Mṛga est l’antilope noire, par excellence. Mais ce mot désigne n’importe quel animal sauvage. Ce qui touchait à l’antilope noire impliquait tout l’univers des animaux non domestiques, le monde qui avait été, autrefois, synonyme de la chasse. Parler de l’antilope noire réveillait la sensation d’un ordre total de la vie et de la pensée, déjà englouti à l’époque védique, mais qui continuait à innerver toute pensée. Karl Meuli fut excessif en essayant de faire dériver de la chasse le phénomène du sacrifice, dans son intégralité. Mais, si elle n’implique pas aussi la chasse — et l’époque des chasseurs —, toute théorie du sacrifice ne peut qu’être tronquée.

Āryāvarta, « la terre des Aryens769 », est l’espace où « selon sa nature erre l’antilope noire » — et cela fait de cet espace « le pays approprié pour les sacrifices770 ». La civilisation est le lieu du sacrifice — et le sacrifice ne peut être célébré que là où l’antilope noire, animal non sacrifiable, erre librement. En même temps, par cinq fois, le Śatapatha Brāhmaṇa affirme : « La peau d’antilope noire est le sacrifice771. » Et les ritualistes ne gaspillaient pas leurs mots.

De fait, l’antilope noire n’est pas sacrifiée, mais elle est tuée quand même, et la scène de cet acte primordial est visible d’ailleurs toutes les nuits dans le ciel, où l’antilope est Orion, transpercé par la flèche de Sirius. Il faut entendre : l’antilope est Prajāpati transpercé par la flèche de Rudra. Mais « en ce temps-là », quand l’antilope fut transpercée par Rudra, « les dieux la trouvèrent et lui ôtèrent sa peau, en l’emportant loin avec eux ». À cette occasion, dit-on, « le sacrifice s’enfuit loin des dieux et, devenu une antilope noire, il commença à errer772 ». L’embuscade de Rudra à Prajāpati était donc déjà un sacrifice. Et de plus : la peau de l’antilope, animal non sacrifiable, appartient au sacrifice, elle est même utilisée « pour que le sacrifice soit complet773 ». S’il ne s’appuyait pas sur cette peau, le sacrifice serait insuffisant. Et il lui manquerait justement ce qui est interdit au sacrifice. Et pourtant, si le sacrifice ne s’étend pas à tout, il n’est pas efficace. L’aporie ne semble pas pouvoir être résolue. Mais à quoi sert le rite sinon à résoudre par le geste ce que la pensée ne peut pas résoudre ? Aussi la peau de l’antilope noire deviendra-t-elle « le lieu de la bonne œuvre »774.

 

Le fait que n’importe quel événement appartient au moins à deux mondes — le ciel et la terre, l’invisible et le visible — est sous-entendu à chaque moment des cérémonies. Mais comment le montrer à celui qui est consacré ? Comment faire en sorte qu’il prenne appui sur les deux mondes ? On étalera par terre deux peaux d’antilope noire — « soudées bord à bord, comme le sont d’une certaine manière les deux mondes775 ». Comme s’il s’agissait de mondes en apparence d’égale extension et semblables d’aspect, qui sont cousus bord à bord et qui communiquent ensuite violemment à travers des trous dans lesquels on fait passer un lacet. Ce sont les deux modalités du contact : la proximité osmotique, le long des bords du monde, où les choses semblent appartenir non plus à un seul mais à deux mondes ; et l’irruption (les trous), qui explique les soudains remous exercés occasionnellement par un monde sur l’autre. C’est seulement si le sacrifiant s’appuie sur ces deux peaux d’antilope cousues ensemble qu’il pourra être consacré.

À un certain moment, le sacrifiant prendra une peau d’antilope noire et s’y assoira : « Les poils blancs et les poils noirs représentent les vers ṛc et les vers sāman : et précisément, les blancs les sāman et les noirs les ṛc ; ou inversement, les noirs les sāman et les blancs les ṛc. Les poils marrons et jaunes, au contraire, représentent les formules yajus »776.

S’asseoir sur une peau d’antilope noire : seul ce geste permet que le sacrifice soit complet. Et, puisque le sacrifice est tout, le tout ne peut pas être incomplet. C’est pour cela que l’angoisse devant l’incomplétude est aiguë et toujours récurrente : le sacrifice aura-t-il la tête ? Ou, en tout cas, sera-t-il complet ? Ces questions résonnent, lancinantes. Seul l’acte de s’asseoir sur la peau d’antilope noire peut donner une réponse qui tranquillise. Pourquoi ? Il y a une histoire derrière, naturellement : une histoire ancienne et obscure. Entre les dieux et le sacrifice l’accord n’est pas immédiat, loin de là : « La nature divine […] ne marque point d’affinité particulière avec le sacrifice777. » Mais les dieux savent que seulement à travers le sacrifice ils pourront battre leurs adversaires : les Asura, les Rakṣas. Ils savent aussi qu’ils ne doivent qu’au sacrifice d’être à présent immortels. Mais le sacrifice n’est pas une connaissance qui se révèle et qui se laisse posséder en une seule fois. Et ce n’est pas non plus un corpus bien défini. Par sa nature, le sacrifice s’étale dans toutes les directions : mais jusqu’où ? En tout cas, « les dieux virent les sacrifices un à un778 » dit la Maitrāyaṇī Saṃhitā. Ce fut une conquête graduelle, incertaine, pénible. Et souvent, là où les dieux ne réussissaient pas, les ṛṣi réussissaient — comme cela arriva, entre autres, à un ṛṣi serpent, Arbuda Kādraveya, qui apprit aux dieux comment boire le soma sans être emportés par l’ivresse. Alors les dieux durent suivre humblement ce dont un voyant avait eu l’intuition avant eux. C’est ce que fut la vie pendant longtemps, avant que les hommes n’apparaissent — et qu’ils tentent eux aussi de tout atteindre à travers le sacrifice. Mais le chemin fut bien plus tourmenté. Si le sacrifice s’était enfui loin des dieux, cela arriva plus souvent encore avec les hommes. Et pour quelle raison, dès le début, le sacrifice s’était-il enfui et, « devenu une antilope noire, avait-il commencé à errer779 » ? Aucun texte ne donne une réponse satisfaisante. Mais il faut rappeler ce qui est sous-entendu : l’antilope n’est pas un animal sacrifiable. L’antilope est, par excellence, l’animal sauvage, la proie du chasseur. Alors que ne sont sacrifiables que les animaux domestiques, et précisément cinq parmi eux, l’un desquels étant l’homme. D’autre part on affirme à plusieurs reprises que « la peau d’antilope noire est le sacrifice780 ». L’état des choses est donc le suivant : l’animal qui « est comme l’emblème du sacrifice781 » ne peut pas être sacrifié. En même temps, on dit que « là où par sa nature erre l’antilope noire, c’est le pays qui convient pour les sacrifices ; en dehors de celui-ci on trouve le pays des barbares782 ». Ou encore, très brièvement : « Écoutez les lois du pays où se trouve l’antilope noire783. » La course libre de l’antilope noire trace les limites de la civilisation, qui coïncide avec les lieux où l’on pratique le sacrifice. Seul un animal sauvage peut tracer le périmètre des lieux de la loi.

L’antilope fuit parce que les dieux veulent la sacrifier (l’antilope, en effet, est le sacrifice) — et l’antilope sait qu’elle est un animal qui ne peut pas et qui ne doit pas être sacrifié. L’antilope n’a que deux seuls adversaires invisibles : le prédateur et le chasseur. Deux êtres particuliers, qui tuent de façon foudroyante, sans entraves cérémoniales, avec leurs griffes ou leurs flèches. Ils sont l’immédiateté même. L’opposé donc d’une foule d’êtres — les dieux — qui choisissent leur victime et qui échafaudent autour d’elle une longue cérémonie, qui doit être exécutée avec une séquence d’actes. Mais dans la pensée des ritualistes, selon les mots lumineux de Malamoud, « quand on exécute le sacrifice — exécuter au sens d’effectuer —, on exécute, au sens de mettre à mort, non seulement la victime mais l’acte sacrificiel lui-même784 ». C’est pourquoi l’antilope s’est soustraite aux dieux. Personne ne nous a raconté ce qui arriva par la suite, quand les dieux la poursuivirent. Mais un jour ils revinrent avec une peau d’antilope noire. Ils l’avaient tuée et écorchée, comme le font les chasseurs. À partir de ce moment-là ils ne s’adonnèrent plus à la chasse. Ils passaient leur temps à imaginer et à célébrer des sacrifices. Quant aux officiants, ils devaient toujours se ceindre les hanches d’une peau d’antilope noire. Ou au moins l’avoir là, à portée de main, et la toucher, comme pour rappeler quelque chose. Ou bien celui qui devait être initié devait s’asseoir sur elle, comme si le contact avec la terre devait s’accomplir par l’intermédiaire de ces poils d’animal, dans lesquels ils déclaraient reconnaître les mètres. Le contact avec la peau de l’antilope ne servait pas seulement à rappeler cette fuite et cette poursuite que personne ne nous a racontées. Mais d’autres poursuites, d’autres fuites, dont quelques scènes nous ont été racontées — ou auxquelles on a fait allusion. Parmi lesquelles, deux épisodes ressortent.

Prajāpati s’approcha du corps de sa fille Uṣas et, pendant qu’il la touchait, il se transforma en antilope, de même qu’Uṣas. Ce fut alors que Rudra le transperça de sa flèche à trois nœuds. Cela ressemblait à une scène de chasse — et à ce moment-là Rudra devint mṛgavyādha, « celui qui transperce l’antilope785 ». Prajāpati, qui « est le sacrifice », s’éleva alors, blessé, vers le ciel. Il fuyait les dieux, ses fils, qui avaient conspiré contre lui. Il fuyait Rudra, l’Archer, qui l’avait transpercé au moment le plus haut du plaisir. L’antilope qui était Prajāpati échappait, trop tard, à une embuscade. Cela ne faisait pas partie d’une cérémonie : ses fils — à présent ses adversaires — voulaient simplement le tuer, comme l’une des nombreuses bêtes de la forêt. Le sacrifice fuyait devant ce qui tue de façon purement immédiate, comme le chasseur tue la proie. Et il fuyait trop tard. Mais Prajāpati avait son propre but : un quartier du ciel, où il s’étendit en formant une constellation : Mṛga, l’Antilope, celle que les Grecs appelèrent Orion. Et non seulement la proie, mais le chasseur aussi se dirigea vers le ciel. L’Archer devint Sirius, le Chasseur de l’Antilope. Les trois étoiles dans lesquelles les Grecs reconnaissaient la ceinture d’Orion étaient la flèche à trois nœuds décochée par Rudra. Aussi cette scène devint-elle le décor de toutes les autres scènes. Et ainsi, elle put aussi éclairer n’importe quelle scène : dans la nuit, l’Antilope, Mṛga, indiquait la voie, la « piste », mārga, pour ses compagnes qui erraient dans la forêt. Depuis lors jusqu’à aujourd’hui, les significations de cette scène ne se sont pas épuisées. Nous levons encore les yeux pour la contempler et nous découvrons quelque chose.

En ce qui concerne l’histoire des hommes, l’une des significations était la suivante : la chasse est le décor du sacrifice. Le sacrifice est une réponse à la chasse : c’est une faute qui se superpose à la faute de la chasse. L’homme sacrifie parce qu’il a chassé, parce qu’il chasse. Et il chasse parce qu’il a reconnu dans l’acte de tuer un acte irréparable et ineffaçable, du moins depuis qu’il a commencé à manger de la viande, en imitant les prédateurs par lesquels jusque-là il avait été dévoré. Ainsi devint-il plus puissant, mais il s’exposa aussi, pour toujours, au « danger le plus grand », à savoir : « La nourriture des hommes est faite seulement d’âmes. Tous les êtres que nous devons tuer et manger, tous ceux que nous devons frapper et détruire pour faire nos vêtements ont des âmes comme nous, qui ne disparaissent pas avec le corps et qui doivent être pacifiées pour qu’elles ne se vengent pas sur nous, à partir du moment où nous leur enlevons leurs corps786. » C’est ainsi que parla Aua, l’Esquimau, à Knud Rasmussen, avec une lucidité sans égale. C’était là le point obscur, que personne ne voulait nommer parce qu’il inspirait trop de terreur — et parce que jamais rien ne parviendrait à l’effacer. C’était un seuil aveuglant, le lieu de la faute, où les cérémonies poussaient les hommes à revenir chaque fois pour qu’ils commettent une autre faute — le sacrifice — qui guérît la première faute : l’acte de tuer. L’officiant qui touche continuellement, sans raison apparente, la peau d’antilope noire, au cours de la cérémonie, reparcourt obscurément tout cela, comme si l’histoire tout entière des hommes se condensait dans ce geste. C’était surtout la partie la plus reculée, la plus longue, la plus féroce de cette histoire qu’on retrouvait avec la peau d’antilope noire.

Il y eut ensuite une autre fuite de l’antilope. Elle eut lieu pendant le sacrifice de Dakṣa, ce sacrifice qui fut la catastrophe, latente dans tous les sacrifices successifs. Dakṣa, l’officiant, n’avait pas voulu inviter Śiva, séducteur et ravisseur de sa fille Satī. Il voulait que l’ordre sacrificiel subsistât sans ce dieu, qui le dépasse. Cette invitation refusée fut l’origine de sa ruine. Pour le reste, personne n’a jamais été un officiant aussi impeccable que Dakṣa — et aucun sacrifice n’avait jamais été préparé avec autant de soin et autant de grandeur. Mais la précision et l’ordre rigoureux ne suffisent pas. Exclure est justement ce que le sacrifice ne peut jamais faire. Si le sacrifice n’embrasse pas le tout de ce qui est, il n’est qu’un massacre. Mieux : il devient un massacre. Alors les dieux, fustigés par la fureur de Śiva, se retrouvèrent rampant sur le terrain, ensanglantés et endoloris autour de l’autel. Alors le sacrifice s’enfuit, horrifié, en même temps que le feu. Non pas, cette fois, parce qu’ils allaient le sacrifier, mais parce que le sacrifice échouait, il révélait qu’il n’était pas en mesure de soutenir le tout de ce qui est. C’est pour cela qu’il se réfugiait dans le ciel. Sans le feu sacrificiel, aucun rite ne serait désormais possible. On vit l’antilope s’élever de l’autel de Dakṣa et courir vers le ciel et dans le ciel. Mais là, une fois encore, la flèche de Rudra l’atteignit. Le sacrifice pouvait être interrompu, être suspendu, il pouvait fuir : l’acte de tuer, non. C’était là le message qui s’enfonçait avec la flèche dans la chair de l’antilope. Dès lors, une constatation s’imposait : on veut toujours fuir le sacrifice. Soit parce que le sacrifice s’accomplit, soit parce qu’il ne parvient pas à s’accomplir. Mais dans tous les cas une flèche vous atteint. Est-ce un retour à la chasse ? Ou bien une extension du sacrifice lui-même ? Se le demander a-t-il un sens ? Ce qui reste est écrit dans le ciel — et c’est là que la flèche atteint perpétuellement l’antilope. C’est sous cette image que nous vivons, témoins de la fuite et de la blessure.

 

Héritier de Rudra dans un autre éon, Śiva garde un rapport étroit avec l’antilope. Il a l’habitude de s’asseoir sur une peau d’antilope noire. À part le serpent, l’antilope est l’unique animal avec lequel Śiva garde un contact à travers son corps. Dans les bronzes on la voit souvent entre les doigts de la main du dieu, prête à se lancer dans la course. Quand Śiva erre dans la forêt comme un mendiant, souvent une antilope s’approche de lui et lève la tête vers lui, qui lui offre des feuilles avec sa main gauche, tandis que la droite tient une écuelle qui est le crâne de Brahmā. Comme Rudra, Śiva est appelé mṛgavyādha, « celui qui transperce l’antilope », mais aussi mṛgākṣa, « celui qui a des yeux d’antilope ». C’est le chasseur et la proie. Non parce que quelqu’un parvient à frapper Śiva (comment le pourrait-il ?), mais parce que Śiva est la totalité du sacrifice : celui qui se déroule selon les rites, près du village, et celui qui se déroule sans règles, dans la forêt du monde.

 

La course de l’antilope noire fut aussi la course d’une pensée extrême, qui traversa les cols de l’Afghanistan pour s’arrêter dans la plaine du Gange. Apparemment ils ne voulurent pas aller plus loin. Ils continuèrent à vénérer une plante qui poussait dans des montagnes lointaines. Il était de plus en plus difficile de se la procurer. De plus en plus rarement ils pouvaient en presser le suc. À travers cette plante, ils vénéraient l’ivresse. C’était la dernière chose à conquérir.

Là où erre l’antilope noire, c’est la civilisation. Et l’antilope noire a échappé au sacrifice, qui fonde la civilisation. La civilisation s’étend donc jusque là où circule un être qui a fui la civilisation, qui n’a pas voulu être tué par la civilisation.