Le saṃnyāsin, le « renonçant », sous les traits duquel Louis Dumont eut la clairvoyance de reconnaître l’archétype du sujet au sens occidental, est une figure qui n’apparaît pas dans la strate la plus ancienne des textes védiques. Le système, alors, est compact et ne laisse pas d’ouvertures. Une fois entré, à la naissance, dans le processus des échanges cosmiques, on n’en sort pas. Mais une fois parvenu aux Upaniṣad, qui radicalisent la pensée des ritualistes, se dessine le saṃnyāsin : le premier transfuge, non parce qu’il refuse le système compliqué des échanges qui se fondent sur le rituel, mais parce qu’il prétend l’absorber en lui-même, dans son espace mental inaccessible. Ainsi, l’agnihotra devient le prāṇāgnihotra, le premier cas d’intériorisation intégrale d’un événement, cérémonie invisible qui se déroule dans le « souffle », prāṇa, d’un individu singulier. Il n’y a plus de feu, il n’y a plus le lait que l’on y verse, on n’entend plus les paroles des textes. Mais tout cela reste présent : dans le silence, dans l’exercice de l’esprit. C’est ainsi que se dessine l’apparition de l’homme intérieur dans l’histoire. C’est l’« homme-hors-du-monde586 », qui a coupé les liens avec la société — et qui en même temps se révélera par la suite d’une énorme efficacité dans l’action sur la société. Dumont reconnut en lui la première figure de l’intellectuel, jusqu’à ses manifestations les plus récentes, maladroites ou funestes.
Le saṃnyāsin peut à bon droit se déclarer un homme intérieur parce que c’est celui qui le premier a intériorisé les feux sacrificiels. Grâce à une élaboration subtile de correspondances, les éléments qui constituaient la liturgie du sacrifice védique sont transposés dans le corps et dans l’esprit du saṃnyāsin, lequel devient ainsi l’unique être qui n’a pas besoin de nourrir des feux, parce qu’il les abrite en lui-même. Avec l’avènement du renonçant, la violence sacrificielle ne laisse plus de traces visibles. Tout est absorbé dans cet être solitaire, émacié, errant, qui deviendra à la fin l’image même de l’Inde. Ce n’est pas l’homme du village et de la maison. Mais c’est l’homme de la forêt, en tant que lieu de la doctrine secrète, lieu soustrait aux contraintes sociales.
Dans le Ṛgveda, on ne fait pas allusion aux saṃnyāsin. On ne peut même pas dire qu’ils dominent la scène dans les Brāhmaṇa, sillonnés au contraire par des figures de brahmanes puissants et redoutables comme Yājñavalkya, guerriers valeureux accoutumés aux disputes risquées sur le brahman, conseillers et rivaux de rois. Mais, une fois encore, c’est précisément dans la littérature liturgique — en particulier dans les Sūtra — qu’il faut chercher la réponse à une question essentielle, qui reste généralement non formulée : comment naît le saṃnyāsin ?
La réponse sera déconcertante, si l’on pense à l’image de cet être qui nous est parvenue, bienveillante, étrangère à toute violence : le saṃnyāsin a son origine dans le puruṣamedha, le sacrifice humain. Parvenus à ce point, quasiment tous les savants ont déclaré prudemment qu’il devait s’agir d’une cérémonie décrite dans les Brāhmaṇa et dans les Sūtra uniquement pour l’exhaustivité, en ce qu’elle correspondait à l’architecture formelle des sacrifices, jamais pratiquée cependant — ou alors pratiquée en des temps reculés, puis abandonnée. Tout cela est possible, mais on ne peut pas le confirmer ou le démentir avec certitude. Il ne reste qu’une série de textes. Et ces textes parlent du puruṣamedha à la manière des différents autres genres de sacrifices. Mais même cela n’est pas une preuve que certains faits avaient lieu. Et il est plausible de douter du puruṣamedha comme on peut le faire d’autres rites, si l’on garde à l’esprit leur durée extrêmement longue et leur complication. En tout cas il est sage, ici comme toujours, de suivre les textes. Dans sa rude concision, c’est le Kātyāyana Śrauta Sūtra qui met en évidence les liens. Tout d’abord : le puruṣamedha se modèle sur le « sacrifice du cheval », aśvamedha. Ainsi, alors que les prescriptions pour ce dernier s’articulent en deux cent quatorze aphorismes, celles sur le puruṣamedha n’en demandent que dix-huit, comme s’il s’agissait d’une variation secondaire (qui aussitôt après se dédouble à son tour dans le sarvamedha, le « sacrifice du tout »). Mais les différences seront d’autant plus significatives. Pour célébrer un aśvamedha il faut être un roi et avoir le « désir du tout587 » : c’est la plus haute expression de la souveraineté. Pour célébrer un puruṣamedha il suffit d’être un brahmane (ou un kṣatriya) et de « désirer l’excellence588 ». Cela nous conduit déjà vers l’individu singulier, qui est défini seulement par son désir. Autre avertissement quand il est spécifié que le brahmane sacrifiant devra donner, comme honoraire pour le sacrifice, « tous ses avoirs589 ». Qu’adviendra-t-il alors de lui, dépouillé de tous ses biens, après avoir sacrifié un homme ? La réponse arrive avec l’avant-dernier aphorisme : « À la fin de la traidhātavī iṣṭi [un certain genre d’oblation, qu’il faut offrir à la fin du sacrifice], le sacrifiant assume les deux feux à l’intérieur de lui-même, adresse des prières à Sūrya et, en récitant une invocation [qui est précisée], il se dirige vers la forêt sans regarder en arrière, pour ne plus jamais revenir590. » C’est à cet instant que la figure du renonçant se dégage : quand il fait son premier pas vers la forêt, sans regarder en arrière et en sachant qu’il ne reviendra plus jamais. À cet instant le brahmane se détache de sa vie précédente. Il ne devra plus, chaque fois que l’aube et le coucher du soleil arrivent, célébrer l’agnihotra en versant du lait dans le feu, en exécutant une centaine de gestes prescrits, en récitant des formules. Et même, à présent, le renonçant ne devra plus prendre soin des feux sacrificiels ni les nourrir parce qu’il les gardera à l’intérieur de lui-même. Il ne devra pas non plus obéir aux autres innombrables obligations que sa vie de brahmane comporte. Il ne mangera plus à présent que des baies et des racines lorsqu’il en trouvera dans la forêt. Sa vie ne marquera que d’une trace minime le cours de la nature. Mais quelle est la condition première de tout cela ? Avoir célébré un puruṣamedha, avoir voulu qu’un homme fût tué au cours d’un sacrifice envisagé pour affirmer son « excellence » en tant que sacrifiant. Nous ne saurons jamais si cela a été appliqué, ne serait-ce qu’une fois. Cela n’est peut-être resté que comme prescription nécessaire pour compléter formellement la doctrine liturgique. Mais la signification ressort encore du texte. Et c’est le paradoxe suprême de la « non-violence », ahiṃsā.
Dans le puruṣamedha les victimes sont choisies dans toutes les classes sociales, sans exclusion : il y aura un brahmane, un guerrier, un paysan — et enfin un śūdra.
Aussitôt après, le brahmane, qui se tient assis sur la droite par rapport à ses victimes liées au poteau du sacrifice, récite l’hymne du Puruṣa (Ṛgveda, 10, 90). Plus que tout autre, ce détail peut expliquer pourquoi le nom Puruṣa — et non Prajāpati — apparaît dans l’hymne : parce que puruṣa est le terme qui désigne l’homme en tant que victime sacrificielle, lié au poteau exactement comme le fut le Puruṣa primordial. Avec une délicatesse cruelle, c’est à cela que l’hymne fait allusion. Après quoi, on dit que les officiants « étaient passés avec les tisons allumés autour des victimes, mais celles-ci n’avaient pas encore été immolées »591.
Et c’est alors qu’a lieu le prodige, qui correspond à la voix de l’ange de Iahvé qui arrête la main d’Abraham déjà levée sur Isaac : « Alors une voix lui dit : “Puruṣa, n’achève pas ces victimes humaines (puruṣapaśūn) : si tu les achevais, l’homme mangerait l’homme.” Par conséquent, dès que l’on avait fait tourner le tison autour d’elles, il les libérait et il offrait des libations à ces mêmes divinités [auxquelles il avait déjà dédié les victimes humaines] et avec cela il gratifiait ces divinités, lesquelles, ainsi gratifiées, le gratifiaient lui-même, avec tous les objets du désir592. »
Aucun Kierkegaard ni aucun Kafka ne s’est penché sur ce passage tout aussi ardu que l’histoire d’Abraham et Isaac pour le commenter. Cette fois ce n’est pas un individu singulier, ce n’est pas le fils du sacrifiant, mais ce sont quatre hommes choisis dans les différentes classes de la société qui attendent d’être tués. Ils ont été attachés à un poteau, près de nombreux animaux, attachés à d’autres poteaux, eux aussi dans l’attente d’être immolés. Ils ont vu un officiant s’approcher d’eux et tourner autour du poteau avec un tison à la main. C’est le moment le plus terrible : l’annonce de l’immolation. À partir de ce moment-là, les victimes peuvent se considérer comme déjà mortes : étranglées ou étouffées. Et alors — « une voix » arrive. Mais comment s’adresse-t-elle au sacrifiant ? Elle l’appelle « Puruṣa593 » et lui demande d’épargner les puruṣa, les hommes qui vont être immolés. Et Puruṣa, l’être primordial, que les dieux avaient dépecé, venait juste d’être évoqué dans la récitation de l’hymne 10, 90. Le sacrifiant, donc, alors qu’il se préparait à immoler ces quatre hommes, était lui-même le Puruṣa que les dieux avaient immolé. C’est pour cela que la voix s’adresse à lui en l’appelant Puruṣa — et non par son nom.
Mais le ritualiste ne se permet pas un seul mot de commentaire sur ce point. Inflexible, il avance dans la description des actes cérémoniaux suivants. Ce pourrait être un rite comme tant d’autres. Peut-être ne se rend-il pas compte de la gravité de ce qu’il vient de raconter ? Avec les auteurs des Brāhmaṇa c’est toujours une erreur de le penser.
La description de ce qui arrive après la cérémonie nous le confirme : « Après avoir assumé les deux feux à l’intérieur de lui et après avoir célébré le soleil en récitant la litanie Uttara Nārāyaṇa, qu’il [le sacrifiant] aille vers la forêt sans regarder derrière lui ; et cet endroit est en effet loin des hommes594. » Si cette description est — comme il le semble — l’amorce du passage à la condition du vānaprastha, de celui qui se retire dans la forêt, stade qui précède la condition du renonçant, cela signifie que le premier renoncement est le renoncement à sacrifier un autre homme. Une fois cet acte accompli, l’on peut — et même, d’une certaine façon, l’on doit — sortir de la société, « sans regarder derrière soi ». Si l’on n’arrive pas à le faire, le ritualiste donne aussitôt des conseils de comportement pour celui qui veut continuer à vivre dans le village. Mais pour lui aussi il y a eu césure, ligne de partage suggérée, avec la brièveté coutumière, aussitôt après : « Mais en fait, ce sacrifice ne doit pas être dispensé à tous, de crainte que l’on ne finisse par dispenser tout à tous, parce que le puruṣamedha est tout ; mais il faut le dispenser seulement à celui que l’on connaît et qui connaît les textes révélés et qui nous est cher, mais non à tous595. »
La figure du renonçant montre le chemin par lequel une minutieuse pratique cérémoniale pouvait devenir imperceptible, en se transformant en acte de la connaissance. Ainsi le saṃnyāsin ne s’occupait plus des feux et il se retirait à l’extérieur de la communauté, dans la forêt. Tout en restant, cependant, un sacrifiant, en exaltant même ce caractère qui était le sien.
À quelques millénaires de distance, à qui peut se rattacher sa figure ? À tous ceux qui agissent poussés par un élan puissant — souvent ils n’aiment pas l’appeler devoir, mais c’est certainement quelque chose qu’ils sentent devoir à quelqu’un, qui est par ailleurs un inconnu — et qui concentrent leurs énergies dans une composition qui, à son tour, est offerte à un inconnu. Ce sont les artistes, ce sont ceux qui étudient — et dans la pratique de leur art, de leur étude trouvent l’origine et la fin de ce qu’ils font. Tel Flaubert, qui gueule dans la solitude de sa chambre à Croisset. Sans se demander pour quelle raison et dans quel but. Mais absorbé dans l’élaboration d’une ardeur — le tapas — en une forme.
« Mobiles sont les eaux, mobile le soleil, mobile la lune et mobiles les étoiles ; et, comme si ces divinités ne bougeaient pas et n’agissaient pas, c’est ainsi que sera le brahmane le jour où il n’étudie pas596. » L’étude est ce qui conserve en mouvement, qui permet de s’accorder à l’œuvre incessante des divinités dans le ciel et sur la terre. C’est la définition la moins imprécise du vivant, de ce qui viole l’inertie. L’étude peut aussi se réduire à son noyau minimal : réciter un vers du Ṛgveda ou une formule rituelle. Mais cela suffit pour que le fil du vœu ne se casse pas, pour que « la continuité du vœu (vrata) soit assurée 597».
Il y a une discrimination très subtile entre renoncement et détachement. Accepter la vie du renonçant signifie suivre un āśrama, un stade aussi vital que les trois qui l’ont précédé. Et chaque stade comporte ses fautes et ses contraintes. Le « détachement », tyāga, est une autre chose — et c’est un geste de l’esprit qui peut appartenir à tous les stades de la vie. Simone Weil est sur ce point d’une absolue clarté : « Tyāga (détachement) et saṃnyāsa (renoncement) : souvent synonymes en sanskrit, mais non dans la Gītā : là “renoncement” est la forme inférieure qui consiste à aller se faire ermite, s’asseoir au pied d’un arbre et ne plus bouger. “Détachement”, c’est user de ce monde comme n’en usant pas598. »