Le sacrifice est un voyage — relié à une destruction. Voyage d’un lieu visible à un lieu invisible, avec retour. Le point de départ peut être n’importe où. Et aussi le point d’arrivée, à condition qu’il soit habité par le divin. Ce qui est détruit, c’est l’énergie qui fait avancer le voyage : un être animé ou inanimé. Mais toujours considéré comme un être vivant — animal ou plante ou même un liquide qui est versé ou une substance comestible ou un objet (une bague ou une pierre précieuse ou même quelque chose qui n’est pas précieux, sauf pour le sacrifiant).

Ce fut là, en très peu de mots, la doctrine des ritualistes védiques, exposée dans les Brāhmaṇa en des milliers et des milliers de mots. Et il ne s’agissait pas seulement de la manière indienne de pratiquer le sacrifice, à confronter avec une foule d’autres. Comme l’acte sexuel, le sacrifice peut être pratiqué des façons les plus diverses, mais il obéit à un diagramme qui est immuable.

Les hommes changent continuellement. La physiologie reste. Si l’on veut accomplir une certaine séquence enchaînée de gestes, certaines modalités seront constantes. Le sacrifice n’est pas comme l’acte de courir ou de respirer ou de dormir. Mais c’est une séquence d’actes que l’on peut assimiler à ceux-là. Peu importe que les motivations soient compliquées et disparates. En tout cas elles devront se placer dans certains sillons préexistants.

Les ritualistes védiques composèrent leur traité entre le Xe et le VIe siècle av. J.-C. Jamais ailleurs la théorie du sacrifice ne fut élaborée, variée, exposée avec tant de clarté. Toutes les autres pratiques et les autres descriptions, en Polynésie ou en Afrique, en Grèce ou en Palestine, sont des cas particuliers de ce que l’on rencontre dans les méandres des Brāhmaṇa.

Un jour, dans le Paris de la fin du XIXe siècle, un indianiste — Sylvain Lévi — se proposa de décrire avec la plus grande précision la suite de gestes et de pensées qui innervent le sacrifice selon les Brāhmaṇa. Sylvain Lévi s’abstint — sauf quelques légers écarts — d’exposer quelle était sa pensée sur cette doctrine. Il était convaincu que l’ethos du savant l’obligeait à un seul devoir : l’exactitude.

Aussitôt après, deux de ses élèves, Hubert et Mauss, esquissèrent une théorie du sacrifice — donc de tous les sacrifices, à chaque époque et en tout lieu —, en posant au préalable qu’ils suivraient les lignes tracées dans les Brāhmaṇa et dans le Pentateuque (et de fait ils se réfèrent presque exclusivement aux Brāhmaṇa). Cette déclaration se présentait comme un avertissement méthodologique que les auteurs voulaient énoncer à l’orée de leur travail. Mais elle était bien davantage. Presque cent ans plus tard, Valerio Valeri observera que « peut-être plus que toute autre étude sur le sacrifice, celle d’Hubert et Mauss reflète une perspective sacerdotale traditionnelle650 ». Observation non seulement vraie, mais qu’il fallait prendre à la lettre. Comme déjà Sylvain Lévi — et cette fois-ci en élargissant l’investigation à toute l’histoire —, Mauss parlait comme un ritualiste védique déguisé en jeune sociologue de l’école de Durkheim. Et les raisonnements cadraient, même s’ils étaient exposés dans les formes de l’actualité scientifique occidentale dans les années du positivisme. Grâce à cet artifice, les ritualistes védiques pouvaient se présenter sous un nouveau visage, sans rien abandonner de leur doctrine. C’était le signe que cette doctrine avait une vitalité immense, et qu’elle était capable d’accueillir n’importe quelle autre forme de ce que les anthropologues appelaient « sacrifice », mais pour les ritualistes védiques c’était l’agir même (en latin on aurait dit operari, d’où l’allemand Opfer, « sacrifice »).

 

Il suffit d’accepter une métaphore parmi les plus courantes — « la vie est un don » —, et l’on est déjà pris à l’intérieur de la toile d’araignée implicite dans l’acte du don. Jusqu’au moment où l’on découvre que, là où se produit un échange entre deux sujets, visible et invisible, don et sacrifice se superposent, s’amalgament : « Agnaye idaṃ na mama », « Cela est pour Agni, ce n’est pas à moi ». La formule du tyāga, de la « cession » — à savoir l’abandon de l’offrande à un invisible —, soude une fois pour toutes, à partir du plus simple des rituels, le don au sacrifice. Staal commente : « Le tyāga est considéré, de plus en plus, comme l’essence du rituel. Le terme aura une grande destinée dans le développement de l’hindouisme. Dans la Bhagavad Gītā le tyāga désigne le fait de renoncer aux fruits des actes, il est recommandé comme le but principal de la vie humaine651. » Mais quelles en sont les conséquences ? Soit le monde qui se définit moderne renonce à certaines métaphores (et il en serait réduit à une sorte de mutisme à l’égard des images) —, soit il doit accepter de traîner derrière lui, en même temps que les métaphores, le réseau ingouvernable de toutes leurs connexions, qui nous plongent très loin dans le temps, jusqu’à un certain état des choses dont il ne nous reste que ces métaphores, comme si elles avaient le pouvoir de couvrir la totalité de l’existence.

Le sacrifice est un don qui doit être détruit. S’il restait intact, ce serait quelque chose d’impie. Seule la destruction garantit la justesse de la cérémonie. Seule la destruction permet de ne pas être détruit : « Le sacrifiant se pose en débiteur vis-à-vis de Yama étalant des herbes sur l’autel ; s’il devait s’en aller sans les avoir brûlées, elles l’étrangleraient et l’entraîneraient dans l’autre monde652. »

 

À l’origine de la vision sacrificielle il y a la reconnaissance d’une dette contractée à l’égard de l’inconnu et d’un don qui doit être fait à l’inconnu. Aucune épistémologie ne peut entamer cette vision. Le concept passe à côté d’elle, sans l’atteindre. Que peut-on objecter à quelqu’un qui se sent en dette envers l’inconnu et qui veut en même temps lui offrir un don ? Tout au plus, qu’il s’agit d’un comportement insensé. Mais un sentiment ne se laisse pas réfuter. Et, avant de devenir une liturgie et une métaphysique, la vision sacrificielle fut un sentiment — une réaction chimique qui peut se développer chez quiconque est exposé à l’existence. Ce sentiment se trouve au fond de tout — et jette sur tout son ombre. Il ne peut être dissous par des arguments que s’il est fragile. Il pourrait facilement se soustraire à ces arguments, comme l’animal qui disparaît dans l’enchevêtrement de la forêt dès que le chasseur s’approche.

Un sentiment ne peut être supplanté que par un sentiment antagoniste. Il est inutile de lui opposer des considérations raisonnables. Bien plus efficace est la tirade de ce grand excentrique, John Cowper Powys : « Face aux forces qui nous ont convoqués de l’abîme nous avons parfaitement le droit, nous, hommes et femmes, de nous montrer hostiles, vindicatifs, d’être blasphémateurs, cyniques. Consacrer à ces forces un culte empreint de tendre sollicitude est ridicule. Nous prosterner devant elles dans une terreur panique est humiliant et dégradant. Chercher à se concilier leurs bonnes grâces, à les mettre “de notre côté” est plutôt naturel : mais quant à savoir si cela peut avoir quelque poids, c’est une tout autre question !

« Nous, nous ne leur devons rien. Nous n’avons pas demandé à naître. Nous ne leur devons rien, pas plus qu’à la pluie lorsqu’elle nous mouille ou au soleil lorsqu’il nous sèche.

« Si nous devons inventer des sortilèges pour “les mettre de notre côté”, ce n’est pas une raison pour les aimer, ni encore moins pour les admirer ! Nous faisons jeu égal. Ils poursuivent leurs buts. Nous, les nôtres653. »

 

Tout sentiment de gratitude comporte une dette. Si en quelque moment — comme une sensation sous-jacente à toute autre — le simple fait d’être vivant suscite un sentiment de gratitude, cela suffit à établir un rapport avec une partie adverse innommée à laquelle ce sentiment s’adresse. Et à définir le contour d’une obligation, qui pourra se manifester des façons les plus diverses. L’une de celles-ci est le sacrifice.

Dans le sacrifice dette et désir se rejoignent. Des puissances opposées, qui invitent l’une à donner, l’autre à prendre. En s’affrontant, elles produisent de la destruction. Plus précisément : la destruction d’un être vivant, ne serait-ce qu’une plante. Cette destruction est l’élément indéracinable du sacrifice. En acceptant la destruction, le désir se sauve de lui-même, dans le détachement.

 

Le sacrifice est un jeu où les choses ne sont jamais tout à fait ce qu’elles sont. Le sacrifiant est la victime, mais il ne l’est jamais tout à fait. Comme l’écrivit Charles Malamoud : « Le sacrifiant cherche simultanément à marquer qu’il est la victime et qu’il est autre que la victime654. » Quand la victime est démembrée, Agni est appelé à la bénir et à bénir en même temps le sacrifiant. Mais le ritualiste avertit aussitôt : « “En joignant les bénédictions, mais non les corps.” Par cela il veut dire : “Joignez les bénédictions mais non les corps” ; car, s’il devait joindre les corps, Agni brûlerait le sacrifiant655. » Ainsi le sacrifiant mourrait, alors que le sacrifice doit exalter et accroître sa vie. Mais le jeu est d’autant plus parfait qu’il parvient à effleurer cette superposition au plus près. Plus le risque est élevé, plus l’œuvre est juste.

Ce jeu par lequel chaque élément, chaque entité qui a un nom est, et en même temps n’est pas, une autre entité, à laquelle elle est liée par une parenté, par un lien, par une liaison, ce jeu est celui de la pensée dans le Veda. Chacun de ses passages, chacun des gestes qui y sont décrits, chaque formule en est une application. Mais comment tout cela peut-il se traduire dans le lexique élaboré en Occident ? Existe-t-il une parole qui ait quelque ressemblance avec ce jeu et qui puisse éviter de le désigner avec des périphrases maladroites ? Cette parole existe — et elle est unique : l’analogie.

 

En plus d’être une liturgie, en plus d’être une métaphysique, le sacrifice est un personnage. « Le sacrifice […] n’est pas seulement un ensemble d’actes, c’est aussi une structure, un organisme656. » De temps à autre il apparaît comme une antilope qui fuit, de temps à autre nous entendons seulement sa voix : « Le sacrifice dit : “J’ai peur de la nudité.” “Qu’est-ce pour toi, ne pas être nu ?” “Qu’ils répandent de l’herbe sacrificielle autour de moi.”657 » On se demande pourquoi le sacrifice a peur de la nudité, mais nous sentons aussitôt qu’il a raison : dans la nudité il y a quelque chose d’effrayant, d’autant plus si c’est le sacrifice lui-même qui est nu, c’est-à-dire quelque chose qui d’une certaine façon ne peut qu’être nu, puisqu’il s’accomplit à découvert. L’herbe sacrificielle, que le sacrifice invoque ici, étouffe le choc de la vérité, de son aspérité intolérable. Mais en même temps, le sacrifice a « peur de la soif658 » : il a donc peur de s’assécher jusqu’à l’inertie qui l’empêcherait d’agir.

 

Le sacrifice est l’alternance de deux gestes : disperser et recueillir. Les dieux sucèrent l’essence du sacrifice, qui pour eux était douce comme le miel. Puis ils en dispersèrent les coquilles avec un poteau. Ils ne voulaient pas que les hommes les rejoignent. Heureux de la « victoire » qu’ils avaient obtenue au moyen du sacrifice, ils pensèrent : « Que notre monde puisse être inaccessible aux hommes659 ? » Les ṛṣi apparurent alors, sempiternelle partie adverse, et ils recueillirent les disiecta membra du sacrifice. Ce « recueillir », sambhṛ-, signifie aussi « préparer », prédisposer les objets — les cuillères, l’épée de bois, les peaux d’antilope et d’autres — qui sont les « instruments », sambhārāḥ, du sacrifice. Cet acte de recueillir, dans la désolation, les coquilles sucées du sacrifice, auquel les ṛṣi se consacrèrent, c’est comme affiner les instruments de leur métier, un exercice métrique, une suite de gammes au piano. Que le sacrifice soit une alternance, une combinaison, une superposition de deux gestes — disperser et recueillir — explique aussi pourquoi on ne peut que le concevoir immédiatement comme une respiration, systole et diastole, un solve et coagula alchimique.

 

Même après avoir conquis le ciel grâce au sacrifice, les dieux continuèrent à le célébrer. Cela peut amener à penser que le sacrifice est le modèle de tout acte qui a son but en lui-même, comme on le dira un jour de l’art. Toute forme d’opus serait alors une descendance oblique de l’œuvre sacrificielle. Laquelle — exactement comme dans l’alchimie — ne peut se hasarder à devenir efficace que si elle dépasse un certain seuil de complexité. Tel fut l’enseignement de Prajāpati quand il dit aux hommes : Vous ne serez en mesure d’édifier l’autel du feu qu’en empilant d’une certaine façon un certain nombre de briques. La forme juste fut donc une grâce, révélée par cet être que les dieux essayaient de recomposer. Prajāpati se comporta avec les dieux comme un maître d’atelier avec ses apprentis. Ici, vous en mettez trop, ici trop peu. Comme ça, vous n’y arriverez jamais. Même si les liturgistes védiques — et Prajāpati avant eux — ne parlaient jamais d’art, il n’était pas question d’autre chose. Quand, à l’autre bout de l’histoire, dans des lieux et des temps éloignés de toute liturgie l’on commença à parler en termes d’absolu à propos d’art, ce fut encore la mémoire de Prajāpati qui se réveilla — et d’une façon qui était dans sa nature, comme si elle était enveloppée dans un nuage informe, nourrie par ce que Léon Bloy appela l’« inconscience prophétique ». Il parlait alors, presque le premier, de Lautréamont et il écrivit : « Le signe incontestable du grand poète, c’est l’inconscience prophétique, la troublante faculté de proférer par-dessus les hommes et le temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela, c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes660. »

 

L’un des paradoxes les plus lancinants auxquels les ritualistes védiques durent se mesurer fut le suivant : « Ceux qui présentaient des oblations dans les temps anciens touchaient l’autel et les oblations au moment même où ils sacrifiaient. Ainsi devinrent-ils plus coupables661. » Alors que ceux qui refusaient de sacrifier n’accroissaient pas leur poids de fautes. Cela était intolérable. Aussi « l’incrédulité s’empara-t-elle des hommes : “Ceux qui sacrifient deviennent plus coupables et ceux qui ne sacrifient pas deviennent plus prospères” »662.

Une très grave crise s’ensuivit : « Alors, la nourriture sacrificielle venant du monde n’arriva plus aux dieux663. » La vie elle-même risquait de s’éteindre. Ce fut le prêtre des dieux, Bṛhaspati, qui aida à sortir de l’impasse : il suggéra d’étaler sur l’autel une couche d’herbes darbha. Ainsi, « grâce à l’herbe sacrificielle, l’autel est pacifié664 ». La vie alors reprit, mais l’épisode se grava dans la mémoire comme l’un des moments où culminaient le danger et l’incertitude. Dans cet épisode se cachait une hantise toujours présente et que rien — même pas l’herbe darbha — ne réussirait à apaiser. La prémisse était la suivante : la substance du sacrifice — l’oblation et l’autel — est imprégnée de faute et contagieuse. Le sacrifice est avant tout le lieu où habite le mal — et qui peut contaminer celui qui entre en contact avec lui. Le brahmane, tel qu’on peut l’entrevoir à partir de ce passage, est celui qui possède tant de force qu’il est capable d’assumer le mal, transmis par contact. Un brahmane est celui qui plus que tout autre accepte de subir une exposition téméraire du corps au mal. Mais, dans le cours du temps, le brahmane allait devenir le contraire : celui qui observe le plus strictement de tous les prescriptions qui empêchent le contact avec l’impureté. En poursuivant sur cette voie, celui qui évitait de s’exposer au mal, celui donc qui évitait de sacrifier pouvait devenir le modèle du bien : l’être le plus indigne, peureux, banal. Ainsi l’incrédulité se fraya un chemin : à travers la pureté. Mais alors la circulation entre les dieux et les hommes était interrompue : c’était l’exemple d’une impasse d’où la liturgie devait enseigner à sortir. Comment ? Selon la suggestion de Bṛhaspati, en recommençant à sacrifier, mais en étalant une couche d’herbes sur l’autel, comme un coussin qui barre le contact immédiat avec la faute. C’est l’une des nombreuses, sublimes demi-mesures par lesquelles la liturgie enseigna comment faire et en même temps ne pas faire quelque chose. Si l’on n’acceptait pas cette échappatoire à travers le geste, il ne restait plus que l’impossibilité logique, qui paralyse et empêche de penser plus loin. Toute l’Inde védique fut une tentative de penser plus loin.

 

Si personne n’en célèbre plus les rites, si désormais on ne trouve plus d’endroits appropriés pour les célébrer — ou seulement en rase campagne, mais la notion même de « rase campagne » est devenue un archaïsme —, que reste-t-il du sacrifice ? Les ritualistes védiques avaient même pensé à cette éventualité. Et ils répondaient : il reste deux syllabes, svāhā (une invocation comme « salut ! », « hail ! »). « Le svāhā est le sacrifice ; ainsi il rend ici aussitôt tout prêt pour le sacrifice665. » Toutes les différences, les ramifications, les variations nous ramènent, à la fin, à une première bifurcation : si dans la pensée, si dans l’acte il y a une disposition sacrificielle ou non, si l’acte de n’importe quelle offrande à n’importe quel invisible a un sens ou non. Ce qui signale la disposition sacrificielle, avant tout geste, avant toute pensée, ce qui l’enferme en soi comme une cellule sonore est une invocation de deux syllabes : svāhā. La présence ou l’absence de ces deux syllabes manifeste que le geste, la pensée se sont engagés vers l’une ou l’autre des deux directions fondamentales. C’est pourquoi l’on peut dire que « svāhā est le sacrifice666 » : cette vibration minime suffit à annoncer que l’on est entré dans le monde où quelque chose va être offert. Ce qui va être offert, et à qui, est d’une certaine manière secondaire par rapport au geste de cette invocation préliminaire.

Et l’on peut donc dire aussi : « Ce n’est qu’avec l’offrande qu’une brique devient entière et complète667. » À la question : à quoi sert le geste ?, question inévitable face à la profusion des gestes liturgiques, ces paroles pourront fournir une réponse. Un objet — y compris l’objet de la connaissance — ne se réduit pas à ce qui est enfermé dans un périmètre de matière ou dans les limites d’une définition. Pour être complet, cet objet doit contenir aussi le geste de l’offrande — et toute la liturgie est une immense variation sur ce geste.

 

« Le sacrifiant étant le sacrifice, il guérit le sacrifice par l’entremise du sacrifice668. » Cachée dans une séquence d’invocations, nous rencontrons une formule enveloppante, qui dit l’essence de cette action — le sacrifice — qui déclare être tout. Dans ce tourbillon autistique et tautologique, l’on rajoute un seul terme : le verbe « guérir ». Le reste, ce sont des variations grammaticales sur la parole « sacrifice ». Et si « guérir » est l’unique parole qui survit, c’est le signe que tout se passe autour d’une blessure, qui coïncide avec la vie elle-même.

Le sacrifice est une blessure. Qui doit être guérie en infligeant une autre blessure, mais d’une certaine façon. Et, puisqu’une blessure s’ajoute à une blessure, la blessure ne se referme jamais. C’est pourquoi le sacrifice doit être renouvelé continuellement.

 

Le sacrifice est un suicide interrompu, inachevé (Sylvain Lévi, avec sa magistrale concision : « Le seul sacrifice authentique serait le suicide669 »). Mais les ritualistes avaient l’habitude de pousser la pensée jusqu’à sa dernière extrémité. Qu’arriverait-il si, dans ce voyage vers le ciel et de retour du ciel qui est le sacrifice, quelqu’un refusait de revenir ? Ce serait un nouveau rite, le sarvasvāra (les ritualistes étaient aussi d’inexorables taxinomistes). C’est un rite convenant à un vieillard « qui souhaite mourir670 ». On commencera par une série d’actes et de chants qui composent la première partie du sacrifice, celle qui part vers le ciel. Quand elle est complète, le sacrifiant s’étend par terre, la tête recouverte. D’autres chants s’ensuivent. À la fin desquels le sacrifiant devra mourir. Mais s’il ne meurt pas ? Les ritualistes ont aussi pensé à cela : « S’il reste en vie, il devra célébrer la dernière oblation du sacrifice du soma, après quoi il va essayer de mourir de faim671. »

Et il existe un autre cas encore : si quelqu’un, avant d’être parvenu à la vieillesse, voulait accéder au ciel à travers le sacrifice et ne pas revenir sur la terre ? Les ritualistes l’ont déconseillé : « Les gens disent : “Une vie de cent ans conduit au ciel.” C’est pourquoi personne ne devrait céder à son désir et mourir avant d’être parvenu au terme extrême de la vie, car cela ne conduit pas au ciel672. » Et l’on sait pourquoi : les dieux n’aiment pas les intrus.

 

Dans la pensée, il n’y a pas d’évolution mais une concentration occasionnelle, une accumulation, une cristallisation en certains lieux et en certaines périodes. Pour l’ousía, cela eut lieu en Grèce, entre le VIe et le IVe siècle av. J.-C. ; pour le sacrifice, en Inde, entre le Xe et le VIe siècle av. J.-C. ; pour la chasse chez quelques tribus, en différentes parties du monde, on ne sait pas quand. Tous ceux-ci furent les plus tenaces, les plus lucides, les plus acharnés à penser ce qui se cache derrière ces paroles. Puis le temps servit surtout à désapprendre, à obscurcir les connaissances. Qui demeurent cependant, en attendant d’être à nouveau perçues, prolongées, réélaborées, reliées.

Le sacrifice est un système qui peut avoir d’innombrables, d’indomptables variantes. Qui appartiennent toujours au même ensemble. Lequel, plus qu’un système, est une attitude : la disposition sacrificielle. Qui peut être présente (ou non) à chaque moment de la vie de l’individu. Et présente, selon la doctrine des Brāhmaṇa, dans la vie entière, dans sa pulsation perpétuelle.

 

Dans les théories sur le sacrifice on arrive, après des boucles et des méandres, à une dernière bifurcation : si le sacrifice est un expédient de la société pour apaiser certaines de ses tensions ou satisfaire certaines de ses exigences, il faut avouer que c’est une institution féroce, qui prend appui sur une illusion collective se perpétuant de génération en génération ; si c’est au contraire une tentative de la société de se camoufler dans la nature, en assumant certains de ses caractères irréductibles, il faudra le considérer comme une forme de métaphysique mise en acte, célébrée et exposée dans une séquence formalisée de gestes. Dans le premier cas, il s’agira d’une forme sociale qu’il faudra abandonner sans regrets : une société qui pour se maintenir a besoin de choisir des victimes arbitraires, simplement parce qu’elle doit tuer quelqu’un, est une société qu’aucune pensée éclairée (ou des Lumières) ne peut prendre comme modèle. Dans le deuxième cas, ce serait une métaphysique qu’il faudrait réfuter ou accepter. Et une métaphysique expérimentale, fondée non seulement sur certains énoncés, mais sur certains actes.

 

Rudra est l’objection la plus puissante au monde sacrificiel des Veda. Il l’accompagne comme une ombre, il en surveille la désagrégation. À l’Âge Noir, cette œuvre patiente et noble de bâtisseurs sacrificiels ne sera plus réalisable, alors Rudra l’innommé deviendra le toujours nommé Śiva, multiforme déjà dans ses noms, dominateur de tous les cultes. Car seul Śiva, obscur comme était obscur l’archer primordial, l’innommé Rudra, ressemble à l’obscurité du temps. Seul Śiva peut absorber dans son propre tissu le temps, même le temps qui tue sans remède.

Śiva est le seul qui peut réduire en cendres le désir, Kāma, qui tournoie avec son arc de roseau et ses cinq flèches-fleurs. C’était la pensée obsédante : le désir qui provoque l’action, qui produit les fruits. L’un de ces fruits est le monde lui-même, son enchantement. Celui qui peut réduire en cendres le désir est donc le destructeur du monde. Mais cela signifie-t-il que Śiva serait l’ennemi du désir ? Cette opposition est trop simple, trop fruste. Au contraire : Śiva est aussi celui qui plus que tout autre est susceptible de désir, qui l’exaspère continuellement, qui le pousse à la dernière extrémité, qui lui ressemble dans ses veines — au point que parfois on peut penser que Śiva est le désir, que Śiva est Kāma.

Quand Brahmā maudit Kāma, il l’incite à se tourner vers Śiva, parce qu’il sait que seul Śiva peut réduire en cendres Kāma. De même qu’il sait aussi que seul Kāma peut blesser Śiva. En rapprochant Kāma de Śiva, Brahmā sait qu’il pourra ainsi se venger de celui qui l’a soumis (Kāma) et de celui qui l’a raillé (Śiva). Et il espère qu’ils se déchirent sans fin, comme deux frères ennemis.