Noé sortit de l’arche, obéissant à Élohim. Et avec lui tous les autres êtres, l’un après l’autre, d’innombrables couples d’animaux de toutes les espèces. De longues processions, surtout celles des insectes. Il sortit de l’arche autant d’êtres qu’il en était entré, parce que pendant la navigation personne ne s’était accouplé. Il n’était pas admissible de s’accoupler en temps de calamité. Et, pendant les longs mois de la navigation, même la mort était suspendue et n’avait pas frappé, même pas les êtres à la vie éphémère. Noé ignorait quelle était la volonté d’Élohim, maintenant. Sa dernière manifestation avait été un désastre qui avait effacé la terre. Et à présent, sa voix l’invitait à poser le pied à nouveau sur la terre, à peine émergée. Mais si Noé avait fait quelque erreur, dès le premier pas ? S’il avait encouru la colère d’Élohim, comme cela était arrivé à tous les autres hommes de sa génération ? Noé décida alors de faire quelque chose qui n’avait jamais été fait. Il dressa un autel. Rien de plus qu’une pierre équarrie. Mais jusque-là, personne n’avait pensé à la dresser. Puis Noé fit un choix « de toutes les bêtes pures et de tous les oiseaux purs673 » et les tua, l’un après l’autre, près de l’autel. Puis il disposa les différents morceaux de chair sur l’autel pour qu’ils brûlent entièrement. C’est ce qu’il faut supposer, puisque le chroniqueur dit : « Il fit monter des holocaustes sur l’autel674. »

Ce fut un massacre systématique, étrange, de divers animaux. Et leurs corps furent rassemblés sur une même pierre. Iahvé apprécia. L’odeur de ces chairs brûlées, horrible pour les hommes, fut agréable pour ses narines. Lorsque Utnapištim accomplit les mêmes gestes que Noé en Mésopotamie, après le déluge, « les dieux comme des mouches se rassemblèrent autour de l’officiant675 ». Iahvé au contraire ne bougea pas, mais il commença à penser en lui-même. Il décida qu’il n’allait plus « maudire le sol à cause de l’homme676 ». Son jugement sur l’homme avait-il donc changé ? Non, alors — comme déjà avant le déluge — il pensa que « l’objet du cœur de l’homme est le mal, dès sa jeunesse677 ». L’homme était ainsi fait. Mais ce n’était pas une raison pour le détruire, lui et la terre, comme cela avait failli se produire. L’homme cependant devrait suivre quelques règles. Et sa vie devrait subir quelques changements. Tout d’abord, à partir de ce jour, les hommes inspireraient « crainte et effroi » à toutes les créatures. C’était déjà une nouveauté, car, tout juste avant de créer Adam, Élohim avait pensé n’offrir qu’à lui et à ses descendants l’« autorité » sur toutes les créatures de la terre. Entre « autorité » et « crainte et effroi678 » il y avait une différence bien nette. Mais c’était là un signe qu’on était désormais dans l’ère après le déluge. Élohim annonça ensuite une autre nouveauté : « Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture, comme l’herbe verte : je vous ai donné tout cela679. » Concession à laquelle était lié un seul interdit : « Vous ne mangerez point la chair avec son âme, c’est-à-dire son sang680. » Quelques mots suivirent qui traitaient de l’acte de tuer. Celui qui tuerait un homme — le tueur fût-il un animal ou un autre homme — serait tué à son tour. On ne savait pas par qui, il ne s’agirait donc pas nécessairement d’une vengeance. Il n’y avait de certain que le fait que le tueur serait tué, de même que l’animal qui aurait tué l’homme. L’acte de tuer l’homme était un cercle dont on ne pouvait sortir. Et Élohim ajouta : « Car à l’image d’Élohim, Élohim a fait l’homme681. » C’était les mêmes paroles qu’Élohim avait pensées avant de créer l’homme, mais qu’il ne lui avait peut-être jamais dites. Le chroniqueur ne nous renseigne pas à ce sujet. Mais ces paroles étaient maintenant dites à Noé, aussitôt après l’instant où Iahvé avait pensé que « l’objet du cœur de l’homme est le mal, dès sa jeunesse682 ». Donc cet être qui avait été façonné pour ressembler à Élohim nourrissait dans son cœur le désir du mal. C’était ainsi et il en serait toujours ainsi, pensa Élohim. Ce fut l’une de ses pensées qui échappèrent le plus aux hommes.

En s’apprêtant à établir une première « alliance683 » avec les hommes, Élohim se limita à considérer deux actes : manger et tuer. Il ne parla pas d’idoles, d’adultère, de vol, du respect pour les parents, comme si seulement dans l’acte de manger et de tuer se concentrait l’éventualité d’une faute si grave qu’elle romprait l’alliance. Manger entrait aussi dans la sphère de la tuerie, puisque à présent Élohim permettait de manger de la chair. Plus précisément la chair d’animaux tués. À condition que le sang, qui est l’âme, eût été éliminé de cette chair, tuer ne serait pas vraiment tuer, précisait Élohim avec un raisonnement qui était très proche de ceux de certains ritualistes védiques à propos du sacrifice.

Enfin Élohim établit que l’arc-en-ciel serait le sceau de l’alliance. C’était un pacte constitué d’un minimum de règles. Lorsque, plus tard, Élohim sentirait la nécessité de renouveler l’alliance, celle-ci prendrait plus d’ampleur. Mais à présent, avec Noé, il ne voulut rien ajouter d’autre, comme si dans ces maigres prescriptions étaient aussi incluses les autres qui se rajouteraient à l’avenir. En premier lieu il était accordé à l’homme la domination sur la nature. On lui reconnaissait un surcroît de force sur tous les autres êtres. En même temps, Élohim se réservait la vie. L’homme ne serait donc jamais autosuffisant. C’est pour cela que l’homme pouvait tuer les animaux, mais non manger leur sang. L’homme devait donc sacrifier, parce que seulement après le sacrifice il retrouvait la bienveillance d’Élohim. Il y avait une difficulté évidente dans ces préceptes, parce que l’homme — aussi bien pour sacrifier que pour manger — devrait ôter la vie à d’autres créatures. Mais Élohim pensa que l’on pouvait dépasser cela : pour manger de la chair animale, il suffisait que l’homme en laissât le sang s’écouler. Et dans le sacrifice ? Noé avait célébré un holocauste, où l’animal était entièrement brûlé. Plus que de perdre la vie, il disparaissait de la scène terrestre — et il passait dans son intégralité du côté d’Élohim. Pour le moment, c’était sur cette base que la vie des hommes pouvait se poursuivre.

 

Quiconque veut s’approcher du phénomène du sacrifice à travers la Bible rencontre deux problèmes : pour quelle raison Abel, « au bout d’un certain temps684 » et après que son frère aîné Caïn avait offert à Iahvé des « fruits du sol685 », voulut-il tuer « les premiers-nés de son petit bétail » pour les offrir « avec leur graisse686 » à Iahvé ? Et pour quelle raison Noé, dès qu’il eut mis le pied sur la terre émergée des eaux, voulut-il tuer des spécimens parmi « toutes les bêtes pures et tous les oiseaux purs687 » pour les offrir à Iahvé ?

Le mot « offrande » ou « oblation688 » apparaît pour la première fois dans la Bible en référence à Caïn. Et l’offrande de Caïn — des « fruits du sol » — peut être entendue comme le geste d’hommage de celui qui offre à son hôte les primeurs dont il dispose. En ce temps-là, il avait été accordé à l’homme de se nourrir exclusivement des fruits de la terre. En offrir donc à Iahvé était un geste de révérence et allusif, comme si Iahvé voulait partager ces fruits avec l’homme.

Le cas d’Abel était bien différent. Jusque-là, la Bible n’avait jamais mentionné l’acte de tuer. Et Iahvé n’avait pas encore autorisé à manger de la chair. Pour quelle raison Abel sentait-il le besoin de tuer quelques-unes de ses bêtes pour les offrir à Iahvé reste donc obscur. Si son geste devait être compris comme une imitation de celui de son frère Caïn, c’était comme si Abel offrait à Iahvé cette chair animale (« avec sa graisse ») que Iahvé lui-même n’avait pas encore accordé à l’homme de manger.

Tandis que l’offrande est reliée au personnage qui deviendra le méchant par excellence, l’acte de tuer est le geste de deux hommes dont la bonté n’est jamais remise en question. Mais en même temps le geste de l’offrande est l’attribut de l’homme dévot, alors que l’acte de tuer est le premier de tous les maux. Sacrifice et assassinat, offrande et acte de tuer : dès le début un enchevêtrement que l’histoire n’arrivera pas à débrouiller. Plus exactement, l’histoire sera scandée par les tentatives ratées de le débrouiller.

 

Le sacrifice est puissant, mais il ne parvient pas à guérir toutes les fautes. Si quelqu’un pèche « la main levée (be-yad ramah)689 », en allant délibérément contre la loi, les Nombres disent qu’aucun sacrifice ne pourra le racheter. Alors il sera « retranché690 » de la communauté. Le sacrifice expiatoire, ḥaṭṭa’t, peut donc servir seulement à réparer les fautes commises « par mégarde691 » par l’individu ou par la communauté. Mais comment la communauté tout entière pourra-t-elle se rendre compte des fautes qu’elle a commises « par inadvertance » ? Ni le Lévitique ni les Nombres ne le disent. La réponse est implicite. Le sacrifice expiatoire présuppose d’atteindre la conscience. Et bien plus, le sacrifice lui-même est la conscience, comme si l’acte de devenir conscient impliquait aussi l’acte de tuer. C’est là le point le plus âpre et le plus mystérieux du sacrifice. Et, par conséquent, de la conscience. Pour quelle raison le fait de devenir conscient de quelque chose oblige-t-il à tuer un animal ? Pour les fautes de la communauté c’était un jeune taureau, pour celles de l’individu un bouc.

Quand il s’agit d’une faute délibérée, le simple sacrifice d’un animal, plus ou moins fort et grand en fonction de celui qui a commis la faute, ne sera plus applicable. Alors il faudra franchir la ligne de démarcation entre le sacrifice et la condamnation à mort. C’est un point obscur qu’éclaire une histoire exemplaire, la plus éloquente, la plus cruelle dans les Nombres : « Comme les fils d’Israël étaient au désert, ils trouvèrent un homme ramassant du bois le jour du Sabbat. Ceux qui l’avaient trouvé ramassant du bois l’amenèrent à Moïse, Aaron, et à toute la communauté. On le mit sous surveillance, car ce qu’on lui ferait n’était pas décidé. Alors Iahvé dit à Moïse : “L’homme doit être mis à mort : toute la communauté doit le lapider avec des pierres en dehors du camp !” Toute la communauté le fit donc sortir en dehors du camp, on le lapida avec des pierres et il mourut, conformément à ce que Iahvé avait ordonné à Moïse692. »

Cet inconnu qui osa ramasser du bois un jour de Sabbat devient la borne qui marque la frontière entre le système sacrificiel et le système judiciaire. Une frontière incertaine et indéfinie, qui n’encourage certainement pas à penser que l’on entre dans une région plus éclairée et évoluée. C’est même comme si la condamnation par un jugement de la communauté ne nous permettait pas de sortir du sacrifice, mais nous introduisait au contraire dans son noyau le plus dur et inexplicable. Cet épisode se détache, brutalement isolé, ne serait-ce que parce qu’il est situé comme point de jonction entre deux discours de Iahvé à Moïse, le premier consacré aux différents types de sacrifices demandés au peuple d’Israël (sacrifice des primeurs, holocaustes expiatoires, insuffisance du sacrifice expiatoire, pour celui qui pèche « la main levée »), le second consacré à la « frange bordant les habits », toujours pourvue d’« un cordonnet de pourpre violette693 », que les fils d’Israël devront porter pour toutes les générations futures, en mémoire des lois de Iahvé. Entre l’un et l’autre de ces deux discours fondateurs, le texte des Nombres ouvre une fissure en rappelant quelque chose qui arriva en un jour quelconque de la vie des fils d’Israël. Un inconnu est surpris en train de ramasser du bois pendant le Sabbat. Les hommes ne savent que faire de lui. Ce qui suit est une intervention directe de Iahvé qu’on ne saurait mettre davantage en évidence. Apparemment, les instructions que Iahvé venait de donner pour certains sacrifices ne suffisaient pas à couvrir toutes les éventualités. Il y avait des cas où les fils d’Israël ne savaient que décider. Et alors Iahvé recommence à parler, avant même que Moïse lui demande des instructions. Cet événement peut valoir comme exemple de ce qu’il pourrait ou devrait arriver quand les hommes ne savent pas décider tout seuls. Évidemment la loi divine ne parvient pas à s’étendre à tout ce qui arrive. Alors Iahvé intervient et décide du sort du ramasseur de bois : « L’homme doit être mis à mort. » Le lieu et la manière de l’exécution sont aussi précisés : « extra castra694 », comme un jour cela adviendra pour Jésus.

 

Les prescriptions sacrificielles du Lévitique et des Nombres n’ont pas cette méticulosité, cette manie classificatrice inépuisable et ce caractère métaphysiquement spécieux qui distinguent les Brāhmaṇa. Même dans la catégorie particulière des sacrifices expiatoires, les termes se superposent et se mélangent, sans que l’on parvienne à définir avec certitude leur domaine d’application. Les savants s’évertuent, sans grand résultat, à essayer de distinguer les ḥaṭṭa’t des asham. Les uns sont-ils des « sacrifices pour le péché », les autres des « sacrifices de réparation » ? Mais il y a des cas où les attributions semblent s’intervertir, et où les différences s’estompent. Un seul point reste inchangé et il est à chaque fois précisé : le sang. Que faire du sang. Dans les ḥaṭṭa’t, « Si le sacrifice est offert pour le grand prêtre ou pour tout le peuple […] l’officiant, après avoir recueilli le sang, entre dans le Saint et fait sept fois une aspersion devant le voile qui ferme le Saint des Saints, puis il frotte de sang les cornes de l’autel des parfums qui est devant le voile, enfin il verse le reste au pied de l’autel des holocaustes. Ce sont les seuls sacrifices sanglants où quelque chose de la victime est introduit à l’intérieur du Temple695. » Cette dernière phrase ponctue comme une courte pause la liste précise que le père R. de Vaux est en train de réaliser de ce qui inclut le sang dans les différents rites appelés ḥaṭṭa’t et asham. Parce que cela semble être le véritable point de discrimination : où et comment le sang est-il versé et enduit.

C’était une haute boucherie, dont ici on rendait raison. Impossible d’ignorer ou d’omettre ce qu’il advenait du sang. Impossible d’oublier les paroles de Iahvé à Noé et puis, un jour, à Moïse : « Car l’âme de la chair est dans le sang et, moi, je l’ai mis pour vous sur l’autel, pour être propitiatoire pour vos âmes, car c’est le sang qui est propitiatoire pour l’âme696. » Le salut ou même seulement le rééquilibrage des rapports, toujours troublés, avec Iahvé viennent du sang. Et ils ne sont pas concevables sans le sang.

Le sang est indispensable pour être sauvé. Les Hébreux le découvrirent la nuit où Iahvé sauta les maisons aux volets enduits de sang tandis qu’il procédait à l’extermination de tous les premiers-nés d’Égypte, hommes et bêtes. Ce furent là les Pâques historiques — et donc uniques. Auparavant, c’était une fête de bergers à demi nomades, qui se répétait tous les ans, à la première pleine lune de printemps. Alors aussi on enduisait les volets et les linteaux des portes avec le sang de l’animal tué. Mais on ne savait pas encore que ce sang signifiait le salut — et l’adieu à l’Égypte. On pensait qu’il protégeait les maisons du mashḥit, le Destructeur, la puissance maligne toujours aux aguets. Puis vint l’histoire — l’histoire sacrée qui absorbe en elle la pluralité non maîtrisable des histoires — et cette fête cyclique se réduisit à une seule nuit à un certain moment de l’histoire. Du retour on passait au souvenir. Depuis lors, chaque père, en mangeant le pain azyme, pourrait dire à son fils : « C’est à cause de ce que m’a fait Iahvé quand je sortais d’Égypte697. » Tout à coup, la fête qui se répétait tous les ans, quand la pleine lune du mois de Nisan surgissait, devenait une nuit unique, qui faisait partie de la vie de chaque père et qui était racontée au fils aîné, sauvé par le sang dont étaient enduits les volets de sa maison, dans un temps lointain.