C’étaient des êtres lointains, ils l’étaient non seulement des modernes mais aussi de leurs contemporains antiques. Distants non pas comme une autre culture, mais comme un autre corps céleste. Si distants que le point d’où on les observe devient à peu près indifférent. Que cela arrive aujourd’hui ou il y a cent ans, rien d’essentiel ne change. Pour qui est né en Inde, certaines paroles, certains gestes, certains objets peuvent résonner comme très familiers, comme un atavisme invincible. Mais ce sont là des lambeaux dispersés d’un rêve dont l’histoire s’est brouillée.
Incertains sont les lieux et les temps où ils vécurent. Les temps : il y a plus de trois mille ans, mais les oscillations dans les dates, entre un chercheur et l’autre, restent notables. La zone géographique : le nord du sous-continent indien, mais sans frontières précises. Ils ne laissèrent ni objets ni images. Ils ne laissèrent que des paroles. Des vers et des formules qui scandaient des rituels. Des traités méticuleux qui décrivaient et expliquaient ces mêmes rituels. Au centre desquels apparaissait une plante enivrante, le soma, qui aujourd’hui encore n’a pas été identifiée avec certitude. Ils en parlaient déjà alors comme d’une chose du passé. Apparemment, ils ne parvenaient plus à la retrouver.
L’Inde védique n’eut ni une Sémiramis ni une Néfertiti. Ni même un Hammourabi ou un Ramsès II. Aucun Cecil B. De Mille n’est parvenu à la mettre en scène. Ce fut la civilisation où l’invisible l’emportait sur le visible. Comme peu d’autres, elle fut exposée au risque d’être incomprise. Pour la saisir, il est inutile d’avoir recours à des événements, qui n’ont pas laissé de traces. Il ne reste que des textes : le Veda, le Savoir. Composé d’hymnes, d’invocations, d’exorcismes, en vers. De formules et de prescriptions rituelles, en prose. Les vers sont enchâssés dans certains moments des actions rituelles extrêmement compliquées. Qui vont de la double libation, agnihotra, l’oblation au feu que le chef de famille est tenu d’accomplir seul tous les jours, pendant presque toute sa vie, jusqu’au sacrifice le plus grandiose — le « sacrifice du cheval », aśvamedha —, qui implique la participation de centaines et de centaines d’hommes et d’animaux.
Les Ārya (« les nobles », c’est ainsi que les hommes védiques s’appelaient eux-mêmes) ignorèrent l’histoire avec une insolence sans égale dans d’autres grandes civilisations. Nous ne connaissons les noms de leurs rois qu’à travers quelques allusions dans le Ṛgveda et quelques anecdotes racontées dans les Brāhmaṇa et dans les Upaniṣad. Ils ne se soucièrent pas de laisser la mémoire de leurs conquêtes. Et même dans les épisodes dont un compte rendu nous est parvenu, il s’agit moins d’entreprises — guerrières ou administratives — que de connaissance.
S’ils parlaient d’« actes », ils pensaient surtout à des actes rituels. Il n’est pas étonnant qu’ils n’aient pas fondé — ni jamais essayé de fonder — un empire. Ils préférèrent réfléchir sur l’essence de la souveraineté. Ils la trouvèrent dans sa duplicité, dans son partage entre brahmanes et kṣatriya, entre prêtres et guerriers, auctoritas et potestas. Sans ces deux clés rien ne s’ouvre et on ne règne sur rien. Toute l’histoire peut être considérée sous l’angle de leurs rapports, qui changent incessamment, s’ajustent, s’occultent — dans les aigles bicéphales, dans les clés de saint Pierre. Il y a toujours une tension, qui oscille entre l’harmonie et le conflit mortel. La civilisation védique s’est concentrée avec la clairvoyance la plus haute et la plus subtile sur cette diarchie et sur ses conséquences inépuisables.
Le culte était confié aux brahmanes. Le gouvernement aux kṣatriya. C’est sur ce fondement que s’est institué le reste. Mais, comme tout ce qui arrivait sur terre, même ce rapport avait son modèle dans le ciel. Là aussi il y avait un roi et un prêtre : Indra était le roi, Bṛhaspati le brahmane des Deva, l’aumônier des dieux. Et seule l’alliance entre Indra et Bṛhaspati pouvait assurer la vie sur terre. Pourtant, entre eux s’interposait aussitôt un troisième personnage : Soma, l’objet du désir. Un autre roi et un suc enivrant. Lequel se comporterait de manière irrespectueuse et élusive à l’égard des deux représentants de la souveraineté. Indra, qui s’était battu pour conquérir le soma, en fut à la fin exclu par ces mêmes dieux auxquels il l’avait offert. Et Bṛhaspati, l’inabordable brahmane à la voix de tonnerre, « né dans le nuage1 » ? Le roi Soma, « outrecuidant en raison de l’immense souveraineté à laquelle il était parvenu2 », enleva sa femme Tārā et s’unit à elle ; elle engendra Boudha de sa semence. Quand l’enfant naquit, elle le déposa sur un lit d’herbe muñja. Brahmā demanda alors à Tārā (et ce fut l’acmé de la honte) : « Ma fille, dis-moi, est-ce là le fils de Bṛhaspati ou de Soma3 ? » Tārā dut alors reconnaître que c’était le fils du roi Soma, sinon aucune femme n’aurait été crue à l’avenir (mais quelques répercussions de cette histoire continuèrent à se transmettre, d’éon à éon). Et il fallut une guerre féroce entre les Deva et les Asura, les antidieux, pour que Soma se résigne à rendre Tārā à Bṛhaspati. Le Ṛgveda dit : « Terrible est la femme du brahmane si elle est enlevée ; cela crée du désordre dans le ciel suprême4. » Cela devait suffire pour les humains imprévoyants, qui se demandaient parfois pour quelle raison et au sujet de quoi les Deva se battaient avec les Asura dans le ciel, dans leurs batailles toujours renouvelées. À présent, ils le sauraient : pour une femme. Pour la femme la plus dangereuse : pour la femme du premier parmi les brahmanes.
Il n’y avait ni temples ni sanctuaires ni remparts. Il y avait des rois, mais sans royaume aux frontières tracées et sûres. Ils se déplaçaient périodiquement sur des chars avec des roues pourvues de rayons. Ces roues furent la grande nouveauté qu’ils apportèrent : avant eux, dans les royaumes de Harappa et Mohenjo-daro on ne connaissait que les roues compactes, solides, lentes. Dès qu’on s’arrêtait, on se souciait surtout d’installer des feux et de les allumer. Trois feux, dont un circulaire, l’autre carré et l’autre encore en croissant de lune. Ils savaient cuire les briques, mais les utilisaient seulement pour construire l’autel qui se trouvait au centre d’un de leurs rites. Il avait la forme d’un oiseau — un faucon ou un aigle — aux ailes déployées. Ils l’appelaient l’« autel du feu ». Ils passaient la plupart du temps dans une clairière dégagée, en pente légère, où ils s’affairaient autour des feux en murmurant des formules et en chantant des fragments d’hymnes. C’était une organisation de la vie impénétrable sinon après un long entraînement. Dans leur esprit pullulaient les images. C’est peut-être pour cela aussi qu’ils ne se soucièrent pas de tailler ou de sculpter des figures des dieux. Comme si, étant déjà entourés de celles-ci, ils ne sentaient pas le besoin d’en ajouter d’autres.
Lorsque les hommes du Veda descendirent dans le Saptasindhu, dans la Terre des Sept Fleuves, et ensuite dans la plaine du Gange, le territoire était en grande partie couvert de forêts. Ils s’ouvrirent un chemin avec le feu, qui était un dieu : Agni. Ils le laissèrent dessiner une toile d’araignée de cicatrices. Ils vivaient dans des villages provisoires, dans des cabanes sur pilotis, avec des murs de roseaux et des toits de paille. Ils suivaient leurs troupeaux, en se déplaçant de plus en plus vers l’est. Parfois ils s’arrêtaient devant d’immenses étendues d’eau. Ce fut là l’âge d’or des ritualistes.
À quelque distance des villages et à quelque distance les uns des autres, on pouvait alors observer des groupes d’hommes — une vingtaine à chaque fois — qui se déplaçaient sur des espaces dénudés, autour de feux éternellement allumés près de quelques cabanes. De loin, on entendait un bruit confus sillonné par des chants. Chaque détail de la vie et de la mort était en jeu, dans ce va-et-vient d’hommes absorbés. Mais on ne pouvait pas prétendre que cela parût évident aux yeux d’un étranger.
Il reste très peu de choses tangibles de l’époque védique. Il ne subsiste pas d’édifices, ni de tronçons d’édifices, ni de simulacres. Tout au plus, quelques pièces frustes dans les vitrines de quelques musées. Ils édifièrent un Parthénon de mots : la langue sanscrite, puisque saṃskṛta signifie « parfait ». Ainsi parla Daumal.
Pour quel motif profond ne voulurent-ils pas laisser de traces ? L’évhémérisme occidental, avec sa présomption habituelle, met en cause la détérioration des matériaux dans un climat tropical. Mais il y avait une autre raison — et les ritualistes y firent allusion. Si le seul événement inévitable est le sacrifice, que faire d’Agni, de l’autel du feu, une fois que le sacrifice était terminé ? Ils répondirent : « Après l’achèvement du sacrifice, celui-ci monte et entre dans celui qui resplendit [le soleil]. C’est pourquoi il ne faut pas s’inquiéter si Agni est détruit, parce que alors il est dans le disque là-haut5. » Toute construction est provisoire, y compris l’autel du feu. Ce n’est pas quelque chose d’arrêté, mais un véhicule. Une fois le voyage accompli, le véhicule peut aussi être mis en pièces. C’est pourquoi les ritualistes védiques ne conçurent pas l’idée de temple. S’ils mettaient tant de soin à construire un oiseau, c’était pour qu’il puisse voler. Ce qui restait alors sur terre était une enveloppe de poussière, de boue sèche et de briques, inerte. On pouvait l’abandonner, comme une carcasse. Bientôt la végétation la recouvrirait. Entre-temps, Agni était dans le soleil.
Le monde se divisait en deux parties, qui obéissaient à des règles différentes : le village et la forêt. Ce qui était valable pour l’un ne l’était pas pour l’autre — et vice versa. Tous les villages allaient être un jour abandonnés par la communauté, dans l’avancée lente de son existence semi-nomade. Il n’y avait pas de lieux sacrés une fois pour toutes, destinés, ombilicaux, comme les lieux des temples. Le lieu sacré était la scène du sacrifice, qui devait être choisie chaque fois en suivant des critères fixes : « En plus de se trouver en hauteur, le lieu devra être plat ; et, en plus d’être plat, il devra être compact ; et, en plus d’être compact, il devra être incliné vers l’est parce que l’est est la direction des dieux ; ou alors il devrait être incliné vers le nord, puisque le nord est la direction des hommes. Il devra être légèrement rehaussé vers le sud, parce que là se trouve la direction des ancêtres. S’il était incliné vers le sud, le sacrifiant passerait vite dans le monde d’en bas ; mais de cette manière le sacrifiant vit longtemps : qu’il soit donc légèrement rehaussé vers le sud6 ».
Haut, plat, compact : voilà ce qui est d’abord requis du lieu du sacrifice. Comme si l’on voulait définir une surface neutre, une toile de fond sur laquelle dessiner les gestes avec une netteté parfaite. C’est l’origine de la scène comme lieu agencé pour accueillir toutes les significations possibles. Tout ce qu’il y a de plus moderne — bien plus, la scène même du moderne. En hauteur doit se trouver, tout d’abord, le lieu. Pourquoi ? Parce que les dieux abandonnèrent la terre à partir d’un lieu élevé. Et les hommes doivent les imiter. Compact, ensuite. Pourquoi ? Pour qu’il ait pratiṣṭhā, « un fondement ». Le lieu doit ensuite être incliné vers l’est : là aussi, parce que l’est est la direction des dieux. Mais surtout : légèrement rehaussé vers le sud, comme en s’arc-boutant sur ses pieds contre la direction des aïeux. Là se trouvent les morts et la mort, là les officiants glisseraient rapidement si le terrain était un peu incliné vers le sud. En quelques touches, clôturant du regard un lieu quelconque, au milieu des broussailles et des cailloux, a été évoqué le fond indifferencié de toute action, le premier lieu géométrique — et en même temps on fait allusion à la manière dont le monde est fait, on dit où sont passés les dieux, où se trouve la mort. Que faut-il savoir encore, avant d’accomplir n’importe quel geste ? Les ritualistes étaient obsessionnels dans leurs prescriptions, jamais bigots.
Ce que l’on voit sur le terrain du sacrifice n’est pas grand-chose. Il est dépouillé, monotone. Mais la plus grande partie de ce qui y a lieu ne se voit pas : c’est un voyage dans l’invisible, plein de dangers, d’angoisses, menacé par des guet-apens, une navigation incertaine, semblable à celle que préférait Conrad, avec une embarcation juste au-dessous de ce qu’exigent les forces de la nature. Et ce fut toujours un personnage de Conrad qui expliqua la différence entre l’impardonnable maladresse des gestes des hommes de la terre et la précision de ceux qui vivent sur la mer. Seuls ces derniers savent qu’un geste erroné, un nœud mal fait, pourrait signifier la perte. Alors que sur terre pour un geste erroné on peut toujours trouver un remède. Seule la mer nous prive de ce « sentiment de sécurité7 » qui conduit à l’imprécision.
Même s’ils n’avaient probablement pas de grandes expériences des océans, mais plutôt de fleuves vastes et majestueux, les hommes védiques aimaient se référer à un « océan », samudrá, salilá, dès qu’ils traitaient des choses du ciel. Parce que le ciel lui-même était le véritable océan, la Voie lactée, qui se poursuivait sur la terre. Et ils trouvaient là la première image de ce continuum d’où jaillissaient tous les gestes et les mots des cérémonies. C’est à ce bateau, à cette navigation qu’ils pensaient, tels des marins avisés et tendus, en divers moments des rituels, par exemple au début d’un certain chant : « Le chant bahiṣpavamāna en vérité est un bateau dirigé vers le ciel : les prêtres sont sa mâture et ses rames sont les moyens qui permettent de rejoindre le monde céleste. Si l’un d’eux est blâmable, à lui seul il fera couler le [bateau] : il le fait couler, comme quelqu’un qui monte sur un bateau déjà plein le ferait couler. Et en effet, tout sacrifice est un bateau dirigé vers le ciel : il est donc nécessaire d’essayer de tenir un prêtre blâmable à l’écart de n’importe quel sacrifice8. »
Même si, vu de l’extérieur, la scène sacrificielle ressemble à un lieu quelconque, elle est habitée par une terrible concentration de forces — et elle se fixe sur très peu d’objets : ce sont des fragments de la « foudre », vajra, cette arme mystérieuse et suprême avec laquelle Indra vainquit Vṛtra, l’immense monstre qui retenait les eaux en lui. L’un de ces fragments est l’épée de bois qu’empoignent les officiants. Un autre est l’élément le plus terrifiant, dans sa simplicité : le poteau. Mais le chariot qui transporte le riz est lui aussi une puissance du sacrifice. Et la flèche utilisée par les guerriers rappelle le vajra brisé alors qu’il frappait Vṛtra. La répartition de ces objets entre brahmanes et kṣatriya, entre prêtres et guerriers, est aussi un partage avisé des pouvoirs entre les deux formes de souveraineté qui menacent toujours d’être déséquilibrées : aux brahmanes reviendront l’épée de bois et le poteau ; aux kṣatriya le char et la flèche. Deux contre deux : les kṣatriya, plus proches de la vie de tous les jours (la tribu en mouvement et la bataille requièrent le char et la flèche) ; les brahmanes, plus abstraits mais pas plus paisibles pour autant (l’épée de bois, le poteau solitaire). L’objet le plus incongru, celui qui ressemble le plus à un jouet — le sphya, l’« épée de bois » —, est assigné au brahmane. Mais c’est aussi le seul des quatre objets qui représente la foudre dans sa totalité, telle qu’un jour elle fut brandie par Indra. Seul un brahmane peut empoigner l’épée de bois parce qu’elle « est la foudre et aucun homme ne peut l’empoigner : il l’empoigne donc avec l’assistance des dieux9 ». Quand l’on parvient à la plus grande proximité avec les dieux, là seulement un brahmane peut agir. Alors que l’histoire de la foudre d’Indra explique pourquoi, dès le début, le pouvoir n’est jamais entier, mais brisé au moins en deux parties, irréductibles.
La trame des rapports entre auctoritas et potestas, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre brahmanes et kṣatriya, entre le prêtre et le roi, est un thème permanent et inépuisable pour l’Inde depuis le Ṛgveda jusqu’au Mahābhārata (qui est toute une histoire de variantes et d’intrications à l’intérieur de ces rapports), jusqu’aux Purāṇa (« Antiquités »). Des rapports de complémentarité et parfois d’hostilité : mais ce fut une lutte qui ne se réduisit jamais à la banalité d’un heurt entre l’esprit et la force. Les ancêtres des brahmanes étaient les « voyants », les ṛṣi — et les premiers d’entre eux, les Sept Voyants, les Saptarṣi, qui résidaient dans les sept astres de la Grande Ourse et disposaient d’une terrible puissance destructrice. Ils étaient capables d’engloutir, de dessécher, de foudroyer des parties entières de l’univers. Jamais les armées d’un roi n’auraient eu la puissance dévastatrice du tapas, l’ardeur d’un ṛṣi.
D’un autre côté, les kṣatriya n’étaient pas uniquement avides de pouvoir. À plusieurs reprises, surtout dans les Upaniṣad (mais aussi dans les Brāhmaṇa), on rencontre des kṣatriya qui éclairent d’illustres brahmanes sur certaines doctrines extrêmes, que les brahmanes ne parvenaient pas à atteindre.
L’écart est énorme entre la civilisation matérielle védique, qui est rudimentaire, et la complexité, la difficulté et l’audace des textes. Dans les villes de l’Indus on construisait avec des briques, on aménageait des entrepôts et de vastes bassins pour l’eau. Chez les hommes du Veda les briques étaient connues et utilisées, mais seulement pour être empilées sur l’autel du feu. Toute une théologie s’était développée autour des « briques », iṣṭakā, qui étaient mises en rapport avec l’« oblation », iṣṭi. Et l’édification elle-même était avant tout rituelle. Les éléments de la vie quotidienne ne pouvaient être plus simples, mais leurs significations paraissaient écrasantes. Bien que réduit au minimum, tout était trop. Même un chercheur prudent et rigoureux comme Louis Renou reconnaissait que « le Veda se meut dans une terreur panique10 ». À l’opposé de toute rigidité hiératique, les hymnes lui apparaissaient non pas comme des « poèmes composés de “sang-froid” », mais comme des « œuvres frénétiques, issues d’une ambiance de joutes oratoires, où la victoire s’obtient en formulant mieux (ou : en devinant plus vite) les énigmes à base mystico-rituelle11 ». Et où la défaite pouvait être une condamnation à mort. Sans qu’il soit besoin d’un bourreau, la tête partait en éclats. Les cas attestés ne manquent pas.
Nous ne connaissons qu’un nom — parmi tous ceux qui appartinrent à la civilisation de l’Indus : Su-ilisu, un interprète. Il nous apparaît comme un nain, ou un enfant, dans un sceau akkadien. Il se trouve sur les genoux d’un personnage vêtu de somptueux habits sacrés. Le texte gravé au-dessus de la figure dit « Su-ilisu, traducteur de Meluhha ». D’autres sceaux parlent de marchandises provenant de Meluhha, de cette civilisation de l’Indus qui fut plus étendue que la Mésopotamie, que l’Égypte, que la Perse et qui ne dura pas moins de mille ans, s’éteignant enfin, pour des motifs tout à fait obscurs, autour de 1600 avant J.-C. Les noms ont disparu, il ne reste que celui de Su-ilisu, interprète d’une langue qui résiste encore à toute tentative de déchiffrement — en admettant qu’il s’agisse d’une langue, une question dont on discute encore.
Depuis quelques années se poursuit une recherche fiévreuse d’ossements de cheval à exhumer dans le Panjab. Brandis comme des armes inappropriées, ils devraient mettre en fuite et disperser les Indo-Européens abhorrés venus du dehors, d’au-delà du Khyber Pass, en démontrant que leur nouveauté — le cheval — appartenait déjà à ces lieux-ci. Car tout ce qui est le plus ancien et mémorable — selon certains — doit nécessairement croître sur la terre indienne. Et l’écriture non déchiffrée de Harappa contiendrait déjà ce qu’il faut pour faire comprendre que le sanscrit et le Ṛgveda en découlent. Tout cela n’a pas trouvé de fondement dans les pièces archéologiques et va à l’encontre de ce que disent les textes védiques. Le soma, quoi qu’il fût, poussait sur les montagnes, qui n’appartiennent pas au paysage de Harappa et Mohenjo-daro. Quant aux guerriers montés sur des chars avec des chevaux, il n’y en a aucune trace dans les sceaux de la civilisation de l’Indus. Rien dans le Ṛgveda ne permet de dissiper l’impression qu’il s’agit de mondes parallèles. Et pourtant ils durent interférer entre eux, d’une manière ou d’une autre. Mais c’est une manière qui reste encore aujourd’hui obscure.
Pour l’Inde védique, l’histoire n’était pas quelque chose dont il fallait rendre compte. Le genre historiographique y fait son apparition beaucoup plus tard, non seulement de nombreux siècles après Hérodote et Thucydide, mais lorsque en Occident on écrivait les chroniques du Moyen Âge. La chronologie à laquelle se réfèrent les ritualistes est généralement un temps des dieux et de ce qui arrive avant les dieux. En de rares cas seulement on fait référence à quelque chose de « vieilli », tel donc qu’il sous-entend le passage au temps des hommes. Et il s’agit immanquablement de changements à l’intérieur d’un rite. Par exemple du rite le plus compliqué et imposant, qui est l’aśvamedha, le « sacrifice du cheval » : « Cet aśvamedha est, pour ainsi dire, un sacrifice vieilli, car que célèbre-t-on de lui et que ne célèbre-t-on pas12 ? » Après avoir suivi les instructions minutieuses et vertigineuses sur les centaines d’animaux qui doivent être sacrifiés au cours de l’aśvamedha et sur les différentes manières dont ils devaient être traités, sur les petites perles qu’il fallait enfiler dans la crinière du cheval et sur les « voies du couteau13 » qu’il fallait suivre au moment d’inciser la chair du cheval, par un revirement soudain on dit que l’« aśvamedha est un sacrifice vieilli » (ou « abandonné », utsannayajña). Peut-être les spéculations des liturgistes faisaient-elles référence déjà à un passé fabuleux et perdu lorsque l’entrecroisement des chants, des nombres et des animaux tués était encore irréprochable. Peut-être se sentaient-ils déjà comme certains érudits au XVIIe siècle qui se livraient à des guerres de citations à propos de quelque événement dont la mémoire était depuis longtemps perdue. Mais, plus les références à la pure et dissolvante succession des temps sont rares, plus leur effet est bouleversant. Et plus sera vaine toute tentative d’établir un rapport immédiat, simple et univoque, entre les textes des ritualistes védiques et une réalité factuelle quelconque. À la différence des Égyptiens, des Sumériens, des Chinois de la dynastie Zhou, ils évitèrent de relier aux années ce qui arrivait. Verum ipsum factum n’avait pour eux aucune valeur. Car le seul factum relié à un verum était l’action liturgique. Tout ce qui se déroulait avant et en dehors du rite appartenait au vaste règne élimé de la non-vérité.
L’Inde védique se fonde sur un exclusivisme rigoureux (seul celui qui participe au sacrifice peut être sauvé) et en même temps sur une exigence de rachat total (étendu non seulement à tous les hommes, mais à tout ce qui est vivant). Cette double prétention, qui paraîtra déraisonnable aux autres grandes religions (beaucoup plus proches du bon sens profane), est reprise dans l’image immémoriale d’un banquet sans exclusions : « Mais les créatures qui ne sont pas admises au sacrifice sont perdues ; c’est pour cela qu’à présent il admet au sacrifice les créatures d’ici-bas qui ne sont pas perdues ; derrière les hommes il y a les animaux ; et derrière les dieux il y a les oiseaux, les plantes et les arbres ; ainsi, toute chose qui existe ici-bas est admise au sacrifice. Et en vérité aussi bien les dieux que les hommes que les ancêtres buvaient ensemble, c’est là leur banquet ; dans les temps anciens, ils buvaient ensemble visiblement, à présent ils le font dans l’invisible14. »
Rien n’était aussi grave, pour les hommes mais aussi pour les dieux, que d’être exclus du sacrifice. Rien n’impliquait, avec autant de rigueur, la perte du salut. La vie, à elle seule, ne suffisait pas à sauver la vie. Il y fallait une procédure, une suite de gestes, une inclination constante pour ne pas être perdus. Et le salut, pour être tel, devait s’étendre à tout, il devait tout entraîner derrière lui. Il n’y avait pas de salut de l’individu singulier — être ou espèce. Derrière les hommes, on entrevoyait les troupes innombrables des animaux, liés aux hommes par leur nature de paśu, d’éventuelles victimes sacrificielles. Alors que derrière les dieux bruissaient tous les arbres et les plantes, avec leurs habitants, les oiseaux, qui avaient plus facilement accès au ciel.
Cette vision grandiose est offerte en quelques mots — et elle n’a aucun équivalent dans les autres grandes civilisations antiques. Aucun texte grec (et encore moins romain) n’en témoigne, ce n’est certainement pas une vision biblique (où l’homme, dès le début édénique, a les stigmates du dominateur), ni même une vision chinoise. Seuls les cruels hommes védiques, pendant qu’ils se consacraient sans trêve à leurs sacrifices sanglants, pensèrent au moyen de sauver, en même temps qu’eux-mêmes, les arbres, les plantes et tous les êtres vivants. Et ils pensèrent que, pour le faire, il n’y avait qu’une seule manière : admettre toutes ces créatures au sacrifice. Ils pensèrent aussi que c’était le seul procédé pour relever le défi le plus ardu : faire en sorte que, dans l’invisible, se poursuivît ce banquet qui avait lieu autrefois sous les yeux de tous — et auquel tous participaient.
Celui qui pénètre dans le corpus védique a aussitôt l’impression de se trouver à l’intérieur d’un monde auto-suffisant et auto-isolé. Les proches ? les antécédents ? la formation ? Tout peut être mis en doute. D’où cette complaisance perverse des grands védistes à l’égard de l’objet de leurs recherches : ils savent que, une fois entrés, ils n’en sortiront plus. C’est à cela qu’un maître comme Louis Renou faisait allusion à mi-voix, dans une des rares occasions où il se permit de parler en des termes généraux : « Une autre raison du déclin de l’intérêt [pour les études védiques, on était en 1951] est l’isolement du Veda. Au jour d’aujourd’hui notre attention est concentrée sur les influences culturelles et sur les points de contact entre civilisations. Le Veda offre peu de matériaux de ce genre, parce qu’il s’est développé en un état de séparation. Et pourtant, en réalité il est peut-être plus important de commencer à étudier certaines manifestations individuelles en tant que telles, et examiner leur structure intérieure15. » Mais c’est exactement ce que faisait déjà, en plein XIXe siècle, Abel Bergaigne, chef de file de la glorieuse dynastie des védistes français : étudier le Ṛgveda comme un monde accompli en lui-même, qui ne trouve sa justification qu’en lui-même. Étude inépuisable, comme le savait bien Renou, auteur des dix-sept volumes d’Études védiques et pāṇinéennes, où il traduisait et interprétait au fur et à mesure les hymnes du Ṛgveda en les abordant chaque fois sous les angles les plus divers, mais sans que son entreprise se conclût. Ni l’Égypte, ni la Mésopotamie, ni la Chine, et encore moins la Grèce (avec son absence provocatrice de textes liturgiques) ne peuvent offrir quelque chose de comparable, même lointainement, au corpus védique, pour la rigueur de son organisation formelle, l’exclusion de tout cadre temporel — qu’il s’agisse d’historiographie ou d’annales —, l’omniprésence de la liturgie, enfin pour le raffinement, pour le caractère touffu et spécieux des liaisons internes, entre les diverses parties du corpus.
Les théories sur les origines et la provenance de ceux qui se définissaient Ārya et qui composèrent le corpus védique ont toujours été — et continuent d’être — nombreuses et belliqueuses. Mais force est de constater la nature outrecuidante et unique de leur entreprise textuelle au regard d’une existence historique réduite aux quelques éléments incontestables, tels que décrits par Frits Staal : « Il y a plus de trois mille ans, de petits groupes de peuples à demi nomades traversèrent les régions montagneuses qui séparent l’Asie centrale de l’Iran et du sous-continent indien. Ils parlaient une langue indo-européenne, qui se développa dans le védique, et ils importèrent les rudiments d’un système social et rituel. Comme d’autres peuples qui parlaient des langues indo-européennes, ils célébraient le feu, appelé Agni, et comme leurs parents iraniens ils adoptèrent le culte du soma — une plante, peut-être hallucinogène, qui poussait en haute montagne. L’interaction entre ces aventuriers centro-asiatiques et les habitants précédents du sous-continent indien donna son origine à la civilisation védique ainsi nommée en raison des quatre Veda, compositions orales transmises oralement jusqu’à aujourd’hui16. » Dans leur laconisme digne d’une encyclopédie populaire, ces quelques lignes de Staal transmettent quelque chose de cet étonnement qui devrait saisir quiconque face à l’entreprise sans précédent et sans égale de ces quelques (peu nombreux) « aventuriers centro-asiatiques ». Une entreprise qui dès le début ne visait pas tant les conquêtes territoriales (dont nous ne pouvons rien dire de sûr, mais qui en tout cas n’étaient ni immenses ni soutenues par une forte structure politique, puisqu’il manquait même l’invention de la « ville », nagara, un terme qui est quasiment absent des textes les plus anciens — et qui, de toute façon, ne correspond à aucune donnée pouvant être documentée : il n’existe pas de trace d’une quelconque ville védique), mais visait un culte étroitement relié à des textes d’une complexité extrême, et une plante de l’ivresse. Un état de la conscience devenait le pivot autour duquel tournaient, dans une codification méticuleuse, des milliers et des milliers d’actes rituels. La mythologie, de même que les spéculations les plus téméraires, se présentaient comme une conséquence de la rencontre fatale et bouleversante entre une liturgie donnée et l’ivresse.
Ya evaṃ veda, « celui qui sait ainsi », est une formule qui revient toujours dans le Veda. Évidemment le savoir — et le savoir ainsi, qui d’une certaine manière se différenciait de tout autre savoir — était ce qui importait le plus aux hommes védiques. La puissance, la conquête, le plaisir apparaissaient comme des éléments subordonnés, qui faisaient partie du savoir, mais qui n’auraient certes pas pu le supplanter. Le lexique védique est très subtil et hautement différencié dans la définition de tout ce qui touche à la pensée, l’inspiration, l’exaltation. Ils pratiquaient le discernement des esprits — diraient quelques mystiques occidentaux, plusieurs siècles plus tard — avec une sûreté et une acuité qui laissent stupéfait et qui découragent toute tentative de traduction. Qu’est-ce que dhī ? Pensée intense, vision, inspiration, méditation, prière, contemplation ? Tout cela, tour à tour. Et en tout cas la condition nécessaire était la même : la primauté de la connaissance par rapport à n’importe quelle autre voie de salut.
Pour quelle raison les hommes védiques étaient-ils tellement obsédés par le rituel ? Pourquoi tous leurs textes, directement ou indirectement, parlent-ils de liturgie ? Ils ne voulaient penser, ne voulaient vivre que dans certains états de la conscience. Si l’on écarte toutes les autres, c’est la seule raison plausible. Ils voulaient penser — et surtout : ils voulaient être conscients de penser. Cela arrive de façon exemplaire dans l’accomplissement d’un geste. Il y a le geste — et il y a l’attention qui se concentre sur le geste. L’attention transmet au geste sa signification.
La Rome archaïque était elle aussi une société hautement rituelle, mais elle ne parvint jamais à une telle radicalité. À Rome, la pratique, la capacité de débrouiller les situations au fur et à mesure qu’elles se présentaient était placée au-dessus du rite. Ainsi le rite conflua-t-il dans le grand courant du droit, le fas fut absorbé — ou du moins on essaya de l’absorber — dans le jus. Pour les hommes védiques, diversement, la concentration de la pensée dans le geste fut très élevée — et dépourvue de fonctions ultérieures. Penser le brahman, qui est l’extrême de tout, signifie être le brahman. Telle était la doctrine sous-entendue.
Plus les disputes autour de la sécularisation font rage, et plus facilement l’on oublie que l’Occident, si c’est ainsi que l’on veut appeler quelque chose qui est né en Grèce, a été séculier dès son origine. Dépourvus d’une classe sacerdotale, abandonnés au risque constant d’être coupés de la lumière, sans perspective de récompenses ni de rachats dans d’autres mondes, les Grecs furent les premiers êtres totalement idiosyncratiques. Cela vibre dans chaque vers de Sappho ou d’Archiloque. Et ce qui est idiosyncratique agit comme le nerf même de ce qui est séculier. Comment expliquer, alors, la distance infranchissable entre les modernes et les Grecs anciens ? Les Grecs savaient qui ils étaient et ce qu’étaient les dieux. Plus encore que de croire aux dieux, ils les rencontraient. Pour les Grecs, átheos est d’abord celui qui est abandonné par les dieux, non pas celui qui refuse de croire en eux, comme le revendiquent fièrement les modernes. Lesquels de toute façon n’ont de cesse de modeler leurs institutions séculières sur des catégories théologiques. Mais le sacré, s’il est injecté clandestinement dans ce qui est séculier, devient une substance vénéneuse.
Spécularité entre l’Inde védique et la Grèce archaïque. En Inde : tous les textes sont sacrés, liturgiques, d’origine non humaine, gardés et transmis par une classe sacerdotale (les brahmanes). En Grèce : tous les textes sont séculiers, souvent attribués à des auteurs, transmis en dehors d’une classe sacerdotale, qui ne subsiste pas en tant que telle. Aucune composition de textes n’était confiée aux Eumolpides, la dynastie qui veillait sur les Mystères d’Éleusis. Lorsque certaines figures convergent — comme dans le cas d’Hélène et des Dioscures, dont on trouve des correspondances impressionnantes dans les histoires de Saraṇyū et des Aśvin —, cette affinité est le signe que nous nous approchons de quelque chose qui est indéracinable de l’expérience de chaque esprit. Toutes ces histoires tournent autour du simulacre (ágalma, eídōlon), du reflet (chāyā) et de la copie (la ressemblance gémellaire). Des histoires autour d’autres histoires, parce que les histoires sont tissées de simulacres et de reflets. C’est la matière mythique qui se reflète sur elle-même, tout comme, dans les hymnes du Ṛgveda, les ṛṣi avaient souvent l’habitude de parler des vers qu’ils étaient en train de composer. Ce sont des moments où les fleuves multiples et tourbillonnants des histoires semblent se jeter dans le même océan, celui qui donna son titre à un recueil de contes qui sont les Mille et une nuits de l’Inde : le Kathāsaritsāgara, l’Océan des Fleuves des Histoires.
Craignant qu’on les accuse de les présenter comme des Aryens blonds prédateurs, quelques chercheurs récents ont atténué et émoussé, autant qu’ils le pouvaient, l’image des hommes védiques. À présent, ils ne sont plus des conquérants qui font irruption des montagnes et mettent à feu et à sang le royaume des autochtones, en les assujettissant cruellement. À présent, ils forment un groupe de migrants qui, petit à petit, s’infiltrent sur des terres nouvelles sans presque rencontrer de résistance, parce que la civilisation précédente de l’Indus s’est déjà éteinte pour des causes invérifiables. Correctif plausible, qui correspond aux maigres données archéologiques, mais que l’on peut parfois soupçonner d’un excès de zèle. Et pour effacer tout scrupule incongru, qu’il suffise de rappeler, avec Michael Witzel, que « les nazis ont poursuivi et assassiné par centaines de milliers justement les seuls véritables Aryens d’Europe, les Tziganes (Rom, Sinti). Il est bien reconnu qu’ils parlent une langue archaïque néo-indienne, qui est étroitement apparentée avec le dardi, le panjabi et l’hindi modernes17 ».
Il se peut que les Ārya ne se soient pas lancés dans des conquêtes dévastatrices, mais au moins dans le royaume des images ils exaltèrent le tourbillon de leurs chevaux et de leurs chars de guerre, inconnus dans les terres de l’Indus. Ils étaient précédés, comme dans un nuage de poussière lumineuse, par la troupe des Marut, les « grondants fils de Rudra18 ». C’est ainsi que les évoquaient les hymnes du Ṛgveda : « Arrivez, ô Marut, avec vos chars faits de foudre, chargés de chants, chargés de lances, avec les chevaux pour ailes ! Volez vers nous comme des oiseaux avec la boisson suprême, vous aux belles magies19 ? » ; « La terre tremble de peur devant leur impétuosité : comme un navire trop chargé, qui tangue20 » ; « Même la vaste montagne a eu peur, même le dos du ciel frémit lorsque vous sévissez. Quand vous Marut déferlez armés de lances et courez comme des eaux dans la même direction21 ». Comment penser que ceux qui chantèrent les gestes des Marut étaient de doux bergers semi-nomades, préoccupés uniquement par leurs troupeaux et par leurs transhumances ? Foudre et terreur avançaient avec eux, lorsque les Marut les accompagnaient, avec leurs lances scintillantes sur leurs épaules, leurs ornements chamarrés, leurs pièces de monnaie d’or fixées sur la poitrine, unis, compacts, comme enfantés ensemble par le ciel.
Quand Louis Renou publia, en 1938, ses premières traductions du Ṛgveda, en épigraphe à son Introduction il apposa quelques mots de Paul-Louis Couchoud : « La poésie était fourvoyée, disait [Mallarmé] avec un sourire, “depuis la grande déviation homérique”. Et si on lui demandait ce qu’il y avait donc avant Homère, il répondait : “L’orphisme.” Les hymnes védiques […] touchent à l’orphisme mallarméen22. » Tout le long de l’Introduction, Renou ne reprenait pas le thème et ne nommait plus Mallarmé. Mais les épigraphes sont le locus electionis des pensées latentes. C’était là l’endroit adapté pour insinuer que l’histoire de la poésie ne s’était pas conclue avec Mallarmé, mais qu’elle était née mallarméenne. « L’explication orphique de la Terre23 », la définition ultime de la poésie selon Mallarmé, ne s’applique pas tant aux hymnes orphiques, qui sont tardifs, mais avant tout aux hymnes védiques, dont, à quelques pas de la rue de Rome, Abel Bergaigne s’employait à dévider l’échevau infini d’images. Pour percevoir la résonance mallarméenne il suffit d’ouvrir au hasard les hymnes, par exemple au début de 4, 58, hymne au ghṛtá, le beurre clarifié que l’on utilise dans les rites. C’est ainsi que traduisait Renou en 1938 : « De l’océan la vague de miel a surgi ; avec la tige du soma elle a revêtu la forme de l’ambroisie. Voilà le nom secret du beurre : langue des dieux, nombril de l’immortel24. »
Pour un Occidental rompu à la philologie, il est difficile de penser quelque chose de plus frustrant que l’histoire indienne. Des sables mouvants dans toutes les directions. Des dates et des données toujours incertaines. Ici les siècles oscillent comme ailleurs oscillent les mois. Aucun passage n’est rigoureux. Comment arriva-t-il que du Ṛgveda on passa aux Brāhmaṇa ? Et comment des Brāhmaṇa aux Upaniṣad ? Et comment des Upaniṣad aux Sūtra ? Chaque genre littéraire se dessine déjà dans le précédent. Ou alors, il s’oppose au précédent. Ou encore — et c’est là le cas le plus déroutant — les deux genres coexistent. Comment démêler cet enchevêtrement ? Ou du moins : comment s’approcher de son noyau ? La voie qui conduit le plus loin est toujours la voie autoréférentielle. Le Ṛgveda se comprend à travers le Ṛgveda — et rien d’autre (c’est ainsi chez Bergaigne et chez Renou). Les Brāhmaṇa se comprennent à travers les Brāhmaṇa — et rien d’autre (c’est ainsi chez Lévi et chez Minard). Tandis que le passage du Ṛgveda aux Brāhmaṇa reste encore une terre inconnue ou rarement fréquentée. Comme si comprendre Homère rendait impossible de comprendre Platon — et inversement. Alors qu’il est inévitable de voir la Grèce tout entière comme une tension entre Homère et Platon.
Si on le contemple depuis l’observatoire des Lumières, le Veda est une nuit intégrale, compacte, qui d’aucune manière n’invite à se laisser éclaircir. C’est un monde autosuffisant, aux tensions fortes, même convulsives, absorbé en lui-même, dépourvu de curiosité pour n’importe quelle autre manière d’exister. Sillonné de désirs disparates et violents, il n’est pas avide d’objets, de sujets, de pompes. Si l’on cherche un emblème de ce qui est radicalement étranger à la modernité (quelle que soit la façon de la définir) et qui puisse lui faire face sans sourciller, on le trouvera chez les hommes védiques.
Dans la préface à la première édition (1818) du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer écrivait : « L’accès aux Veda que les Upaniṣad nous ont ouvert est, à mes yeux, le plus grand privilège que ce siècle encore jeune puisse revendiquer par rapport aux siècles qui l’ont précédé25. » Ce sont des mots chargés d’implications : par rapport au siècle qui venait de s’achever, la nouvelle époque disposait, selon Schopenhauer, d’une richesse supplémentaire, due à un seul livre, l’édition aventureuse de quelques Upaniṣad, traduites en latin à partir d’une version persane et publiées par Anquetil-Duperron en 1801-1802 sous le titre de Oupnek’hat, et que Schopenhauer a lues ensuite dans l’édition de 1808. Il suffisait de ce seul texte pour faire pencher le savoir en faveur du XIXe siècle.
Certains détails aident à comprendre l’étrangeté, l’irréductible singularité védique : le premier commentaire complet des Veda que nous possédons est celui de Sāyaṇa, qui remonte au XIVe siècle. Comme si le premier commentaire sur Homère dont nous pourrions disposer avait été écrit deux mille cent ans après l’Iliade.
Parmi les éléments : le feu, l’eau ; parmi les animaux : la vache, le cheval, le bouc ; un « océan », samudrá, qui peut être céleste, terrestre, mental sans que les frontières de chacun soient vérifiables ; la parole, l’éros, la liturgie ; les roches, les montagnes ; les ornements sur les vêtements, sur le corps ; des détachements de guerriers, des enclos abattus, le fracas des armes.
C’est de cela — et de peu d’autres choses — qu’est fait le monde environnant pour le Ṛgveda. Quelques mots-clés, toujours récurrents. Une monotonie illusoire, tenace. Et pourtant de chacun de ces mots se ramifie une profusion de significations, en grande partie chiffrées. Padá, l’empreinte de la vache selon le dictionnaire védique de Grassmann, est aussi, dans l’ordre : « pas », « empreinte », « trace », « séjour », « région », « pied (métrique) ». Mais on peut ajouter : « rayon », « parole (isolée) », enfin « parole ». Si l’on parle du « padá caché26 », Renou dit que c’est « l’arcane par excellence, dont le poète cherche la révélation27 ». Et l’on est déjà plongé très loin de l’empreinte de la vache qui est pourtant elle-même mystérieuse et vénérable si on lui consacre une particulière « libation sur l’empreinte », padāhuti.
Il y avait au commencement un roi muet, Māthava de Videha, qui gardait le feu dans sa bouche, dit Agni Vaiśvānara, Agni-de-tous-les-hommes, cette forme d’Agni que tout être vivant abrite en soi. Près de lui, ombre perpétuelle, un brahmane, Gotama, qui le provoquait, d’abord par ses questions, qui restaient sans réponse, ensuite par ses invocations rituelles, auxquelles le roi, selon la liturgie, aurait dû répondre. Et le roi se taisait toujours, de peur de perdre le feu qui se trouvait dans sa bouche. Mais à la fin les invocations du brahmane parvinrent à débusquer le feu et à le faire éclater dans le monde : « Il [le roi] ne fut pas en mesure de le retenir. Ce dernier [Agni] jaillit de sa bouche et tomba sur cette terre28. » Et, à partir du moment où Agni tomba sur la terre, il commença à la brûler. Le roi Māthava se trouvait alors le long du fleuve Sarasvatī. À partir de là Agni commença à brûler la terre vers l’est. Il marquait une piste — et le roi et le brahmane le suivaient. Une curiosité subsistait dans l’esprit du brahmane, aussi demanda-t-il pourquoi Agni était tombé de sa bouche lorsqu’il avait entendu une certaine invocation et pas avant. Le roi répondit : « Parce que dans cette invocation on mentionnait le beurre clarifié — et Agni en est gourmand. » Ce fut là, pour le brahmane, la ruse fondatrice. L’acte initial de l’histoire ne vient donc pas du souverain, du kṣatriya, du guerrier. C’est un acte qui revient au brahmane, à celui qui allume chaque événement, qui oblige le feu à sortir de son refuge. Ce qui arriva aussitôt après est un résumé impétueux de ce qui allait toujours arriver par la suite : l’homme suit la piste du feu, qui le précède en écorchant la terre. C’est cela, la civilisation, tout d’abord : une piste tracée par les flammes. Et il n’y a pas lieu de penser qu’un désir ou la rapacité humaine va prendre le dessus, dans l’ivresse de la conquête. Les hommes suivent toujours, c’est Agni qui conquiert.
L’habileté du brahmane Gotama avait été bénéfique. Avec ses formules apaisantes — mais surtout avec la simple mention pure du beurre clarifié, nourriture appétissante pour Agni —, il était parvenu à mettre en branle le rite, qui à son tour avait mis l’histoire en mouvement. Mais cette histoire avait un précédent, qui remontait à la période des querelles inépuisables entre les Deva et les Asura. Il arriva une fois que les Asura, arrogants, « continuaient à sacrifier dans leur propre bouche29 », tandis que les Deva préféraient sacrifier les uns aux autres. C’est alors que leur père, Prajāpati, élut les Deva et leur confia le sacrifice. Il les préféra parce que même avant de savoir avec précision à qui ils devaient offrir, ils avaient accepté que l’offrande fût quelque chose d’extérieur, qui passait d’un être à un autre, en déchirant la membrane de l’autosuffisance, souvenir du corps informe de Vṛtra, le monstre primordial.
Si l’on avait demandé aux hommes védiques pourquoi ils ne fondèrent pas de villes, ni de royaumes, ni d’empires (même s’ils conçurent les villes, les royaumes, les empires), ils auraient pu répondre : Nous ne cherchions pas le pouvoir, mais l’ivresse — si ivresse est le mot qui s’approche le plus de l’effet du soma. Qu’ils décrivirent ainsi avec des paroles immédiates : « À présent, nous avons bu le soma, nous sommes devenus immortels, nous avons rejoint la lumière, nous avons trouvé les dieux. Que peuvent nous faire, désormais, la haine et la méchanceté d’un mortel30 ? » Les hommes védiques ne voulaient rien de plus mais aussi rien de moins. Ils construisirent un édifice immense de gestes et de formules pour parvenir à dire ces quelques mots. Ils étaient l’origine et la fin. Pour qui est parvenu à cela, les palais, les royaumes et les vastes systèmes administratifs sont plus un obstacle qu’une conquête. Toute gloire humaine, toute fierté de conquérant, toute avidité de plaisir : tout cela n’était qu’une entrave. Et l’ivresse donnée par le soma n’était pas un état exaltant ni incontrôlable. Au contraire, ils disaient du soma : « Tu es le gardien de notre corps, ô soma ; tu t’es installé dans chacun de nos membres comme un gardien31. » L’ivresse était une enveloppe protectrice, qui pouvait à chaque moment être brisée mais seulement à cause de la faiblesse de l’individu singulier. Lequel alors s’adressait à cette substance qui était aussi un roi, en lui demandant grâce comme à un souverain bienveillant : « Si nous brisons le vœu, pardonne-nous comme de bons amis, ô dieu, pour notre bien32. » Cette familiarité physiologique avec le divin faisait que le soma, en irriguant le corps, le soutenait. Même les Grecs, si experts en ivresse, n’auraient pas osé faire converger la possession et le contrôle suprême en un même état, accordé par ces « boissons glorieuses » et « salvatrices », dont on dit : « comme le harnais le fait pour le char, ainsi vous rassemblez mes membres33 ». Et quel sera le dernier désir, qui semble être à présent comme à portée de main ? La vie infinie : « Ô roi Soma, prolonge nos jours comme le soleil les journées de printemps34. » Délicatesse, lucidité : l’infini se présente comme une expansion graduelle, imperceptible du domaine de la lumière.