L’autel est une femme. Il a les proportions de la femme parfaite : « Les hanches larges, les épaules un peu moins et la taille étroite484. » Comme une femme, il ne doit pas être nu. On le parsème de gravier fin ou de sable, de façon à revêtir son corps d’une pellicule légèrement luisante (« le gravier est certainement un ornement, car le gravier est plutôt lumineux485 »). Puis, avec de petites branches et avec de l’herbe. La femme — l’autel — se fait belle, on l’aide à se faire belle en attendant que les dieux se présentent. C’est ainsi qu’une nuit passe.

Elle rencontre enfin son amant, le feu, « car l’autel (vedi) est femelle et le feu (agni) est mâle. Et la femme est étendue et enveloppe l’homme. C’est ainsi qu’a lieu un coït fécond. Pour cette raison il relève les deux extrémités de l’autel sur les deux côtés du feu486 ». Tout acte sacrificiel s’entrelace avec un acte sexuel. Et inversement. Telle est la constitution de ce qui est. Prédisposée pour attirer les dieux, pour que les dieux s’aperçoivent du sacrifice. Comment y parvenir ? Comment peut-on rendre « l’autel agréable aux dieux487 » ? En faisant en sorte qu’il ressemble le plus possible à une belle femme. C’est pour cette raison que l’autel ne pourra pas être seulement une pierre taillée sommairement. Mais « il devra être plus large sur le côté occidental, plus étroit au milieu et large à nouveau sur le côté oriental488 ». Ainsi, en le regardant, les dieux ne pourront pas éviter de se sentir attirés comme par une belle femme immobile dans une clairière. En attente de son amant, de son officiant, de sa victime.

 

La scène sacrificielle était aussi une scène érotique. Où il n’était pas nécessaire que la copulation eût lieu sous les yeux d’une multitude, comme dans le sacrifice du cheval. Parfois, l’apparition d’un être féminin suffisait pour que la semence fût versée. Certains parmi les ṛṣi les plus puissants eurent cette origine, qui fait allusion à la surabondance de leur vie mentale. Ils naquirent en effet sans que leur père eût besoin de toucher le corps de leur mère. Le désir, kāma, était si envahissant qu’une fois Prajāpati — Kāma était un autre de ses noms — versa sa semence rien qu’à la vue de Vāc au cours d’un long sacrifice. C’était un sattra de trois ans, qu’il était en train de célébrer avec les Deva et même les Sādhya, les dieux obscurs qui avaient précédé les Deva : « Là, à la cérémonie d’initiation, Vāc arriva sous une forme corporelle. En la voyant, la semence de Ka et de Varuṇa se répandit simultanément. Vāyu, Vent, la dispersa dans le feu suivant son bon plaisir. Puis Bhṛgu naquit des flammes et le voyant Aṅgiras des braises. Vāc, en voyant ses deux fils, pendant qu’elle-même était vue, dit à Prajāpati : “Qu’un troisième voyant, en plus de ces deux, puisse naître comme un de mes fils.” Prajāpati, à qui s’adressaient ces paroles, dit : “Qu’il en soit ainsi” à Vāc. Alors naquit le voyant Atri, égal en splendeur à Soleil et à Feu489. »

Il ne s’agissait pas, cette fois-là, d’un cas singulier, parmi ceux, nombreux, que l’on rencontre dans la vie de Prajāpati. Au contraire, cette scène fut un modèle destiné à se répéter, plusieurs fois. Des épisodes semblables constelleront les histoires des Deva et des ṛṣi. Si ce n’est pas Prajāpati qui répand la semence, ce sont quatre de ses fils — Agni, Vāyu, Āditya, Candramas — qui la répandent en regardant Uṣas qui passe devant eux. Mitra et Varuṇa la répandent dans un vase liturgique, au cours d’un rite du soma, pendant qu’ils regardent Urvaśī. Et nombreuses sont les histoires de ṛṣi qui répandent leur semence en regardant une Apsaras (Bharadvāja regardant Ghṛtācī, Gautama regardant Śāradvatī, Nārada regardant un groupe d’Apsaras au bain). Chez les ṛṣi ces scènes prévoient un solitaire en méditation, troublé par l’apparition soudaine d’un être féminin, en général une Apsaras. Mais, chez les dieux, tout a lieu pendant un sacrifice, comme si l’étincelle érotique était toujours implicite et prête à jaillir dans toute scène liturgique. Et la théorie le prévoyait. Plusieurs fois, pour justifier le silence qui doit accompagner certaines opérations du rite, le Śatapatha Brāhmaṇa dit : « Parce que ici dans le sacrifice il y a de la semence, et la semence est versée en silence490. » Depuis le moment où les feux sont installés jusqu’à la fin de la liturgie on se trouve à l’intérieur d’un champ de tensions érotiques — et les actes culminent en des moments de silence où la semence est répandue.

Les ṛṣi qui naissent des flammes sacrificielles ont une mère, parce que ces flammes sont le vagin de celle qui a séduit ce dieu ou ces dieux par lesquels ils ont été procréés. C’est pour cela que Vāc va exiger de Prajāpati d’avoir un autre fils né de ces mêmes flammes qui ont engendré Bhṛgu et Aṅgiras. Si l’on pense avec quelle constance en Inde on a développé la théorie et la pratique de la rétention de la semence culminant dans le tantrisme, d’autant plus stupéfiante est alors la fréquence avec laquelle apparaît, dès les textes les plus anciens, la scène de l’effusion de la semence sans contact. Déjà le Ṛgveda en témoigne avec une clarté totale à propos de Mitra et Varuṇa devant l’apparition d’Urvaśī : « Au cours d’un sacrifice du soma, excités par les oblations, ils versèrent tous les deux simultanément leur semence dans un vase491. » Cette fois, ce ne sont pas les flammes qui accueillent la semence des deux dieux, mais un objet liturgique, le kumbha, un vase en terre cuite où l’on garde « les eaux qui passent la nuit », vasatīvarī. C’est pour cette raison qu’un jour Vasiṣṭha, le ṛṣi suprême, sera appelé Kumbhayoni, « Celui-qui-a-eu-un-vase-comme-matrice ». Mais le Ṛgveda dit aussi de Vasiṣṭha qu’il était « né de l’esprit d’Urvaśī492 ». Le vase en terre cuite ou bien les flammes sacrificielles étaient aussi l’esprit de la déesse ou de l’Apsaras sur laquelle s’était répandue la semence des dieux qui la regardaient. Mélange indissociable entre esprit et matière. La semence des dieux jaillissait alors que les dieux restaient immobiles. L’esprit d’Urvaśī était le vagin et le vase rituel dans lequel la semence était accueillie. L’hymne du Ṛgveda s’adresse à Vasiṣṭha ainsi : « Toi, la goutte jaillie, tous les dieux te conservèrent par la formule sacrée, brahman, dans la fleur du lotus. »

 

Si tout acte de la vie dérive d’un geste liturgique, comment certains gestes essentiels, qui donnent une saveur à tout et qui s’entrelacent avec tout, mais qui ont un caractère imprévisible et semi-clandestin, peuvent-ils apparaître dans le rite, trouver à son intérieur un lieu canonique ? Par exemple le regard érotique, la rencontre de regards entre un homme et une femme qui ne se connaissent pas ?

Le cinéma, le roman : ce sont les lieux où ces regards se tissent, justement parce qu’ils font partie du flux accidentel des événements. Mais les ritualistes védiques, dans leur fureur de tout englober dans le réseau des gestes prescrits, avaient pensé à cela aussi. Il y avait un prêtre, le neṣṭṛ, dont la fonction principale était d’escorter et de guider l’épouse du sacrifiant — la seule femme présente — sur la scène du sacrifice. Et pourtant ce n’étaient pas des tâches compliquées qui revenaient à l’épouse. Seulement deux gestes, délicats, érotiques, que le neṣṭṛ surveillait. Par trois fois l’épouse croisait son regard avec l’udgātṛ, le « chanteur ». Cela suffisait pour qu’ait lieu l’union sexuelle, l’une de celles, nombreuses, qui scandaient le rite. Parce que la femme, à ces instants, avait pensé : « Tu es Prajāpati, le mâle, celui qui confère la semence : place la semence en moi493 ? » Ensuite l’épouse s’asseyait et par trois fois elle découvrait sa cuisse droite. Par trois fois elle y versait dessus, en silence, l’eau pannejanī, qu’elle avait puisée le matin. Tous se taisaient, on n’entendait que l’écoulement léger de l’eau. Puis l’épouse retournait se cacher derrière sa tenture.

À un moment donné, le sacrifiant plaçait devant son épouse un vase avec du beurre clarifié et il lui ordonnait de le regarder. Alors la femme « baisse les yeux sur le beurre sacrificiel ». À présent — nous est-il dit — « le beurre clarifié est semence ». Ce qui est donc en train d’arriver, entre l’œil de la femme et le beurre, est « un coït fécond494 ». La femme du sacrifiant à ce moment-là trompe son mari, sur l’ordre même du mari. Mais, si le mari ne lui demandait pas de regarder le beurre, la femme serait exclue du sacrifice. D’autre part, dès que la femme regarde le beurre, leur coït le rend impur, le beurre doit donc être réchauffé de nouveau sur le feu gārhapatya pour en éloigner l’impureté avant de le remettre sur le feu āhavanīya. Il s’agit de la formule qui permet d’éluder la difficulté : si la femme ne regardait pas le beurre, elle rendrait le sacrifice incomplet, en ce qu’elle en serait exclue ; si elle le regardait sur le feu āhavanīya, elle rendrait irrémédiablement impure l’oblation. Elle pourra donc le regarder, seulement sur le feu gārhapatya. Le ritualiste est avant tout celui qui apprend à éviter ces collisions, à sortir de ces alternatives paralysantes.

À partir des détails les plus disparates, on nous rappelle que ce qui a lieu au cours de la liturgie du sacrifice est aussi un acte sexuel. Le sadas, « cabane », joue plusieurs fonctions pendant les cérémonies, entre autres celle d’accueillir les six feux des officiants, dhiṣṇya. Mais c’est aussi un secret qui doit être protégé, parce que ce qu’il cache est comme un coït entre le mari et sa femme — donc entre le sacrifiant et son épouse. Et « si un mari et une femme sont vus pendant le coït, ils s’écartent aussitôt l’un de l’autre, parce qu’ils sont en train de faire quelque chose d’inconvenant495 ». Il y a un seul point d’où il est admissible d’observer ce qui a lieu dans le sadas : depuis la porte, « parce que la porte est faite par les dieux496 ». Tout autre point de vue, tout autre angle d’observation est illicite, c’est l’acte d’un voyeur.

 

L’oblation est précédée d’un cri, une invocation, le vaṣaṭ : « Qu’Agni puisse te conduire jusqu’aux dieux ! » Ce cri est l’orgasme. Si l’oblation était présentée avant le vaṣaṭ, ce serait comme de la semence non répandue dans le vagin, le cri de l’orgasme ne coïnciderait pas avec l’éjaculation. C’est pourquoi « l’oblation doit être faite soit en même temps que le vaṣaṭ soit aussitôt après qu’il a été émis497 ».

L’éjaculation, comme l’immolation, peut être considérée comme l’acmé d’un processus, mais elle en marque aussi l’interruption, le début d’une sortie du plaisir. Si le plaisir ne s’interrompait pas, ce serait comme si le sacrifiant pouvait s’installer dans son nouveau corps, intact, au ciel. Mais il devrait alors laisser son autre corps sans vie entre les mâchoires d’Agni et de Soma, devant le feu āhavanīya.

 

Dans l’érotique divine, les séductions multiples sont fréquentes : Agni avec les femmes des Saptarṣi ou Soma avec ses sœurs ou Śiva à nouveau avec les femmes des Saptarṣi. Ou Agni avec les eaux : « Une fois Agni désira les eaux : “Que je puisse m’unir à elles” pensa-t-il. Il s’unit à elles ; et sa semence devint de l’or498. » Lorsque Alberich poursuit les Filles du Rhin pour s’emparer de l’or, il cherche la semence d’Agni, qui est là immergée depuis des temps immémoriaux comme signe de cette compénétration des opposés qui rend la vie possible. Là se trouve « l’œil de l’or qui veille et dort alternativement499 » écrit Wagner en termes impeccablement védiques (Wellgunde dans l’ouverture de l’Or du Rhin). Arracher l’or des eaux est un événement funeste parce que cela reconduit le monde à un état de séparation entre les éléments qui ne lui permet pas de se régénérer. Ni les eaux ni l’or ne parviendront plus à retrouver cette lueur qui est le signe de la vie insaisissable et perpétuelle.

 

On risquerait de s’égarer si on pensait au Ṛgveda comme à une œuvre dont la dévotion n’implique que le ton sublime et l’énigme, impropre à nommer les choses de manière directe. Même l’irrévérence à l’égard des dieux est déjà présente, ainsi que tous les autres traits qui se développeront au cours de l’histoire de l’Inde. Et aucun dieu ne se prête à la dérision et à la farce comme le roi des dieux, Indra. Dans le dixième cycle du Ṛgveda, le plus récent mais celui aussi où se concentrent quelques-uns des hymnes énigmatiques les plus profonds, on rencontre l’hymne de Vṛṣākapi l’homme-singe. C’est un hymne à plusieurs voix, réparties entre Indrāṇī (une sorte de Mme Indra, à laquelle on n’accorde pas de nom qui lui soit particulier), Indra lui-même, l’homme-singe Vṛṣākapi et sa femme Vṛṣākapāyī (reflet spéculaire d’Indrāṇī). On ne sait pas qui est l’homme-singe, ni jusqu’à quel point il est animal ou homme. C’est peut-être un bâtard d’Indra, engendré par une de ses concubines, que le père garde auprès de lui et qu’il protège. Mais l’homme-singe manque de respect (on ne sait pas de quelle façon) envers la maîtresse de maison (Indrāṇī), qui s’en prend à son mari. Nous sommes dans le ton d’un canevas de la commedia dell’arte — et même de la comédie napolitaine, de Scarpetta aux De Filippo. Le trickster Vṛṣākapi pourrait être un Polichinelle. La scène est une querelle familiale, pleine d’allusions sexuelles, une cochonceté. La femme du roi des dieux, furieuse parce que Indra n’intervient pas contre l’homme-singe, l’apostrophe de la sorte : « Aucune femme n’a un cul plus beau que le mien, aucune ne baise aussi bien que moi, aucune ne serre plus fort, aucune ne sait lever plus haut ses cuisses500. » Il n’est pas étonnant que le sévère Leopold von Schroeder ait avoué à ce propos : l’hymne « contient des passages si obscènes que j’ai longuement hésité avant de l’accueillir dans ce recueil501 ». Dans la traduction de Geldner, le passage est euphémisé. Quant à Renou, il a recours par deux fois dans la même strophe à des points de suspension. Les modernes donc, amateurs fervents du style bas, peuvent se rassurer. Les voyants védiques le connaissaient eux aussi et l’utilisaient, quand c’était le cas. Et ils connaissaient aussi l’effet comique produit par le grincement de tons incompatibles. Dans la totalité de l’hymne dédié aux méfaits de l’homme-singe, chaque strophe se conclut par l’exclamation « víśvasmād Índra úttaraḥ », « Indra über alles ».

 

Dans l’Atharvaveda on dit que Terre « a les genoux noirs » comme un enfant qui joue, mais pour une autre raison : parce que la flamme les a léchés, parce que Terre est « revêtue de feu502 ». Et, si l’on ferme les yeux, comment reconnaît-on Terre ? À l’odeur. C’est le même parfum qui a été attribué aux Génies et aux Nymphes, aux Gandharva et aux Apsaras. Celui qui invoque Terre veut lui aussi être élu pour ce parfum. C’est un parfum relié à de lointains souvenirs : « L’odeur de toi qui est entrée dans le lotus, l’odeur qu’au mariage de Sūryā portaient les immortels, ô Terre, à l’orée des temps, rends-moi tout parfumé d’elle503. » L’odeur de Terre évoque l’un des moments les plus heureux dans la vie des dieux : quand Sūryā, fille du Soleil, épousa le roi Soma. Cette odeur de Terre, Bhūmi, n’enveloppait pas seulement Sūryā, mais toute splendeur de jeune fille : « L’odeur de toi qui est chez les humains, femelles et mâles, qui est leur fortune, leur plaisance, celle qui est dans les chevaux, dans les guerriers, celle dans les bêtes sauvages et les éléphants, l’éclat, ô Terre, qui est dans la jeune fille, inonde-nous-en, nous aussi, que personne ne nous veuille de mal504 ? » Toutes les noces qui s’ensuivirent — et celles qui seront à jamais — furent une copie atténuée de ce qui arriva le jour des noces de Sūryā et de Soma. Même l’hymne qui dans le Ṛgveda les raconte commence en parlant de Terre : « La Terre est étayée par la Vérité505. » Et comment pourrait-on négliger Terre en une occasion pareille ? L’hymne nous dit aussitôt que c’est seulement grâce au soma, grâce à cette plante enivrante, que Terre, appelée ici Pṛthivī, la Vaste, « est vaste506 ». L’immensité de Terre ne serait pas pour nous telle si le soma ne nous aidait pas à la percevoir.

Bientôt l’épouse apparaît : « Le beau vêtement de Sūryā était tout adorné de versets. Le coussin était Entendement, l’onguent était Regard, l’aiguière était Ciel et Terre, le jour où Sūryā se rendit vers l’époux507. » Près d’elle, deux jeunes hommes très beaux et identiques : les Aśvin, ses frères et garçons d’honneur. Sūryā avançait : « Sa voiture était la Pensée et le Ciel servait de bâche508. » Les deux mois de l’été tiraient le char. C’est pour cela que l’été est propice aux noces. Dès l’apparition de Sūryā, tous les gestes qui furent accomplis se répercutent jusqu’à aujourd’hui, même en l’absence du souvenir de la fille du Soleil, et ont marqué de leur sceau la psyché de l’épouse. Cela doit inviter l’époux à l’humilité. Il sera le premier à toucher le corps de l’épouse, mais il ne sera que son quatrième amant : « Soma l’a acquise en premier, le Gandharva l’obtint en second, ton troisième époux fut Agni, ton quatrième est le fils de l’homme509. » Bien que le XXe siècle compte la psychologie parmi ses découvertes, aucune investigation sur la psyché de la jeune fille, de la kórē, n’est parvenue à une telle précision. Lorsqu’elle arrive aux noces, et même si son corps est intact, toute jeune fille a derrière elle un long roman amoureux. Son premier amant fut Soma — ou Hadès —, parce que c’est le souverain, blanc de lumière lunaire ou noir comme les ténèbres des Enfers. Parce qu’il est l’absolu et le définitif. Mais après Soma vient le Gandharva Viśvāvasu, le Génie malicieux, l’image mentale de l’éros qui assiège la jeune fille dans sa solitude, dans ses rêves, dans ses jeux. C’est un compagnon tenace et sournois, qui sait s’insinuer dans les chambres des jeunes filles et qui invite à la rêverie. Pour que la jeune fille puisse parvenir jusqu’aux noces, il devra être chassé rituellement : « “Sors d’ici : cette femme a un époux !”, ainsi interpellai-je Viśvāvasu avec l’hommage de mes chants. “Cherche une autre (fille) pubère, encore chez ses parents : voilà ton destin naturel, comprends-le !”510 » Et si le Gandharva, entêté, ne s’éloigne pas, il faudra lui dire ceci : « Sors d’ici, Viśvāvasu ! Nous t’implorons avec hommage, cherches-en une autre, (quelque fille) lubrique ! Laisse l’épouse s’unir à son mari511 ? »

Le troisième amant est Agni. Pourquoi ? Agni est l’amant de toutes. Vieilles et jeunes, les femmes se disposaient autour du feu et lui montraient leurs plantes des pieds. De cet endroit la flamme commençait à les caresser, puis elle remontait de plus en plus, sous les robes, jusqu’aux cuisses. Si les épouses des Saptarṣi les trahirent avec Agni, comment pourrait lui résister la jeune fille que personne n’a encore touchée — et qui est maintenant caressée d’une manière que personne ne saura jamais égaler ? Le quatrième est « le fils de l’homme512 ». Sa jactance virile est ce qu’il y a de plus inopportun et déplacé. À l’opposé, en exerçant une longue patience, sans aucune prétention de domination, il devra se frayer un chemin au milieu des souvenirs de ces amants ineffaçables qui l’ont précédé et dont il essaiera de capturer un reflet pour parvenir enfin à être au moins le quatrième. Et rien ne changera lorsque la jeune fille deviendra une mère ayant beaucoup d’enfants. Comme le dit l’hymne, vers la fin, en invoquant Indra : « Place en elle les dix fils, fais de l’époux le onzième513 ? »