Des milliers de pages dans les Brāhmaṇa sont consacrées au soma et à ses rites ; ainsi que tous les hymnes dans le neuvième cycle du Ṛgveda. Parmi les minces realia évoqués dans les textes, le soma est celui qui est le plus présent. Mais nous ne savons pas avec certitude ce que c’était, sauf cela : c’était un « suc », soma, qui procurait l’ivresse. Les tentatives pour l’identifier, du milieu du XIXe siècle à aujourd’hui, ont toutes quelque chose de maladroit et de peu probant. De plus elles n’expliquent pas pour quelle raison, déjà à l’époque védique, l’on parlait du soma comme de quelque chose du passé, qui devait être remplacé dans ses rites. Mais comment peut-on remplacer l’ivresse ? C’est là l’ironie la plus tranchante — parmi beaucoup d’autres — que rencontrent ceux qui s’approchent du monde védique. Ce n’est pas par hasard que beaucoup de savants qui continuent à traiter le soma comme un signe algébrique négligent ou refoulent cette question : l’important, disent-ils, c’est de reconstruire avec précision les gestes qui célébraient le soma, il est moins important de connaître ce qu’ils célébraient. Les modernes sont en général fiers quand ils énoncent ce genre de précepte, indifférents à l’égard de n’importe quelle substance, soucieux seulement d’éclaircir les procédés. Ils pensent ainsi être parvenus à un haut degré de l’échelle de l’évolution.

Mais ne pas savoir ce qu’était le soma c’est comme ne pas savoir ce qu’est le feu. Car Agni et Soma sont deux dieux, mais ils sont aussi une flamme et une plante — et, à travers cette flamme et cette plante, ce sont les uniques dieux qui voyagent continuellement entre la terre et le ciel, entre le ciel et la terre. Ne pas savoir quelque chose de plus sur la plante appelée soma est une amputation fatale de la connaissance.

L’expansion de l’esprit provoquée par le soma ne s’arrêtait pas devant les flammantia moenia mundi, devant les murailles flambantes du monde. Elle allait au-delà. L’esprit filait comme une flèche au-delà de toutes les barrières et regardait tout d’en haut : « Je m’étends au-delà du ciel et de cette grande terre787 » proclame Indra (ou quiconque se sent semblable à Indra). Et entre-temps, à la fin de chaque strophe, il répète comme un murmure obsédant : « Aurais-je bu le soma788 ? » Celui qui parle n’est plus à l’intérieur du monde mais il l’observe de l’extérieur, comme un jouet ou comme une scène de marionnettes. Ivresse, toute-puissance, facilité : « Je veux mettre cette terre ici ou là789 », « Je veux vite pousser cette terre ici ou là790 ». C’est sur cette sensation que les ritualistes védiques mesurèrent la puissance. Dans la vie normale, ils vivaient dans des maisons provisoires et ils migraient avec leurs troupeaux. Mais quand ils goûtaient le soma, toute la terre et le ciel devenaient leurs sujets fidèles, prêts à se laisser modeler ou annihiler par une touche souveraine. Lorsqu’ils parlaient de pouvoir, ils ne se référaient pas à des empires, qu’ils ignoraient, ou à des armes, des palais et des armées, qu’ils ignoraient tout autant, mais à la sensation d’un individu particulier, de chaque individu particulier qui avait participé à un sacrifice du soma et en avait puisé une gorgée dans une ces coupes en bois carrées, camasa, selon les prescriptions liturgiques.

Indra, puéril et grandiloquent, était le premier chantre du soma — et seul le soma pouvait lui donner l’exaltation qui lui permettait d’accomplir ses entreprises héroïques. L’une d’elles fut la conquête du soma lui-même, grâce à une inversion des temps intrinsèque à la logique védique. Les autres dieux, contrariants, exclurent un jour Indra du soma. Trop de fautes s’étaient concentrées sur lui, à commencer par la décapitation du tricéphale Viśvarūpa, qui était après tout un brahmane. Mais, si Indra était exclu du soma, les kṣatriya le seraient d’autant plus. Le suc qui donne le sentiment de la souveraineté était interdit au dieu même de la souveraineté et aux hommes qui prenaient modèle sur lui.

En attendant, les brahmanes buvaient le soma — et se taisaient. Indra célébrait le soma — et il ne pouvait plus le boire. Soudain affleurait, dans un éclair, le conflit secret, sourd, éternel entre les deux souverainetés, entre le prêtre et le roi. Qui pour le reste étaient obligés d’agir de concert. Le Veda, à la différence de tout le monde qui va suivre, fut toujours déséquilibré, même si ce n’était pas trop visiblement, en faveur des prêtres.

Qui est noble ? Celui qui peut se vanter d’une « lignée de dix ancêtres qui buvaient le soma791 ». Mais, pour boire le soma, il faut être invité. La faute d’Indra — plus grande que toute autre faute — fut d’avoir voulu boire à tout prix le soma. Tvaṣṭṛ avait refusé de l’inviter. Et cela était compréhensible, puisque Indra venait de tuer son fils. Sinon par Tvaṣṭṛ, Indra aurait de toute façon dû être invité par un autre brahmane. C’est la faiblesse fondamentale des kṣatriya : leur roi a besoin d’être invité pour boire le soma. Et seul un brahmane peut l’inviter. Il en est ainsi de l’ivresse, mais aussi du simple pouvoir. On dit des brahmanes qui boivent le soma qu’ils peuvent tuer par leur regard.

 

La vie de Soma — « le dieu le moins compris de la religion védique792 » écrivit une fois Lommel — est restée dans l’ombre parce que nombreux sont ceux qui se sont satisfaits de son identification avec la plante du soma ou de l’identification (plus tardive) avec la lune. Cependant, le fait d’être en même temps un suc enivrant, un corps céleste, un roi et un dieu n’a rien en soi qui puisse troubler la pensée védique. Dans sa manifestation royale, Soma fut le chef de file d’une dynastie — la dynastie lunaire — qui traverse toute l’histoire mythique de l’Inde jusqu’au Mahābhārata.

Un des Saptarṣi fut le père de Soma : Atri, le Dévorateur. Pendant trois mille ans il avait exercé le tapas, les bras levés. On aurait dit « un morceau de bois, un mur ou un rocher793 ». L’acuité de sa conscience était telle qu’il ne battait jamais des paupières. Et de ses yeux, un jour, commença à couler un suc qui illumina jusqu’au dernier recoin : c’était Soma. Les déesses qui veillaient sur toutes les directions se réunirent pour accueillir cette lueur éblouissante dans leur ventre. Mais la lumière débordait. Le fœtus de Soma tomba par terre et Brahmā le déposa sur un char tiré par des chevaux blancs, qui se mit à errer à travers les cieux, en diffusant une clarté de perle. Ils dirent : « C’est la lune. » En ce temps-là Dakṣa, le plus grand des brahmanes, devait marier ses soixante filles. Il leva les yeux vers le rayonnement lunaire et décida d’en confier vingt-sept à Soma. Elles l’accueilleront, une nuit après l’autre, dans sa course à travers le ciel, chacune recevant la même part de jouissance. Elles devinrent les maisons lunaires, le premier corps de ballet aux paillettes argentées. Puis Soma fut consacré roi avec les célébrations d’un rituel grandiose, où le futur souverain offrit les trois mondes comme rétribution aux ṛṣi qui avaient célébré le sacrifice.

À la fin, Soma se purifia dans le bain avabhṛtha, qui marquait la conclusion du rite. Soudain il se sentit soulevé, léger, enfin inconscient. Tous les dieux, tous les ṛṣi l’avaient révéré. Il était souverain sur toute chose. Que manquait-il ? La licence. L’ivresse étrange qui jaillit de la licence. Il sentit que dans son esprit déferlaient de nouvelles vagues : l’arrogance et la luxure. Quel pouvait être l’outrage le plus grave ? Enlever la femme d’un brahmane. Soma savait bien que « même si une femme a eu dix maris non brahmanes, si une fois un brahmane a pris sa main alors lui seul est son époux de manière exclusive794 ». Mais personne ne pouvait se soustraire à Soma, le fluide qui pénètre partout et qui rend toute chose désirable. Aussi son regard se fixa sur Tārā, épouse de Bṛhaspati, aumônier des dieux. Il ne fut pas difficile de l’enlever et il fut exaltant de s’unir à elle, au délicat visage rond, lunaire.

La conséquence de l’enlèvement ne pouvait être qu’une guerre dans le ciel. Ce fut la cinquième guerre entre les Deva et les Asura. Au milieu des massacres redoublés, alors que les sorts étaient encore suspendus, beaucoup avaient oublié l’origine de l’affrontement. Mais non pas Bṛhaspati, qui était appelé « le vautour795 » en raison de l’acuité de son regard. Il se rendit compte tout de suite que le ventre de Tārā (qui entre-temps lui avait été rendue) était en train de s’arrondir. Il la regarda avec mépris et il lui dit : « Jamais tu ne pourras garder dans ton ventre un fœtus qui m’appartient796. » Puis il lui enjoignit d’avorter. Mais Tārā était têtue et elle ne haïssait rien de plus au monde que l’arrogance brahmanique, dont Bṛhaspati était le modèle. Elle n’obéit pas.

Interrogée par les Deva, elle reconnut qu’elle allait accoucher d’un fils de Soma. Quand Boudha naquit, il condensait en lui la beauté luminescente de sa mère et de son père. Entre-temps Soma dépérissait. Le souverain des cieux, l’amant parfait, le réceptacle de l’ivresse souffrait d’une consomption pulmonaire. Il se sentait plus fatigué, sa lumière s’atténuait. Alors il revint chez son père. Immobile et aussi sec qu’un bout de bois, Atri ne daigna pas le regarder. Mais par la suite, peu à peu, pendant qu’il servait humblement cet être immobile et silencieux, Soma sentit qu’il était en train de guérir. La lymphe recommença à couler, lentement, dans les veines du cosmos.

 

La trahison de Tārā fut d’autant plus blasphématoire et outrageante que le roi Soma était l’unique roi pour les brahmanes, et donc pour Bṛhaspati. Pour le roi kṣatriya tout peut devenir nourriture, hormis le brahmane, parce que « son roi est Soma797 ». Aussi les brahmanes ne peuvent-ils pas être touchés par les kṣatriya, mais leur sort est d’être trompés et raillés par leur propre souverain : Soma. L’ennemi le plus insidieux est à l’intérieur de sa propre puissance, fût-il même le brahman. « Spiritualia nequitiae in coelestibus798 » dira un jour saint Paul. L’impiété la plus grande provient du dieu souverain.

Une posture est révélatrice : « C’est pourquoi le brahmane, au cours du rite de la consécration du roi, est assis sous le kṣatriya […]. Le brahman est la matrice de la royauté (kṣatra), et même si le roi parvient à la plus haute position, à la fin il ne peut que s’appuyer sur le brahman, qui est sa matrice. S’il lui arrivait de l’endommager, il endommagerait sa matrice799. » Mélange indissociable entre subordination (le brahmane se place sous le roi) et prééminence (le roi ne peut naître que du brahman).

 

Soma est la qualité pure qui se trouve sur le seuil du royaume de la quantité. L’existence de la quantité n’est justifiée que grâce au soma : « Puisqu’il achète le roi, tout ici-bas peut être acheté800 » ; « Puisqu’il mesure le roi, il y a donc une mesure, soit la mesure parmi les hommes soit n’importe quelle autre801 ». L’argent, la mesure : pour entrer dans le monde ils ont besoin du roi Soma, l’unique matière qui n’est que qualité, incommensurable, irremplaçable, origine de toute mesure, de toute substitution. Si l’on tranche ce nœud, l’ordre se défait.

L’échange est un acte violent parce que entre ciel et terre il n’y a pas de fluidité sûre, garantie. Le courant est contrarié, continuellement dévié. Le sacrifice, et par conséquent l’échange, sert à le rétablir, mais par une action qui a quelque chose de forcé, de choquant, une restauration qui suppose une blessure et qui en ajoute une nouvelle.

 

L’on s’approchait du soma avec désir, mais aussi avec crainte : « Ne me terrifie pas, ô roi, ne transperce pas mon cœur de ton éclat802. » Le risque était présent à tout instant. Soma, le feu liquide, devait se diriger vers la tête, où l’attendaient, blottis, les Saptarṣi, les souffles qui en seraient exaltés. Mais en attendant on le suppliait : « Ne va pas sous le nombril803. » Sinon, ils auraient été écrasés.

Le premier qui abusa du soma fut aussi celui qui le conquit : Indra. Avide, impatient, irréfléchi, il arracha le liquide à Tvaṣṭṛ et le but sans rites, sans le mélanger, sans le filtrer. Son corps « se désarticula de tous les côtés804 ». Le liquide enivrant sortait de tous ses orifices. Puis Indra vomit. Il ne savait plus que faire, alors « il eut recours à Prajāpati805 ». « Indra gisait à terre, défait. Les dieux se rassemblèrent autour de lui et dirent : “Vraiment, il était le meilleur d’entre nous ; le mal l’a frappé : nous devons le guérir806 !” » Cela obligerait, un jour, les hommes à instituer le rite de la sautrāmaṇī, pour guérir le malaise et la faute d’Indra envers le soma. Depuis lors, les hommes invoquèrent les gorgées du soma en ajoutant une requête discrète : « Comme le harnais pour le char, de même vous tenez ensemble mes membres807. » Et ils ne manquaient pas de préciser humblement : « Que ces sucs m’évitent de me casser une jambe et me préservent de la paralysie808. » Ivres et précis.

 

Soma et Agni sont liés par une affinité plus puissante et secrète que n’importe quelle autre, tout d’abord parce que, uniques parmi les dieux, ils se permettent d’être aussi visibles : Agni dans chaque feu qui flambe ; le roi Soma dans chaque plante de soma que quelqu’un cueille sur des montagnes inaccessibles et qu’il vend ensuite pour qu’elle soit offerte en sacrifice. Et ils sont liés aussi par leur origine : lorsque l’un et l’autre appartenaient encore aux Asura et qu’ils respiraient dans les « longues ténèbres809 » — dit le Ṛgveda — qu’était le ventre de Vṛtra. Nés ou sortis du monstre, qu’Indra tuerait par la suite en se faisant aider par Soma lui-même (« Nous voulons tous les deux frapper Vṛtra, sors Soma810 ? », lui avait enjoint Indra). Mais l’histoire pouvait devenir encore plus déconcertante, quand on découvrait que Soma non seulement s’était échappé du ventre de Vṛtra, mais qu’il était Vṛtra. Le Śatapatha Brāhmaṇa ne laisse pas de doute : « “Soma en effet était Vṛtra : son corps est celui des montagnes et des rochers où pousse la plante appelée Uśānā”, c’est ainsi que parle Śvetaketu Auddālaki. “Ils vont la chercher et la pressent ; et grâce à la consécration et aux upasad, grâce aux tānūnaptra [des cérémonies qui font partie du sacrifice du soma] et en la fortifiant ils en font le soma.811 » Ce sont des paroles où se condensait la vie entière de Soma, depuis qu’il s’était éclipsé en lui-même jusqu’à ce qu’il fût devenu une plante transportée parmi les hommes et par les hommes transformée et tuée.

Par leur origine et par leurs vicissitudes, Agni et Soma sont l’élément le plus occulte, qu’il faut débusquer des ténèbres, et ils sont en même temps le plus manifeste, celui qui apparaît visiblement dans le sacrifice, dans les feux et dans l’oblation préférée des dieux et des hommes. Bergaigne détachait justement Agni et Soma de l’ensemble des Deva, non seulement parce que Soma est « le feu à l’état liquide812 », non seulement parce que les caractères des deux dieux sont en grande mesure interchangeables, mais parce que toute leur existence appartient à une strate plus secrète que ce qui est, de même que l’ivresse envahit la conscience en y apportant quelque chose de plus lointain, écrasant et indéchiffrable.

Par rapport à Agni et Soma, les Deva sont en quelque sorte des parvenus : nés sur la terre, ils sont arrivés au ciel à travers le sacrifice, à travers donc Agni et Soma. Lesquels, au contraire, sont nés dans le ciel et de là furent transportés sur la terre : Soma en qualité de śyenabhṛta, « porté par l’aigle813 », Agni en ce qu’il avait été remis par Mātariśvan, le Prométhée védique. Le Ṛgveda le rappelle ainsi : « Mātariśvan a porté l’un [Agni] du ciel, l’aigle a arraché l’autre [Soma] à la montagne [céleste]814. » Il y a donc un mouvement croisé, parmi les dieux, qui correspond à deux lignages. Non moins que les hommes, les dieux pouvaient être différents par naissance.

« À présent Soma était dans le ciel et les dieux étaient ici sur la terre. Les dieux désirèrent : “Si ce Soma venait chez nous : nous pourrions sacrifier avec lui, s’il venait.” Ils créèrent ces deux apparitions (māyā), Suparṇī et Kadrū. Dans le chapitre sur les feux dhiṣṇya on raconte comment cette histoire de Suparṇī et Kadrū eut lieu.

« Gāyatrī vola vers Soma, envoyée par eux deux. Pendant qu’il l’emportait, le Gandharva Viśvāvasu le lui déroba. Les dieux s’en aperçurent : “Soma a été emporté de là-bas, mais il ne vient pas chez nous, parce que les Gandharva l’ont volé.”

« Ils dirent : “Les Gandharva aiment les femmes : envoyons-leur Vāc et elle reviendra chez nous avec Soma.” Ils leur envoyèrent Vāc et elle revint chez eux avec Soma.

« Les Gandharva la suivaient et ils dirent : “Soma à vous, Vāc à nous.” “Qu’il en soit ainsi”, dirent les dieux. “Mais si elle préfère venir ici, ne la prenez pas de force : faisons-lui la cour.” Ils lui firent donc la cour.

« Les Gandharva lui récitèrent les Veda, en disant : “Vois comme nous les connaissons, vois comme nous les connaissons.”

« Les dieux créèrent alors le luth et ils s’assirent pour jouer et chanter, en disant : “Ainsi nous te chanterons, ainsi nous t’amuserons.” Elle se tourna vers les dieux ; mais, à vrai dire, elle se tourna vers eux par frivolité, car, pour aller vers la danse et la chanson, elle s’écarta de ceux qui chantaient des hymnes et qui priaient. C’est pourquoi aujourd’hui encore les femmes ne sont que frivolité : parce que ce fut de cette façon que Vāc revint, et que les autres femmes font comme elle a fait. Et c’est pourquoi elles s’entichent plus facilement de ceux qui chantent et qui dansent.

« Ainsi Soma et Vāc se trouvaient avec les dieux. Or, quand quelqu’un obtient Soma en l’achetant, c’est pour sacrifier avec le [Soma] obtenu. Celui qui sacrifie avec un [Soma] non acheté, il sacrifie avec un Soma qui n’est pas vraiment obtenu815. »

C’est ainsi qu’est racontée, avec la sobriété habituelle — et sans négliger un renvoi, digne d’un chercheur occidental, à un autre passage où est exposé en détail l’histoire de Suparṇī et Kadrū —, la conquête de Soma, prémisse de toute action liturgique. Que serait, en effet, le rite s’il n’avait pas en son centre cette substance rayonnante, qui est aussi l’hôte céleste le plus désiré sur la terre ? Les premiers dont la vie, sans lui, perdrait toute signification sont les dieux. Mais les dieux, à eux seuls, ne parviendraient pas à conquérir Soma. Ils ont besoin de l’aide d’un être qui est en même temps un mètre et un animal. Gāyatrī, qui apparaît comme un grand oiseau. Jamais le pouvoir de la forme n’avait été (et ne sera) affiché aussi témérairement que dans ce passage : les dieux ne parviendraient pas à se détacher de la terre s’ils n’étaient pas secourus par une suite de vingt-quatre syllabes qui est un être vivant. Le récit de la manière dont la conquête eut lieu sera repris plus loin. L’accent est mis ici, en revanche, sur ce qui eut lieu après la conquête. Tout d’abord l’empêchement céleste : les Gandharva, qui habitent dans le ciel, ne se laissent pas ravir Soma. C’est ainsi que Viśvāvasu l’arrache à Gāyatrī. De nouveau, les dieux ne sauraient que faire s’ils n’avaient pas recours à l’aide d’un autre être féminin : Vāc, Parole. L’histoire qui suit n’est pas seulement la comédie primordiale des sexes, que seul peut-être Aristophane saura mettre en scène avec autant de maîtrise. Il se joue là une partie métaphysique — et pour la première fois, avec la plus grande clarté et la plus grande concision, on affirme une équivalence : Parole-Femme-Argent. C’est à la même conclusion que parviendra l’homme des Lumières Claude Lévi-Strauss dans ses Structures élémentaires de la parenté. Et n’était-ce pas la science occidentale, dans sa version la plus noble, qui parlait en lui ? Une équivalence pleine d’ambiguïtés et de pièges. Mais aussi d’une puissance immense. C’est la voie d’accès à toute modernité : il suffira que l’échange se répande et qu’il s’affranchisse de tout respect — et nous serons déjà dans le monde nouveau, pré-ordonné et peut-être même déjà dessiné suivant le calque de l’ancien. Ce serait déjà stupéfiant : mais la critique corrosive que la civilisation fondée sur le brahman exerce ici envers elle-même l’est encore davantage. Si Vāc la frivole n’acceptait de bon gré d’être utilisée pour un troc, comme une putain au grand cœur ; si les dieux — pour exalter encore l’insolence du décor — n’avaient pas choisi de danser et de chanter pour la reconquérir, au lieu d’entonner les Veda, comme le font au contraire les Gandharva, émouvants dans leur candeur, Soma, qui est l’hypostase des Veda, ne serait jamais arrivé jusqu’aux dieux ; enfin, si Soma n’était pas acheté — précise à la fin scrupuleusement le ritualiste —, ce ne serait pas le vrai Soma, le Soma efficace, le Soma « obtenu », qui permet d’« obtenir816 ». La scène délicieusement érotique et railleuse de la querelle pour Soma entre les Gandharva ignorants — ignorants et amoureux des femmes comme seuls peuvent l’être les personnages célestes — et les dieux rusés est aussi la scène qui introduit au règne de la valeur d’échange, que le lecteur moderne connaît bien. Il n’y a pas d’intervalle entre l’arrivée aventureuse de Soma sur la terre, substance autosuffisante et radieuse, et l’instauration universelle de l’échange, où Soma assume jusqu’à la fonction de garant et de renvoi caché, comme l’or par rapport à la monnaie pour Marx. L’archaïque et le très nouveau se présentent ici dans les mêmes syllabes. Là réside peut-être le secret du mètre Gāyatrī.

 

Le texte du Śatapatha Brāhmaṇa avait déjà averti : « Dans le chapitre sur les feux dhiṣṇya est exposé comment eut lieu cette histoire de Suparṇī et Kadrū817. » Enfin l’on y arrive — et l’on écoute :

« À présent Soma était au ciel et les dieux étaient ici [sur terre]. Les dieux désirèrent : “Que ce Soma puisse venir à nous ; nous pourrions sacrifier avec lui, s’il venait.” Ils produisirent deux apparitions, Suparṇī et Kadrū ; Suparṇī à vrai dire était Vāc [Parole] et Kadrū était celle-ci [Terre]. Ils provoquèrent la discorde entre elles.

« Elles se disputèrent et dirent : “Celle de nous deux qui parviendra à voir plus loin aura l’autre en son pouvoir.” “Qu’il en soit ainsi.” Kadrū dit alors : “Regarde là-bas !”

« Alors Suparṇī dit : “Sur le rivage là-bas de cet océan il y a un cheval blanc près d’un poteau, je le vois, le vois-tu toi aussi ?” “Certes, je le vois !” Puis Kadrū dit : “Sa queue pend vers le bas [du poteau] ; maintenant le vent l’agite, je le vois.”

« Or, quand Suparṇī dit : “Sur le rivage là-bas de cet océan”, l’océan en vérité est l’autel, avec cela elle voulait dire l’autel ; “Il y a un cheval blanc près d’un poteau”, le cheval blanc, en vérité, est Agni et le poteau signifie le poteau sacrificiel. Et lorsque Kadrū dit : “Sa queue pend vers le bas ; maintenant le vent l’agite, je le vois”, ceci n’est rien d’autre que la corde.

« Suparṇī dit alors : “Viens, volons là-bas pour vérifier celle de nous deux qui a gagné.” Kadrū dit : “Vole toi, tu diras celle de nous deux qui a gagné.”

« Suparṇī vola alors là-bas ; et vit que tout était comme Kadrū avait dit. Quand elle revint, elle [Kadrū] lui dit : “As-tu gagné toi ou est-ce moi ?” “Toi !” répondit-elle. Voilà exactement l’histoire de Suparṇī et de Kadrū.

« Alors Kadrū dit : “J’ai gagné ton Soi (atmānam) ; là-bas il y a Soma dans le ciel ; va le chercher là pour les dieux, et rachète-toi par cela de la mort.” “Qu’il en soit ainsi !” répondit [Suparṇī]. Alors elle produisit les mètres ; et cette Gāyatrī enleva Soma au ciel.

« Il [Soma] était enfermé entre deux coupes d’or ; les bords coupants se refermaient à chaque battement des yeux ; et ces deux coupes étaient, en vérité, Consécration et Ardeur (tapas). Ces gardiens Gandharva le gardaient ; ils sont ces foyers, ces prêtres des feux.

« Elle [Gāyatrī] arracha l’une des coupes et la donna aux dieux. Ceci était la Consécration : ainsi les dieux se consacrèrent.

« Puis elle arracha l’autre coupe et la donna aux dieux. Celle-ci était l’Ardeur : ainsi les dieux pratiquèrent l’ardeur, c’est-à-dire les upasad [les triples offrandes de beurre clarifié à Agni, Soma et Viṣṇu], parce que les upasad sont ardeur818. »

Ce que Kadrū (Terre) voit et sa sœur Suparṇī (Parole) ne voit pas — dans le lointain au-delà de l’océan où apparaît le cheval blanc qui est Agni —, c’est la corde qui lie le cheval au poteau sacrificiel : « Rien d’autre que la corde819. » Par rapport à Terre, Parole est celle qui ne voit pas avec une précision totale. Et la précision totale est une corde qui lie à la mort. C’est pourquoi Kadrū défie sa sœur d’accomplir justement cette action qui peut la racheter de la mort : le vol du soma. C’est comme si Kadrū disait : Puisque tu es comme ça — et que tu ne vois pas ce qui te lie à la mort —, tu devras voler jusqu’au ciel et accomplir cette entreprise audacieuse qui, elle seule, peut te racheter de la mort. Sinon, ne pas voir la corde qui lie au poteau du sacrifice signifie être déjà mort — ou du moins avoir perdu son propre Soi.

 

L’existence ne devient pleinement telle qu’en présence du soma. C’est pourquoi l’histoire de l’enlèvement du soma est la prémisse de toutes les autres, pour les hommes. Histoire d’une libération qui est en même temps un rachat, d’un don qui est en même temps l’extinction d’une dette. Il n’est donc pas étonnant que dans l’histoire de Suparṇī soit inséré le principe qui régit, depuis lors, la vie de tous : « Dès sa naissance, l’homme naît en tant que personne comme une dette due à la mort ; quand il offre des sacrifices, il rachète sa personne de la mort, de même que Suparṇī se racheta pour les dieux820. » Dans ces quelques lignes, et avec la plus grande concision, est exprimé le motif de la différence abyssale de postulats qui sépare l’Inde védique de l’Occident. Ou du moins de ce qui, après une longue élaboration et une longue macération, a fini par devenir le postulat non-dit, le bon sens occidental : la vision de l’homme comme tabula rasa, la tablette de cire dont parlait Locke. C’est l’unique postulat qui permet de faire fonctionner la machine compliquée de la vie sociale (et à quoi d’autre — disent certains — pourrait servir la pensée ?). Certes, l’Occident c’est aussi Platon, pour lequel la mémoire à reconquérir est un équivalent de la « dette » védique. Mais l’on parle dans ce cas des postulats qui régissent la vie sociale. Et, en particulier, de ceux qui ont été rendus explicites seulement avec le début de l’âge moderne (justement Locke). À ce moment-là ce qui était déjà à l’œuvre de façon occulte auparavant devient manifeste. Et cela converge vers le principe central de l’empirisme : l’individu comme appareil perceptif sans caractères préétablis, être prenant forme sur la base de ce qui progressivement frappe ses sens — et de rien d’autre.

« Dette », ṛṇa, est un mot-pivot pour l’homme védique. Sa vie entière est une tentative toujours renouvelée de régler quatre dettes, qui pèsent sur lui depuis sa naissance : la dette envers les dieux, envers les ṛṣi, envers les ancêtres, envers les hommes. Elles vont être réglées, dans l’ordre, par le sacrifice, par l’étude du Veda, en procréant, en offrant l’hospitalité. Le fait que les dettes sont au nombre de quatre ne doit pas tromper. Leur origine est unique : la dette avec la mort et avec son dieu, Yama. Mais le texte ici ne nomme pas le dieu, il ne parle que de « dette envers la mort (ṛṇaṃ mṛtyoḥ)821 ».

La vie est un bien que la mort a laissé à chaque homme en dépôt (avec un usufruit). C’est un bien dont la mort demandera la restitution, en faisant rentrer l’homme dans la mort. Voilà la prémisse de toute vie, son déséquilibre congénital. Mais à ce déséquilibre correspond un contrepoids de la part des dieux : quand l’homme offre l’oblation à certaines divinités, « quelles que soient ces divinités, elles considèrent que c’est pour elles une dette que d’avoir à exaucer le désir qui est celui du sacrifiant au moment où il fait l’oblation822 ».

Il se dessine ici un autre mot-charnière : śraddhā, « confiance dans l’efficacité rituelle ». Qui est la manière védique d’énoncer notre « credo ». Et après tout, comme l’a observé Benveniste, « l’exacte correspondance formelle de lat. crē-dō et de skr. śrad-dhā- garantit un héritage très ancien823 ». Dans son infirmité de débiteur congénital, le sacrifiant offre son oblation avec confiance, car il pense qu’à ce même instant les dieux commencent à reconnaître leur dette envers lui. Ce n’est que l’instauration d’une double obligation — des hommes envers les dieux et des dieux envers les hommes — qui rend possible cette circulation qui est la vie elle-même. En se procurant un crédit auprès des dieux, l’homme (c’est-à-dire le sacrifiant) retarde, renvoie, diffère l’instant où il devra acquitter sa dette envers la mort. Chaque action se fonde sur ce double déséquilibre. Sur la base de ce déséquilibre chaque action acquiert un sens.

Malamoud observe que le mot ṛṇa, « dette », n’a apparemment pas d’étymologie. Les quatre dettes innées et la catégorie même de la dette se présentent de manière abrupte, sans justifications — et sont destinées à parcourir un long chemin, en restant vivantes et puissamment perceptibles même à l’intérieur du monde, bien plus tardif, de la bhakti, de la « dévotion », laquelle prétend se passer de l’orthodoxie rituelle. À cela Malamoud ajoute, comme en parallèle, qu’« il n’y a pas de mythologie de l’endettement824 ». Tout à fait vrai, en effet, mais avec une exception : l’histoire des deux sœurs Kadrū et Suparṇī (ou, dans d’autres textes, Vinatā) et de la conquête de Soma. Une histoire qui, et ce n’est pas un hasard, est le précédent de toutes les autres histoires védiques. Cette histoire suffit à fonder le système des échanges, éternellement déséquilibré, entre les hommes et les dieux. Mais aussi entre la vie et la mort.

 

Comment les hommes peuvent-ils imiter le scénario complexe de la conquête de Soma ? En répétant son dernier épisode : le troc entre Vāc et Soma. Ils offriront une vache à un personnage obscur (le marchand qui porte le soma sur son char) pour acheter ce trésor. Tout a lieu en vertu d’une équivalence : la vache est Vāc. Et la vache est lait. Et le lait est or : « Lait et or ont la même origine, car tous les deux sont nés de la semence d’Agni825. » La répétition humaine n’a rien de la débordante théâtralité divine. Mais elle révèle un point qui était resté occulté auparavant : ce troc — entre un être féminin et une substance — est plus exactement une vente, qui s’accomplit à travers l’or, source de toute monnaie. Le premier échange, la première substitution a lieu avec ce qui est l’irremplaçable par excellence : soma, la substance qui est un état de l’être, un état de l’esprit auquel on ne peut parvenir qu’à travers lui.

 

Mais avec l’acquisition du soma tout n’est pas résolu. Une scène s’ajoute, tel un prélude grotesque et énigmatique. La première vente était une fausse vente. De même que Vāc avait été offerte en troc aux Gandharva pour obtenir Soma, mais ensuite — grâce au stratagème de la cour qu’on lui avait faite — était revenue dans le camp des dieux ; de même la vache que les hommes utilisent pour acheter le soma aux marchands leur revient à la fin. Comment ? Parce que, à la fin du marchandage, le vendeur de soma est rossé à coups de bâton et la vache lui est arrachée. Ce qui sur la scène divine était une querelle délicieuse et sournoise, sur la scène humaine devient un acte de pure violence. C’est comme si le geste de la vente était trop grave pour être accepté à fond. Un acte brutal doit aussitôt en effacer les conséquences, ce qui soulignera davantage encore qu’un pas fatal a été franchi.

Vendre et mesurer, ces deux gestes irréversibles, peuvent être accomplis seulement après l’arrivée de l’hôte royal, la plante de soma sur le char du marchand, comme si seul le soma était en mesure d’offrir un étalon absolu, référence de tout échange, et de toute mesure : « Il [l’adhvaryu] étale ensuite le tissu plié en deux ou en quatre, avec la frange vers l’est ou vers le nord. C’est sur lui qu’il mesure le roi : et puisqu’il mesure le roi, il y a donc une mesure, que ce soit la mesure chez les hommes ou n’importe quelle autre mesure826. » Soma, l’être qui est pure qualité, perceptible seulement comme intensité de l’esprit, exaltée par le suc de cette plante, garantit et fonde le monde de la quantité, où tout se mesure et se vend. Qu’arriverait-il sans le soma ? On continuerait à vendre et à mesurer, mais à l’enseigne du « faux poids » comme dirait Joseph Roth.

L’adhvaryu qui officiait dans la cérémonie du soma gardait un morceau d’or attaché à un doigt. Pourquoi ? Dans le monde des hommes, qui est le monde de la non-vérité, le soma fait irruption comme une vérité palpable, unique substance émissaire de l’autre monde, du monde des dieux, qui sont la vérité. Cela justifie les précautions, les moyens que l’on utilise pour l’approcher. Les officiants se meuvent comme autour d’un noyau ardent. Ils savent que chacun de leurs gestes peut leur causer des dommages, mais peut aussi causer des dommages à la vérité, qui se trouve devant eux, désarmée comme n’importe quelle plante, comme un hôte.

Avant donc de toucher le soma avec les doigts ils le touchent avec l’or, intermédiaire divin en tant que semence d’Agni, « de sorte que [le sacrifiant] puisse toucher les tiges [du soma] avec la vérité, de sorte qu’il puisse manier le soma avec la vérité827 ». Pour traiter le soma, pour ne pas le heurter, les hommes doivent se transformer en porteurs de vérité, en allant à l’encontre de leur nature. C’est à cela que le rite sert tout d’abord. Ces intentions délicates font ressortir, par contraste, la brutalité qui a marqué l’acquisition du soma, quand le marchand qui l’avait vendu finissait par être roué de coups.

 

« Il achète le roi ; et, puisqu’il achète le roi, tout ici-bas peut être acheté. Il dit : “Vendeur de soma, le roi Soma est-il en vente ?” “Il est en vente” dit le vendeur de soma. “Je vais l’acheter chez toi.” “Achète-le” dit le vendeur de soma. “Je vais l’acheter pour un seizième [de la vache].” “Le roi Soma vaut certainement plus que cela” dit le vendeur de soma. “Oui, le roi Soma vaut plus que cela ; mais grande est la grandeur de la vache” dit l’adhvaryu.828 »

C’est la scène qui fonde toute économie. Mais pourquoi le soma doit-il être acheté — et pourquoi n’est-il pas efficace s’il n’est pas acheté ? Pourquoi, sinon pour en donner une confirmation, le texte précise à plusieurs reprises que l’on parle du « soma acheté829 » ? Parce que la dette vient avant le don. On naît avec la dette, on offre et on reçoit le don successivement — dans le temps, dans le rite. Le marchand représente les Gandharva qui interceptèrent Soma, ce qui est un accident primordial entre ciel et terre. Cela nous rappelle que, même pour les dieux, Soma n’arriva pas comme un simple don. Ils durent d’abord le racheter aux Gandharva. Ils durent devenir « sans dette830 » envers eux. Et, encore avant, le soma lui-même avait été ravi par Gāyatrī pour racheter Suparṇī (ou Vinatā) de l’esclavage. Il y a toujours un rachat, avant la conquête. Parce que, entre ciel et terre, rien n’arrive jamais sans obstacles. Il y a toujours au moins une flèche qui vibre, il y a toujours quelque chose qui est arraché. Les conséquences de cet acte pèsent ensuite sur la vie terrestre. Qui les ignore ne connaît pas le ciel.

 

À seize reprises le sacrifiant s’approche d’un prêtre et lui offre son honoraire rituel. La dakṣiṇā peut être de quatre genres : « L’or, la vache, le tissu et le cheval831. » La distribution des honoraires est scandée suivant un ordre rigoureux. Le dernier à recevoir le don est le prêtre pratiḥartṛ, auquel est confiée la mission la plus simple : retenir les vaches, « pour qu’il [le sacrifiant] ne les perde pas832 ».

En observant cette scène, dans sa scansion méticuleuse, on pourrait penser que c’est la partie la plus récente du rite — comme un ajout servant à sceller la clôture de la cérémonie par l’offrande d’une compensation aux prêtres qui y ont œuvré. Une vision moderne, naïve. Le premier qui avait distribué les honoraires rituels avait été Prajāpati. Alors le monde, les dieux, les hommes existaient à peine. Car tous venaient juste de sortir du sacrifice de Prajāpati. Mais Prajāpati se souciait également de distribuer les honoraires rituels, comme si l’échange coïncidait presque avec l’origine. À tel point que cette distribution d’honoraires pouvait porter atteinte au monde — ou même l’épuiser, si elle ne s’était pas interrompue.

C’est du moins ce que pensa Indra, roi des Deva, qui craignent toujours d’être évincés par quelqu’un : par leurs frères Asura, mais aussi par les hommes qui tentent d’atteindre le ciel au moyen du sacrifice — ou aussi, on le découvrait à présent, par la générosité inconsidérée du Géniteur : « Indra pensa en lui-même : “Il va maintenant tout donner et il ne nous laissera plus rien833.” » À ce moment-là Indra avait perçu que la puissance de l’échange et de la substitution, si elle est abandonnée à elle-même, est incontrôlable et délétère, comme celle d’une banque centrale qui continue à imprimer des billets. Alors il intervint avec sa foudre, qui dans ce cas était une simple formule : l’invitation à lui adresser une prière.

La satisfaction qu’Indra obtint quant à son inquiétude fut modeste, si on la compare à la solennité et à la sévérité de l’obligation liées aux honoraires rituels. Dont le principe est affirmé et confirmé sous cette forme : « Il ne devrait y avoir aucune offrande, comme il est dit, sans un honoraire rituel834. » Cette phrase est proche d’un postulat. Innombrables sont les conséquences que l’on tire de ces quelques mots, qui s’insinuent très loin. Le postulat lui-même n’est rappelé qu’occasionnellement, quand il y a lieu — et toujours accompagné par ce « comme il est dit », qui est la manière la plus sobre et expéditive pour se référer à l’autorité de la tradition. On affirme de cette manière qu’il n’est pas admissible de ne rien offrir, donc d’accomplir un geste (et même le geste) gratuit par excellence, sans en même temps donner une dakṣiṇā, qui est exactement l’opposé : un honoraire, la compensation pour une tâche précise et accomplie par quelqu’un d’autre. En signifiant ainsi que la gratuité a un prix. Et non seulement elle l’a, mais elle doit l’avoir. La gratuité doit être liée à un échange (parce que l’honoraire est échangé avec la tâche, le travail du prêtre). Mais l’échange ne peut surgir que de l’acte gratuit, avec la pure offrande, avec le tyāga : la décision de « céder », d’abandonner quelque chose, de le laisser disparaître dans le feu, pendant qu’on le regarde, avec attention.

Dans toute l’histoire du roi Soma, celui qui reste, à la fin, dépossédé, c’est le peuple des Gandharva. Ceux qui, justement, avaient comme mission principale d’être les gardiens de Soma sont désormais des gardiens du vide. C’est une situation qui doit être corrigée, si le monde veut garder un équilibre quelconque. Et c’est ce qu’il advint : « Les dieux officiaient avec lui [l’homme]. Ces Gandharva qui avaient été les gardiens de Soma le suivirent ; et s’étant avancés, ils dirent : “Laisse-nous avoir une part du sacrifice, ne nous exclus pas du sacrifice ; que nous ayons, nous aussi, une part du sacrifice !”

« Ils dirent : “Et alors, qu’y aura-t-il pour nous ? Comme nous avons été ses gardiens dans le monde là-bas, de même nous serons ses gardiens ici sur la terre.”

« Les dieux dirent : “Qu’il en soit ainsi !” En disant : “[Voici] à vous la rétribution pour Soma”, il leur remet le prix de Soma835. »

Le soma doit être acheté parce qu’il a été volé au ciel — et le prix à payer sert à dédommager ses gardiens, les Gandharva. D’abord une violence qui ébranle, puis un échange qui offre une illusion d’équité : voilà le rapport avec le ciel, non seulement celui des hommes mais aussi celui des dieux, quand ils devaient encore conquérir le ciel.

L’échange apparaît en rapport avec une lésion. Plus pour la dissimuler que pour la guérir. La violence qui a eu lieu au ciel avec l’enlèvement du soma ne peut plus rester sans réponse, mais la réponse ne peut être que raisonnable et trompeuse : un prix pour quelque chose qui ne peut pas être remplacé. La substitution se manifeste en rapport à ce qui ne peut pas être substitué. L’hýbris de l’échange se manifeste pleinement là où il prétend mettre en acte la substitution de l’irremplaçable. Et qu’est-ce que l’irremplaçable ? Le soma. Ce n’est que par rapport au soma que l’échange se montre dans sa soif de soumettre à soi la totalité de ce qui est.

 

Si nous nous demandons ce que sont avant tout les mètres, il va falloir répondre que ce sont des empreintes. Empreintes où quelqu’un d’autre met le pied. Et, en y mettant le pied, il entre dans l’être de celui qui a laissé l’empreinte. Cela a lieu avec les empreintes de la vache qui sert à acheter le soma : « Il la suit, en entrant dans sept de ses empreintes ; c’est ainsi qu’il prend possession d’elle836. » Cette vache est Vāc, Parole : une femme resplendissante qui enchanta les Gandharva avant de les abandonner, en préférant à leurs pieux chants liturgiques les chansons frivoles des dieux. En tout cas, Vāc doit être courtisée — de même que la vache que l’on vend pour acheter le soma. Parmi ses dons il y a justement celui-ci : avoir scandé un premier rythme, un pas, que les hommes imiteront ensuite. Mais il est essentiel que cette mesure soit extérieure à l’homme, qu’elle vienne d’un autre être. La parole est une femme désirable ou un animal utilisé comme monnaie. En tout cas, ce son qui jaillit de l’obscurité de l’homme, et qui semblerait lui appartenir comme un gémissement, lui est au contraire extérieur, c’est le premier être visible qu’il désire, même s’il ne reste plus d’elle qu’une succession d’empreintes.

Pour conquérir cette femme qui est Parole, ils furent obligés d’exécuter des suites de gestes qui pouvaient de façon plausible apparaître insensés et qui n’étaient que rigoureux : après avoir mis le pied dans six empreintes successives, ils s’asseyaient en cercle autour de la septième empreinte laissée par la patte antérieure droite de la vache qui allait être vendue pour acheter le soma. Puis ils prenaient un morceau d’or et le plaçaient à l’intérieur de l’empreinte. Ils y versaient ensuite du beurre clarifié, jusqu’à remplir l’empreinte. S’il n’y avait pas eu ce morceau d’or au milieu de l’empreinte, ils n’auraient pas pu faire d’offrandes, car l’offrande ne se fait que dans le feu. Et l’or — comme le lait — est la semence d’Agni. Verser donc du beurre sur l’or signifiait verser du beurre sur le feu. Et, puisque le beurre clarifié est une foudre, la vache dans l’empreinte de laquelle on versait l’offrande était libérée, parce que la foudre est un bouclier. Tout était conséquent, encore une fois. À la fin, ils secouaient la poussière de l’empreinte sur l’épouse du sacrifiant. Puis ils faisaient en sorte que la vache regardât dans les yeux l’épouse du sacrifiant. On aurait pu croire que les regards de deux êtres féminins se croisaient. Mais ce n’était pas ça. La vache est femelle mais le soma est mâle. Du fait que la vache était échangée avec le soma, la vache était le soma. C’est pourquoi son regard devenait le regard d’un mâle. Et en se croisant avec celui de l’épouse du sacrifiant, avait lieu un « coït fécond837 ». L’épouse du sacrifiant récitait alors : « J’ai vu l’œil dans l’œil de la divine dakṣiṇā à la vaste vision : ne prends pas ma vie, je ne prendrai pas la tienne ; que je puisse obtenir un héros sous ton regard838 ? » « Un héros », ajoutent les ritualistes, signifie ici « un fils ».

 

Le soma acheté et chargé sur un char arrive et il est accueilli comme un hôte royal. Lorsque l’officiant manie une plante, qui est le soma, il l’habille, la fait bouger — et entre-temps il lui parle. La plante est le roi, l’hôte, l’ami. Lorsqu’il la dépose sur sa cuisse droite, qui est à présent aussi la cuisse d’Indra, le soma est « l’aimé sur l’aimé », « le propice sur le propice », « le tendre sur le tendre839 », parce que « les manières des hommes suivent celles des dieux840 ». Même le sacrifice, alors, se présente comme une fête obligatoire pour l’hôte de qualité : « Comme pour un roi ou un brahmane on mettrait sur le feu un gros bœuf ou un grand bouc, de même il prépare pour lui [Soma] l’offrande pour l’hôte841. » Mais un roi se présente difficilement tout seul. Qui forme alors son cortège ? Les mètres. Comme les assistants de K. dans Le Château, les mètres vont où va Soma : « Les mètres sont autour de lui [Soma] comme ses ordonnances842. » Ce que l’on voit est une charrette qui transporte les tiges d’une plante qui « se trouve sur la montagne843 ». Mais celui qui sait voit aussi, près de ce char, le scintillement des mètres, semblables aux rayons autour du soleil.

Comme au cheval, juste avant qu’il ne soit tué au cours de l’aśvamedha, on murmure des mots doux, affectueux, pour le convaincre que personne ne veut lui faire du mal et qu’il ne souffrira pas, de même à la plante du soma, à l’hôte royal à peine arrivé, on explique pourquoi on l’achète. Dans un but noble, certainement, même s’il est obscur : pour « la suprême souveraineté des mètres ». Aussitôt après il est dit : « Quand ils le pressent, ils le tuent844. » La juxtaposition de ces deux phrases est typique du style védique le plus pur. D’abord la formule ésotérique (la « suprême souveraineté des mètres », dont le texte n’a rien dit) ; puis la description sèche, abrupte, dépouillée : « Quand ils le pressent, ils le tuent. » C’est la tension même de toute la pensée liturgique.

Avant le moment du pressurage, il fallait avant tout régler les problèmes d’étiquette. On faisait descendre le roi du char et on le plaçait sur les pierres qui allaient l’écraser. Les pierres sont avides, elles ont déjà la bouche ouverte. Le roi Soma, qui est la noblesse, descend vers le peuple des pierres. Le ritualiste est pris d’un doute : inviter le roi Soma à cette descente, n’est-ce pas une outrance, une atteinte aux bonnes manières ? Certainement — et (on perçoit ici le soupir du ritualiste) : « par conséquent le peuple confond aujourd’hui le bon avec le mauvais845 ». On dirait que c’est de ce minuscule aparté que sont nées les lamentations sur les temps qui se dégradent. Mais aussitôt le ritualiste se ressaisit : à cette excessive magnanimité du roi Soma, qui descend vers son peuple, en définitive pour se faire tuer, devra correspondre un geste du peuple, qui parvienne à garder les distances, à se placer de toute façon au-dessous. Comment ? En s’agenouillant : « C’est pourquoi, quand un noble s’approche, tous ses sujets, le peuple, s’agenouillent, s’assoient plus bas par rapport à lui846. »

À présent les pierres, bouche béante, entourent le soma. La prière du sacrifiant s’adresse successivement à Agni, aux écuelles du soma — enfin aux pierres elles-mêmes, puisqu’elles connaissent le sacrifice. On parle seulement entre ceux qui savent. « Les pierres savent. » Et elles « savent847 » parce que les pierres sont Soma. Non seulement Soma est tué, mais il est tué par son corps lui-même, par des fragments de son corps, des éclats de rocher détachés de la montagne qui le constitue (« ces montagnes, ces rochers sont son propre corps848 »). Qu’est-ce qui se passe ? Un meurtre ou un suicide camouflé ?

C’est à ce moment solennel que l’on nous rappelle que « Soma était Vṛtra849 ». Le roi, l’être noble ravi au ciel pour répandre l’ivresse sur la terre, Soma avait été aussi (de quelque façon — de quelle façon ?) le monstre des origines, l’obstacle principal à la vie.

 

Il y a toujours quelque chose avant les dieux. Si ce n’est pas Prajāpati, d’où ils tirèrent leur origine, c’est Vṛtra, masse informe, montagne, serpent sur la montagne, outre, réceptacle qui renferme la substance enivrante : le soma. Les dieux savaient que leur puissance était trop jeune et précaire par rapport à cet être indéfini. Indra lui-même, qui se chargea du duel avec Vṛtra, n’était pas du tout certain de l’issue quand il lança la foudre sur lui. Il craignait encore d’être le plus faible. Il se cacha tout de suite. Les dieux se pressèrent derrière lui. D’un côté Vṛtra agonisait. De l’autre, les dieux, peureux, se terraient. Ils envoyèrent en reconnaissance Vāyu, le Vent. Il souffla sur le corps démesuré de Vṛtra. Il n’y eut pas un frémissement. Alors les dieux, rassurés, se jetèrent sur le cadavre. Chacun voulait une portion de soma plus grande que celle des autres. Ils agitaient les graha, les coupes, pour les remplir jusqu’au bord. Mais du vaste corps de Vṛtra, sur lequel les dieux grimpaient tels des parasites, émanait déjà une puanteur intense. Cette substance enivrante, qu’ils puisaient du corps inerte, devait être filtrée, mélangée avec autre chose, pour devenir assimilable, même par les dieux. Il fallait encore l’aide de Vāyu, d’une brise qui se mélangeât au liquide soma. Ce fut la version védique de l’Esprit qui vivifie : Vāyu qui dissipe la puanteur de Vṛtra et transforme le liquide contenu dans son corps en une boisson enivrante et irradiante.

C’est ainsi que Vāyu finit par conquérir le droit aux premières gorgées du soma. Indra se sentit évincé. C’était lui le héros, l’unique qui avait accepté le défi, en tremblant. C’était lui qui avait lancé la foudre. Et il devait maintenant céder le pas à ce frivole de Vāyu. Ils soumirent le litige à Prajāpati. Voici sa sentence : Indra aurait toujours un quart de la part de Vāyu. Indra dit qu’il désirait, à travers le soma, le langage, et même : la parole articulée. Par la volonté de Prajāpati, depuis lors, parmi les langages qui sillonnent le monde un quart seulement est articulé, donc intelligible. Tout le reste est indéchiffrable, depuis les trilles des oiseaux jusqu’aux signaux des insectes. On ne reconnut donc pas la suprématie d’Indra. Il baissa la tête, mélancolique. D’autre part, cette sentence coïncidait avec une règle générale : que la plus grande part reste cachée. De Puruṣa aussi n’affleure qu’un quart. Et du brahman aussi. Le non-manifeste est bien plus vaste que le manifeste. L’invisible que le visible. De même pour le langage. Nous devons tous savoir, quand nous parlons, que du langage « trois parties, déposées dans le secret, sont immobiles ; la quatrième partie est celle qu’utilisent les hommes850 ». C’est parce que la langue projette une ombre beaucoup plus vaste qu’elle-même, et inaccessible, que la parole conserve et renouvelle un tel enchantement.

 

Certains filtres qu’on appelle pavitra sont essentiels dans le culte : deux tiges d’herbe kuśa utilisées pour purifier l’eau, ou alors deux bandes de laine blanche, utilisées pour le soma. Leur fonction présuppose le drame cosmique entre Vṛtra et Indra. La nature de Vṛtra, c’était recouvrir (vṛ-), envelopper, enfermer en soi, en faisant obstacle à toute « évolution », un mot qui en sanscrit correspondrait à pravṛtti, le terme qui désigne la vie dans son développement. Ce monstrum par excellence, car il incluait tout en lui, incluait aussi le plus haut savoir — les Veda — et la boisson de l’ivresse, le soma. Le tuer signifiait, pour Indra, non seulement rendre la vie possible, mais conquérir ce qui peut rendre la vie inextinguible : la connaissance. Et cela signifiait aussi faire en sorte que les eaux s’écoulent, débordant dans le monde, où elles produisent ce surplus qui est la vie elle-même. Si le geste d’Indra fut salvateur, il était cependant une faute, une faute immense, étant donné l’énormité de sa victime. Et le premier signe de la faute est l’impureté qui depuis lors jaillit dans le monde, à travers la blessure de Vṛtra. Ce liquide est précieux et en même temps putride. Et il suffit à tout contaminer, hormis ces eaux qui, écœurées, s’élevèrent pour fuir le contact maléfique, devenant ensuite l’herbe kuśa. Aussitôt contaminées, les eaux — au moins en partie — échappent à l’impureté. C’est pourquoi elles seront utilisées pour asperger, et ensuite consacrer, chaque élément. C’est là que se posera une subtile question théologique : comment pourront-elles consacrer, elles qui n’ont pas été consacrées ? Cela aussi est une faute pour laquelle l’officiant « demande réparation851 » : c’est déjà un premier signe que la faute s’étend jusqu’au sommet de la pureté.

La présence des filtres permet de comprendre que le monde est une masse impure. Sinon, d’ailleurs, il ne vivrait pas, mais serait encore enfermé dans le vaste ventre de Vṛtra. Or, si même les eaux sont ambiguës, car elles sont partiellement contaminées, qu’est-ce qui pourra permettre de récupérer la pureté ? Il faudra filtrer le monde, tout comme il est nécessaire de filtrer même le prodigieux soma, que sans cela nous ne pourrions pas tolérer. C’est alors que se présente un passage décisif : l’unique élément qui peut venir en aide, dans ce scénario de marécage cosmique, c’est le souffle du vent. Le vent qui « souffle en purifiant (pavate)852 » coïncide avec les deux tiges d’herbe qui filtrent, pavitra : mais pour quelle raison les tiges sont-elles deux alors que le vent est un ? Suit ici un autre passage décisif pour la théologie védique : les filtres sont deux parce que deux sont les souffles fondamentaux (inspiré et expiré) qui, entrant dans le corps et sortant du corps, le font vivre. Ainsi le vent est ces souffles et ces souffles sont les deux filtres d’herbe kuśa. Cette équation foudroyante introduit la suprême fonction de la respiration (d’où dérivent tout le yoga et les innombrables réflexions sur les souffles) ; ainsi se trouve justifié le fait que le monde, cet amas informe et fétide d’éléments où continue aujourd’hui encore à couler le liquide qui était abrité dans le corps couvert de plaies de Vṛtra, ait besoin d’un souffle pour se filtrer, pour s’animer, pour se rendre utilisable au cours d’un acte cérémonial.

 

Les dieux perdirent le soma, au début ; les hommes ne le possédèrent pas. Mais ils se retrouvèrent à accomplir les mêmes gestes, quand il s’agissait de le récupérer (ou de l’acheter) : pratiquer le tapas, jeûner — avec de plus en plus de rigueur. Entre-temps, aussi bien les hommes que les dieux « entendirent le son853 », le son du soma. Quel fut ce son, pour les dieux ? Cela ne nous est pas dit. En revanche, nous le connaissons en ce qui concerne les hommes. Le son du soma perdu disait : « Tel jour aura lieu l’achat854. » Pour les dieux un son indéfini ; pour les hommes l’annonce d’un échange, d’une vente. Voilà le passage du divin à l’humain : brusque, choquant. Mais il nous fait comprendre que, sans l’échange, l’homme ne subsiste pas. Ou, du moins, il ne pourra jamais obtenir le soma. Quant à l’immortalité, il serait naïf de penser que pour les hommes elle s’apparente à une durée inépuisable. Il est donc précisé : « C’est certainement cela l’immortalité pour l’homme : quand il vit la totalité de sa vie855. » L’impératif pour l’homme consiste à donner forme à la vie, en la rendant entière, parfaite, de même qu’entier, parfait doit être l’autel du feu. Il n’y a pas de réponse à la question qui depuis toujours a hanté les créatures de Prajāpati : la vie parfaite inclut-elle Mort en elle ? Sur ce sujet on n’a pas de réponse, ni positive ni négative.

 

La « comédie de l’innocence » est valable autant pour l’ours que les chasseurs vont frapper que pour Soma. Quand les pierres sont sur le point de s’abattre sur les tiges de la plante divine pour en faire sortir le suc, l’intention de tuer doit se tourner vers un ennemi quelconque ou vers un être que l’on hait. Alors le sacrifiant pourra dire : « Ainsi je frappe x, pas toi856. » La faute résiderait donc non pas dans l’acte — tuer Soma —, mais dans la vision mentale qui l’accompagne. Et si l’on n’a pas d’ennemis ? Si l’on ne hait personne ? Que la pensée s’adresse alors, avec haine, à une brindille : « S’il ne hait personne, il peut même penser à une brindille, et ainsi il ne commet aucune faute857. » Les corollaires : l’acte est une nécessité, un pas inévitable. Et il est en lui-même une faute. Mais celui qui ne veut pas accroître sa propre faute, déjà inhérente au fait d’exister, doit détacher son esprit de l’acte, le tourner vers un objet qui atténue la faute. La brindille signale que nous sommes en train de nous approcher de l’inexistant et de l’invisible. Existe-t-il quelque chose au-delà de cette brindille ? Le détachement que Kṛṣṇa enseignera à Arjuna dans la Bhagavad Gītā, la non-adhésion à l’acte. C’est un degré plus élevé par rapport au simple détournement de l’acte sur un autre objet.

 

« Et lui [Soma], puisqu’il est engendré, il l’engendre [le sacrifiant]858 » : c’est une formule qui résonne trois fois de suite. Parce qu’elle fait allusion à un point délicat et essentiel : la génération réciproque, de règle chez les dieux, trouve à présent une contrepartie rituelle. Rien n’existe en soi, tout est le résultat d’une œuvre. De même pour le soma : la plante descendue du ciel n’est pas tant qu’elle n’est pas pressée, filtrée, aspergée par le sacrifiant et par les autres prêtres. Mais, au moment où le soma est, il produit le sacrifiant. L’existence du soma implique une métamorphose chez celui qui par ses gestes l’a fait être.

Et, comme à la fin de la cérémonie le roi Soma sera une gerbe de tiges broyées, réduites à un « corps impropre à une offrande859 », de même le sacrifiant, exténué, se dirigera comme un pantin rabougri vers l’eau qui coule en contrebas de l’espace sacrificiel. Là le bain purificateur, avabhṛtha, l’attend. Le soma et le sacrifiant : l’un et l’autre aspirent à une nouvelle sève. Ils veulent s’engloutir dans cette eau, s’oublier.

« Après quoi l’un et l’autre [le sacrifiant et son épouse], après être descendus, se baignent et chacun lave le dos de l’autre. Après s’être enveloppés dans des vêtements frais, ils sortent : tout comme un serpent abandonne sa peau, de même il se libère de tout mal. Il n’y a pas plus de faute en lui que chez un enfant qui n’a pas encore de dents860. »

Celui qui entre dans le rite se charge de gestes, d’actes, de karman — tel est, à la lettre, le karman : une action rituelle. Il n’y a pas de doute : on atteint la lumière, l’immortel, on touche les dieux. Mais à la fin, également, on veut oublier, épuisés. On veut revenir à la normalité opaque, sans résonances, sans menaces. Le sacrifiant et son épouse reparcourent les mêmes empreintes qu’ils ont foulées pour arriver sur le lieu du sacrifice. Ils se baignent dans de l’eau courante. Les accessoires du sacrifice sont jetés dans l’eau, comme si tout le monde voulait oublier leur existence. À présent tout doit être neuf. L’innocence du nouveau-né n’est jamais donnée d’avance, elle est chèrement acquise. Et d’une durée très courte. Parce que l’action recommence aussitôt. Et l’action, toute action, et avant tout l’action sacrée qui permet d’accéder à la lumière à travers le soma, est faute. Non pas parce qu’elle endommage ou blesse quelqu’un ou quelque chose, même si inévitablement elle endommage et blesse, mais simplement parce qu’elle est action. D’ailleurs sans cette action toute vie est sans forme et vide. Mais il faut revenir périodiquement à cette absence de forme, à cette insignifiance, parce que nous supportons mal cet excès de sens, de lumière ou de faute. Le sacrifiant ne revêt plus ses propres vêtements. Même eux appartiennent à une phase désormais révolue. Mais comment s’habillera-t-il désormais ? Il se ceint de l’étoffe qui enveloppait les tiges du soma, quand elles étaient apparues dans ce temps très lointain, quelques heures plus tôt, quand le soma devait encore être pressé. L’épouse en revanche se ceint de l’étoffe qui a enveloppé l’étoffe où se trouvait le soma. Puis ils s’éloignent, silencieux, indifférents, lavés, vides. De ce qui est arrivé il ne reste qu’une bonne odeur à peine perceptible — et peut-être perceptible seulement par eux — qui émane de ces deux étoffes qui avaient accueilli le soma pendant quelque temps.

 

« Lorsque Gāyatrī s’envola vers Soma, un archer sans pieds visa et trancha une plume, soit de Gāyatrī soit du roi Soma ; et la plume, en tombant, devint un arbre parṇa.861 » Nous finirons par connaître ailleurs le nom du mystérieux archer sans pieds qui apparaît ici, Kṛśānu, mais pas beaucoup plus. Sa silhouette et son geste nous laissent entrevoir un être sur le seuil du non-manifeste — ou du « plein », pūrṇa, qui est un autre de ses noms. Comme un autre archer — Rudra —, Kṛśānu s’oppose à une entreprise qui porte atteinte à l’ordre du monde et qui donne naissance à la vie telle que nous la connaissons. Dans le cas de Rudra, l’inceste de Prajāpati et Uṣas. Dans son cas à lui, l’enlèvement du soma, qui permettra aux hommes de s’en enivrer. Cette nature de Kṛśānu est peut-être implicite aussi dans son être « sans pieds », apād, caractère qui le relie à une autre figure énigmatique : Aja Ekapād, le Bouc sur une seule patte. Si l’on remonte vers le « non-né », aja, vers l’« auto-existant », svayambhū, les deux dernières figures dont on perçoit des éclats et des lueurs, sans qu’elles ne soient jamais décrites, ce sont un Bouc (Aja Ekapād) et un Serpent (Ahi Budhnya). On ne distingue rien au-delà d’eux. Le Bouc doit se tenir droit parce qu’il est le « soutien du ciel862 », mais si on le regarde bien on voit qu’il se tient sur une seule patte (ekapād). Par moments, il apparaît comme une colonne de feu tachetée de noir, le noir des ténèbres sur lequel il se détache. Et en dessous de lui ? Il y a le Serpent du Fond, Ahi Budhnya. Aucun texte n’ose en dire davantage. On évoque seulement son nom. Cinq fois, dans les hymnes védiques, à côté de celui du Bouc, comme si dans ces deux figures se dessinait ce qui ne permet pas d’aller au-delà : le Non-Né, le Fond. L’inévitable et presque imperceptible lit de tout ce qui existe.

Le monde doit son existence au retard infinitésimal d’une flèche. Ou de deux flèches : celle de Rudra qui s’enfonça dans l’aine de Prajāpati, mais qui ne réussit pas à l’empêcher de répandre sa semence ; celle de Kṛśānu, qui effleura l’aile du faucon porteur du soma et qui en fit tomber une plume sur la terre, mais ne réussit pas à empêcher le soma d’arriver jusqu’aux hommes. Cette parcelle de temps était le temps dans son entier, avec son irrésistible puissance. C’était sortir de la plénitude enfermée en elle-même et passer à la plénitude débordant en autre chose, dans le monde lui-même. Mais cette surabondance n’était devenue opérante que grâce à une blessure. En instituant leurs rites, les hommes védiques essayèrent avant tout de traiter et de guérir cette blessure, en la renouvelant. Et en brûlant une partie de la surabondance qui les faisait vivre.

 

Soma non seulement amenait l’ivresse, mais favorisait aussi la vérité. « Pour l’homme qui sait, cela est facile à reconnaître : la parole vraie et la fausse s’affrontent. Entre les deux la vraie, la juste, c’est celle que Soma favorise. Et il combat la non vraie863 » : ainsi l’hymne 7, 104 du Ṛgveda. Ce double don — de l’ivresse et de la parole vraie — est ce qui distingue la connaissance védique. Si Soma ne conduisait pas à l’ivresse il ne pourrait même pas se battre en faveur de la parole vraie. C’est ce qui arrive à celui qui accueille Soma dans la circulation de son esprit. Dionysos entraînait dans l’ivresse et couvrait de sarcasmes quiconque s’opposait à lui. Il ne proclama jamais qu’il soutenait la parole vraie. C’était comme si la parole se mélangeait à son cortège au milieu des Ménades et des Satyres, mais sans trop se faire remarquer. Dionysos était l’intensité à l’état pur, qui traversait et renversait tous les obstacles, sans s’arrêter sur la parole, qu’elle fût vraie ou fausse. Possédé par le dieu, l’adepte de Bacchus intimait l’ordre : « Qu’on s’écarte, / que personne ne souille sa bouche avec des mots864 ? »

 

« Maintenant nous avons bu le soma ; nous sommes devenus immortels ; nous sommes parvenus à la lumière, nous avons trouvé les dieux865. » Formulation brûlante, immédiate, l’opposé de cette suite d’énigmes qui composent, en grande partie, le Ṛgveda. Pour que les hommes puissent trouver les dieux, ils ont besoin du soma ; mais les dieux, à leur tour (et le premier de tous, leur roi : Indra), ont besoin du soma pour être des dieux. Un jour ils ont choisi le soma comme leur boisson enivrante, parce que c’est au soma qu’est due « la force des dieux »866.

Si le soma est également désiré par les dieux et par les hommes, il deviendra aussi leur élément commun. C’est seulement dans l’ivresse que les dieux et les hommes peuvent communiquer. C’est seulement dans le soma qu’ils se rencontrent : « Viens vers nos pressurages, bois le soma, toi, buveur de soma.867 » C’est ainsi que les hommes s’adressent à Indra, dans le premier hymne qui est consacré au dieu dans le Ṛgveda. C’est seulement parce que les hommes sont capables d’offrir l’ivresse aux dieux qu’ils peuvent prétendre les attirer sur la terre. Ce que les hommes offrent au dieu est ce que le dieu a conquis pour eux — et pour les autres dieux —, en se souillant de la faute la plus grave, le brahmanicide, quand il a coupé les trois têtes de Viśvarūpa. Il existe un pacte occulte, entre Indra et les hommes, parce que Indra est le dieu le plus semblable aux hommes (ce qui lui vaudra parfois d’être moqué) : il a tué un brahmane pour obtenir le soma, tout comme les hommes tuent le roi Soma pour que coule le liquide enivrant dont il est fait. L’acte de tuer, le sacrifice et l’ivresse sont liés, pour le dieu comme pour les hommes. Et cela les rend complices, oblige les hommes à célébrer les longs, les exténuants rites du soma. Mais c’est aussi la seule façon de parvenir — pendant quelque temps — à une vie divine.