Toute la tradition indienne, dans ses diverses branches, est traversée par une doctrine du reste, qui s’est déployée en trois mots, correspondant à trois phrases successives : vāstu, ucchiṣṭa, śeṣa. C’est une doctrine qui a une fonction de pivot, pareillement à celle de l’ousía dans la Grèce classique, en ce qu’elle implique l’insuffisance du sacrifice (mais à la place du sacrifice on peut aussi entendre : de n’importe quel ordre) pour gouverner le tout de l’existant. Quelque chose reste toujours en dehors ; et même, doit rester en dehors car, si ce quelque chose était inclus dans l’ordre, il l’ébranlerait de l’intérieur. D’autre part, le sacrifice ou l’ordre n’ont de sens que s’ils s’étendent à tout. Il fallait donc établir un compromis avec cette partie qui était restée en dehors, qui était restée en arrière. Ainsi Rudra devint Vāstavya, le souverain du lieu et du « reste ». Le lieu était celui que les dieux avaient abandonné, pour rejoindre le ciel. Mais ce lieu était la terre entière. Donc la terre entière était le reste.
Ils racontèrent le passage d’une ère à l’autre comme un immense incendie, un sacrifice funèbre où le feu investissait la terre entière. À la fin, il restait de la cendre flottant sur les eaux. Encore une fois, le reste. Cette cendre prit la forme d’un serpent, qui s’appela Śeṣa, Reste, et même Ananta, Infini. Ce qui au départ avait été écarté se révélait sans limites, indomptable. Les anneaux du serpent se disposèrent en une douillette couche blanche pour que Viṣṇu s’y étende. Le dieu dormait — ou méditait ou rêvait. Un jour un surplus de sattva, ce fil de qualité lumineuse qui s’enlace à l’existant, viendrait le secouer et le réveiller. Et un autre monde surgirait, pendant qu’une longue tige de lotus sortait de son nombril. Au sommet s’étalait une magnifique corolle de pétales roses. Et sur celle-ci un autre dieu était placé, Brahmā, qui regardait autour de lui avec ses quatre visages, perplexe, parce que « assis au centre de cette plante, il ne voyait pas le monde558 ». Dans toutes les directions, ses regards reconnaissaient les vastes pétales du lotus et puis les eaux et le ciel, au loin. Les pétales empêchaient Brahmā de voir l’autre dieu, Viṣṇu, dans le nombril duquel avait poussé la tige. Un jour Brahmā descendrait à l’intérieur de cette fibre poreuse, pour mettre en marche un nouveau monde.
La question du reste se posa lorsque enfin « grâce au sacrifice les dieux montèrent au ciel559 ». Ce pouvait être l’heureuse issue de leur séjour tourmenté sur la terre. Mais il n’en fut pas ainsi, car à ce moment-là commença une séquence convulsée, étincelante, que le Śatapatha Brāhmaṇa raconte dans son style magistral : « Le dieu qui gouverne le bétail fut laissé en arrière ici : c’est pour cette raison qu’ils l’appellent Vāstavya, parce qu’il fut laissé en arrière sur le site sacrificiel (vāstu). Les dieux continuèrent à pratiquer le tapas au cours de ce même sacrifice avec lequel ils étaient montés au ciel. À présent le dieu qui gouverne le bétail et qui avait été laissé en arrière ici vit [tout cela et dit] : “J’ai été laissé en arrière : ils sont en train de m’exclure du sacrifice !” Il les poursuivit et avec son [arme] levée, il monta vers le nord, et le moment où cela arriva était celui du Sviṣṭakṛt [Celui-qui-offre-bien-le-sacrifice]. Les dieux lui dirent : “Ne lance pas !” Il dit : “Ne m’excluez pas du sacrifice ! Mettez de côté une oblation pour moi !” Ils répondirent : “Qu’il en soit ainsi !” Il se retira et ne jeta pas son arme ; et il ne blessa personne. Les dieux se dirent : “Toutes les portions de la nourriture sacrificielle que nous avons faites ont été offertes. Essayons de trouver comment mettre de côté une oblation pour lui !” Ils dirent à l’officiant : “Asperge les assiettes sacrificielles dans la bonne succession ; et remplis-les en faisant une portion de plus, et rends-les à nouveau aptes à être utilisées ; et coupe ensuite une portion pour chacun.” L’officiant, par conséquent, aspergea les assiettes sacrificielles dans la bonne succession et les remplit en faisant une portion en plus et les rendit à nouveau aptes à être utilisées et coupa une portion pour chacun. Voilà la raison pour laquelle il est appelé Vāstavya, parce qu’un reste (vāstu) est la part du sacrifice qui reste quand les oblations ont été faites560. »
Le sacrifice est un voyage tout d’abord pour les dieux — et c’est l’unique moyen pour atteindre le ciel. Mais à qui les dieux sacrifièrent-ils, quand ils montèrent au ciel ? Les éléments du sacrifice étaient acquis : le désir, demeurer dans le ciel ; le tapas que les dieux pratiquaient ; la matière pour l’oblation (le beurre clarifié). Il manquait pourtant le destinataire. Le ciel apparemment était vide. Sur ce point, les textes, si prolixes sur tous les autres détails, se taisent. L’on peut soupçonner, alors, que l’action sacrificielle était efficace indépendamment de son destinataire. Jusqu’à la conséquence ultime : qu’elle était d’autant plus efficace que le destinataire était absent. Un jour, Kṛṣṇa enseignera une doctrine non moins paradoxale, dans la Bhagavad Gītā : le sacrifice d’où le désir est tranché. Cette doctrine est suggérée comme un chemin pour les hommes, un chemin qui n’atteint jamais son but et qui doit donc être toujours repris. Les dieux se concentrèrent au contraire sur un voyage qui devait avoir lieu une fois pour toutes. Ainsi ne voulurent-ils pas renoncer au désir. Tout au plus, ils se soucièrent d’autre chose : effacer leurs traces pour que les hommes ne puissent pas les suivre : « Ils sucèrent la lymphe du sacrifice, comme les abeilles sucent le miel ; et, après avoir séché et effacé ses traces avec le poteau sacrificiel, ils se cachèrent561. » Des dieux malveillants. Mais ils avaient été tout aussi malveillants avec l’un d’eux. Ils l’avaient abandonné sur la terre, sur le lieu même du sacrifice. C’était un dieu qu’ils préféraient ne pas nommer — et qui de fait n’est pas nommé dans tout le passage, sauf à la fin, par un procédé astucieux, et c’est pourquoi son nom apparaît comme l’une de ses épithètes : Rudra, Sauvage. Déjà, à partir de là, on peut saisir l’étrange intolérance, mêlée de crainte et d’hostilité, que les dieux ressentaient pour deux figures divines : Prajāpati en premier lieu, le Père, qui s’unissant à Uṣas avait accompli un acte qui était « un mal aux yeux des dieux562 ». Et puis Rudra, ce dieu obscur, dont les dieux, pour d’obscures raisons qui ne sont jamais explicitées, voulurent se débarrasser au moment même où ils devenaient pleinement des dieux, des habitants du ciel. Même si les textes sont plus réticents sur Rudra qu’à propos de n’importe quel autre dieu, les points essentiels apparaissent clairement : les Deva veulent prendre leurs distances avec Rudra, ils veulent le laisser en arrière sur le lieu (vāstu) du sacrifice qui est aussi le reste (vāstu) du sacrifice. Mais, une fois que les dieux sont montés au ciel, toute la terre peut être vue comme un reste du sacrifice. Et ce reste est puissant et peut attaquer les dieux. Aussi son seigneur, Rudra, conserve la capacité de blesser les dieux, comme il menace de le faire en lançant son arme qui n’est pas nommée, vraisemblablement une flèche. Il ne suffit donc pas aux dieux d’accomplir un sacrifice efficace. Il leur faudra aussi pactiser avec Rudra, qui, sans cela, les frapperait. Et un pacte, pour les dieux, est toujours un nouveau partage des parts. Cette fois il faudra une division qui inclura la part de Rudra : la part du feu. Et cette part sera, par définition, le surabondant, ce surplus dont les dieux peuvent se séparer, pour conjurer l’assaut de Rudra.
Une question demeure : comment fut-il possible que les dieux aient pensé exclure Rudra du sacrifice ? Et pourquoi voulurent-ils l’exclure ? « Ils ne le connaissaient pas vraiment563 », dit le Mahābhārata, en dévoilant ainsi ce que les textes plus anciens avaient tu. Ils ne le connaissaient pas peut-être parce qu’il y avait en Rudra un élément réfractaire à la connaissance, un élément de pure intensité, qui précédait la signification. Alors que les dieux avaient fondé leur œuvre — le sacrifice — sur l’omniprésence de la connaissance elle-même, sur sa transparence. Ils exclurent Rudra parce qu’ils avaient le soupçon, le soupçon fondé, qu’il ébranlerait de l’intérieur leur entreprise. Mais certainement pas parce que Rudra était étranger ou hostile au sacrifice. Quand Rudra apparut, terrifiant, au nord du ciel, l’arc à la main, les cheveux ramassés sur sa nuque dans une coquille noire, les dieux virent aussitôt que cette arme mortelle avait été composée avec la substance même du premier et du quatrième genre de sacrifice. Ils virent aussi que la corde était constituée de l’invocation vaṣaṭ, qui résonne tous les jours dans les sacrifices.
C’est tout ce que nous pouvons supposer, mais aucun texte ne fait allusion au motif de l’exclusion initiale de Rudra. Ce motif sera au contraire bien plus évident lorsque, dans un autre éon et cycle d’histoires, Rudra deviendra Śiva et l’histoire de son exclusion deviendra l’histoire de l’exclusion de Śiva du sacrifice de Dakṣa : un autre événement que les dieux aimeraient cacher, parce qu’il raconte leur défaite. Et c’est là que va naître un soupçon : que le sacrifice prétende être tout, mais qu’il ne parvienne pas à l’être. Tout sacrifice laisse en dehors ou laisse en arrière quelque chose qui peut se retourner contre lui : son site, son reste.
Śiva est exclu par Dakṣa parce qu’il a porté atteinte aux règles brahmaniques, en lui manquant de respect par deux fois : en lui enlevant sa fille Satī et, en une certaine circonstance, en ne se levant pas devant lui. Mais en même temps il n’est pas possible de considérer Śiva comme contraire au sacrifice, et il en est de même pour Rudra, défini « roi du sacrifice564 » et « celui qui conduit le sacrifice à son accomplissement565 ». Il semblerait donc qu’au sacrifice accompli par les Deva s’oppose un sacrifice nouveau, celui de Rudra et de Śiva, qui menace de blesser et d’anéantir le premier — et qui pourrait être ce sacrifice qui a lieu de toute façon, qui est inscrit dans la circulation de la vie, dans son souffle, et qui peut emporter tout un chacun, y compris les dieux. Envahissant et omniprésent, ce sacrifice n’a pas de doctrine, mais il s’accomplit malgré tout. Il a lieu dans tous les cas, qu’on le veuille ou non, comme la respiration en nous, qui est un prélèvement continu du monde extérieur et une expulsion continue dans le monde extérieur, même si elle n’est pas assujettie à la discipline du yoga. Elle peut donc être entendue comme un sacrifice ininterrompu, qui coïncide avec la vie. Quand cette forme du sacrifice se dessine, il ne reste plus qu’à transiger, à reconnaître sa part irréductible. Seule cette reconnaissance permet au sacrifice ordinaire des dieux d’être bien fait, comme l’implique le terme Sviṣṭakṛt, qui s’applique à ce moment-là. D’une certaine manière, alors, la figure de Rudra et celle de Śiva ensuite, en qui Rudra se transforme, est la critique la plus radicale adressée au sacrifice qui se manifeste dans le monde des dieux. Mais c’est une critique qui ne détruit pas, au contraire finalement elle renforce, en étendant encore l’aire du sacrifice à un tout qui englobe tout reste.
Rudra est un nom qui doit être évité. Si l’on est dans l’obligation de le prononcer, il est nécessaire de toucher aussitôt l’eau lustrale, pour se protéger. Il vaut mieux l’appeler Vāstavya, souverain du lieu et du reste. Vāstu signifie justement les deux choses : lieu et reste. Un « sémantisme déconcertant566 » note Minard, éminent philologue. Et pourtant le latin situs est lui aussi troublant : situs est le site, le lieu, mais aussi la poussière, le détritus, la rouille, la moisissure, la mauvaise odeur qui s’y accumulent avec le temps. Situs implique que l’existence, par le seul fait d’être située, sécrète un reste. Il y a quelque chose de rance dans l’existence, du fait qu’elle a toujours été. D’où le soupçon que l’existence elle-même, que son site, soit un reste, l’épave d’un désastre obscur.
Quand les oblations ont été offertes, il reste toujours quelque chose. Et, s’il ne restait rien, le lieu des oblations, balayé par le vent, resterait de toute façon. Entre l’ordre et la chose ordonnée il y a toujours un écart, une différence qui est un reste : là se trouve Rudra.
Tout ordre implique l’élimination d’une partie du matériau originaire. Cette partie est le reste. Qu’en faire ? On peut le traiter comme le premier ennemi de l’ordre, comme la menace constante d’une rechute dans l’état antérieur à l’ordre. Ou alors comme quelque chose qui, dépassant l’ordre, lui garantit la permanence d’un contact avec ce continuum qui a précédé l’ordre lui-même. Le soma qui sort du corps de Vṛtra est ce que l’ordre peut offrir de plus précieux. Et c’est aussi le souvenir de quelque chose qui existait déjà avant l’ordre, avant l’assaut libérateur d’Indra.
Selon quels critères deux ordres peuvent-ils être confrontés ? Deux ordres peuvent être comparés comme deux systèmes formels. Ou alors ils peuvent être comparés par rapport à la manière dont ils disposent du surplus et du reste. Dans quelle mesure les deux confrontations divergent-elles ? Dans le premier cas : on évalue l’extension, la fonctionnalité, l’efficacité de l’ordre, sa capacité à conserver son intégrité. On ne peut pas en dire beaucoup plus. Attribuer une signification à un système formel serait arbitraire. Dans le second cas : si l’on est obligé d’attribuer une signification à l’ordre, on est obligé de l’évaluer. Mais par rapport à quoi ? Il faudrait alors un ordre de référence qui permette de donner un sens et une valeur à tous les autres ordres. Mais cet ordre n’existe pas. Ou du moins : c’est la condition dans laquelle les modernes ont fini par se trouver, c’est la situation dans laquelle ils sont obligés de penser. Pour les hommes védiques, au contraire, surplus et reste étaient le présupposé qui permettait de juger l’ordre qui les excluait de lui-même. Et ce pouvait être l’ordre même du monde, ṛta — ou encore un ordre quelconque fissuré et ébranlé par des hommes ignorant ce qu’ils font quand ils traitent le surplus et le reste.
« L’officiant récite les vers sur un mode continu, ininterrompu : ainsi rend-il continus les jours et les nuits de l’année, et ainsi s’alternent de manière continue et ininterrompue les jours et les nuits de l’année. Et de cette façon il ne laisse à découvert aucune voie d’accès au rival malveillant ; et de fait il laisserait à découvert une voie d’accès, s’il récitait les vers de façon discontinue : il les récite donc de façon continue, ininterrompue567. » C’est ici que se fait jour, de la manière la plus immédiate, l’angoisse première de l’officiant védique : la peur que le temps ne se brise, que le cours du jour ne s’interrompe à l’improviste, que le monde entier ne reste dans un état de dispersion irréductible. Cette peur est bien plus radicale que la peur de la mort. Et même, la peur de la mort n’en est qu’une application secondaire. Que l’on pourrait dire : moderne. Quelque chose d’autre la précède : un sentiment de la précarité si fort, si aigu, si déchirant qu’il ferait apparaître la continuité du temps comme un don improbable, et toujours sur le point d’être révoqué. C’est pourquoi il est urgent d’intervenir tout de suite par le sacrifice, que l’on peut définir comme cette chose que l’officiant tend, étend. Ce tissu dont la matière n’était pas définie (le sacrifice) doit se « tendre », tan-, pour que se forme quelque chose de continu, sans déchirures, sans interruptions, sans lacunes où pourrait s’insinuer le « rival malveillant », toujours aux aguets ; quelque chose qui, par son caractère de construction élaborée, s’oppose au monde, celui-ci se présentant à l’origine comme une série de déchirures, de cassures, de fragments dans lesquels on reconnaîtra les lambeaux du corps désarticulé de Prajāpati. Triompher du discontinu : voilà le but de l’officiant. Vaincre la mort n’en est qu’une des nombreuses conséquences. C’est pourquoi la première exigence est que la voix du hotṛ soit, autant que possible, tendue, avec une émission continue du son. Mais comment reprendre son souffle ? « S’il reprenait son souffle au milieu du vers, ce serait une atteinte au sacrifice568. » Ce serait une défaite face au discontinu, qui se réintroduirait comme un coin au milieu du vers. Pour l’éviter, il faut au moins réciter les vers de la gāyatrī, qui est le mètre le plus linéaire, l’un après l’autre, sans reprendre son souffle. Ainsi va se créer une cellule minuscule, inattaquable de continuité dans l’extension immense du discontinu. Ainsi, un jour, le mètre gāyatrī devint l’oiseau Gāyatrī et il eut la force de s’élever et de voler vers le ciel pour conquérir le Soma, ce liquide enivrant et enveloppant dans lequel l’officiant reconnaissait l’expansion suprême du continu.
Telle était, enfin, la terreur du discontinu — et de cette blessure qui est implicite dans toute interruption — qu’ils eurent recours jusqu’à l’arme ultime de l’étymologie pour l’éclaircir : ils firent dériver le mot adhvara (« culte », ce à quoi l’adhvaryu est préposé) du verbe dhūrv-, « blesser ». En entendant par là que « les Asura, tout en désirant les blesser, ne réussirent pas à les blesser et furent neutralisés : c’est pour cette raison que le sacrifice est appelé adhvara, intact, ininterrompu569 ». De même l’adhvaryu : il ne peut que murmurer, en accompagnant ses actes incessants par un bruit confus où les paroles singulières ne sont pas reconnaissables. Si par hasard il les articulait de façon plus claire, il risquerait de perdre son souffle, la vie, car les formules sont le souffle — et le souffle « réside dans une demeure silencieuse570 ». La puissance de l’indistinct se concentre dans l’adhvaryu : « Tout ce qu’il accomplit à voix basse, quand cela est accompli et complet devient manifeste571. » Pour que quelque chose assume la forme la plus claire et la plus nette, il doit naître de quelque chose d’impénétrable, d’opaque, sans contours.
Le reste est le souvenir, la présence qui perdure, le caractère ineffaçable du continu. Quel que soit l’ordre que l’on établit, dans n’importe quel domaine et de n’importe quel genre, cet ordre laissera hors de lui quelque chose — et il devra le laisser s’il veut être un ordre. Ce quelque chose qui, étant hors de l’ordre, est le reste, mais aussi le surplus. Le reste est ce qui est exclu, le surplus est cette partie exclue qui est offerte. Le sens de l’ordre réside tout d’abord, et principalement, non pas dans la configuration de l’ordre lui-même, mais dans ce qu’il décide de faire avec la partie qui n’appartient pas à l’ordre. L’offrir ? La consumer ? La jeter aux ordures ? C’est la part maudite et bénie. Selon ce que l’on décide d’en faire, l’ordre qui vient d’être établi acquiert un sens. Pris en eux-mêmes, comme pure et simple configuration formelle, tous les ordres sont équivalents, car tous se situent sur le même plan, comme des cristaux différemment taillés. Pris en rapport avec ce qui leur est extérieur — reste, surplus, mais aussi nature, monde —, tous les ordres sont divergents et irréductibles, tout comme l’est le timbre d’une voix par rapport à celui d’une autre voix.
Parmi les disputes métaphysiques, la plus mémorable fut celle qui établit que le sacrifice est un chien roulé en boule. Comment cela arriva-t-il ? Depuis un certain temps les ritualistes étaient hantés par certaines questions : « Quel est le début, quelle est la fin du sacrifice, quelle est sa partie la plus étroite, quelle est la plus large572 ? » Il n’y avait aucun accord sur les réponses.
Un jour un groupe de théologiens des Kuru et des Pañcāla, deux clans de la Terre des Sept Fleuves, en discutait. « Alors ils rencontrèrent un chien roulé en boule. Ils dirent : “Que ce chien décide de la victoire.” Les Pañcāla demandèrent aux Kuru : “Dans quelle mesure ce chien est-il semblable au sacrifice ?” Les autres ne surent pas donner de réponse. Alors Vasiṣṭha Caikitāneya parla : “Comme [le sacrifice] gît en unissant le vingt et unième vers du yajñāyajñīya aux neuf vers du bahiṣpavamāna, de même le chien gît roulé en boule, en unissant ses deux extrémités. Par cette position ce chien est pareil au sacrifice.” Par ces mots les Pañcāla vainquirent les Kuru573. »
C’est ainsi que l’on traite les questions les plus ardues : on rencontre un chien roulé en boule ou n’importe quelle chose — et alors on décide que là doit se trouver la réponse. Si une réponse n’est pas dans n’importe quelle chose, elle ne sera nulle part. Mais le théologien des Pañcāla était aussi un savant et sa réponse faisait allusion à une histoire ancienne. Au début, quand il n’y avait que les eaux, Agni chantait les vers de l’agniṣṭoma parce que ces vers faisaient se retirer les eaux découvrant de la nourriture pour lui. Et ce fut alors que la sampad, l’« équivalence » ou « correspondance », lui vint à l’esprit, qui lui permettrait de procéder avec un chant ininterrompu, en empêchant ainsi les autres dieux de s’emparer de sa nourriture. Il vit alors que la terrible lacune qui s’ouvrait entre un certain chant (le yajñāyajñīya) et un certain autre chant (le bahiṣpavamāna) pouvait être éliminée : si le dernier vers du premier pouvait devenir aussi le premier de l’autre. De cette façon, le bahiṣpavamāna finissait par être composé de dix syllabes, en se transformant en un mètre virāj. Et virāj est la nourriture. Ce qu’il fallait démontrer. De même que la nourriture ne manquerait jamais à Agni, de même dans le sacrifice il n’y aurait jamais de césure. C’est à cela que Vasiṣṭha Caikitāneya se référait. Il pensa que le chien roulé en boule devant leurs yeux était le sacrifice tel qu’il était devenu après qu’Agni avait eu cette vision. Tel était donc le précédent auquel se référait le théologien.
Mais quelque chose d’autre était implicite dans cette réponse à l’énigme. Tout d’abord que le sacrifice ne peut être que continu. N’importe quelle lacune le rendrait vain, tout comme il permettrait aux autres dieux d’arracher à Agni sa nourriture. Mais ils n’y parvinrent pas, parce que déjà alors le sacrifice « était devenu sans fin » dit le Jaiminīya Brāhmaṇa, et il ajoute : « Il était aussi comme des tisons allumés dans un récipient574. » Mais, si le sacrifice est continu, sans fin et sans début, cela signifie aussi qu’il ne s’agit pas d’une institution humaine. Il n’existe pas de moment zéro où un homme commence un sacrifice. Le sacrifice est quelque chose qui est toujours en train d’avoir lieu. Si c’est ainsi, le monde entier doit être considéré comme l’aire dans laquelle on célèbre le sacrifice. C’est là que réside en premier lieu la différence entre les dieux et les hommes. Certains dieux — comme Prajāpati, comme Agni, qui sont le sacrifice — firent en sorte que le monde parvienne à fonctionner comme un sacrifice ininterrompu. Les hommes sont les derniers venus qui s’insèrent dans la cérémonie et qui continuent de la célébrer, tant que leurs forces le leur permettent. C’était là une première série de pensées qui, selon Vasiṣṭha Caikitāneya, pouvaient être élaborées ce jour-là, en observant le chien roulé en boule qu’un groupe de théologiens des Kuru et des Pañcāla, marchant et devisant, avait rencontré sur son chemin.
L’on peut sans aucun doute connaître le monde — et y agir — se bornant à observer les échanges entre les hommes et les trente-trois dieux. Mais, si l’on prend en considération aussi ce qui est exclu de ces échanges, parce que c’est leur fond, le reste qui n’appartient pas aux figures particulières, alors tout change, de même que cela changerait si au lieu de traiter avec des figures particulières l’on traitait avec le fond sur lequel elles se dessinent au fur et à mesure. Mais l’on pourra mieux comprendre quelles sont les implications du reste quand il sera question de la Sāhasrī (qui signifie « celle qui fait en sorte que l’honoraire rituel soit de mille [vaches] »). C’est une vache tachetée, de trois couleurs. Ou, sinon, rousse qui n’a jamais été approchée par un taureau. Cette vache est Vāc, Parole, et elle apparaît en compagnie de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres vaches. En tout, elles doivent être mille — et pas une de plus —, car « avec mille elle obtient tous les objets de son désir575 ». Trois cent trente-trois chaque jour. La Sāhasrī les conduit, avançant en tête des troupeaux, pendant trois jours. Ou alors elle les suit la dernière. Ces vaches sont aussi les hymnes du Ṛgveda (par ailleurs, à peine plus nombreux : ils sont mille vingt-huit). La Sāhasrī, la puissance suprême de la parole, est la millième vache : encore une fois le reste, le résidu.
Et alors a lieu le geste inouï. Ils ne la sacrifient pas, ils ne la remettent pas aux prêtres comme honoraire rituel mais ils « la libèrent576 ». À cet instant, tout l’édifice sacrificiel est mis en danger. Comment un animal domestique, destiné à être sacrifié ou offert comme honoraire rituel aux prêtres, peut-il être libéré — recommencer à errer comme un animal dans la forêt ? Si cela a lieu, c’est une ordalie. Qui servira à signaler, sans intervention humaine, quel sera le sort du sacrifiant, selon la direction choisie par la vache libérée : « Si, n’étant pas poussée par qui que ce soit, elle va vers l’est, qu’il sache que ce sacrifiant a eu du succès, qu’il a gagné le monde heureux. Si elle va vers le nord, qu’il sache que le sacrifiant deviendra plus glorieux dans ce monde. Si elle va vers l’ouest, qu’il sache qu’il sera riche en serviteurs, en récoltes. Si elle va vers le sud, qu’il sache que le sacrifiant abandonnera bientôt ce monde. Ce sont là les expédients pour discerner577. » C’est ce qui arriva à la mule de saint Ignace, qu’Ignace, encore profane et guerrier, laissa choisir entre deux chemins. L’un signifiait avec certitude le crime ; l’autre signifierait, à la fin, la sainteté. Si la Sāhasrī se dirige vers le sud, le sacrifiant comprend que sa mort est proche. L’immense effort du sacrifice n’a servi à rien. Et ainsi de même les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf vaches données comme honoraire aux prêtres. Et tout cela parce que cette une, cette unique vache est allée en direction du sud. « Ce sont là les expédients pour discerner. »
On avait beau réfléchir à son propos, Prajāpati continuait à apparaître comme unique. Même lorsque l’on comptait les dieux : « Il y a huit Vasu, onze Rudra, douze Āditya ; et ces deux-là, Ciel et Terre, sont le trente-deuxième et le trente-troisième. Et il y a trente-trois dieux et Prajāpati est le trente-quatrième578. » La nature surnuméraire de Prajāpati était son caractère incontournable. Prajāpati était toujours en plus — et c’est là que les ritualistes firent le lien entre le surplus et le reste. Ils virent qu’ils étaient une seule et même question. Et la question était Prajāpati lui-même. Prajāpati est ce qui reste. Prajāpati est le superflu d’où est né le nécessaire.
Surplus et reste sont omniprésents. Tout d’abord dans le temps. Le jour apical de l’année est le viṣuvat — et ce jour-là est en excès. Sans ce jour-là, l’année se diviserait en deux parties égales, où tout rite pourrait avoir une contrepartie spéculaire. Mais le viṣuvat met en danger cette symétrie parfaite. La question qui se pose : « “Le viṣuvat appartient-il aux mois qui précèdent ou aux mois qui suivent ?” Il doit répondre : “Aussi bien à ceux qui précèdent qu’à ceux qui suivent.” » Pourquoi ? « Parce que le viṣuvat est le torse de l’année et les mois sont ses membres579. » Et un corps ne peut se passer de son torse. Ou encore : l’année est un grand aigle. Les six premiers mois sont une aile, et les six autres l’autre aile. Et le viṣuvat est le corps de l’oiseau. C’est pourquoi ce jour qui est le viṣuvat, qui est donc en excès, est indispensable : seul cet intervalle peut faire tenir ensemble le temps, peut permettre qu’il se déploie en deux ailes parfaitement symétriques, seul le jour en plus permet à l’année d’être une totalité, où les rites se disposent chacun en correspondance avec leur contrepartie, dans la première et dans la seconde moitié. Seulement ainsi on peut parvenir, avec la dernière cérémonie (les marches que l’on monte en émergeant de l’océan du rite), au « monde du ciel, au lieu de la paix, à l’abondance »580.
Dès qu’il est parvenu à la fin de cette démonstration capitale, parce que l’articulation de toute la liturgie dépend d’elle, le ritualiste se permet un aparté méditatif, au ton grave, presque une confession de celui qui a passé toute sa vie à traiter, avec précaution, avec ténacité, cette matière : « Ce sont vraiment là les forêts et les gorges du sacrifice, et il faut des centaines et des centaines de jours pour les parcourir avec les chars ; et si certains s’y aventurent sans savoir, alors la faim ou la soif, les pillards et les méchants démons les assaillent, tout comme les méchants démons assailleraient les sots qui errent dans une forêt sauvage ; mais ceux qui savent passent d’une tâche à l’autre, comme d’un fleuve à l’autre et d’un lieu sûr à l’autre, et ils parviennent à la béatitude, au monde du ciel581. » Puis, tout à coup, comme s’il s’était laissé aller pendant un moment à contempler sa vie et tout le passé qu’il connaît, et que cela fût déjà une atteinte à la règle, le ritualiste recommence patiemment à traiter un détail technique de la liturgie, à préparer des réponses pour les ignorants et les esprits spécieux qui demandent toujours raison de ceci et de cela.
« Celui-là est plein, celui-ci est plein. / Le plein jaillit du plein. / Même après que le plein a été puisé dans le plein, / ce plein reste plein582. »
C’est la « stance de la plénitude583 », que l’on rencontre au début du pénultième adhyāya de la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad. Paul Mus lui a consacré un commentaire magistral. Mais, comme l’annoncent les mots eux-mêmes, l’objet dont on parle est inépuisable. Et il pourrait être situé au centre du centre de la pensée védique — même si « pensée » peut sembler, dans ce cas, un terme réducteur. La meilleure approche du « plein », pūrṇa, dont on parle ici est offerte par un passage du Śatapatha Brāhmaṇa, où l’on lit : « Les dieux ont certainement un Soi joyeux ; cette connaissance, la vraie, n’appartient qu’aux dieux — et de fait celui qui sait cela n’est pas un homme mais un des dieux584. » La véritable différence entre dieux et humains ne réside pas exclusivement dans l’immortalité que les dieux ont péniblement conquise — et dont ils sont jaloux. Elle réside en une espèce singulière de connaissance, qui coïncide avec la joie jaillissant du fond du Soi. La connaissance ultime n’est pas impassible ni immobile, mais ressemble au débordement perpétuel de la plénitude dans le monde. C’est vers cette image que converge le culte védique de la connaissance.
« Quand le monde là-bas déborde, tous les dieux et tous les êtres y ont leur subsistance, et vraiment le monde là-bas déborde pour celui qui sait cela585. » Tout est possible — même l’existence des dieux — seulement parce que « le monde là-bas » surabonde. Son débordement dans l’autre monde, qui est le nôtre, offre ce surplus sans lequel la vie ne serait pas.