La question à laquelle il faut répondre : Pourquoi le déséquilibre entre le divin et l’humain doit-il être corrigé par l’acte de tuer ?
L’acte de tuer est omniprésent dans la chaîne alimentaire, qui traverse le règne animal tout entier. Dans chacun de ses maillons certaines espèces doivent tuer d’autres espèces pour survivre. Avec l’homme, la chaîne ne s’interrompt pas, au contraire elle s’élargit. Mais l’homme est aussi le seul être qui réfléchit sur l’acte de tuer, et qui l’élabore en une suite de gestes prescrits. Comme le disent les ritualistes védiques, l’homme est la seule parmi les victimes sacrificielles qui célèbre aussi des sacrifices. Cela n’arrive pas parce que l’homme occupe une position terminale, culminante dans la chaîne alimentaire. Au-dessus de lui planent des prédateurs alpha, qui pendant des millénaires l’ont terrifié et chassé — et qui peuvent encore l’écraser. La capacité de réfléchir sur l’acte de tuer est donc une anomalie dans la chaîne alimentaire, une bifurcation imprévue qui se produit seulement dans ce maillon de la chaîne. Au-dessus et en dessous d’elle, tout continue et se déroule comme toujours, sans variations. Le répertoire des gestes est fixé à l’avance et il ignore l’histoire. Qui est justement l’histoire de cette anomalie : la transformation d’un être fondamentalement végétarien en un être omnivore. L’histoire des différentes manières dont cette anomalie s’est manifestée à travers des actes et des gestes. Si l’on observait la chaîne alimentaire à une distance astrale, l’histoire humaine y apparaîtrait comme un maillon déformé, qui prend des formes multiples et variables, par rapport à la fixité, géométriquement rigoureuse, de tous les autres.
Le risque le plus élevé du sacrifice est celui de trop ressembler au simple fait de tuer, d’abattre un animal. Il faut devancer cette question : pourquoi inventer la cérémonie extrêmement compliquée du sacrifice, si à la fin tout se réduit à une répartition de morceaux de chair ? L’Aitareya Brāhmaṇa répond que la victime sacrificielle devra être partagée en trente-six parties, parce que la strophe bṛhatī est composée de trente-six syllabes : « En la divisant de la sorte, on fait de la victime un être céleste, alors que ceux qui procèdent d’une autre manière la déchirent comme des brigands ou des malfaiteurs730. »
Quand la cérémonie sacrificielle se rapproche le plus du cours des choses brutes, indomptées, informes, la dernière barrière défensive, la seule encore capable de séparer nettement le comportement qui obéit à un ordre et le comportement « de brigands ou de malfaiteurs », c’est le mètre. Ici apparaît la fonction décisive que le mètre jouait dans le Veda, comme première scansion d’une forme, premier procédé efficace pour se détacher de l’enchaînement insensé et arbitraire de l’existant. D’où l’inlassable élaboration de correspondances entre chacun des mètres et chacun des dieux. Où il est énoncé, entre autres, que « la bṛhatī est l’esprit731 ». Ainsi, il suffira que l’esprit enveloppe en lui les trente-six lambeaux de la victime sacrificielle, pour transformer ces morceaux de chair en des fragments d’un ensemble qui a sa propre vie — et qui peut être aussi « un être céleste »732.
Certes, la frontière est terriblement ténue. Mais on soupçonne que c’était là l’un des éléments essentiels du jeu. Au fond, il était beaucoup plus noble et beaucoup plus simple de verser quelque chose — même un liquide ordinaire comme le lait — pour le consacrer aux dieux. Cérémonie solitaire, très puissante, qui n’oblige pas à verser du sang et qui est la source de tous les sacrifices. On aurait donc pu penser que, même lorsqu’on dédiait aux dieux un liquide précieux comme le soma, on reprît les gestes de l’agnihotra. Mais ce n’était pas le cas. Les rites du soma devaient être accompagnés d’un sacrifice d’animaux. C’était comme si, de cette façon, le sacrifice voulait se mettre à l’épreuve, voulait montrer combien il était proche de ce qui arrivait nécessairement dans la vie normale, qui n’était pas rituelle, qui est toujours une vie « de brigands ou de malfaiteurs ». Et combien, en même temps, il en était éloigné, comme le prouvait la vertigineuse complication de l’agniṣṭoma, le sacrifice du soma, où tuer des animaux était seulement l’une des très nombreuses séquences de gestes prescrits.
Puruṣa est une figure hautement mystérieuse. On le traduit souvent par Homme (comme Renou le fait). Dans le Ṛgveda cependant, ce n’est pas un mot généralement utilisé pour désigner l’homme. Alors que dans les Brāhmaṇa le sacrifice humain s’appelle puruṣamedha (terme qui n’apparaît pas dans le Ṛgveda). Manu est beaucoup plus fréquent dans le Ṛgveda — et l’origine de ce nom (de man-, « penser ») est beaucoup plus claire. Puruṣa au contraire apparaît dans l’hymne 10, 90, où l’on raconte comment son corps mis en pièces dans le sacrifice est à l’origine des différentes parties de l’univers, mais dans le reste du Ṛgveda le mot n’apparaît qu’incidemment dans deux autres hymnes. Quant à sa provenance, la seule plausible est celle de pūrṇa, « plein ». On peut donc l’associer à la « stance de la plénitude733 » dans la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad. Le Ṛgveda ne présente Puruṣa et le dépeçage de son corps qu’une seule fois, pour montrer comment l’ordre s’est établi : « Celles-ci furent les premières dispositions734. » De la même façon, Prajāpati apparaît une seule fois, dans l’hymne 10, 121, pour répondre à la question sur ka, sur qui doit être le destinataire du sacrifice. Peu importe que la dernière strophe, où son nom est prononcé, ait été ajoutée postérieurement à l’hymne ou non. Le fait que l’on ne parle que dans un seul des mille vingt-huit hymnes du Ṛgveda de la figure dont tout dépend — que ce soit Puruṣa ou que ce soit Prajāpati — est décisif. En revanche, dans les vastes plaines accidentées des Brāhmaṇa et des Upaniṣad, l’on parlera sans fin de Puruṣa et de Prajāpati.
On peut dire que, dans le Ṛgveda, ces deux figures servent en premier lieu de support à deux phrases qui ont une formidable capacité d’expansion, comme elles le démontreront tout au long du Veda. Pour Prajāpati, c’est la question qui est répétée à la fin de chaque strophe, avant que son nom ne soit prononcé : « À quel dieu devons-nous offrir l’oblation735 ? » Pour Puruṣa, la phrase retentit dans la dernière strophe : « Les dieux sacrifièrent le sacrifice par le sacrifice (yajñéna yajñám ayajanta devas)736. » Ce qui signale que la formule est particulièrement dense et solennelle, c’est le fait qu’elle se répète identique, avec tout le vers suivant, à la fin de l’hymne 1, 164, le vertigineux hymne de Dīrghatamas, le ṛṣi Longue-Ténèbre. Là aussi, devant l’audace de la formule, les interprètes semblent reculer. Geldner traduit : « Avec le sacrifice les dieux sacrifièrent au sacrifice737. » Mais yajñám est un accusatif, non pas un datif. D’autre part, la forme moyenne du verbe yaj- permet aussi cette lecture. Renou traduit : « Les dieux sacrifièrent le sacrifice par le sacrifice738. » Et la signification évidemment change. Mais le choix de Renou est aussi une esquive. Celui-ci commente ainsi le vers : « Autrement dit, l’Homme est à la fois l’objet offert (victime) et l’objet visé (divinité)739. » Mais un commentaire supplémentaire au moins est nécessaire : dans le vers védique se dessine le cercle vicieux de l’autoréflexion, que les hommes ont été obligés de parcourir depuis lors, jusqu’à Gödel et au-delà. C’est un cercle vicieux qui n’est pas un défaut de la pensée, mais un fondement de la pensée elle-même. Les ṛṣi en avaient la certitude : « C’est à cela que s’en tinrent les ṛṣi humains, nos pères, quand le sacrifice originaire naquit dans les temps primordiaux. Avec l’œil de l’esprit il me semble les voir, ceux qui les premiers sacrifièrent ce sacrifice740. »
Quant à Puruṣa : il est vrai que les dieux se comportèrent avec lui comme les officiants qui attachent la victime au « poteau », yūpa. Et il est dit explicitement : « Quand les dieux, pendant le déroulement du sacrifice, eurent lié Puruṣa comme une victime741. » Et le passage suivant est tout aussi vrai : que les dieux mirent Puruṣa en pièces, comme cela arrive avec toute victime animale (« quand ils eurent dépecé Puruṣa742 »). Mais en même temps Puruṣa était déjà le sacrifice, comme les Brāhmaṇa l’expliqueront longuement. Il était sorti de l’œuf d’or qui flottait sur les eaux en même temps que Prajāpati : « Au bout d’un an, il en naquit Puruṣa, ce Prajāpati743. » Et Prajāpati, comme il est répété avec insistance, est le sacrifice. Et les dieux donc, qui œuvraient sur son corps, n’étaient autres que ses instruments. Un jour il en serait de même des hommes qui imitent les dieux dans leurs actes. Cela seulement pouvait alléger la faute d’avoir tué celui par lequel, morceau par morceau, tout était né : les mètres, les strophes, les chants, mais aussi le ciel, le soleil, la lune. Ce fut une faute que les dieux rejetèrent sur les hommes, avant que les hommes, à leur tour, ne la rejettent sur les dieux.
Dans ses interminables vicissitudes, Prajāpati semblait parfois ignorer ce que lui-même avait fait. Après avoir engendré le monde des hommes et celui des dieux, il arriva qu’il les regardât comme s’ils étaient quelque chose d’étranger et d’inconnu :
« Prajāpati eut un désir : “Si je pouvais conquérir les deux mondes, le monde des dieux et le monde des hommes.” Il vit ces animaux, domestiques et sauvages. Il les prit et par eux il prit possession de ces deux mondes : par les animaux domestiques il prit possession de ce monde-ci et par les animaux sauvages il prit possession de l’autre monde : car ce monde-ci est le monde des hommes et l’autre est le monde des dieux. Aussi, quand il prend les animaux domestiques, ce faisant il prend possession de ce monde-ci et quand il prend les animaux sauvages, ce faisant il prend possession de l’autre monde.
« S’il complétait le sacrifice avec les animaux domestiques, les chemins convergeraient, les villages auraient des limites proches les uns les autres, et il n’y aurait pas d’ours, d’hommes-tigres, de voleurs, d’assassins et de brigands dans les forêts. S’il complétait le sacrifice avec les animaux sauvages, les chemins divergeraient, les limites des villages seraient distantes et il y aurait des ours, des hommes-tigres, des voleurs, des assassins et des brigands dans les forêts.
« Quant à cela, ils disent : “Certainement celui-ci, à savoir l’animal sauvage, ne fait pas partie du bétail et il ne devrait pas être offert : s’il l’offrait, ces animaux en peu de temps traîneraient le sacrifiant mort dans la forêt parce que la forêt appartient aux animaux sauvages ; et, s’il n’offrait pas les animaux sauvages, ce serait une violation du sacrifice.” C’est pour cela qu’ils libèrent les animaux sauvages après être passés autour d’eux avec le feu : ainsi, de fait, ce n’est pas une offrande ni même une non-offrande, et ainsi ils n’emportent pas le sacrifiant mort dans la forêt et il n’y a pas de violation du sacrifice744. »
Prajāpati semblait momentanément oublier qu’il avait produit le monde, qui se présentait à lui dès le début partagé en deux : celui-ci et celui-là, le monde des hommes et le monde des dieux. Ou bien : le monde de la non-vérité et le monde de la vérité. Prajāpati voulait trouver la manière de se rendre maître de ces deux mondes. Alors il « vit » les animaux. Voir a dans ce cas une vibration inquiétante, parce qu’il est toujours relié à une action. Et il y a une seule action : tuer. Dans ce il « vit » on reconnaît encore la perception du chasseur préhistorique.
Pour accéder à la conquête du monde des hommes et du monde des dieux il fallait se servir des animaux. Les animaux sont le clavier des deux mondes. Par ailleurs, il y a parmi les animaux un clivage qui équivaut parfaitement à celui entre les hommes et les dieux : les premiers correspondant aux animaux domestiques, les autres aux animaux sauvages. On pourrait penser, alors, que Prajāpati (modèle de tout sacrifiant) s’apprêtait à un double sacrifice. Mais il n’en fut pas ainsi. D’un côté, le seul moyen de l’action est le sacrifice. De l’autre, le sacrifice de l’animal sauvage conduirait à la ruine du sacrifiant : la victime, trop puissante, tuerait celui qui la tue ou l’entraînerait dans son monde. C’est alors que jaillit l’étincelle métaphysique, comme toujours au moment où se produit le choc avec la contradiction insoluble. Parvenu à ce point, le raisonnement se bloquerait et n’oserait plus faire un pas. Il n’en est pas ainsi pour la liturgie. La solution trouvée — libérer la victime, mais d’abord tourner autour d’elle avec un tison allumé, un geste que l’on n’accomplit que comme prélude à l’immolation — n’est pas une tentative puérile d’arrangement ni le signe d’une défaite spéculative. C’est au contraire le signe que la pensée a rencontré, dans sa recherche sur la vie, quelque chose qui n’admet pas de solution univoque, mais qui exige deux réponses contrastées. D’un côté, le sacrifice ne peut qu’être total — et atteindre donc aussi le cercle des animaux sauvages —, parce que le sacrifice coïncide avec la vie même. De l’autre, le sacrifice des animaux sauvages impliquerait la fin du sacrifiant — et donc l’interruption de l’activité sacrificielle.
Cette situation devrait être comparée avec celle dans laquelle se trouve le monde contemporain à l’égard d’un fait qui se superpose à ce dont il s’agit ici : tuer les animaux. D’un côté, on tolère une pratique illimitée de ces tueries, sur la base d’une nécessité sociale affirmée (il n’est pas possible d’imposer par décret le régime végétarien). De l’autre, toute tentative de donner une justification éthique au fait échoue misérablement — au sein même d’une civilisation qui se pique de donner une justification éthique à tout. Le contraste est évident et criant, sans pour autant atteindre la conscience commune. Au contraire, le sujet est écarté comme fâcheux. Il reviendra à une provocatrice professionnelle comme Elizabeth Costello de le soulever dans les milieux académiques, comme le raconte Coetzee, son chroniqueur. La réaction est une série de toussotements embarrassés.
Le premier geste du sacrifice en tant que personnage est la fuite. Il fuit les dieux avant de fuir les hommes. Et la fuite loin des dieux a lieu quand les dieux ne sont pas encore tels. Seul le sacrifice, en effet, pourra les faire devenir pleinement tels. On ne nous dit jamais avec précision pourquoi le sacrifice fuit. Mais nous savons qu’être le sacrifice implique tout d’abord le consentement à être tué. Et il y a une révolte profonde, en tout être, face à cela, et avant tout chez cet être qu’est le sacrifice lui-même.
Il n’y a rien d’immédiat et de sûr, dans le sacrifice : au contraire, il est le résultat d’une action de récupération, d’un appel au moyen de la parole. Les dieux durent implorer le sacrifice : « Écoute-nous ! Reviens chez nous745 ? » Et le sacrifice alors consentit mais ce consentement venait après un refus brutal. Conscients de la délicatesse de l’entreprise, les prêtres se passent de la main à la main — « comme un seau d’eau746 », commente Sāyaṇa — cet être aussi fragile qu’une graine. C’est ainsi que s’institue une tradition.
Le sacrifice est un animal prêt à fuir. Garder le silence est comme enfermer cet animal dans un enclos. Et cela donne l’impression de le posséder. Mais si le sacrifice fuit, devenant une parole articulée, alors la formule sacrée — ṛc ou yajus — révélera sa nature de remède tiré du mal lui-même : « Quand il retient la parole — car la parole est un sacrifice —, ce faisant il enferme en lui le sacrifice. Mais quand, après avoir retenu la parole, il émet quelques sons, alors le sacrifice, laissé en liberté, s’enfuit. Dans ce cas, alors, il devrait murmurer ou une ṛc ou un yajus adressé à Viṣṇu, parce que Viṣṇu est le sacrifice ; ainsi il capture de nouveau le sacrifice ; et là est le remède pour cette transgression747. »
Au centre du sacrifice on rencontre une parole obscure : medha, l’essence sacrificielle qui circule dans le monde comme l’eau et se concentre en cent êtres propres au sacrifice. « Essence » ne doit pas être compris ici (seulement) au sens métaphysique : medha signifie « moelle », « suc », « lymphe ». « Au début, les dieux offrirent l’homme comme victime. Quand il fut offert, l’essence sacrificielle, medha, sortit de lui. Elle entra dans le cheval748. » Et, après le cheval, dans le bœuf, dans le mouton, dans le bouc, enfin dans le riz et dans l’orge. La substitution sacrificielle implique donc qu’une substance vivifiante continue à couler, même si elle est accueillie dans différents réceptacles. Le passage de l’animal au végétal n’est que l’un de ces passages. Mais le sacrifice ne devient pas pour autant plus inoffensif. Au contraire : son caractère meurtrier est revendiqué aussi par le riz et l’orge. Tout ce qui possède l’essence sacrificielle, medha, est tué. Le riz et l’orge tout autant que l’homme ou le bœuf. Le processus est unique, la circulation est la même, « pour celui qui sait cela ».
« Or quand ils déploient le sacrifice, en le célébrant, ils le tuent ; et quand ils pressent le roi Soma, ils le tuent ; et quand ils font consentir la victime et qu’ils la mettent en pièces, ils la tuent. Et c’est à l’aide d’un pilon et d’un mortier et de deux pierres meulières qu’ils tuent l’offrande de blé749. » Plusieurs fois les Brāhmaṇa ont été accusés d’être « démesurément monotones750 ». Et pourtant à l’intérieur de ces textes on rencontre parfois — et d’ailleurs, si souvent que cela invalide l’accusation de monotonie — des phrases où des suites de phrases qui disent avec une clarté totale et avec la plus grande concision ce que d’autres en d’autres lieux ont été rétifs à formuler. Sur l’acte de tuer, les textes liturgiques des civilisations les plus disparates sont toujours réticents. C’est même l’occasion favorite pour l’euphémisme. Ce n’est pas le cas dans le Śatapatha Brāhmaṇa. L’acte de tuer, qui est dans la nature du sacrifice en général, est appliqué tout d’abord ici au sacrifice même : célébrer un sacrifice implique que le sacrifice soit tué. Le sens n’est pas clair immédiatement, mais on peut relier cela aux histoires où le sacrifice, sous forme de cheval ou d’antilope, s’enfuit loin des dieux. Le sacrifice peut être une abstraction — et parfois il fuit devant d’autres abstractions, comme la « souveraineté sacerdotale ». Mais de la même manière on peut tuer une plante qui est un roi : Soma. Ou alors, une simple offrande de grains d’orge. Ou alors une victime animale. La plupart utiliseront la parole « tuer » seulement en rapport avec cette dernière. Tandis que pour les ritualistes védiques l’acte de tuer la victime animale n’est qu’un cas parmi tant d’autres dans une suite de tueries. Ce procédé pourrait être lu comme l’opposé de l’euphémisation. Au lieu d’édulcorer l’événement violent, on l’élargit en l’appliquant à tout. Puisque ce qui arrive dans le sacrifice investit la totalité de l’existence et se retrouve à tous ses niveaux, parmi les abstractions comme parmi les plantes.
En sanscrit, en grec et en latin, tuer un animal était défini comme un « consentement » de l’animal à être immolé. En Inde, cela avait lieu en dehors de l’aire sacrificielle et ne devait être vu par personne excepté le śamitṛ, le boucher qui exécutait l’acte. Et même dans le cas où était sacrifiée une substance végétale comme le soma, le pilon devait la frapper en présence d’un personnage aux yeux bandés.
Dans les hangars des élevages intensifs, à cet instant même, des millions d’animaux vivent un fragment de vie angoissant, entassés qu’ils sont dans des espaces qui les empêchent de bouger avant d’être tués de la manière la plus expéditive. Selon l’idéologie de l’industrie alimentaire cela aurait lieu avec le « consentement », consent, des animaux eux-mêmes, qui dans ces conditions se sentiraient plus en sécurité.
Quand on arrivait à certains passages cruciaux, certains gestes servaient à contourner ou à surmonter une contradiction qui sans cela eût été paralysante. Quand l’animal choisi comme victime est conduit à l’immolation, le sacrifiant doit-il le toucher ou non ? Il ne doit pas le toucher — dit-on — parce qu’il est conduit à la mort. Il doit le toucher — dit-on aussi — parce que « cette [victime] qu’ils conduisent au sacrifice n’est pas conduite à la mort751 ». Quelle voix a raison ? Toutes les deux. Mais laquelle suivre ? Si le sacrifiant touche la victime, il a un contact avec la mort. S’il ne la touche pas, il est coupé du sacrifice et en sort. Que faire alors ? En observant la scène sacrificielle, on voyait le pratiprasthātṛ qui conduisait la victime en la touchant par-derrière avec deux broches, l’adhvaryu tenait un pan du vêtement du pratiprasthātṛ, enfin le sacrifiant tenait un pan du vêtement de l’adhvaryu. Ils avançaient en file indienne, dans le silence, comme les aveugles de Bruegel. Mais un peu courbés, concentrés. Cette manière d’avancer était la solution : ainsi le sacrifiant, en même temps, touchait et ne touchait pas la victime. C’est ainsi qu’ils pensèrent échapper à la logique grâce au geste rituel.
Au moment de l’immolation, on détourne le regard. L’animal est tué en dehors du tracé sacrificiel, près du śāmitra, le feu où vont cuire les membres de la victime, à l’extérieur de l’aire trapézoïdale apprêtée pour le sacrifice, vers le nord-est. Comme dans la tragédie grecque — et dans une correspondance parfaite de signification —, l’acte de tuer est ce qui a lieu hors de la scène. Le rite ou la tragédie sont des opérations cérémonielles complexes qui permettent d’élaborer cet événement inaccessible, auquel on n’est pas admis à assister.
Et c’est aussi le moment principal où se manifeste l’euphémisation inhérente à tout sacrifice. Avant de frapper la victime, on ne peut pas dire : « Tue ! », parce que « c’est la manière humaine ». Il faut dire : « Fais-la consentir752 ? » Certains jugent hypocrite cette prescription ; d’autres la trouvent sublime. Elle est l’un et l’autre. Et, surtout, c’est ce qui arrive, de toute façon, dès que l’acte muet se revêt de paroles. Mais il serait naïf de penser que les ritualistes védiques entendaient cacher ou édulcorer quelque chose. Cela ne correspondait certainement pas à leur style. S’il le fallait, ils savaient préciser avec la plus grande netteté : « Quand ils font consentir la victime, ils la tuent753. »
La formule brahmanique correspond exactement au rituel romain, qui exigeait le calme consentement de la victime, afin que la cérémonie fût impeccable. Et l’oracle de Delphes avait déjà reconnu que « si un animal consent en penchant la tête vers l’eau lustrale […], il est juste de le sacrifier »754.
La hantise demeure après l’acte de tuer — ou le consentement, si l’on veut utiliser la manière des dieux. À ce moment-là, la victime est devenue de la nourriture pour les dieux. Mais « la nourriture des dieux est vivante, immortelle pour les immortels755 », alors que la victime est un animal inanimé, étranglé ou égorgé. La contradiction s’épaissit surtout autour de la victime sacrificielle quand elle est tuée, tels des grumeaux qui affleurent en divers endroits d’une toile et la gâchent. Comment faire alors ? On voyait s’avancer la femme du sacrifiant. Elle s’adressait au sacrifice, elle en faisait la louange. Puis elle s’approchait de la victime et commençait à nettoyer ses orifices avec de l’eau. C’est par là que passaient — étaient passés — les esprits vitaux. Mais « les esprits vitaux sont de l’eau756 ». Ainsi, maintenant, venant d’être humidifié, ce corps immobile recommençait à être « véritablement vivant, immortel pour les immortels757 ». Un autre obstacle avait été contourné.
La première forme tangible du mal est produite par l’angoisse de la victime qui va être tuée. Cette angoisse se dépose dans son cœur. Mais la première caractéristique du mal est que, comme l’énergie, il ne se laisse pas éliminer, mais seulement transformer, déplacer. Aussi le mal passe-t-il du cœur de la victime à la broche qui la transperce. Mais qu’adviendra-t-il de la broche ? Les officiants voudraient la faire engloutir par le courant près du terrain sacrificiel. Ils s’approchent donc avec précaution des eaux — ils essaient de les calmer, en leur demandant d’être amies. Mais les eaux, dès qu’elles les voient s’approcher avec la broche, se retirent. Alors une négociation commence. Les officiants savent qu’ils doivent conclure un pacte avec les eaux. Ils accepteront de ne pas jeter la broche après le sacrifice à Agni et à Soma — ni même après celui pour Agni seul. En échange ils obtiendront que, après avoir tué la vache stérile, à la fin de la cérémonie, alors oui, ils pourront jeter la broche dans l’eau. Les ritualistes s’estimèrent satisfaits par ce résultat, parce que avec la vache stérile « le sacrifice se complète758 ». Et ce qui conclut — pensèrent-ils — a, par sa position stratégique, le pouvoir de transfigurer tout ce qui l’a précédé. En se délivrant de cette dernière partie du mal, ils pouvaient être convaincus de s’être délivrés de tout le mal. Il eût été difficile d’obtenir plus.
Le sentiment de culpabilité né du sacrifice était déjà très aigu chez les dieux. Quand la première victime fut saisie, un sentiment de crainte les envahit : « Ils ne se sentirent pas enclins à cela759. » Ils savaient que ce qui allait s’accomplir était le modèle de toutes les fautes, comme ils l’enseigneraient aux hommes. Ainsi, quelle que fût la spéculation sacrificielle qui un jour se superposerait à la faute, la repoussant dans l’abstraction ou dans les lieux les plus reculés du ciel ou des origines, à la fin de la cérémonie cette perception de la faute referait surface, encore plus aiguë, pressante — et concentrée en un objet : la broche qui transperce le cœur. Comment l’éliminer ? La faute ne se dégrade pas, ne se disperse pas, ne s’atténue pas. Pareille à un matériau radioactif, elle continue à irradier. Une fois encore, il s’agissait de trouver une solution à l’insoluble : « Il enterrera la broche à l’endroit où le sec et l’humide se rencontrent760. » Un endroit mystérieux, impossible à préciser. Un endroit — peut-on supposer — où les éléments se neutralisent, où même l’angoisse restera suspendue, inopérante, bien que n’étant pas éliminée. Voilà à quoi l’on peut aboutir : un équilibre précaire. L’angoisse demeure. Se débarrasser de la broche dès que la vache stérile aura été tuée : voilà le pacte en vigueur, jusqu’à aujourd’hui. La mesure la plus efficace a été de l’oublier.
À la fin du sacrifice, pour en sortir, il faut d’autres rites. Lesquels correspondent point par point aux rites célébrés pour entrer dans le sacrifice. La forme A — B — B — A, connue de tous ceux qui étudient la musique, prend ici son origine. De même que toute structure où la fin doit correspondre au début. Et puisque au début sur l’aire du sacrifice il n’y avait rien, il s’agira en premier lieu de détruire, éliminer, effacer des traces. On brûle les herbes qui ont servi de coussin pour les dieux invisibles, on détruit différents outils, on brûle le poteau sacrificiel. Un seul objet reste intact, mais on le cache : la broche qui a transpercé le cœur de la victime, car « l’instrument du crime ou de la douleur doit être caché »761.
Le dilemme ultime du sacrifice se présenta quand Soma fut tué. Il y eut alors un échange de répliques entre les dieux et Mitra, que le sacrifiant remémore au moment où il mélange le soma avec le lait :
« Il le [soma] mélange au lait. La raison pour laquelle il le mélange au lait est la suivante. Soma en vérité était Vṛtra. Or, quand les dieux le tuèrent, ils dirent à Mitra : “Tue-le toi aussi !” Mais cela ne lui plaisait pas et il dit : “Je suis certainement un ami (mitra) de tous ; si je ne suis pas un ami, je deviendrai un non-ami (amitra).” “Alors nous t’exclurons du sacrifice !” Il dit : “Je tue moi aussi.” Le bétail s’éloigna de lui, en disant : “Lui qui était un ami est devenu un non-ami !” Il resta sans bétail. En mélangeant [le soma] au lait, les dieux alors lui fournirent le bétail ; et de la même manière, maintenant, cet [officiant] le fournit [au sacrifiant] en mélangeant [le soma] au lait.
« Et à propos de cela ils disent : “Assurément, il ne lui plut pas de tuer !” Donc, le lait qu’il y a dans cette [mixture] appartient à Mitra, mais le soma appartient à Varuṇa : c’est pour cela qu’on le mélange au lait762. »
Sacrifier ne peut être qu’une complicité dans l’acte de tuer. C’est la seule façon de ne pas être exclu du sacrifice. Menace très grave, si même Mitra, l’Ami, celui qui représente la pureté du brahmane, accepte de participer à l’acte de tuer, afin de ne pas être exclu du rite. Mais que perd celui qui est exclu du sacrifice ? Tout — si ce que l’on peut avoir est un résultat de l’action. Et si l’action se dégage du désir. Celui qui accepte l’action — et le désir qui la meut — accepte aussi de tuer. C’est la règle inflexible de la société sacrificielle, semblable en cela à — et peut-être le modèle de — toute société secrète, de toute société criminelle. Le groupe se fonde sur la complicité — et la complicité la plus solide est donnée par l’acte de tuer. Si cet acte consiste dans le fait de presser le suc d’une plante, il ne devient pas pour autant rassurant. Au contraire, cela doit laisser entrevoir que le règne où œuvre l’acte de tuer est plus vaste que ce que l’on peut penser, aussi vaste que le monde.
Quand, à l’époque védique, on dit : les invisibles, cela ne doit pas être entendu comme une allusion métaphysique, mais comme une référence à une situation qui revient dans tous les rites « solennels », śrauta. Les présents appartiennent à quatre catégories : le sacrifiant, au bénéfice duquel on célèbre le rite (il assiste mais n’agit pas, quand il est passé par la consécration) ; les officiants (seize : les hotṛ, les udgātṛ, les adhvaryu), qui doivent prononcer les vers du Ṛgveda, chanter les mélodies du Sāmaveda, murmurer les formules du Yajurveda — et accomplir ensemble les innombrables gestes qui composent la cérémonie (ce dernier est le devoir exclusif de l’adhvaryu) ; le brahmane, le prêtre qui observe chaque détail et qui n’intervient que si des erreurs sont commises, en gardant par ailleurs le silence. Mais il existe aussi un dernier groupe parmi ceux qui sont présents : les dieux, les invisibles. Ou plus précisément : ceux qui se trouvent accroupis autour du feu āhavanīya, sur des couches odorantes d’herbes kuśa, qui sont tous invisibles, exceptés Agni et Soma. Agni toujours visible, parce qu’il est le feu. Le roi Soma visible dans l’agniṣṭoma, parce que dans ce rite c’est le soma même qui est offert.
Après avoir été purifié grâce au pavitra — le « filtre » qui dans ce cas est fait de tiges d’herbe sacrée —, car « impur, à vrai dire, est l’homme ; et pourri à l’intérieur en ce qu’il dit la non-vérité763 », le sacrifiant replie ses doigts dans sa paume un par un, en évoquant pour chacun une puissance différente, parce qu’il veut saisir le sacrifice. Et le commentateur ajoute : « En effet le sacrifice doit être saisi de façon non visible, non comme ce bâton ou un vêtement, mais invisibles sont les dieux, invisible le sacrifice764. »
Toute pratique sacrificielle, sous n’importe quel ciel, implique le rapport avec l’invisible, mais jamais comme dans l’Inde des ritualistes védiques ce rapport a été énoncé, célébré, étudié dans les moindres détails, jusqu’à inclure le mouvement des petits doigts. Nous découvrons ainsi que les petits doigts sont les premiers à bouger dans le geste qui consiste à saisir le sacrifice et ne représentent rien de moins que l’esprit. Cette oscillation continue entre l’infime et l’énorme, avec une attention égale à l’un et à l’autre, est le premier signe distinctif de la liturgie védique. Et la tension et la précision de ce rapport — étroit, constant — avec l’invisible est tel qu’il n’est pas étonnant que la scène visible de la vie védique soit restée aussi dépouillée, si peu voyante, si étrangère à toute monumentalité, et que ses habitants se soient si peu souciés de laisser une trace d’eux qui ne fût pas textuelle et qui ne trouvât pas son objet dans cet invisible que l’on ne peut saisir comme un bâton ou le pan d’un vêtement, mais qui doit, de toute façon, être saisi. Comme en d’autres temps l’animal de la forêt, l’invisible est la proie que la liturgie apprend à chasser, le guettant au passage, l’épiant, le saisissant. Et finalement le tuant, comme cela arrivait dans la chasse et se répète à présent dans les actes du sacrifice.
Après toutes les autres, une dernière question se pose sur le sacrifice : pour quelle raison ce qui est offert à l’invisible doit-il aussi être tué ? Étouffer l’animal, presser le soma, broyer les céréales : il s’agit toujours de tuer. Et cela implique déjà un affinement de la pensée, un effort d’explicitation que l’on ne pense pas nécessaire ailleurs. Mais pour les ritualistes védiques on n’était là qu’à l’avant-dernière question. Une autre s’y enchaînait, qu’ils posaient avec insistance : pour quelle raison la célébration d’un sacrifice est-elle aussi l’acte de tuer le sacrifice ? Pour quelle raison, dans le cas du sacrifice, l’exécution de l’acte ne peut-elle être qu’une exécution capitale non seulement de la victime, mais du sacrifice lui-même ? Pour quelle raison le sacrifice est-il un acte qui non seulement tue mais qui se tue ?
On entre là dans la zone la plus secrète de la spéculation liturgique védique, une zone où il devient de plus en plus ardu de trouver des parallèles avec d’autres civilisations. Et c’est une zone où il faut avancer avec prudence, parce que « les dieux aiment le secret765 », comme les textes le répètent inlassablement, dès que l’on franchit le seuil de l’ésotérique.
Pour quelle raison alors le sacrifice lui-même doit-il mourir, chaque fois qu’il est accompli ? Et pourquoi doit-il ensuite recommencer à être accompli ? Le sacrifice n’est jamais, ne pourrait jamais être un acte singulier. L’acte singulier est le meurtre : le couteau qui écartèle un corps, la flèche qui s’y enfonce. Le sacrifice est au contraire — et il ne pourrait pas ne pas l’être — une séquence d’actes, une composition, un opus. Tout converge lentement, méticuleusement vers l’oblation ou l’immolation. Des heures, des jours, même des mois (ou des années) d’un côté ; quelques instants — ou un seul instant — de l’autre. Le sacrifice exige du temps, il exige le temps, l’articulation dans la durée. Mais nous savons, à partir des vicissitudes de Prajāpati, que l’articulation dans la durée est l’équivalent de la désarticulation du Géniteur, de son démembrement dans l’Année, donc de sa mort : « Quand [Prajāpati] se désarticula, le souffle vital sortit de son intérieur766 » — et, chose plus grave encore pour le Géniteur des dieux, Prajāpati sentit la terreur de la mort : « Après avoir créé toutes les choses existantes, il se sentit vidé et il eut peur de la mort767. »
La vie du Bas demande la mort du Haut, de même que la vie du Haut exige la mort du Bas. Pour que les dieux continuent à vivre il est nécessaire qu’un acte de tuer s’accomplisse. Pour que les hommes continuent à vivre il est nécessaire que le Géniteur se soit démembré dans le monde. Ceci est le ṛta, l’« ordre du monde » — ou, du moins, c’est l’un de ses principes régulateurs. Mais cela non plus ne suffit pas — et suggère autre chose. Entre le visible et l’invisible il ne peut pas y avoir de circulation fluide, un échange sans turbulences. Il y a entre ces deux pôles une différence de niveau brutale, qui ne peut être comblée qu’au moyen d’expédients précis et compliqués. Si compliqués qu’ils peuvent absorber la vie entière. Le sacrifice qui tue est le plus évident et le plus grave de tous ces expédients. Si les offrandes circulaient inaltérées entre le ciel et la terre, si elles ne demandaient pas d’être accompagnées par un acte violent, entre le visible et l’invisible il y aurait une correspondance immédiate. L’invisible transparaîtrait à chaque moment dans le monde, qui finirait ainsi par perdre son opacité, son mutisme farouche. La vie serait immensément plus facile — et aussi moins aventureuse. Mais il n’en va pas ainsi. À chaque réveil correspond une incertitude radicale sur le tout — et, si l’agnihotra devait être célébré tous les jours juste avant le lever du soleil, c’était aussi parce que rien ne garantissait qu’il se lève. Peut-être que Sūrya, le Soleil, avait besoin qu’on l’aide.
La violence — bien que circonscrite, atténuée, euphémisée — n’était pas éliminable, en ce qu’elle était l’unique signal adéquat, parce que irréversible, de cette différence de niveau, de cet hiatus, de cette discordance entre le visible et l’invisible que rien ne pourrait souder. Entre les deux extrêmes il y avait une béance, une blessure ouverte. Qui pouvait être — provisoirement — guérie à la seule condition de la réitérer dans l’action violente du sacrifice : « Il guérit ainsi le sacrifice par l’œuvre du sacrifice768. » Si cela avait lieu, les ravins impraticables du sacrifice se transformaient en une piste céleste. C’est alors que prenait son envol le faucon qui jusqu’à un instant auparavant avait été un autel édifié avec dix mille huit cents briques, autant qu’il y a d’heures dans l’année. Un autel fait de temps. Et on ne pouvait pas soustraire au temps le pouvoir, voire l’obligation de tuer.
Qu’il y ait un écart entre le visible et l’invisible, un décalage, une fracture, que le visible reste à la fin suspendu sur le vide : cela n’est jamais éclairci dans les textes védiques. La doctrine de la forêt (expression employée pour désigner l’enseignement ésotérique) ne pouvait pas être dite dans son intégralité — ni en certains termes. Il restait quelque chose d’abrupt, de menaçant, qui correspondait à la constitution de ce qui est. Si le sacrifice n’était que l’illusion de quelques groupes d’hommes vivant à des époques et dans des conditions lointaines, la vie qui l’ignore ne se retrouverait pas obligée de le rappeler et de le retrouver, camouflé, sournoisement récurrent et fuyant, comme une antilope noire au milieu des voitures.
Quelques-unes des pensées des ritualistes védiques pourraient être exposées sans avoir recours à leurs catégories et à leurs argumentations, en utilisant des mots acceptables même dans une salle universitaire du XXIe siècle. Par exemple : le rapport entre le visible et l’invisible se superpose à celui entre le discret et le continu. De même que le visible ne parviendra jamais à pénétrer dans l’invisible, bien qu’il s’étende et devienne de plus en plus transparent et signifiant, de même le discret n’arrivera jamais à coïncider avec le continu, qui l’enveloppe et le déborde. Il y a un point de fracture, entre les deux séries, reconnaissable souvent à quelques traces de sang. L’invisible et le continu appartiennent à l’esprit et manifestent sa souveraineté. Le visible et le discret sont le déploiement de ce qui est extérieur à l’esprit, innervé par l’esprit mais irréductible à l’esprit. Tout ce qui arrive est un échange et un passage ininterrompu entre les quatre coins de ce quadrilatère. Le point où les pistes se croisent et se heurtent est le centre du quincunx, la cinquième pierre sur laquelle sont couchées les tiges du soma avant que quatre autres pierres les frappent, les déchirent, pour qu’il puisse en couler le suc enivrant.