Le jeune Bhṛgu, fils du dieu souverain Varuṇa, rongé par l’outrecuidance du savoir, fut envoyé par son père à travers le monde (dans ce monde, selon le Śatapatha Brāhmaṇa, ou dans l’autre monde, selon la version du Jaiminīya Brāhmaṇa) pour voir ce que le savoir à lui seul ne révélait pas. Il s’agissait de découvrir comment le monde lui-même est fait. Une vision dont l’absence rend vain tout savoir.

À l’est, Bhṛgu rencontra des hommes qui écartelaient d’autres hommes. Bhṛgu demanda : « Pourquoi ? » Ils lui répondirent : « Parce que ces hommes ont fait la même chose avec nous dans l’autre monde110. » Au sud, il rencontra aussi cette scène étrange. À l’ouest, il y avait des hommes qui mangeaient d’autres hommes et qui restaient tranquillement assis. Et au nord aussi, au milieu de cris déchirants, il y avait des hommes qui mangeaient d’autres hommes.

Quand Bhṛgu revint chez son père, il semblait avoir perdu la parole. Varuṇa le regarda avec satisfaction, en pensant : « Alors il a vu111. » Le moment était venu d’expliquer à son fils ce qu’il avait vu. Les hommes à l’est, dit-il, ce sont les arbres ; ceux au sud ce sont les troupeaux, ceux à l’ouest ce sont les herbes. Enfin ceux au nord, qui criaient pendant qu’ils mangeaient d’autres hommes, étaient les eaux.

Qu’est-ce que Bhṛgu avait vu ? Que le monde était fait d’Agni et de Soma, de ces deux frères. Grandis comme deux Asura dans le ventre de Vṛtra, ils l’abandonnèrent pour suivre l’appel d’un autre de leur frère, Indra, et pour passer du côté des Deva. Puis « l’un des deux devint le dévorant et l’autre devint nourriture. Agni devint le dévorant et Soma la nourriture. Ici-bas, il n’y a rien d’autre que dévorant et dévoré112 ». Dans ce qui arrive, sans exception et à tous les niveaux, l’on a ces deux pôles. Mais Bhṛgu découvrit quelque chose d’autre encore : les deux pôles étaient réversibles. À un moment quelconque, les positions s’intervertiront, et même elles devront s’intervertir, parce que tel est l’ordre du monde. Cela explique pourquoi tout ce que l’on dit d’Agni en un moment quelconque peut être dit aussi de Soma. Et vice versa. C’est un phénomène qui avait déjà déconcerté Abel Bergaigne.

Les révélations que Bhṛgu avait rencontrées étaient encastrées l’une dans l’autre. En premier lieu : le dernier acte auquel tous les autres se ramenaient était l’acte de manger — ou au moins l’acte de trancher, l’acte d’arracher. Tout acte qui consomme une partie du monde, tout acte qui détruit. Un état neutre, dans lequel ceci n’a pas lieu, n’existe pas. L’acte de manger est une violence qui fait disparaître le vivant dans une multitude de ses formes. Qu’il s’agisse d’herbes, de plantes, d’arbres, d’animaux ou d’êtres humains, le processus est identique. Il y a toujours un feu qui dévore et une substance qui est dévorée. Cette violence, qui est une douleur et une torture, sera exercée un jour sur celui qui la met en acte de la part de celui qui la subit. Cette chaîne d’événements n’est pas modifiable. Mais nous apprenons que le dégât profond et la paralysie que cela produit chez qui le perçoit peuvent être soignés, réparés. C’est en cela que consiste le savoir de Varuṇa, que Bhṛgu n’aurait su atteindre sans le choc de ce qu’il vit en faisant le tour du monde — ou même de l’autre monde. Et quel était le remède ? L’acte même de percevoir ce qui est — et de le manifester, non pas avec un énoncé, mais avec une série de gestes : dans ce cas, par une série de gestes à accomplir dans l’agnihotra, le plus élémentaire parmi tous les rites. Verser du lait dans le feu — chaque matin, chaque soir — signifiait accepter que ce qui apparaît disparaisse et que cette disparition serve à faire subsister quelque chose d’autre, dans l’invisible. Ce fut cet enseignement que Varuṇa voulut donner à son fils.

D’après l’histoire de Bhṛgu il est facile de déduire combien les voyants védiques étaient habiles à saisir le mal avec une acuité suprême. Pour eux, le mal se dévoilait déjà au moment où une hache s’abattait sur un arbre, où une main arrachait une herbe. C’était le mal métaphysique, inhérent à tout ce qui est obligé de détruire une partie du monde pour survivre, donc en premier lieu à l’homme. Par rapport aux modernes, qui ont tendu à limiter le mal à l’acte volontaire, l’aire qu’il finissait par recouvrir était beaucoup plus vaste. Elle incluait certains actes involontaires, de même que les actes qui simplement ne peuvent pas être évités, si les hommes veulent survivre — par exemple l’acte de manger. Le mal est donc omniprésent et envahissant. Cela explique alors pourquoi le sacrifice est lui aussi caractérisé par l’ubiquité et l’omniprésence. Le sacrifice est l’acte par lequel le mal est conduit jusqu’à la conscience, avec un art que l’on apprend de « celui qui sait cela ». Ce processus par lequel le mal se répète et se trouve mené dans sa totalité vers la conscience, à travers des gestes et des formules, est le remède suprême que nous puissions opposer au mal. En dehors de lui n’a de valeur que l’effet mécanique qui ressort du voyage de Bhṛgu. Qui mange sera mangé. Qui a mis en pièces sera mis en pièces. Qui a consommé de la nourriture deviendra lui-même nourriture.

L’atrocité diffuse, l’alternance incessante et qui ne peut être arrêtée entre dévorant et dévoré, que Bhṛgu avait constatées au cours de sa pérégrination à travers tous les quadrants du monde — et que son père Varuṇa lui a appris à dépasser à travers la pratique du sacrifice —, ne disparaissent jamais, au contraire elles se manifestent de façon menaçante même au cours de l’exécution du sacrifice lui-même. Les grandes flammes sacrificielles sont autant d’yeux, qui « fixent l’attention sur le sacrifiant et le visent113 ». Ce qu’elles souhaiteraient le plus, ce n’est pas l’oblation, mais le sacrifiant lui-même. Devant le feu, le sacrifiant se sent observé, épié. L’œil qui le scrute est l’œil du feu. Avant de formuler lui-même un désir, il sent que c’est le feu qui le désire, lui, sa chair. C’est là qu’a lieu la substitution, le rachat du Soi : c’est la dernière, radicale opération à laquelle le sacrifiant a recours pour offrir au feu quelque chose à la place de lui-même. Le sacrifiant offre de la nourriture pour éviter de devenir lui-même nourriture.

Dans son voyage terrifiant, Bhṛgu rencontra un monde où les animaux dévoraient les hommes. Mais il ne s’agissait pas seulement d’un renversement de l’ordre. C’était aussi une trouée de clarté sur l’histoire de l’humanité, comme si finalement quelqu’un avait instruit Bhṛgu sur certains de ses ancêtres. La phase où les hommes, plus encore que dévoreurs, étaient dévorés n’est que le premier, très long segment de leur histoire. Varuṇa voulait que cette vision du passé fît partie, elle aussi, de l’éducation de son fils, tout comme un jeune garçon est envoyé dans un bon collège pour apprendre l’histoire de son pays. Les hommes védiques furent cela aussi : ils négligeaient, plus que tout autre peuple, l’histoire — mais ils gardaient le contact, plus que tout autre peuple, avec la préhistoire lointaine, qui transparaissait dans leurs rites et dans leurs mythes.

 

Dans le paysage védique il y a un objet d’où se dégagent la terreur et la vénération : le poteau sacrificiel. Parmi les emblèmes de cette époque, c’est le seul toujours visible. Aujourd’hui encore, dans certains villages de l’Inde, on peut observer un morceau de bois qui sort du sol, sans raison apparente. Madeleine Biardeau en a retrouvé plusieurs, en différentes parties de l’Inde, et a constaté qu’il s’agissait de ce « poteau114 », yūpa, de cette « foudre115 » dont parlaient les ritualistes védiques. Mais pourquoi la « foudre » ? Pour le comprendre, il faut remonter à une histoire lointaine :

« Il y a un animal et un poteau sacrificiel, parce qu’ils n’immolent jamais un animal sans un poteau. Voilà pourquoi c’est ainsi : les animaux à l’origine ne se soumettaient pas au fait de devenir nourriture, tels qu’ils sont désormais devenus nourriture. Comme l’homme marche ici sur deux jambes et debout, de même eux marchaient sur deux jambes et debout.

« Alors les dieux perçurent cette foudre, c’est-à-dire le poteau sacrificiel ; ils le dressèrent et, saisis de peur, les animaux se recroquevillèrent et se mirent à quatre pattes, et ainsi ils devinrent nourriture, comme ils sont aujourd’hui nourriture, parce qu’ils se soumirent : c’est pourquoi ils immolèrent l’animal seulement au poteau et jamais sans un poteau.

« Après avoir fait avancer la victime et mis le feu à flamber, il lie l’animal. Voilà pourquoi c’est ainsi : les animaux à l’origine ne se soumettaient pas au fait de devenir nourriture sacrificielle, tels qu’ils sont désormais devenus nourriture sacrificielle et sont offerts dans le feu. Les dieux les enfermèrent : même ainsi enfermés, ils ne se résignèrent pas.

« Ils dirent : “En vérité, ces animaux ne savent pas comment cela a lieu, que la nourriture sacrificielle soit offerte dans le feu, et ils ne connaissent pas ce lieu sûr [le feu] : offrons du feu dans le feu après avoir enfermé les animaux et fait flamber le feu, et ils sauront que c’est ainsi que se prépare la nourriture sacrificielle, que celui-ci est son lieu ; et que c’est précisément dans le feu que la nourriture sacrificielle est offerte : et par conséquent ils se résigneront et ils seront favorablement disposés à être immolés.”

« Après avoir en premier lieu enfermé les animaux et fait flamber le feu, ils offrirent du feu dans le feu ; et alors ceux-ci [les animaux] surent que c’est véritablement ainsi que l’on prépare la nourriture sacrificielle, que celui-ci est son lieu ; que c’est précisément dans le feu que la nourriture sacrificielle est offerte. Et par conséquent ils se résignèrent et furent favorablement disposés à être immolés116. »

Il serait vain de chercher un autre texte qui raconte avec une telle précision, avec un pathos aussi intense, le passage décisif qui se formalisa par l’abattage des animaux domestiques : l’institution du régime carné. Ce fut une nécessité, mais ce fut surtout une faute, une faute immense. Pour justifier cette nécessité, il fut prévu de donner une forme à l’édifice théologique du sacrifice, temple-labyrinthe, plein de cheminements et de galeries, aux innombrables bifurcations. Et la nécessité du sacrifice intégrerait la faute, elle l’aurait même affinée et conservée, comme dans un écrin. Cette faute faisait allusion à une autre faute, plus radicale, dont le sacrifice serait une conséquence : la faute de l’imitation, de ce choix lointain qui avait poussé une espèce d’êtres chassés à s’approprier des comportements typiques de leurs ennemis prédateurs. C’était le premier geste contre nature — aucune autre espèce n’aurait jamais eu une telle audace, qui un jour apparaîtrait comme la nature même de l’homme.

L’homme est, plus qu’un « animal malade », selon la formule de Hegel, l’animal mimétique par excellence (le mimétisme étant justement sa maladie), l’unique être du règne animal qui a abandonné sa nature, si par nature on entend le répertoire de comportements dont toute espèce semble être pourvue dès sa naissance. Fort, mais pas si fort qu’il ne doive reconnaître son caractère désarmé face aux autres êtres — les prédateurs —, l’homme décida à un certain moment, qui peut même avoir duré cent mille ans, de ne pas s’opposer à ces adversaires mais de les imiter. Ce fut alors que la proie s’entraîna à devenir prédateur. Il avait des dents et non des crocs — et des ongles insuffisants pour lacérer la chair. Il ne pouvait pas non plus disposer d’un poison produit par son corps, comme les serpents, prédateurs redoutables. Il dut alors avoir recours à quelque chose dont aucun des prédateurs ne disposait : l’arme, l’instrument, la prothèse. C’est ainsi que naquirent l’éclat de silex et la flèche. À ce moment-là, avec l’imitation et la fabrication d’instruments, on avait accompli deux pas décisifs que tout le reste de l’histoire essaierait d’élaborer, jusqu’à aujourd’hui : l’imitation et la technique. Si l’on regarde en arrière, le bouleversement produit par le premier pas — celui de l’imitation, par lequel les hommes décidèrent d’imiter, parmi tous les êtres, justement ceux par lesquels ils étaient souvent tués — est incomparablement plus radical et bouleversant par rapport à tous les pas suivants. Une réponse à ce bouleversement fut le sacrifice, dans ses formes variées. Rien d’autre ne peut expliquer pourquoi un comportement aussi incongru par rapport à tous les autres que l’on peut rencontrer dans le règne animal s’est manifesté quasiment partout, sous les formes les plus différentes mais pourtant toujours reliées par quelques traits essentiels. Bien avant d’assumer n’importe quelle autre signification, le sacrifice était une réponse à cet immense bouleversement à l’intérieur de l’espèce — et une tentative de rééquilibrer un ordre qui avait été lésé et violé pour toujours.

Le sacrifice ne peut être entendu que de cette façon-là : il est non pas une couverture de la faute, pia fraus, qui permet au monde d’avancer grâce à l’astuce des prêtres, mais une élaboration spéculative qui exalte avant tout la faute. Elle l’exalte au point de persuader la victime, de la rendre favorablement disposée à être immolée. Évidemment, cela ne se passe pas ainsi. Personne ne s’imagine que le bouc ou le cheval se laissent convaincre d’être tués et abattus. Aucun des ritualistes ne doit y avoir cru. Mais accomplir un geste dans cette direction, prononcer des formules avec cette intention : tel est l’effort suprême accordé à la pensée, accordé à l’action, là où elles se heurtent à l’inconciliable. Une tentative illusoire, provisoire. Et pourtant cette illusion consciente est la seule force qui permet d’établir une distance, fût-elle minime, par rapport au simple acte de tuer.

Jamais ailleurs dans l’Antiquité (cette question ne se poserait plus ensuite, car l’homme était convaincu de sa supériorité morale) quelqu’un n’avait osé dire que les animaux à l’origine marchaient debout et qu’ils devinrent des quadrupèdes seulement parce qu’ils étaient terrifiés par quelque chose : par un poteau, solitaire, octogonal, ceint d’une couronne d’herbe pour recouvrir sa nudité. La découverte du poteau n’était pas le fait des hommes, mais des dieux, comme si ce poteau était vraiment axis mundi — et que la vie n’était pas concevable sans lui. Et pourtant le poteau n’est pas suffisant : il oblige les animaux à marcher à quatre pattes, dans la terreur, mais il ne les convainc pas d’accepter d’être abattus. Il fallut alors que les dieux proposassent une subtilité théologique : ils expliquèrent aux animaux que le sacrifice était une offrande de « feu dans le feu117 ». Une formule mystérieuse ; mais tout le Śatapatha Brāhmaṇa, et plus particulièrement les sections sur l’autel du feu, est consacré à l’illustrer. Cette « foudre » qu’est le poteau sacrificiel ne fut donc pas suffisante. Elle répandit la terreur, mais les animaux ne se soumettaient pas encore. Survint alors la théorie, la grande spéculation liturgique. Alors seulement les animaux se résignèrent. Ou du moins l’on dit que les animaux se résignaient.

 

La terreur n’est pas seulement chez les animaux. Elle est chez l’homme. Dès qu’il a vu apparaître le « poteau », le yūpa, l’homme a compris qu’il devrait tuer ces êtres qui, jusqu’à peu auparavant, marchaient comme lui et avec lui. Ce fut à lui de prendre la corde qui immanquablement est liée au poteau. Il y a un moment de paralysie. Alors la liturgie dit : « Sois audacieux, homme118 ? » Ensuite l’homme avance, il essaie de se donner du courage. Cette fois aussi, il s’accroche à la théologie : ce nœud que ses mains sont en train de préparer inconsciemment n’est rien d’autre que « le nœud coulant de l’ordre du monde119 ». Quant à la corde, c’est la « corde de Varuṇa120 ». C’est comme si c’était les dieux qui agissaient. Et ainsi, la faute se décharge sur les dieux. Au moment critique — le moment l’officiant lie l’animal au poteau —, chaque partie de son corps est envahie par un dieu, un membre après l’autre. Même l’impulsion qui lui permet d’agir est attribuée à Savitṛ, qui est l’Impulseur. C’est ainsi qu’il dit : « Sous l’impulsion du divin Savitṛ je te lie avec les bras des Aśvin, avec les mains de Pūṣan, toi qui es apprécié d’Agni et de Soma121. » Celui qui agit est comme un somnambule. Comment lui attribuer la faute ?

Mais rien ne suffit jamais pour se décharger de la faute, pas même les dieux. Aussi, quelques instants plus tard, le sacrifiant sentira le besoin de demander la permission de tuer à la mère et au père de la victime : « Et que ta mère puisse consentir, et ton père…122 » Mais même cela ne suffit pas. Alors le sacrifiant ajoute : « Et ton frère, ton compagnon dans le troupeau. » Et par cela il entend : « N’importe quel être qui est ton consanguin, avec leur approbation je te tue123. » Ce qui nous est demandé pour tuer n’est rien de moins que l’unanimité.

Selon le Śatapatha Brāhmaṇa, ce ne furent pas les hommes qui gagnèrent, au cours des millénaires, la position debout, en s’émancipant de leur vie de primates quadrupèdes. Au contraire : les hommes furent les seuls à garder leur position debout, alors que tous les autres animaux se recroquevillèrent et durent apprendre à marcher à quatre pattes. Qu’est-ce qui décida de leur sort ? Le sacrifice, donc l’acte de tuer. Les animaux ne parviennent pas à garder la position debout par peur d’être tués : ils ont vu le poteau, ils savent qu’ils sont destinés à être liés à lui, ils savent qu’ils seront ensuite tués. Les hommes au contraire gardent leur position debout parce qu’ils savent qu’ils sont les sacrifiants. C’est là la discrimination qui oriente le cours de l’histoire humaine.

C’est alors qu’un chœur de voix concordantes répétera que la vision darwinienne a supplanté une fois pour toutes la pensée du Śatapatha Brāhmaṇa, comme si ce dernier était un prélude enfantin et déconcertant à la découverte de ce qui s’est vraiment passé. Mais n’est-ce donc pas une amputation irrémédiable que d’éliminer la vision védique ? N’apporte-t-elle pas à la connaissance quelque chose qui sans cela resterait muet et ignoré ? La communauté entre l’homme et le monde animal trouve ici un de ses fondements inaltérables, qui va bien au-delà de toute empathie. Ce ne sont plus les hommes qui se sont émancipés des animaux, leurs compagnons. Mais les animaux se présentent comme des êtres déchus, qui ont dû se soumettre à la condition de victime. Une humanité éclairée pourrait accueillir, avec impartialité et clairvoyance à la fois, la vision de Darwin et la vision des Brāhmaṇa. Une humanité improbable.

 

« Alors il revêt un vêtement, pour être complet : en fait, il endosse ainsi sa propre peau. À présent, cette même peau qui appartient à la vache à l’origine était sur l’homme.

« Les dieux dirent : “La vache soutient tout ici-bas ; allons, mettons sur la vache cette peau qui se trouve à présent sur l’homme : ainsi sera-t-elle en mesure de supporter la pluie et le froid et le chaud.”

« Par conséquent, après avoir écorché l’homme, ils placèrent sa peau sur la vache, qui ainsi revêtue supporte désormais la pluie et le froid et le chaud.

« Ainsi l’homme fut écorché ; c’est pourquoi lorsque même un fil d’herbe ou quelque chose d’autre le coupe, le sang jaillit. Alors ils placèrent cette peau, le vêtement, sur lui ; et c’est pour cette raison que seul l’homme endosse un vêtement, parce qu’il a été mis sur lui comme une peau. C’est pourquoi il faut prendre soin d’être bien habillé, de manière à pouvoir être totalement revêtu de sa propre peau. C’est pourquoi les gens aiment voir même une personne laide bien habillée, parce qu’elle est revêtue de sa propre peau.

« Qu’il ne se tienne donc pas nu en présence d’une vache. Parce que la vache sait qu’elle endosse la peau de celui-ci et elle part en courant de peur qu’il veuille la lui reprendre. C’est pourquoi même les vaches s’approchent avec confiance de ceux qui sont bien habillés124. »

Si l’on veut un exemple d’histoire abyssale dans le style des Brāhmaṇa celle-là pourrait convenir. Seul Kafka, dans ses récits d’animaux et d’hommes, a atteint une pareille tension. Ici, le présupposé de l’histoire est la préhistoire tout entière : la longue période de laborieuse et obscure différenciation de l’homme des autres êtres, qui s’achève lorsque l’on parvint à rassembler tous ces êtres sous un seul vocable : animaux. C’est au cours de cette période qu’eut lieu la très lente et stupéfiante transformation de l’homme, de proie en prédateur. La découverte du régime carné : une faute originaire et une impulsion bouleversante pour son développement et l’accroissement de sa puissance. C’est une histoire trop reculée et trop secrète pour avoir laissé une quelconque trace verbale. Mais une histoire qui s’est déposée dans la strate la moins accessible de la sensibilité de quiconque.

Par rapport à la vache, comme par rapport à l’antilope — animal que l’homme ne peut pas sacrifier (parce qu’il est sauvage) et qui deviendra pourtant l’animal héraldique du sacrifice —, l’homme sait qu’il a commis une faute irréparable. Il est vrai que « la vache soutient tout ici-bas125 », mais en échange l’homme l’écorche. Pour se nourrir, l’homme tue un être qui déjà le nourrit. Cette faute est si extrême que, pour en parler, il faudra inventer une histoire qui en renverse les termes. Alors l’homme trouvera une justification : dans sa frayeur, dans son incertitude, dans le souvenir de son être désarmé.

L’homme est l’unique animal écorché. Et non par nature — autrefois il avait lui aussi une peau —, mais parce que les dieux, à un certain moment, ont décidé de l’écorcher et de donner sa peau à la vache. Voilà la véritable histoire des origines. À laquelle les hommes furent contraints de remonter lorsqu’ils commencèrent à se nourrir de viande de vache, et aussi à la dépouiller. Pour se justifier, l’homme a dû garder vivant le souvenir d’un âge où il était un animal comme tant d’autres, protégé comme tous par une peau. Puis il est devenu une unique plaie : « En ayant été écorché, l’homme n’est qu’une plaie ; et, en se faisant oindre, il guérit de sa blessure : parce que la peau de l’homme est sur la vache, et que même ce beurre frais vient de la vache. Celui-ci [l’officiant] lui fournit sa peau, et c’est pour cette raison qu’il [le sacrifiant] se fait oindre126. » Dans son état de déréliction, cet être qui n’a plus de défense vis-à-vis du monde retrouve, à travers le beurre dont il est oint, sa propre peau : par cette onction bienfaisante la vache rend à l’homme quelque chose qu’elle a reçu de lui. Il en résulte, entre autres, que l’homme est une sorte de réprouvé de la nature. Un brin d’herbe suffit à le faire saigner. Son unique possibilité de survivre et de se soustraire à cet excès de souffrance qui le distingue se trouve dans l’artifice : l’onction qui recouvre son corps, les vêtements qui forment une peau nouvelle. C’est alors que, grâce à la catapulte puissante de pratiques ignorées par tout autre être, l’homme pourra recommencer à se mélanger avec la nature. À condition pourtant qu’il n’apparaisse pas nu devant la vache : l’animal se souviendrait de la cruelle histoire passée et s’enfuirait, en craignant de perdre sa peau bien-aimée. La vache fuit l’homme non de peur d’être écorchée, mais parce qu’un être écorché — l’homme — pourrait tenter de se réapproprier sa peau qui à présent pare la vache. Il y a un embarras insondable, quand le corps nu de l’homme se trouve au milieu d’animaux : un sentiment qu’il est difficile de nier, mais qui ne semble pas avoir retenu l’attention. Pour les ritualistes védiques, en revanche, c’était la trace d’événements anciens et douloureux qui se répercutaient encore dans le rite. Et surtout : c’était le souvenir de la seule justification possible dans les rapports avec ces animaux tranquilles qui accompagnaient la vie des hommes sous la pluie, dans le froid et dans la chaleur. Il faut aussi ajouter que, dans la longue histoire qui sépare les ritualistes védiques de Lord Brummell, jamais on ne trouverait explication plus clairvoyante de l’importance des vêtements. Et jamais non plus justification plus convaincante de l’embarras particulier lié, pour les hommes, à la nudité.

L’Inde védique est le seul lieu, dans l’histoire du monde, où la question suivante s’est posée : pour quelle raison est-il juste que « l’homme ne se tienne pas nu en présence d’une vache127 » ? Ni les anciens ni les modernes ne semblent avoir eu ce genre de préoccupation. Mais les ritualistes védiques l’avaient. Ils connaissaient aussi la réponse : parce que « la vache sait qu’elle endosse sa peau [de l’homme] et elle s’enfuit de peur qu’il veuille la reprendre128 ». Et ils ajoutaient ensuite une note délicieusement frivole, fondée sur une autre observation déconcertante : « C’est pourquoi même les vaches s’approchent avec confiance de ceux qui sont bien habillés129. » Seul Oscar Wilde peut-être, s’il l’avait connue, aurait eu l’autorité pour commenter avec compétence cette motivation du bien s’habiller.

Quant aux ritualistes védiques, ils l’appuyaient sur une histoire qu’un jour d’autres définiraient peut-être comme un mythe, mais qui dans leurs paroles résonnait comme une chronique sèche et anonyme des origines. Tout avait commencé lorsque les dieux, en regardant les choses de la terre, s’étaient rendu compte que la vie tout entière était soutenue par la vache. Les hommes étaient ses parasites. Quelqu’un parmi les dieux — nous ne savons pas lequel — exhorta les hommes à permettre que leur peau fût utilisée pour recouvrir les vaches. Aussi les dieux écorchèrent-ils l’homme. Si l’on veut remonter jusqu’aux origines, voilà donc quel est l’état naturel de l’homme : l’Écorché, comme dans les traités d’anatomie du XVIe siècle. Contrairement aux positivistes ingénus, qui dans leurs vitrines des musées d’histoire naturelle présentaient l’homme des origines recouvert encore d’une toison simiesque, les ritualistes védiques le voyaient non pas comme le souverain arrogant de la création, mais comme l’être le plus exposé, le plus facilement vulnérable devant le monde extérieur. Pour eux, l’homme non seulement cachait une plaie, mais il n’était que plaie. Ils voulurent ajouter un détail éloquent : même un brin d’herbe peut faire jaillir le sang de l’homme, cet hémophile par vocation.

Parmi les nombreux caractères qui distinguent l’homme (selon les perspectives : c’est le seul qui ait la parole, le seul qui rit, c’est le seul qui pleure, c’est le seul qui célèbre des sacrifices), le fait d’être la seule créature qui ressente la nécessité de s’habiller est généralement considéré comme le signe le plus clair de son lien inextricable avec l’artificialité. Mais, en cela aussi, les ritualistes védiques pensaient différemment — et ils réfutèrent par avance tous ceux qui vécurent après. Selon eux, lorsque au début du rite de « consécration », dīkṣā (qui est aussi une initiation), le sacrifiant endosse un vêtement de lin, à ce moment-là « il endosse sa propre peau130 ». Alors seulement l’homme récupère son être « complet131 ». Alors seulement il revient dans ce qui était son état originaire.

C’est un renversement total par rapport à la vision courante : ici l’artifice est le signe de la reconquête d’une nature intègre. Une reconquête toujours provisoire, car à la fin de la liturgie l’homme devra se libérer de tous les objets (et des vêtements) qu’il a utilisés pendant le rite — en revenant ainsi à sa condition d’être impur et écorché. L’état naturel est un état temporaire, lié à un vêtement et à une certaine séquence de gestes (le rite).

 

L’onction, jusqu’à la cérémonie qui consacrait les rois occidentaux, a été l’un des gestes les plus récurrents dans les rites, dans les endroits les plus divers. Mais ce sont les ritualistes védiques qui en donnèrent l’explication la plus hasardeuse. Son présupposé est que l’homme ne part pas de zéro, mais de moins que zéro. Sa condition originaire n’est pas seulement celle d’un être impur, plongé dans la non-vérité. Au début, l’homme ne dispose même pas de l’intégralité de son corps. Avant qu’il commence à agir, quelqu’un a agi sur lui, en l’écorchant. C’est pourquoi l’homme, au début, est une seule plaie. La blessure, pour lui, n’est pas une partie lésée de son corps, mais la totalité de ce corps. L’onction recouvre cette blessure sans bords d’une pellicule invisible, souple et humide, qui rend possible le mouvement, la vie. L’immensité de l’œuvre rituelle et son côté méticuleusement obsessionnel, pour être compris, doivent être comparés avec cette condition de départ qui est l’absence totale de défense et une pure douleur. Et cela seulement peut les justifier.

 

Si les hommes des origines (il faut entendre : les hommes qui n’avaient pas encore institué les rites sacrificiels) étaient des êtres écorchés et endoloris, privés de leur « être complet132 », la décision de tuer des bœufs et des vaches ne put que leur paraître un blasphème. Ils observaient ces animaux inoffensifs et puissants qui paissaient partout, protégés par un épiderme magnifique, comme une provocation vivante, comme certains riches qui affichent des bijoux achetés à la vente aux enchères d’une famille qui a fait faillite. Enveloppés dans des vêtements improvisés, pour ne pas éveiller leurs soupçons, les hommes s’approchèrent des animaux et les tuèrent. Ils avaient décidé de mettre fin à la vie des êtres qui avaient été jusque-là le soutien de la vie elle-même. Le sacrifice, la théorie et la pratique du sacrifice, furent l’élaboration longue, exaspérée, captieuse, téméraire de ce geste en actes, en formules, en chant. À présent les hommes se montraient dans des vêtements de lin : on disait que la chaîne et la trame du tissu étaient dus à Agni et Vāyu et que « toutes les divinités avaient pris part à leur production133 ». Les mêmes dieux qui les avaient auparavant écorchés s’empressaient maintenant de les protéger.

 

L’objection la plus répandue adressée aux végétariens modernes se présente ainsi : Vous évitez de manger la viande des bovins, mais vos chaussures, vos ceintures, vos vêtements, sont faits de leur peau. Comment pouvez-vous prétendre refuser avec cohérence l’acte de tuer ces animaux, qui continue à s’accomplir pour fournir aussi vos objets d’usage courant ? Il n’y a pas de réponse convaincante à cette question — et celle qui déclare que l’on utilise seulement des chaussures de corde ou de plastique et des ceintures d’étoffe ou de métal est pathétique. Le cycle de la fabrication industrielle est bien plus sophistiqué, et il n’existe aucune manière de s’assurer que l’on ne vient pas en contact par quelque biais avec les produits secondaires de l’abattage.

Les ritualistes védiques n’avaient pas à affronter cette incongruité, mais ils savaient parfaitement que l’acte de manger de la chair animale était une crux metaphysica, sans doute impossible à résoudre. Et c’est justement là que Yājñavalkya se montrait.

Nous sommes dans le troisième kāṇḍa du Śatapatha Brāhmaṇa, et dans une partie de l’œuvre dont, selon la tradition, Yājñavalkya lui-même est l’auteur. Mais, exactement comme cela adviendra ensuite dans le Mahābhārata, où Vyāsa est auteur et apparaît en même temps occasionnellement en qualité de personnage, de même dans la forme du traité, qui est celle des Brāhmaṇa, l’auteur Yājñavalkya réussit plusieurs fois à s’insinuer en différentes scènes — et toujours dans des passages décisifs. Toujours avec des répliques piquantes et expéditives, comme Marpa avec son bâton, prêt à l’utiliser pour réveiller son élève, qui deviendra un jour Milarepa.

Qu’arrive-t-il dans le passage suivant, où il est montré comment les hommes sont des êtres écorchés et comment leur peau revêt à présent les bovins ? C’est ainsi par décret des dieux. Il s’ensuit que, si les dieux ont interdit aux hommes simplement de se montrer nus devant les vaches, pour ne pas les effrayer, d’autant moins pourront-ils les tuer ou les manger. Nous nous trouvons là à proximité du point d’origine de l’interdiction de l’alimentation carnée en Inde. De là, une ligne ininterrompue conduit jusqu’aux vaches qui déambulent dans les villes ou sont vautrées, pensives, sur les marches des temples. Et pourtant les ritualistes védiques eux-mêmes ne se consacraient-ils pas à décrire inlassablement des sacrifices d’animaux, qui étaient ensuite en partie offerts aux dieux et en partie mangés par les officiants ?

C’était un point très délicat — et il demandait l’intervention décisive de Yājñavalkya. L’on dit avant tout qu’un officiant introduit le consacré, lequel porte maintenant un vêtement de lin et a donc recommencé à avoir une peau dans la hutte qu’on avait préparée dans l’aire sacrificielle. Et vient aussitôt la prescription : « Que celui-ci [le consacré] ne mange pas de vache ou de bœuf ; car la vache et le bœuf soutiennent certainement tout ici sur la terre134. » Dans ce cas aussi il fallait remonter à une décision des dieux. Lesquels s’étaient dit : « Certainement la vache et le bœuf soutiennent tout ici : allons, conférons à la vache et au bœuf toutes les sortes de vigueurs appartenant aux autres espèces135 ? » Ce n’était donc pas seulement l’épiderme des hommes qui avait été transféré sur les bovins. Mais la force en général, dispersée dans la nature. Les bovins devenaient ainsi un concentré du tout. Les tuer eût signifié tuer le tout. C’est pourquoi, « si quelqu’un devait manger un bœuf ou une vache, ce serait comme si, pour ainsi dire, quelqu’un mangeait tout ou, pour ainsi dire, comme si on détruisait tout136 ». Déjà l’insistance — deux fois sur deux lignes — sur la particule iva, « pour ainsi dire », nous avertit que nous nous trouvons dans une zone hautement délicate et dangereuse. Le ton devient grave — et aussitôt après résonne une menace qui est une des premières formulations de la doctrine de la réincarnation : « Quelqu’un [qui agirait] de la sorte pourrait renaître comme un être étrange, comme quelqu’un de mauvaise réputation, comme quelqu’un dont on nous dit : “Il a fait avorter une femme” ou “Il a commis un péché”. C’est pourquoi il ne doit pas manger [de la chair de] bœuf ou de vache137. »

Le discours est tendu, concis, il ne semble admettre aucune réplique. Mais il se renverse dans la phase suivante : « Cependant Yājñavalkya dit : “Quant à moi, je la mange, à condition qu’elle soit tendre.”138 » Puis le texte passe à autre chose, sans commentaire. La sonde métaphysique de Yājñavalkya avait touché un point qu’on évite volontiers : il subsiste un plaisir dans le fait de manger la viande d’animaux morts, profondément ancré dans la physiologie, tout comme le plaisir sexuel. Dans ce cas aussi, le plaisir et la faute naissent ensemble et restent indissociables. Lorsque l’on remonte au-delà d’un certain seuil dans la phylogénèse, on n’échappe pas à ces mouvements contrastants et simultanés, qui ne sont pas encore des sentiments mais des prescriptions obscures et très fortes : autant d’allusions à nos souvenirs les plus anciens, dont pourtant nous sommes séparés par un mur infranchissable, comme par les rêves qui se sont effacés.

Quelle conséquence tirer de tout cela ? Le doute est irrémédiable. La doctrine exposée dans le Śatapatha Brāhmaṇa semble prescrire, avec des arguments variés et sur un ton sévère, l’abstention de la chair animale. Par ailleurs l’auteur supposé du texte intervient avec fougue et insolence pour dire le contraire. Quelle sera la doctrine juste ?

La faute reliée au sacrifice — faute pour l’acte de tuer et pour la destruction en général : plus radicalement, faute pour ce qui disparaît — ne s’étend pas seulement aux animaux, mais au monde végétal, ainsi les plantes et les arbres pourront être sauvés par le sacrifice. Tous sont tués, à commencer par le sacrifiant, qui s’est simplement soustrait — provisoirement — lorsque « Agni et Soma ont saisi entre leurs mâchoires celui qui se consacre139 », et à commencer par Soma lui-même, qui sera tué par le pilon dans le mortier. D’autres enfin seront liés au « poteau », avant d’être tués. Et chaque victime a droit à une euphémisation de cet événement : l’occision sacrificielle est définie « apaisement ». L’officiant s’adresse au cheval du sacrifice avec des mots d’un lyrisme élevé, visionnaire, délicat, en lui promettant qu’on ne lui fera aucun mal et qu’il pourra parcourir le chemin des dieux, tout comme les chasseurs sibériens s’adressaient avec douceur et dévotion à l’ours qu’ils allaient tuer. Quelque chose de semblable arrive avec l’arbre. L’officiant a même l’ordre de le rassurer : « Cette hache aiguisée t’a conduit vers une grande béatitude140. » On a ainsi l’intention d’atténuer le choc de la « foudre » : « parce que la hache est une foudre141 ». Foudre est tout ce qui a un pouvoir absolu. Mais les ritualistes étaient trop subtils pour définir de la sorte seulement quelques armes potentiellement mortelles : « le rasoir est foudre142 », mais il est vrai aussi que « l’eau est foudre143 », et « le beurre clarifié est foudre144 », de même que « l’arbre qu’ils abattent pour en faire un poteau sacrificiel est foudre145 » et « l’année est foudre146 ». Et un jour il arriva que « les dieux perçurent cette foudre : le cheval147 ». Dans le cas de l’arbre, de ce « seigneur de la forêt148 » qui est choisi parmi tous pour le sacrifice du soma, l’atténuation du coup sera surtout obtenue en plaçant sur le tronc un brin d’herbe darbha. Il serait insensé d’ironiser sur la minceur de ce moyen. Seule une touffe d’herbe darbha peut purifier le visage de celui qui est un « consacré », dīkṣita, et qui peut donc s’apprêter à accomplir le sacrifice : « Parce que l’homme, à vrai dire, est impur ; il est pourri à l’intérieur en ce qu’il dit la non-vérité ; et l’herbe darbha est pure149. »

Choisir l’arbre à abattre pour en faire le yūpa, le « poteau » sacrificiel, qui résume en lui la totalité du sacrifice, c’est comme choisir la victime en général, c’est l’acte dans lequel se manifeste le mystère de l’élection. C’est pour cela que le ritualiste l’observe avec le plus grand scrupule, c’est pour cela que le sacrifiant doit mettre en jeu toute sa subtilité. Quel arbre va-t-il choisir ? Non pas le plus proche, dans la forêt. Ce serait trop grossier et trop simple. Ce serait comme s’il suffisait de se montrer pour être choisi — et qu’il suffisait de se mettre en retrait pour ne pas l’être. Mais le sacrifiant ne choisira pas non plus l’arbre le plus éloigné. Alors les derniers seraient les plus exposés — et tous, s’ils ne voulaient pas être choisis, pourraient se précipiter vers les positions les plus visibles. Dans ce cas aussi, le choix ne serait plus mystérieux. Non, le sacrifiant choisira « sur le côté le plus proche du lointain » et « sur le côté le plus lointain du proche150 ». Mais où commence le lointain, dans la forêt ? Où est-ce que le proche atteint sa limite ? Personne ne peut le savoir. Pas même le sacrifiant, avant le moment impénétrable où il dira à l’arbre, sur ce ton sinistre et doucereux que toutes les victimes connaissent : « C’est toi que nous favorisons, ô seigneur divin de la forêt151. »

Cette façon de traiter le mystère de l’élection nous place devant une diversité et une particularité irréductibles du brahmanisme. Devant l’ensemble d’une forêt où il est dans l’obligation de choisir un arbre parmi tant d’autres qui tous conviennent, un Occidental moyen vivant aujourd’hui (mais aussi, très probablement, un ancien) dirait : le premier ou le dernier ou un au hasard. Les trois critères sont écartés par le ritualiste védique. Avec étonnement, mais sans effort, on peut suivre le raisonnement qui conduit à exclure le choix du premier et du dernier. Mais le point délicat et difficile est l’exclusion de la troisième possibilité (qui est aussi la plus évidente) : le choix fait au hasard. Car il s’agit non seulement de l’élection — mais de l’élection de ce qui rend possible le sacrifice. Et éliminer, ou tout au moins éluder, l’arbitraire dans ce choix signifie abroger la souveraineté du hasard là où il sévit le plus. Mais le sacrifiant y parviendra-t-il ? Pas vraiment. Le hasard sera circonscrit, mais non pas supprimé. Surtout, il sera couvert. Le choix se présente comme motivé — mais la motivation devra cohabiter avec l’arbitraire. Chercher l’élu « sur le côté le plus proche du lointain » et « sur le côté le plus lointain du proche » peut paraître insensé, mais indique un acte qui n’est pas le fruit du hasard ; pourtant il ne peut que rester impénétrable, même s’il est accompli par un officiant quelconque et non par une divinité inaccessible. L’on garantit ainsi que ce qui arrive — et surtout ce qui arrive au moment critique : celui de l’élection — n’est pas totalement arbitraire, mais qu’il ne peut pas non plus être reconstruit à travers une chaîne finie de démarches. C’est ce qui un jour, avec Gödel, sera appelé « indécidable ». C’est comme si l’indétermination radicale faisait irruption ici dans la pensée, en se séparant aussi bien de l’aléa que de toute ratio. Tout en n’étant pas le fruit du hasard, l’élection restera impénétrable, en premier lieu pour celui qui l’aura accomplie.

Quelle hauteur devra avoir le poteau sacrificiel ? Cinq coudées, est-il expliqué avec abondance d’arguments : « Car quintuple est le sacrifice et quintuple est l’animal sacrifié et qu’il y a cinq saisons dans l’année152. » Cela devrait suffire.

Mais aussitôt après suivent les motifs — qui ne sont pas moins convaincants — selon lesquels la longueur devrait être de six coudées ou de huit ou de neuf ou de onze, douze, treize, quinze. C’est un exemple de l’exubérance brahmanique des correspondances, et on ne peut s’empêcher de penser à leur annulation réciproque. Et à leur inguérissable caractère arbitraire. C’est un aveuglement fréquent, qui empêche de remarquer que certaines mesures sont exclues : le poteau ne pourra en tout cas pas être de sept, dix ou quatorze coudées. Tout, donc, n’est pas équivalent. Mais le pas décisif survient à la fin, quand on discute de l’éventualité que le poteau puisse aussi ne pas être mesuré. Comme le continu, l’implicite, l’indistinct, l’« incommensurable153 » aussi doit être pris en considération et il faut lui rendre hommage, surtout lorsqu’il s’agit de foudre, si l’on se souvient que la première, celle d’Indra, était elle-même « incommensurable » — et que grâce à son pouvoir les dieux conquirent le tout. On assiste ici à la co-présence des deux impulsions fondamentales dans la pensée brahmanique : la fureur classificatoire, débordante et exhaustive, d’un côté ; et de l’autre, la disponibilité sous-entendue à reconnaître une immensité qui emporte tout et qui est partout perceptible.

 

Dans les livres scolaires et scientifiques on lit que les hommes furent d’abord cueilleurs et chasseurs, puis bergers et agriculteurs. Deux phases qui partagent l’histoire de l’humanité pendant des centaines de milliers d’années, l’agriculteur occupant le segment de loin le plus court. Mais il suffirait de dire que les hommes vécurent dans une première phase avec les animaux (en les tuant et en étant tués par eux), et dans une phase ultérieure vécurent des animaux (grâce à la domestication). Ils devaient cependant tuer des animaux, en les chassant ou en les abattant. Ce qui changeait était le rapport avec les êtres qu’ils tuaient : consanguins et similaires dans la première phase, utiles et soumis dans la seconde.

En outre, la formule « chasse et cueillette » rassemble deux phases distinctes. Avant d’être cueilleurs et chasseurs, les hommes durent être cueilleurs et chassés. Par rapport aux hommes, certaines espèces de prédateurs étaient bien mieux exercées pour la chasse. Les crocs du tigre ou du loup étaient des armes bien plus puissantes que les mains de l’homme. Mais cette zone grise de la préhistoire est occultée dans la formule « chasse et cueillette ». C’est alors que mûrit, pendant un temps que l’on mesure en dizaines de millénaires, cette mutation irréversible qui fut le passage à la chasse.

 

L’Odyssée l’annonce dès le sixième vers du premier chant : Ulysse est celui qui reste seul. Une situation anomale, qui demandait un poème tout entier pour se manifester — et toute la littérature qui lui a succédé, jusqu’à Kafka. Dans l’Iliade personne ne restait seul. Même Achille, l’unique par excellence, était très entouré. Quant à Ulysse, il n’avait certainement pas cherché la solitude, mais elle lui avait été révélée par les circonstances. Une coupure irrémédiable survient, un jour, qui le sépare de ses compagnons. C’est un épisode singulier, qui suffit à détacher à jamais son sort et son image de toutes les autres : Ulysse est le seul qui ne s’est pas nourri des troupeaux du Soleil.

Déjà en haute mer, quand son bateau s’approchait de l’île de Trinacrie, Ulysse avait entendu un son mystérieux : un vrombissement lointain et continu. C’est alors qu’il comprit : ce son venait des animaux de l’île que Circé et Tirésias lui avaient enjoint d’éviter. Guidés par deux jeunes filles aux noms lumineux, Phaéthuse et Lampétie, ces animaux — « sept troupeaux de vaches et autant de beaux troupeaux de moutons / de cinquante têtes chacun154 » — constituaient le troupeau du Soleil. Chacun d’eux la substance d’une parcelle du temps, un jour parmi les trois cent cinquante de l’année lunaire. C’était des êtres qui « n’engendrent / et ne meurent jamais155 ». Ils étaient la vie inépuisable. Ulysse savait qu’il ne devrait pas trop s’approcher de ce son. Aucun des nombreux expédients de l’intelligence qui lui vaudraient sa gloire n’allait si loin, aucun ne pénétrait dans les couloirs du divin comme l’obéissance rigoureuse à cet interdit mystérieux. Il est inutile d’être habile si l’on n’est pas théologien. Et Ulysse, ce jour-là, fut un théologien éminent.

Il n’en fut pas de même pour ses compagnons. Contraints par la faim, aveuglés par la nécessité (« Odieuses sont toutes les morts pour les malheureux mortels / mais la chose la plus misérable est de mourir de faim et de subir le sort à cause de la faim156 » dit alors Euryloque aux compagnons d’Ulysse), ils entourèrent et massacrèrent le troupeau du Soleil. C’est alors que s’accomplit une lésion primordiale, qui jamais ne guérirait. La vie tuait la vie. C’était la première des fautes, d’où les autres découlent. Mais les hommes ne sont jamais simples. Ils voulurent dissimuler leur avidité de nourriture en mettant en scène un sacrifice, bien qu’en l’absence des éléments nécessaires (le vin de la libation, l’orge) pour accomplir la cérémonie. La nourriture n’était plus une conséquence secondaire du sacrifice. À l’opposé, le sacrifice était le prétexte pour dévorer la nourriture. Et en fait, les compagnons d’Ulysse se nourrirent pendant six jours de la chair des animaux tués, « les meilleures vaches du Soleil157 ». Ils les avaient choisies avec soin — et ils allèrent bien au-delà de leur faim. Ils mangèrent pour le plaisir et pour le sentiment de souveraineté de ceux qui dévorent de la chair morte.

Et pourtant ce n’était pas de la chair morte. Lorsqu’ils disposèrent les broches sur le feu, ils se rendirent compte que ces chairs bougeaient, comme si elles respiraient. Et surtout elles émettaient un son — profond, ininterrompu. Personne d’autre n’a assisté à cette scène d’horreur suprême. Il n’y avait qu’un œil étranger, l’œil du seul qui ne mangeait pas et qui observait : celui d’Ulysse. Et ce fut alors que leurs sorts se séparèrent à jamais. Ulysse était devenu, d’un coup, l’homme seul (« vous me forcez parce que je suis seul158 » avait-il déjà dit à ses compagnons, avant-postes de l’humanité tout entière). Il savait qu’il continuerait à vivre parmi ceux qui tuent la vie. Mais il n’aurait plus de compagnons d’aventure. Bientôt, ils se noieraient tous. Avec Ulysse ne resta alors que la déesse aux yeux pers, Athéna.

 

Devant l’auto-sacrifice d’un dieu qui crée le monde (Prajāpati) ou le sauve (le Christ), les modernes, qui fuient le sacrifice, s’inclinent. L’auto-sacrifice est l’essence même du geste sublime, héroïque. L’abnégation est le sceau de la noblesse d’âme.

Mais l’auto-sacrifice est pratiqué aussi par les animaux, en plus des dieux. De nombreux témoignages, surtout de l’Asie centrale et orientale, parlent d’animaux qui viennent à la rencontre du chasseur pour être tués. Ils sont apitoyés par sa faim et ils s’offrent à ses flèches. Le geste suprême appartient aux dieux et aux animaux. Les hommes ne peuvent que les imiter.