu est une manière d’accueillir les dieux comme des hôtes — et il est perçu aussitôt comme tel, car les dieux voient tout mouvement dans l’esprit de l’homme. Le vœu vise donc en premier lieu à faire de la place, à garder dégagé l’espace autour du feu pour que ces nouveaux hôtes que sont les dieux s’assoient là, en attendant leur nourriture. Cela suffit à ramener le jeûne à une règle d’étiquette : ne jamais manger avant l’hôte. Quand ensuite arrive le moment du sommeil, le sacrifiant s’étend par terre, près du feu. C’est la première scène de la nouvelle vie, qui suit le vœu : un feu allumé, protégé par sa maison ; des présences invisibles — les dieux — qui peu à peu se pressent autour de lui ; un homme qui dort par terre : c’est le sacrifiant, qui commence ainsi à se familiariser avec les dieux. Il respire avec eux, il se chauffe avec eux. Mais il doit dormir par terre cette fois aussi comme selon une règle d’étiquette, qui sert à réaffirmer la distance incommensurable entre ces nouveaux hôtes et cet homme étendu près de son nouveau feu : « Car c’est à partir du bas, pour ainsi dire, que l’on sert un supérieur453. »

Une fois introduit le « vœu », vrata, introduits les feux āhavanīya et gārhapatya, introduites la vérité et la non-vérité : quel sera le pas suivant ? Le geste d’atteler quelque chose au joug d’une autre chose. Le sacrifiant « attelle454 » l’eau au feu. Et il l’annonce d’une voix « indistincte455 », anirukta. L’attelage au joug dont on parle est le même qui a lieu dans le yoga (« joug », « jonction »). C’est une prise que l’esprit opère sur lui-même. Cela suppose qu’il est toujours une entité double, où deux parties agissent et subissent tour à tour. C’est l’exercice (l’áskēsis, l’« ascèse ») qui se trouve derrière tous les autres. Quand, dans la Bhagavad Gītā, Kṛṣṇa insiste en recommandant que l’esprit soit bien « attelé au joug », yukta, il s’agit toujours de cela. L’immobilité du renonçant solitaire n’est qu’une dernière conséquence de cette discipline. Sa première manifestation est dans le geste, dans l’action liturgique. D’ailleurs, n’importe quelle liturgie suppose cet attelage au joug. Et c’est justement dans cette référence continuelle à un geste précis de l’esprit que réside peut-être le signe distinctif, récurrent dans toute la pensée indienne, depuis les Veda jusqu’au Bouddha — et jusqu’au Vedānta. Mais comment advient-il, cet acte par lequel l’esprit (ou deux éléments qui le représentent, comme l’eau et le feu) commence à agir sur lui-même ? C’est là la première et la dernière question : « “Qui (Ka) t’attelle-t-il à ce feu ? Celui-ci t’attelle. Pour qui t’attelle-t-il ? Il t’attelle pour lui.” Car Prajāpati est indistinct (anirukta). Prajāpati est le sacrifice : c’est pour cela qu’il attelle ainsi Prajāpati, le sacrifice456. » Qui, Ka, accomplit l’acte ? Dans la question la réponse est offerte : qui agit est « qui ? », Ka, nom secret de Prajāpati, dont on peut dire que les Brāhmaṇa racontent la geste. Ainsi, il sera dit ailleurs : « Prajāpati est celui qui attelle au joug, il attela l’esprit pour cette œuvre sacrée457. » Et nous saurons aussi que ce geste est préliminaire à tout autre, dans la liturgie : « Ils attellent l’esprit et ils attellent les pensées458. » Mais, avant même de se présenter sous le nom de Prajāpati, ils s’avancent, comme si son ombre le précédait, au nom de Ka, le plus mystérieux, le plus indéfini, celui qui dit le plus radicalement la différence entre cet être antérieur aux dieux et les dieux eux-mêmes. Et le nom de Ka apparaît de la manière qui lui convient le plus : murmuré d’une voix « indistincte », anirukta. Car tout ce qui est anirukta appartient à Ka : c’est l’implicite qui ne pourra jamais devenir explicite, c’est l’« inexplicite illimité459 » (selon la formule de Malamoud), le non-dit qui ne pourra jamais être dit, l’indéfini qui échappera toujours à une définition. Toute la liturgie est une tension entre la forme qui s’exprime (nirukta) et l’indistinct (anirukta) d’où il surgit. Ce dernier est la part de Prajāpati. Ne serait-ce que parce que Prajāpati est fait de tous les autres dieux, sans pour autant que l’on puisse dire de lui — commente Sāyaṇa à propos de Śatapatha Brāhmaṇa, 1, 6, 1, 20 — qu’il est « ceci ou cela460 ». Dans chaque geste, dans chaque pensée il va falloir le rappeler, il va falloir le calculer. Chaque geste, chaque pensée sera un coup joué dans la partie ouverte entre ces deux modes de l’être.

Déjà avec le premier simple geste d’avancer en portant de l’eau, le sacrifiant pourrait prétendre avoir accompli son œuvre, car « avec ce premier acte il conquiert tout cela [le monde]461 ». La scène liturgique commence à se définir. Cependant, on dit de l’eau (āpas) qu’elle est « omnienvahissante462 » — en jouant avec la racine āp-, « envahir » —, c’est pourquoi elle atteint toute chose, c’est pourquoi on l’utilise donc comme remède pour suppléer aux insuffisances des officiants, si par hasard ils n’étaient pas en mesure de tout atteindre. Puis l’on précise que l’eau est « une foudre463 », comme on peut le déduire en observant que, là où elle coule, elle creuse le terrain. Et, en tant que foudre, elle a déjà été utilisée par les dieux pour se défendre des Asura et des Rakṣas, ces démons malveillants qui voulaient les déranger continuellement pendant qu’ils célébraient des sacrifices. Ces deux arguments devraient suffire à expliquer l’utilisation de l’eau. Ainsi que son caractère périlleux, car traiter avec l’eau est comme manier la foudre. Mais quelle sera, par ailleurs, la fonction de l’eau dans le cours de la liturgie ? Tout d’abord sexuelle. Une fois déposée au nord du feu gārhapatya, elle commence son coït fécond avec le feu. À présent, l’acte sexuel est le premier exemple d’un geste en même temps attelant et attelé au joug, un geste qui sous-tend tout ce qui advient dans l’œuvre sacrificielle. C’est pour cela que l’on dit peu après : « Que personne ne passe entre l’eau et le feu, pour éviter que, en passant, on ne dérange le coït qui est en train d’avoir lieu464. » L’éros est un certain stade de tension qui s’établit seulement si les distances sont justes. Or, le rapport le plus courant entre l’eau et le feu n’est pas d’attraction érotique, mais de rivalité. Si l’eau était déposée trop loin, au-delà du point qui est exactement au nord du feu, le feu lui-même exprimerait son aversion. Mais ce serait aussi une erreur et un danger que de s’arrêter trop vite, avant que la tension érotique s’établisse. Cela signifierait en effet ne pas parvenir à « l’accomplissement du désir (kāma), pour lequel il a fait avancer l’eau465 ». La dernière parmi les paroles indispensables se dessine ici, « désir », kāma. Et l’on en saisit tout de suite la précarité. Il suffirait qu’une cruche d’eau soit placée au mauvais endroit et tout l’énorme édifice des actes sacrificiels pourrait s’écrouler.

La clairière dans laquelle on célébrait le sacrifice était un décor où chaque pas risquait d’offenser ou de déranger quelque présence. L’eau était placée au nord du feu, pas trop loin. Une courte ligne invisible les unissait. Et l’officiant devait prendre garde de la traverser. L’érotisation de l’espace — et tout d’abord de cet espace dépouillé où les officiants se déplaçaient — était si puissante que l’on peut facilement pressentir pourquoi l’on ne ressentait pas le besoin de façonner des simulacres. L’air en était déjà rempli.

Mais le feu et l’eau n’étaient pas les seules puissances auxquelles il fallait prêter attention. L’aire sacrificielle était assiégée par une foule d’intrus : pour les dieux, par les Asura, leurs frères ennemis. Pour les officiants, par les Rakṣas. Pour le sacrifiant, il y avait ses rivaux, ses ennemis en général. Rien n’était plus important pour eux que d’interrompre l’œuvre sacrificielle. Pour les refouler encore (et derechef, parce qu’ils ne se laissaient jamais vaincre une fois pour toutes), diverses ruses étaient nécessaires. La première était le silence : la liturgie commence quand la parole est réprimée, parce que seul le silence garantit une continuité, qui n’est pas scandée par des syllabes et des formes verbales. Dans le silence du discours mental elles subsistent encore, mais comme résorbées dans un élément aqueux, d’où elles affleurent à peine pour se laisser de nouveau submerger. Une autre ruse est le feu. Approcher les objets liturgiques de la flamme, c’est comme lancer le processus du tapas, de l’ardeur, cette constante production de chaleur, dans l’esprit et dans l’acte liturgique qui va envelopper tout le rite et le protégera de l’extérieur. Les intrus en seront repoussés, écorchés.

La scène du sacrifice est un emplacement vide en pente légère, ponctué par les feux et par l’autel. Il faut atténuer le heurt violent des éléments qui va se produire. Les pointes des brassées d’herbe sont encore mouillées : déposées sur la terre, elles humectent Aditi, l’Illimitée qui nous soutient tous. La brassée d’une herbe dite prastara doit être déliée : c’est le chignon de Viṣṇu. Une autre brassée encore doit être étalée autour de l’autel, pour que les dieux s’y assoient et qu’ils y trouvent « un bon siège466 ». Le sacrifiant et sa femme s’assoiront eux aussi sur une brassée d’une herbe qui porte un autre nom. Il y a enfin une brassée d’une autre herbe au nom qui inspire le respect (veda, « savoir »). Sa fonction n’est pas claire. Pendant la cérémonie elle passe des mains d’un officiant à celles d’un autre, enfin à celles du sacrifiant et même de sa femme, alors qu’un officiant récite un mantra. La scène, qui était dépouillée et fruste, commence à se colorer d’herbes souples et humides. Tout comme la terre fut revêtue par les plantes, de même à présent la scène du sacrifice l’est par sept brassées d’herbes. Et l’autel aussi — belle femme aux proportions admirables, étendue dans sa nudité devant les dieux, qui sont assis autour d’elle, et des officiants — a besoin d’être habillé, avec grâce, voilé d’un moelleux et touffu manteau d’herbes : en plusieurs couches, au moins trois (le nombre doit être impair).

Aux cuillères et aux louches, aux sept brassées d’herbes, s’ajoutent maintenant trois baguettes autour du feu āhavanīya. La scène a déjà pris les allures d’une hallucination : le sacrifiant reconnaît son corps dans les cuillères et dans les louches, il le sent traversé par le souffle de la vie ; il reconnaît le chignon de Viṣṇu déposé sur l’autel, que les officiants s’affairent à vêtir. Il voit les herbes se multiplier, comme au commencement des temps, étalées sur le terrain pour que les dieux y trouvent une couche confortable. Enfin sont ajoutées trois baguettes tout autour du feu. Qui sont-elles ? Leur proximité du feu fait penser à quelque chose de haut et de secret. Ce sont les trois premiers Agni : les premiers dieux disparus. Et disparus par peur d’eux-mêmes, du feu. Par peur de ne pas parvenir à résister à la nature du feu. Ils sont le présage de la mort comme pure absence. C’est l’exemple de la manière dont les dieux restituent les égarés : sous forme de baguettes. Un profond pathos enveloppe les figures des trois premiers Agni. Muets, ils ne veulent pas nous raconter ce qu’il est advenu d’eux quand ils disparurent. Et même Agni ne commentera pas ce geste de restitution accompli par les dieux. Mais nous savons qu’il s’est résigné. Aussi a-t-il assumé la charge de hotṛ, d’« invocateur » — et de son mouvement incessant descend la vie même du sacrifice. La vie elle-même.

Les trois baguettes ne racontèrent jamais leurs fuites, leurs terreurs et leurs souffrances, mais elles comprirent que les dieux étaient en train de les utiliser. Sans leur présence rigide, Agni n’aurait jamais accepté sa mission. Aussi sentirent-elles qu’elles pouvaient demander ce que les dieux ont l’habitude de demander : une part du sacrifice. Et elles eurent tout ce qui se perd du sacrifice, tout ce qui est versé accidentellement. Une solution subtilement métaphysique : aux perdus va ce qui est perdu. Et en même temps c’est un grand soulagement pour les hommes, qui vivent dans la terreur de ne pas réussir à offrir complètement ce qu’ils offrent, d’en perdre — par maladresse, par des attaques extérieures, par ignorance — la partie essentielle. Finalement, ils sauraient que rien ne se perd : la terre l’accueille et le transmet aux trois frères qui avaient disparu justement dans la terre.

Trois autres personnages s’avancent enfin sur la scène du sacrifice, de plus en plus peuplée et animée. Encore une fois trois morceaux de bois : mais cette fois ils sont allumés. Le premier effleure l’un des trois frères d’Agni. Par ce léger contact, comme celui de deux vieux amis, s’allume le feu invisible. Ensuite, c’est le feu visible qui doit s’allumer : le tison s’approche du centre de l’autel pendant qu’un officiant prononce une stance dans le mètre gāyatrī. S’il ne la prononçait pas, le feu ne pourrait pas être allumé, car seule la parole scandée dans le mètre donne pouvoir, donne sens à l’action. En même temps, ce que le tison allume est la gāyatrī elle-même. Et à son tour la gāyatrī allume les autres mètres, en une suite. C’est le prodige initial : la mise à feu de ces êtres verbaux — les mètres — qui transporteront, comme des oiseaux puissants, l’oblation au ciel. Et du ciel ils descendront parmi les hommes. Cet événement est si énorme que les deux autres tisons doivent l’imiter, en d’autres séquences d’allumages : le deuxième allume le printemps, qui allume les autres saisons et met en mouvement la circulation du temps. Le troisième tison, enfin, allumera le brahmane, le dernier être qui devra voyager avec l’oblation vers les dieux — et lui aussi attendait d’être allumé. Un mètre, une saison, un prêtre : le feu les touche et tout se met à exister.

 

Bien avant que le feu ne suscite la peur, c’est le feu qui avait éprouvé la peur de lui-même — et de ce que les hommes (et les dieux) lui demanderaient de faire. Les trois frères aînés d’Agni avaient préféré disparaître, se perdre pour toujours, plutôt que d’assumer les missions du feu. Ils savaient que la faute et l’angoisse prennent leur origine dans ce commerce avec les dieux qu’ils devraient nourrir avec la flamme du sacrifice. Et il aurait aussi fallu que le feu marque la voie, les multiples stations entre le ciel et la terre, les pistes qu’Agni devrait parcourir sans arrêt. Telle aurait été la vie, le monde. Et Agni, tout comme cela arriverait aux autres dieux — jusqu’à Śiva, à Brahmā —, eut un mouvement de refus. Il essaya de se cacher. Chaque fois que l’on observe la vie naître comme le feu de l’eau — ou rien qu’une lueur venant de l’eau —, il faut se rappeler qu’il s’agit là d’une trace du refuge d’Agni, d’où Agni fut arraché. Cela devrait suffire à faire comprendre que le premier sentiment divin envers la vie — la vie telle qu’elle apparaît sur la terre — fut la pure angoisse et le refus. Sans cela on ne comprendra jamais pourquoi tous les actes cérémoniels ont lieu dans une atmosphère de terreur latente — et comme si l’on maniait quelque chose de hautement dangereux, dont on veut se défaire : la faute, comme dans les Bouphonies athéniennes, quand on se passait de main en main la hache qui avait tué le premier bœuf. Avec Indra — quand il tua Viśvarūpa, le fils tricéphale de Tvaṣṭṛ, l’Artifex —, ce furent les trois mystérieux Āptya qui acceptèrent la tâche d’ingurgiter la faute, mais cela ne fut pas suffisant et Indra souffrit longtemps, comme un animal abandonné, des conséquences de son crime : tuer un brahmane, la faute la plus grave, qui s’enfonce dans la gorge de l’assassin comme un tison ardent. La folle course de la faute, repoussée par tous ceux qui la touchent, s’achève dans la dakṣiṇā, cet « honoraire » pour les prêtres qui est l’origine de l’argent et en même temps une forme de Vāc, Parole. C’est un mystère qui émergera de toutes parts : ponctuel, pénétrant, subtil.

Non seulement Agni, mais Indra aussi furent pris de terreur et s’enfuirent, après avoir lancé la foudre sur Vṛtra. Même de Śiva nous apprendrons à un certain moment qu’il a disparu. Certainement pas par terreur — on ne peut pas attribuer la peur à Śiva —, mais sûrement par refus, rejet de quelque chose qui pourrait même être le monde. Indra, tout simplement, cède au moment qui devrait marquer son triomphe, l’accomplissement de son entreprise. Devant Vṛtra, Indra se sent plus faible, il n’a pas confiance en sa foudre. Et celui qui ira le chercher, le persuader de revenir, est un autre fugitif, Agni, qui à son tour ne s’était pas senti en mesure d’assumer son rôle de messager du sacrifice. On dirait que tous ces dieux se sentent parfois paralysés devant la charge d’exister — et d’avoir une fonction. De tels moments furent — peut-être — le modèle de ce refus radical du monde qui se manifestera ensuite sous tant de formes, parmi les hommes, en Inde.

 

« Après quoi il se dépouille du vœu, en disant : “À présent je suis celui que je suis vraiment.”467 » Le sacrifice est accompli. Des centaines de gestes prescrits ont été exécutés. Des centaines de formules ont été prononcées. Que faire ? La situation est délicate. Il faut traiter le sacrifice comme un animal farouche : tout d’abord lui ôter le joug, qui maintenant ne sert plus, et verser en même temps de l’eau — cette eau qui est définie praṇītāh, « portée en avant » —, parce que « le sacrifice, quand on le détache du joug, pourrait en reculant blesser le sacrifiant468 ».

Ensuite, le sacrifiant devra penser à lui-même. Lui aussi a un joug à détacher : le vœu. Comment l’annoncer ? Le sacrifiant sait que, pour décrire exactement ce qu’il est en train de faire, il devrait dire : « Je passe de la vérité à la non-vérité469. » Mais ce serait inapproprié, pénible que de le reconnaître, après l’exaltation de la liturgie. Alors il a recours à une formule qui peut sembler tautologique et qui au contraire est discrètement, humblement allusive : « À présent je suis celui que je suis vraiment470. » Donc : un homme quelconque, qui sait qu’il est ignoré par les dieux — et il revient avec quelque soulagement, même s’il n’ose pas le déclarer, à sa vie anonyme, dispersée, insignifiante. Mais soustraite aussi à la contrainte des significations.

Quel est le sous-entendu ? La vérité est un état qui n’est pas naturel pour l’homme. C’est seulement à travers l’artifice du vœu et de la longue suite d’actions qui lui est reliée (les rites) que l’homme entre dans un tel état. Mais il ne pourrait pas y demeurer. Tout aussi importante et délicate que la procédure pour entrer dans le vœu est celle pour en sortir. D’une certaine manière, l’homme aspire à revenir dans la non-vérité, de même qu’il aspire au sommeil après la longue tension d’une veille. La vérité, qui par son nom (satya) renvoie à ce qui est (sat), n’est pour l’homme qu’un état précaire, vers lequel l’on tend et d’où l’on retombe. La normalité, la constance de l’être est dans la non-vérité, qui ressaisit l’homme aussitôt qu’il sort du vœu, de l’action sacrificielle.

 

Le passage le plus important s’agissant d’installer les feux est la tentative de transférer les feux du monde extérieur tout au fond du corps du sacrifiant. Sur cette opération s’appuie toute la doctrine du yoga, car au début « les feux sont certainement ces souffles : l’āhavanīya et le gārhapatya sont l’expiration et l’inspiration471 ». L’origine de cette transposition ardue fut un épisode dans la guerre entre les Deva et les Asura. Alors les Deva n’étaient pas encore des dieux — et ils étaient donc mortels, comme l’étaient les Asura. Entre les deux troupes ennemies il n’y avait qu’un seul être immortel, auquel tous avaient recours : Agni. Aussi les Deva pensèrent-ils l’absorber en eux-mêmes. Ils se laissèrent envahir par cet être immortel — et c’est ainsi qu’ils eurent l’avantage sur les Asura. Tout cela n’avait été qu’une question de préfixes : ils avaient préféré l’ā-dhā-, « établir dedans472 », au ni-dhā-, « établir en bas » (donc dans le monde extérieur, où l’on brûle l’herbe et cuit la viande), auquel s’étaient tenus opiniâtrement les Asura. À partir de là, parler du dedans et du dehors, de ce qui a lieu visiblement dans le monde et de ce qui a lieu invisiblement dans chaque être, devint beaucoup plus aisé. Entretenir le feu était une action unique qui pouvait également être accomplie en aspergeant du beurre sur les flammes ou en prononçant des paroles vraies. Comme le dit un jour Āruṇi Aupaveśi : « Le culte, tout d’abord, est véracité. »

 

Il y a vie lorsque quelque chose est toujours aussi quelque chose d’autre. Il y a mort lorsqu’une chose n’est qu’elle-même, une tautologie rigide. Ce fut là l’une des implications de la doctrine qui fut transmise à Śvetaketu et à son père Uddālaka par le roi des Pañcāla. Ce jour-là, un guerrier instruisit un maître parmi les brahmanes et son fils. Le roi ne manqua pas de faire allusion à la singularité de l’événement. Non seulement Uddālaka ne connaissait pas la doctrine mais — dit le roi — « cette connaissance, avant toi, n’était jamais parvenue jusqu’aux brahmanes473 ».

Et pourtant Uddālaka avait donné à son fils la doctrine qui va au-delà. Mais le chemin de l’ésotérique est sans fin. C’était maintenant à Uddālaka de se présenter comme un disciple, un brahmacārin à l’instar de son fils. Chaque fois, il fallait recommencer depuis le début. Et ce fut lui-même qui le proposa : « Nous retournerons là-bas et nous nous présenterons comme des disciples474. »

Deux versions nous sont restées de ce qui arriva ce jour-là, l’une dans la Chāndogya Upaniṣad, l’autre dans la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad. Elles sont concordantes, mais avec de légères, précieuses variantes. Les cinq questions que pas même un roi, mais quelqu’un de sa suite avait posées à Śvetaketu, et à quoi Śvetaketu n’avait pas su répondre, concernaient surtout les deux voies qui s’ouvrent après la mort : la « voie des dieux », devayāna, et la « voie des ancêtres », pitṛyāṇa. Mais elles comprenaient aussi une étrange question, apparemment sans relation avec les premières : « Sais-tu comment, à la cinquième oblation, les eaux prennent une voix humaine475 ? »

Pour expliquer quelles sont les voies pour sortir du monde et comment les atteindre, le roi des Pañcāla dut d’abord expliquer comment est fait le monde, à commencer par le monde céleste. Il dit que « ce monde476 » était fait de feu. Mais aussi la pluie, la terre, l’homme et la femme sont faits du même élément, qui est aussi un dieu : Agni. Tous sont faits de feu.

Il fallait rappeler de quoi le feu est fait : de bûches, de fumée, de flamme, de braises, d’étincelles. Si l’on voulait expliquer comment le monde céleste, la pluie, la terre, l’homme, la femme étaient de feu, il fallait montrer de quelle manière ils se reliaient à chacune de ses parties. La pensée qui agit grâce aux liens, aux correspondances, aux bandhu est précise et exigeante, elle ne tolère pas le vague. Ainsi, cette fois-là, l’homme et la femme se présentèrent dans la vision du roi des Pañcāla : « Vraiment, ô Gautama [c’est ainsi qu’Uddālaka était souvent appelé], l’homme est Agni : les paroles sont les bûches, le souffle est la fumée, la langue la flamme, l’œil les braises, l’oreille les étincelles477. » Dans la version de la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad quelques termes varient, mais les liens essentiels sont confirmés : « La parole est flamme, l’œil les braises478. »

Quant à la femme, sa correspondance avec le feu était entièrement sexuelle : « Son ventre sont les bûches, l’appel de l’homme la fumée, le vagin la flamme, les braises le coït, les étincelles le plaisir479. » Un résumé érotique. Mais il ne faut pas penser que la vision védique de la femme est limitée, bien que si pénétrante. Voilà quelle était la question : la série des équivalences avec Agni, qui concernaient, dans l’ordre, le monde céleste, pluie, terre, homme, femme, était en même temps une suite d’oblations à Agni — et la femme servait à pouvoir passer à la cinquième oblation, car c’est dans le feu de la femme que « les dieux offrent la semence ; de cette offrande naît l’homme480 ». Et ce n’est qu’alors — après la cinquième oblation — que l’on pouvait comprendre quelle était la réponse à la question mystérieuse qui avait été adressée à Śvetaketu : « Au moment de quelle oblation les eaux prennent-elles un langage humain, se lèvent-elles et parlent481 ? » La réponse de Śvetaketu aurait dû être : à la cinquième oblation, parce que alors les eaux protègent l’embryon pendant plusieurs mois, jusqu’au moment où elles deviennent la voix de l’être humain qui naît. Tout était exact. Non seulement les connexions, les correspondances avec le feu et avec ses parties, mais aussi — ce qui n’est pas moins important — avec l’ordre rituel, donc avec l’ordre des oblations, qui sont enchaînées l’une à l’autre comme une série d’équations.

Il y avait pourtant quelque chose qui les interrompait : la mort. L’homme est conçu, puis « il vit ce qu’il vit. Quand il meurt, on le place sur le feu. Son feu est Agni, les bûches les bûches, la fumée la fumée, la flamme la flamme, les braises les braises, les étincelles les étincelles482 ». Un instant plus tôt, il semblait que les braises et les étincelles pouvaient se transformer en toute chose — et que tout était prêt à se transformer en elles. Mais là, tout à coup, elles n’étaient que braises et étincelles, pures répétitions d’elles-mêmes. À présent, au moment de la crémation, on était obligé de découvrir que les bûches étaient les bûches, la flamme était la flamme — et, même si, par délicatesse, on ne le disait pas, le cadavre était le cadavre. Difficile d’imaginer une déduction de la mort qui fût plus dure, plus radicale, plus nette que cette réduction à la tautologie.

 

« Après quoi il s’éloigne, à pied ou sur un char ; et, quand il est parvenu jusqu’à ce qu’il considère être la frontière, il rompt le silence. Et lorsqu’il revient de son voyage il reste silencieux depuis le moment où il voit ce qu’il considère être la frontière. Et, même s’il y avait un roi dans sa maison, il n’irait pas chez lui [avant d’avoir rendu hommage aux feux]483. » Derrière la prose sèche du ritualiste, on entrevoit tout le pathos du voyage : de n’importe quel voyage, comme si Nerval ou Proust trouvaient ici leur fondement. On est vraiment parti, on peut donc sortir du silence qui marque le délicat changement de phase, seulement lorsque l’on a perdu de vue les feux — ou, selon un autre commentateur, le toit de l’une des huttes des feux. Et de même pour le retour. La patrie, la maison : ce sont les feux. Même s’il y a un roi dans sa propre maison, il va falloir d’abord rendre hommage aux feux. Il y a quelque chose de si intime, de si direct, de si secret dans ce rapport de chacun avec ses propres feux que tout rapport personnel semble y trouver un modèle.