Le réseau des correspondances constitue un élément fondateur dans une société. C’est une pensée qui fut reconnue et accueillie dans le milieu universitaire le plus rigoureux au début du XXe siècle, avec l’essai d’Émile Durkheim et Marcel Mauss De quelques formes primitives de classification (1903). Mais il se créa aussitôt un malentendu, qui reflétait la nature bicéphale de ce texte, fruit de la collaboration entre un analogiste-né (Mauss) et un déterministe-né (Durkheim), qui avaient des liens de parenté (Mauss était le neveu de Durkheim). On eut dès lors tendance à affirmer qu’il y avait d’abord la société et ensuite les correspondances. Celles-ci se trouvaient donc déterminées par la structure sociale. Le règne de l’analogie était bien entendu reconnu, mais il était considéré comme une conséquence de la cause première, la société elle-même. Ainsi le plus formidable investigateur et révélateur de correspondances — Marcel Granet, qui suivait le sillon de Mauss — put déclarer à plusieurs reprises, comme pour clore la question, que la dépendance et l’assujettissement de toute forme de pensée par rapport à la structure de la société étaient indubitables.
Mais il s’agissait d’un cercle vicieux dont on ne sort pas : les correspondances présupposent la société mais la société présuppose les correspondances. La pensée et la société se modèlent et se forgent en ce qu’elles s’appuient (grâce au fait qu’elles s’appuient) l’une sur l’autre, réciproquement.
En 1933, exactement trente ans après l’essai sur les classifications primitives, et désormais libéré de la tutelle de Durkheim, Mauss revint sur sa vision des correspondances (le règne de l’analogie). Et il le fit dans l’un de ses écrits marginaux et provisoires où il enchâssait souvent ses pensées les plus audacieuses. En intervenant au cours d’une séance où Marcel Granet avait lu son admirable étude La droite et la gauche en Chine, Mauss saisit l’occasion pour faire une palinodie mal dissimulée. Il dit : « Nous avons été par erreur beaucoup trop ritologistes et préoccupés de pratiques698. » Ce qui était le vice originaire de Durkheim, parce que les pratiques (fondamentalement : les rites) signifiaient un terrain sûr, en ce qu’elles étaient instituées et enracinées dans la société, alors que tout le reste (le mythe en premier lieu) pouvait aussi se perdre dans le brouillard des croyances et des fables. Mais à présent, ajoutait Mauss, la scène changeait : « Le progrès que fait Granet est de mettre de la mythologie et de la “représentation” en tout ceci699. » En poursuivant sur sa lancée, Mauss parvenait à d’autres résultats surprenants, qui pointaient entre les lignes. Tout d’abord déplacer de façon décisive l’axe des recherches dans l’école de Durkheim, à laquelle il n’aurait jamais nié appartenir : « Le gros effort que nous avons fait du côté de la ritologie manque d’équilibre parce que nous n’avons pas fait l’effort correspondant sur la mythologie700. » Ici on introduisait un mot qui aujourd’hui plus que jamais s’avérera précieux (« ritologie »), et on attaquait les fondements mêmes du travail anthropologique qui avait été mené dans l’entourage de Mauss à Paris au cours des trente années précédentes. Et cette critique aurait pu s’appliquer tout aussi bien à l’anthropologie anglo-saxonne de la même période. S’annonçait ainsi ce qui, quelques années plus tard, serait défini comme un changement de paradigme. Et, dernier coup de théâtre, on faisait appel, pour le représenter, à quelqu’un qui apparemment n’avait jamais contesté les postulats de l’école : Marcel Granet. Dont Mauss prétendait maintenant faire quelque chose de très suspect : un mythologue. Mauss écrivait : « Mais il nous reste un mythologue, c’est justement Granet701. » Il se référait, sans le dire, à l’œuvre maîtresse que Granet avait publiée sept ans auparavant : Danses et légendes de la Chine ancienne, exemple inégalé de la manière dont on peut mettre en acte une mythologie.
Il y avait aussi une autre chose importante pour Mauss, dans cette intervention improvisée. C’était les correspondances. Cette sous-espèce très vaste des classifications a agi dans les formes les plus diverses pour donner un sens au monde, des origines jusqu’aux tables des signaturae chez Athanasius Kircher et Robert Fludd, donc en plein XVIIe siècle, donc jusqu’à hier. « Ces façons de penser et d’agir en même temps sont d’ailleurs communes à une très grande masse humaine702 », écrivait Mauss — en introduisant une autre formule précieuse (de quoi parlent tous les Brāhmaṇa sinon de « façons de penser et d’agir en même temps » ?). Mais comment retrouver le fil de cet immense enchevêtrement qui s’était formé bien avant toute histoire documentée ? Ici Mauss intervenait avec sa puissance mytho-poétique — et faisait délibérément allusion au fait que pour lui ce fil existait : c’était une petite plaque de jade, aux couleurs entre le gris et le vert foncé, que les Maoris appellent hei tiki, et que leurs femmes nobles portaient sur la poitrine, comme un talisman. Tiki était aussi le nom du Géniteur de la race humaine, leur Prajāpati. Que représentent ces petits objets délicieux ? « Ils figurent un fœtus — fortement stylisé — les plus beaux avec un œil de pierre rouge703. » Mais de plus : « Ces tiki représentent également le phallus, les premiers hommes, l’acte créateur, ces tiki sont avant tout des figurations du macrocosme et du microcosme, celles de Dieu704. »
Chaque fois qu’il arrive à Mauss de parler de ces plaques de jade, nous sentons son esprit vibrer, comme s’il avait en main la cellule originaire des correspondances, condensées dans cet objet minuscule et inaltérable, que les envahisseurs occidentaux auraient sûrement pris pour un ornement et revendu comme de la pacotille exotique.
Tandis que Mauss, un jour, avait découvert, en travaillant au British Museum avec Hertz, sur la planche annexée au premier volume de l’Ancient History of the Maori de White, une reproduction de Tiki, avec la liste des correspondances reliées à chacune des parties de son corps : « Nous avons copié soigneusement : Tiki […] c’était un petit bonhomme avec une touffe de cheveux, nu, son membre viril est pudiquement caché. Immédiatement sont inscrits à leur place les noms des dieux de sa droite et de sa gauche, le dieu de la guerre et le dieu de la paix. De plus, les dieux de l’intelligence, des rêves et du ciel qui sont sur sa tête, les dieux des pieds et de la magie… etc. Ceci nous avait prodigieusement intéressés705. »
Mais l’histoire n’est pas finie. Des années plus tard, Mauss présente une communication sur Tiki à un congrès d’anthropologie et il a envie de revenir au British Museum, dit-il, « pour revoir le texte que j’avais cité. Alors, à ma profonde stupéfaction, à trente ans de distance, je me suis trouvé devant bien autre chose que ma fiche. J’avais devant moi un énorme dépliant rédigé par des experts, résumant les dires des grands-prêtres de Nouvelle-Zélande sur les ordres de Grey et de White. Ce sont des documents qui datent de 1859 à 1886. Par conséquent ils sont complètement en dehors de toute viciation de l’ethnographie professionnelle, de l’ethnologie et de toutes les sociologies que vous voudrez imaginer [impossible de passer au-delà sans un signe d’admiration et de délice pour ce “toutes les sociologies que vous voudrez imaginer”]. Autour de tous les membres de Tiki, et de toutes les parties du corps de Tiki, sur ce très grand dépliant, se déploie la classification complète du monde, celle des temps et des espaces et de toutes les espèces des choses avec les dieux qui en sont les chefs. C’est donc la figure du microcosme, et à côté le développement complet du macrocosme, et ce n’est pas moi qui l’ai fait ! Il n’y a pas l’ombre d’un doute, c’est beaucoup plus clair que tous les textes des grands théoriciens de la divination de l’Antiquité et de la Renaissance. Je verse en parlant ainsi, le fait au dossier de René Berthelot. Les prêtre maoris ont dessiné la figure du macrocosme et du microcosme706 ». Cette scène de reconnaissance, au cours de laquelle Mauss et Hertz d’abord, ensuite Mauss tout seul, penchés sur la planche annexée à un livre, découvrent l’objet d’où se ramifiaient leurs pensées les plus secrètes et les plus constantes, fut racontée par Mauss en 1937, au cours de la discussion qui suivit la conférence de Paul Mus, La Mythologie primitive et la pensée de l’Inde, à la Société française de philosophie. Cette fois-là, Mauss ne le dit pas explicitement, mais il parut suggérer que le Prajāpati, le Puruṣa qui dominait, solitaire, la scène des Brāhmaṇa, pouvait avoir, encore plus à l’est, en Nouvelle-Zélande, une contrepartie dans ces pendentifs de jade que les nobles femmes maories portaient sur leur poitrine, alors que le Prajāpati védique n’avait laissé de lui aucune image tangible. Tout, en Inde, commençait et finissait avec le feu.
Quatre ans auparavant, en réponse à la conférence de Marcel Granet (l’occasion qui établit le lien entre Mauss et un autre savant est toujours importante), la référence au tiki s’était déclarée d’une façon plus explicite. Alors Mauss avait dit très clairement que le tiki pouvait être considéré comme le bout de la pelote et qu’on pouvait arriver très loin en la déroulant. Le tiki, écrivait Mauss, « est proprement l’image du monde, une sorte d’édition barbare de l’une des notions fondamentales de l’Orient et de l’Occident, celle du macrocosme et du microcosme à figure humaine. Car, comme dans nos systèmes anciens des “signatures”, aux membres du tiki et de l’homme “correspondent” êtres, choses, événements et parties du monde. Tout se répartit donc entre des “puissances et natures” non seulement du droit et du gauche, mais encore du bas et du haut, devant et d’arrière, en corrélation avec un centre707 ». L’on perçoit dans ces lignes l’émotion de celui qui est convaincu d’avoir trouvé enfin — et, peut-on dire, touché du doigt — l’« édition barbare » d’un texte de la pensée bigarré et démesuré. Et non seulement de la pensée, mais de la totalité de l’expérience. En quelques mots on disait ici que, en Orient et en Occident — sans aucune limitation géographique donc et en dépit de tous les principes sacrés de l’anthropologie —, une certaine modalité de l’esprit avait guidé « une très grande masse humaine ».
Des plaques de jade des Maoris jusqu’aux planches des signaturae dans les tomes des derniers pansophes du XVIIe siècle hermétique — et au-delà, jusqu’aux correspondances de Baudelaire —, un cortège multiforme d’êtres avait peuplé le vaste règne de l’analogie, où continuellement les correspondances résonnent et « les parfums, les couleurs et les sons se répondent »708.
De quoi s’agissait-il ? De pensée, mais certainement d’une pensée dont on ne trouvait pas de trace, sinon occasionnellement, dans les histoires de la philosophie. Pour quelle raison ? Mauss ne posa jamais la question, mais il lui donna une de ces réponses géniales que nous rencontrons disséminées dans la myriade de ses écrits : « La philosophie mène à tout, à condition d’en sortir709. » C’est une phrase que l’on peut appliquer dans toutes les directions, vers le passé et vers ce qui, au moment où Mauss la prononçait (1939), était l’avenir. L’anthropologie la plus ambitieuse du XXe siècle se fondait sur un postulat non déclaré, selon lequel la philosophie — du moins dans la forme qu’elle a prise à l’université après la Révolution française — n’était pas la pensée, mais seulement l’une des nombreuses formes de la pensée, une sorte de tremplin. Postulat cependant qu’il fallait taire à tout prix. La consigne fut respectée de façon exemplaire jusqu’à Lévi-Strauss. Mais ce fut Mauss lui-même qui dévoila l’ambition cachée dans sa manière d’entendre l’anthropologie : « J’irai même jusqu’à dire que l’anthropologie complète pourrait remplacer la philosophie car elle comprendrait précisément cette histoire de l’esprit humain que la philosophie suppose710. »
Si un pendentif de jade qui orne la poitrine des femmes maories peut accumuler en lui tous les cieux, tous les mondes et tous les dieux, et même Dieu — comme Mauss se hasarda à le dire —, qu’en sera-t-il des diverses distinctions entre primitifs et civilisés, entre peuples sans écriture et peuples avec écriture, entre simplicité et complexité ? Tout devait être pensé et nommé d’une autre façon. Ce « petit bonhomme » en pierre très dure ne serait pas un talisman seulement pour les femmes nobles des Maoris, mais le deviendrait pour l’anthropologue français, qui avait grandi à une époque et dans une aura de positivisme et qui le contemplait sur une grande feuille dépliée au British Museum. On peut dire que toute l’œuvre de Mauss, sa recherche infatigable, découpée, ramifiée dans la direction d’une « anthropologie complète », avait trouvé dans ce petit être son démon protecteur.
Si les Maoris, que les prédécesseurs de Mauss avaient considéré comme exemplairement primitifs, avaient développé « une classification complète des choses, d’un type aussi net et aussi accusé qu’aucune des mythologies cosmologiques que le monde ancien ait produites711 », de quelle façon ces systèmes de correspondances pourraient-ils être jugés ? Tout d’abord les Maoris se plaçaient sur le même plan non seulement que la Chine archaïque et que les civilisations mésopotamiennes mais aussi que la tradition hermétique en Europe. Un mélange prodigieux de temps, de lieux et de circonstances s’imposait. Et aussitôt après une question surgissait : comment peut-on évaluer, selon quels critères, les systèmes de correspondances ? La réponse habituelle chez les anthropologues était insuffisante, qui jugeaient par rapport à leur fonctionnalité sociale. Parce qu’il était évident que, avec leur caractère subtil et tortueux, ils allaient bien au-delà de n’importe quelle application dans la société. Il y avait en eux une surabondance irréductible de pensée. Exactement comme dans les prescriptions des ritualistes védiques. Ces systèmes étaient une modalité de l’esprit. Ils étaient une substance de la pensée. Et cette pensée n’attendait que d’être appréciée comme telle : tout comme on considère et on juge la pensée de Spinoza ou de Leibniz. C’est alors qu’apparaissait dans toute son évidence le geste subversif envers l’ordre canonique de la pensée accompli par Mauss quand il s’était placé sous la protection de Tiki. On pouvait commencer à entendre jusqu’au bout ce qui se cachait dans certaines de ses phrases apparemment innocentes. Comme celles-ci : « Les philosophies et les sciences sont des langages. Par conséquent, il s’agit seulement de parler le meilleur langage712. »
Le premier pas consiste à reconnaître l’ampleur, la complexité, la précision, l’acuité, l’articulation sur de multiples plans des systèmes de correspondances. Le second consiste à se demander pourquoi, dans des situations et des temps aussi différents, la pensée a senti le besoin de prendre ces formes. Mauss essaya de faire aussi ce second pas, mais il ne fit que l’esquisser. À peine fut-il reçu dans la Société de philosophie (les circonstances sont toujours éloquentes dans la vie de Mauss) qu’il finit — dit-il lui-même — par « payer [cet honneur] en se donnant tout de suite le spectacle de deux sociologues se dévorant l’un l’autre »713. Il s’agissait, en l’espèce, de Lucien Lévy-Bruhl, qui avait lu une communication sur La Mentalité primitive, et de Mauss qui se préparait maintenant à l’attaquer durement.
Pour Lévy-Bruhl, le mot qui ouvre toutes les portes était « participation ». Et c’est justement sur celui-ci que Mauss avait quelque chose à objecter. Non pas parce que le mot n’allait pas dans la bonne direction, mais parce que Lévy-Bruhl l’utilisait avec une imprécision et un flou dont il pensait, à tort, qu’ils faisaient partie de la notion elle-même. Et cela donna à Mauss l’occasion de mettre le doigt sur le point névralgique : « La “participation” n’est pas seulement une confusion. Elle suppose un effort pour confondre et un effort pour faire se ressembler. Elle n’est une simple ressemblance, mais une homoíōsis [assimilation]. Il y a dès l’origine un Trieb [une pulsion], une violence de l’esprit sur lui-même pour se dépasser lui-même ; il y a dès l’origine la volonté de lier714. »
En ayant recours pour une fois, assez étrangement, à un terme freudien comme Trieb, Mauss s’avance vers la source des bandhu, de ces « liens » qui composent le réseau des correspondances. Et, dans cette volonté de relier, il découvre une violence de l’esprit envers lui-même. C’est un moment de suspension, d’étonnement, de crainte, comme si l’on mettait le pied sur un territoire interdit. On se rapprochait ici de l’amnésie enfantine de la connaissance, une barrière de feu et de ténèbres. Mauss ne dit pas un mot de plus, cette fois-là. Mais il eut recours à un objet ethnographique, comme il le fera avec les tiki des Maoris. Quand il se trouvait face à un développement décisif de la connaissance, qui menaçait d’en ébranler l’ordre, Mauss avait recours à une stratégie singulière, sans la déclarer : il abandonnait sa qualité d’anthropologue pour assumer celle d’un guide qui montre quelques pièces dans les vitrines. Cette fois il allait s’agir non pas de bijoux de jade, mais de masques : « On peut voir, au musée du Trocadéro, des masques du Nord-Ouest américain sur lesquels des totems sont sculptés. Quelques-uns sont à double volet. Le premier s’ouvre, et derrière le totem public du “chaman-chef” apparaît un autre masque plus petit qui représente son totem privé, puis au dernier volet révèle aux initiés des plus hauts rangs sa vraie nature, sa face, l’esprit humain et divin et totémique, l’esprit qu’il incarne. Car, qu’on le note bien, à ce moment-là le chef est supposé en état de possession, d’ékstasis, d’extase, et pas seulement d’homoíōsis. Il y a transport et confusion à la fois715. »
Mauss ne s’attarde pas à indiquer les implications de son argument par l’image. Mais ses conséquences vont très loin. Tout d’abord parce qu’elles se réfèrent à une connaissance qui se dispose par couches, sur plusieurs niveaux, comme passant de l’un à l’autre visage caché dans le masque. Et chacun de ces niveaux est solidement relié à l’autre, parce qu’il s’agit des visages du même chaman : un exemple éloquent de correspondances très fortes. En outre : en se référant à l’utilisation du masque chamanique, porté dans des cérémonies marquées par la possession, Mauss insinue que l’homoíōsis, le processus d’« assimilation » à travers lequel l’esprit relie le semblable avec le semblable, ne serait pas le geste premier de la pensée, mais la conséquence d’un état : la possession. Le transport, la fusion du semblable avec le semblable trouvent ainsi leur moteur dans un ébranlement de la psyché. D’autre part, que la possession soit l’origine de la connaissance était le fondement même de Delphes. Et Mauss, malgré le caractère sommaire de son texte, va encore plus loin. Si la « participation » de Lévy-Bruhl remonte en définitive à la possession, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une forme rudimentaire (« prélogique » aurait dit Lévy-Bruhl lui-même de la connaissance). D’ailleurs la sainte Raison des instituteurs kantiens et comtiens (bien représentée par Durkheim) aurait la même origine. Et là, Mauss assenait le coup le plus dur à ses interlocuteurs, à sa discipline et à son éminent parent, tout en gardant une formulation impeccablement neutre : « La “participation” ainsi n’implique pas seulement une confusion de catégories, mais elle est, dès l’origine, comme chez nous, un effort pour nous identifier aux choses et identifier les choses entre elles. La raison a la même origine volontaire et collective dans les sociétés les plus anciennes et dans les formes les plus accusées de la philosophie et de la science716. »
Cela fait partie des ironies exquises de l’histoire que Marcel Mauss, aux débuts de sa carrière académique, ait été choisi comme titulaire de la chaire d’histoire des religions des peuples non civilisés. Et dès la huitième ligne de sa leçon inaugurale le nouveau professeur déclarait, en soulignant par l’italique : « Il n’existe pas de peuples non civilisés.717 » Mauss avait été appelé à enseigner une discipline qu’il déclarait inexistante.
Trente ans plus tard, en ouvrant son cours au Collège de France, Mauss pourrait en revanche se permettre non seulement d’éviter toute référence à cette regrettable expression « non civilisés », mais d’abolir aussi un mot plus opiniâtre : « primitifs ». En précisant : « Tout le reste de l’humanité, dite primitive, qui vit encore, mérite plutôt le nom d’archaïque718. » Les débris maladroits de la vision positiviste et progressiste ayant été déblayés, restait à déterminer quelle dignité et quelle force de pensée l’on était disposé à reconnaître à l’archaïque. Car l’archaïque aussi pouvait être conçu comme une grossière répétition générale en fonction de quelque chose d’ultérieur ou comme un répertoire confus auquel, par la suite, une fois devenue compos sui, l’histoire puiserait. C’est ainsi que Durkheim expliquait l’intérêt des études pour la religion, que sans cela il aurait eu quelque embarras à justifier. Il le dit dans le véritable manifeste de l’école sociologique française, la Préface de 1898 à L’Année sociologique : « La religion contient en elle, dès le principe, mais à l’état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de mille manières avec eux-mêmes ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie collective719. » À la base du texte de Durkheim, il y a la conviction, difficile à éradiquer, que le complexe s’explique par le simple, le supérieur par l’inférieur, le parfait par l’imparfait. S’il y a un dogme auquel les modernes ne sont pas disposés à renoncer, c’est bien celui-là. Il faudra la lucidité de Simone Weil pour jeter du sable — un sable fatal — dans les rouages de cette machinerie spéculative : « L’imparfait procède du parfait et non inversement720. »
Dissimulés parmi les comptes rendus de l’« Annuaire de l’École pratique des hautes études » — habituellement composés comme un pensum pour justifier l’activité d’enseignement —, quelques mots nous apprennent que, pour le cours de 1934-1935, « le Directeur [Mauss] a réussi à se procurer la collection de White Ancient History of the Maori (six volumes plus un volume de planches)721 », et les leçons ont été ainsi consacrées à l’étude de la cosmologie des Maoris. Suivaient quelques paroles révélatrices, même dans ce milieu étroit : l’œuvre de White contenait l’« un des corps de mythes cosmogoniques les plus cohérents que nous connaissions722 ». Par exemple le cycle de Tiki, « macrocosme et microcosme, grand dieu mâle, phallus et fœtus, créateur du Tout », se présentait maintenant comme « plus important, et mieux coordonné, et au fond plutôt mieux recueilli qu’aucun autre cycle d’aucune autre mythologie connue723 ». C’était une affirmation lourde de conséquences. Ce que l’on entrevoyait ici était un renversement copernicien : ce n’était pas la mythologie égyptienne, grecque, mésopotamienne, védique qui offrirait des points d’appui pour comprendre certains traits de la rudimentaire et obscure mythologie maorie, mais il se pouvait — à l’opposé — que l’immense et bien structuré corpus de la mythologie maorie fût capable d’absorber, comme des cas et des développements particuliers, les systèmes mythologiques des plus hautes civilisations. Et d’ailleurs, en les disposant tout simplement à leur place comme dans une séquence bien ordonnée. Ou du moins c’est ce que semblait impliquer une phrase très audacieuse : « Tous les thèmes des grandes cosmogonies antiques y ont trouvé leur place logique724. »
Des paroles qui suffiraient à faire sauter les postulats de l’anthropologie, d’alors et d’aujourd’hui. Les mythologies se présentent ici comme un arbre unique — un arbre-forêt, composé d’innombrables autres arbres, disposés selon des rapports raisonnés et cohérents entre eux. Ce sont les documents de la mythologie maorie qui nous permettraient d’approcher au plus près cette notion d’arbre-forêt. Donc, la Nouvelle-Zélande toujours citée comme exemple de lieu perdu, en ce qu’il n’a pas de liens avec les grandes civilisations, serait le lieu auquel se ramènent, comme à une matrice, quelques-uns des plus grandioses systèmes mythologiques et cosmologiques. Mauss n’a pas eu l’occasion de rendre publique cette conception qui l’aurait certainement mis en difficulté vis-à-vis de ses collègues. Mais il y pensait très souvent, car la figure de Tiki et des tiki — du dieu et des pendentifs de jade qui le manifestent — revient sans cesse, y compris dans un texte de 1937-1938 qui a été perdu.
Mauss employait toujours un peu moins de mots que le minimum autorisé. Aussi les déclarations qu’il dissémina sur Tiki et sur les tiki équivalent à un essai programmatique. Celui-ci aurait pu se développer approximativement sur les axes suivants : la mythologie est une modalité particulière et irréductible de la connaissance. Son matériau comprend les images, les histoires et leurs combinaisons, de même que la science newtonienne est une certaine modalité de la connaissance qui utilise comme matériau les chiffres, les fonctions, les procédures de calcul. Mais, à la différence de la science newtonienne, qui est pratiquée tous les jours, la mythologie est quelque chose dont on a perdu l’usage. Ses images, ses histoires sont devenues « de vains mots725 ». Quelle sera alors la tâche de l’anthropologue ? Exotériquement : celle d’enquêter sur l’enchevêtrement inextricable de toutes les formes de la vie et de la société qui les sous-tendent, en obéissant à un principe unique : « Les mythes sont des institutions sociales726. » Une tâche facile, que Mauss était capable d’exécuter brillamment. Mais en même temps il l’utilisait comme couverture pour ce qui lui tenait le plus à cœur : l’investigation esotérique, qui visait à repérer les éléments de cette connaissance perdue dont témoignent les éclats dispersés des mythologies, des rites, des systèmes de correspondances. C’était une entreprise, dans ce cas, très difficile et presque désespérante. Ce qui poussait Mauss à des aveux consternés : « Nous en sommes encore à préparer les matériaux d’une mythologie et bien souvent à démontrer simplement que les mythes sont des phénomènes sociaux727. » C’est alors que Mauss finit par pratiquer un double métier : d’un côté, celui de chercheur rigoureux sur la société — cet être omnienveloppant qui n’avait jamais été étudié auparavant dans toutes ses ramifications ; de l’autre, celui d’un chaman ou medicine man d’une tribu engloutie, qui essaie d’en reconstruire, pas à pas, la doctrine. Et c’est justement en raison de cette superposition des pratiques que l’œuvre de Mauss dégage encore une énergie secrète avec laquelle l’anthropologie elle-même, dans ses diverses écoles et ramifications, semble avoir perdu le contact.
Lorsque l’on s’approchait de Tiki, Mauss pouvait même sembler abrupt. Que pouvait offrir l’Occident, en comparaison ? La Théogonie d’Hésiode. Mais, si l’on rapprochait les deux textes, qu’en résultait-il ? « Des comparaisons avec la Théogonie d’Hésiode ont été faites. La version maorie (et en général polynésienne) apparaît plus cohérente, mieux élaborée, plus près des institutions vivantes que cette espèce de compilation grecque728. » Quelle audace… Non seulement les Maoris et les Grecs étaient présentés sur le même plan, mais le rôle du fruste et de l’informe revenait à Hésiode — ou à « cette espèce de compilation » qui circule sous son nom. C’était le renversement de la conception wilamowitzienne de l’Antiquité classique, la liquidation de toute prétention hégémonique de l’Europe dans les choses de l’esprit. Mais où figurait cet événement qui avait marqué une époque ? Dans le résumé (une demi-page) du cours de Mauss de l’année 1937-1938, consacré aux « rapports entre certains jeux et cosmologies archaïques729 », dans l’« Annuaire du Collège de France ». Rares furent ceux qui le remarquèrent.