Le dieu à l’origine de tout n’avait pas de nom, mais un surnom : Prajāpati, seigneur des créatures. Il le découvrit lorsque l’un de ses fils, Indra, lui dit : « Je veux être ce que tu es. » Alors Prajāpati lui demanda : « Mais moi, je suis qui (ka) ? » Et Indra répondit : « “Cela précisément que tu as dit.” Alors Prajāpati fut Qui159. »
Indra voulait la « grandeur »160 ou, selon d’autres, la « splendeur161 » du Père. Et Prajāpati s’en dépouilla sans difficulté. Ainsi Indra devint roi des dieux, bien que Prajāpati ait été « le seigneur unique de la création162 ». Mais ce n’était pas la « grandeur » ou la « splendeur » qui faisait de Prajāpati le « dieu unique au-dessus des dieux163 », une formule qui ne renferme une incompatibilité que pour les lecteurs tardifs occidentaux. Ce à quoi Prajāpati n’aurait pu renoncer était un autre élément : l’inconnu, l’irréductible inconnu. À l’instant où il sut qu’il était Ka, Prajāpati devint le garant de l’incertitude liée au fait de demander. Il était la garantie que cette incertitude survivrait toujours. Si Ka n’existait pas, le monde serait une suite de questions et de réponses, à la fin de laquelle tout pourrait être fixé une fois pour toutes — et l’inconnu supprimé de la vie. Mais puisque Prajāpati « est tout164 » — et que Prajāpati est Ka —, dans chaque partie du tout est à l’œuvre une question qui trouve une réponse au nom du tout. Et celui-ci, à son tour, pose de nouveau la question qui s’ouvre sur l’inconnu. Il ne s’agit pas cependant d’un inconnu qui est tel par l’insuffisance de l’intellect humain. Cet inconnu est tel aussi à cause du dieu qui l’inclut dans son nom. L’omniscience divine ne s’étend pas à elle-même.
Il n’est pas étonnant que les dieux, fils de Prajāpati, aient de plus en plus négligé leur père, jusqu’à l’oublier. Pour exercer un pouvoir il est nécessaire de se fonder sur la certitude. Et Prajāpati, même s’il était celui « dont tous les dieux reconnaissent les ordonnances165 », avait délégué sans résistance l’exercice de la souveraineté. Il n’avait gardé pour lui seul que l’inconnu, qui résidait dans son nom. Un inconnu qui entourait toute certitude de même qu’une île est baignée par un océan qui ne peut être asséché. Pour l’administration de la vie commune, la prééminence de l’inconnu était un danger — et il fallait l’effacer. Pour la vie abyssale de l’esprit — là où l’esprit se rattachait à son origine : Prajāpati —, c’était la respiration même de la vie. Tout comme Ka avait été « le souffle unique des dieux166 ».
Prajāpati : le dieu créateur qui n’est pas tout à fait sûr d’exister. Prajāpati est le dieu qui n’a pas d’identité, l’origine de tous les paradoxes insolubles. Toutes les identités surgissent de lui, qui en manque. C’est pour cela qu’il fait un pas en arrière ou de côté, en permettant que la course des êtres, prêts à l’oublier, se déchaîne. Mais par la suite ils reviendront vers lui, pour lui demander raison. Et la raison ne pourra qu’être semblable à celle qui leur a permis de surgir : un rite, une composition d’éléments, de formes, une garantie provisoire d’existence, l’unique. Par rapport à tout dieu du monothéisme, comme aussi à tous les autres dieux pluriels, Prajāpati est plus intime et plus lointain, plus élusif et plus familier. Tous ceux qui pensent le rencontrent continuellement là où la parole, la pensée prennent forme, là où elles se dissolvent. Prajāpati, c’est cela.
Dans le Śatapatha Brāhmaṇa, d’innombrables fois on revient à la scène qui a eu lieu « au début », quand Prajāpati « désira167 ». Et le plus souvent on lit que Prajāpati voulut se reproduire, voulut reconnaître d’autres êtres en dehors de lui. Mais il y a un passage où l’on dit que Prajāpati eut un autre désir : « Que je puisse exister, que je puisse être engendré168. » Donc le premier être incertain de sa propre existence fut le Géniteur. À juste titre, car Prajāpati était composé de l’amalgame de sept ṛṣi, ces « voyants » qui à leur tour étaient autant de « souffles vitaux169 », incapables cependant d’exister tout seuls. Avant le drame des choses engendrées s’était déroulé le drame de ce qui craignait de ne pas parvenir à exister. Ce fut cela qui marqua pour toujours le caractère de Prajāpati et fit de lui le plus fantomatique, le plus angoissé, le plus fragile parmi les dieux créateurs. Il ne ressembla jamais à un souverain qui regarde avec ivresse ses propriétés. Il laissa ce sentiment à l’un de ses fils, à Indra — et pour cela, il eut pitié de lui. Il savait que, en même temps que l’ivresse, et tissés avec elle, Indra rencontrerait la raillerie et le châtiment.
Pour saisir la différence entre Prajāpati et les dieux, il suffit de prononcer une formule rituelle à voix basse. La voix basse est indistincte — et déjà cet indistinct nous met en contact avec la nature de Prajāpati, qui est tel. En jouant avec les mètres, avec les noms, avec les formules, avec le murmure, avec le silence, le sacrifiant parvient à accéder aux différentes formes du divin. Mais même dans le cas du geste le plus élémentaire, il devra avoir recours à la couche la plus mystérieuse et la plus vaste, à cet indistinct où il ne rencontrera que Prajāpati — et lui-même.
À la différence d’Élohim, Prajāpati ne met pas la main à la création comme un artisan à une œuvre, mais il est le processus même de la création : en elle, il se fait et se défait. Plus Prajāpati avance dans la création, et plus il se désarticule et il s’exténue. Son regard n’est jamais extérieur à ce qu’il fait. Il ne peut jamais dire en regardant son œuvre : « Elle est bonne. » Dès qu’il se tourne vers l’extérieur il évoque un autre être, Vāc, la « seconde170 », une colonne d’eau qui était un être féminin, dévalant entre ciel et terre. Et aussitôt tous les deux s’unirent. Prajāpati était si peu extérieur à sa création que, selon certains textes, ce fut lui-même qui resta engrossé : « Avec son esprit il s’unit à Vāc, Parole : il fut engrossé par huit gouttes171. » Qui devinrent autant de dieux, les Vasu. Il les plaça donc sur la terre. Le coït continuait. Prajāpati fut à nouveau engrossé par onze gouttes. Qui devinrent d’autres dieux, les Rudra. Alors il les plaça dans l’atmosphère. Mais il y eut aussi un troisième coït. Et Prajāpati fut engrossé par douze gouttes. Cette fois ce furent les Āditya, les grands dieux de la lumière : « Il les plaça dans le ciel172. » Huit, onze, douze : trente et un. Prajāpati fut engrossé par une autre goutte : les Viśvedevāḥ, Tous-les-dieux. On en était arrivé à trente-deux. Il ne manquait qu’un seul être pour compléter le panthéon : Vāc elle-même, la trente-troisième.
Alors, Prajāpati commença à se détacher d’elle. Il était exténué, il sentait que ses articulations étaient en train de se démettre. Les souffles vitaux, les Saptarṣi, le quittaient. Et avec eux s’éloignèrent, en bandes, les trente-trois dieux. Prajāpati resta à nouveau seul, comme au début, lorsque tout était vide autour de lui. Ce n’était plus l’unique mais le trente-quatrième, qu’on oublierait vite d’inclure dans la liste des dieux. Et un jour lointain certains indianistes diraient de lui qu’il était une abstraction tardive et exsangue, rien d’autre qu’une élucubration des ritualistes.
« À vrai dire, au début, il y avait ici l’asat. À son propos ils disent : “Qu’est-ce que c’était que cet asat ?” Les ṛṣi : c’étaient eux, au début, l’asat. Et à leur propos ils disent : “Qui étaient ces ṛṣi ?” Or, les ṛṣi sont les souffles vitaux. Puisque avant tout cela, eux, en désirant cela, se consumèrent (riṣ-) dans la fatigue et dans l’ardeur, ils sont appelés ṛṣi. 173»
Si l’asat est un lieu habité, il doit aussi certainement être, mais avec des modalités particulières. Au début, il ne contient que des souffles vitaux, qu’Indra parvient à allumer (indh-). Le nom ṛṣi vient de l’ardeur qui est le tapas, le nom Indra dérive de l’embrasement des souffles vitaux. L’asat est donc un lieu où au début une énergie est en train de brûler. Aussi « sept personnes (puruṣa)174 » naquirent des souffles. Les premiers êtres ayant une physionomie furent donc les ṛṣi : les Saptarṣi, les Sept Ṛṣi des origines. Mais les Saptarṣi se rendirent compte tout de suite de la limite de leur puissance. Engendrés par les souffles, ils n’étaient pas à leur tour capables d’engendrer. Leur premier désir fut donc celui d’agir de concert, en se transformant en une seule personne. Voilà ce qu’ils allaient entreprendre : se comprimer, se condenser en un seul corps, en occupant ses différentes parties : « Deux sur le nombril et deux sous le nombril ; un sur le côté droit, un sur le côté gauche, un à la base175. » Il y avait à présent un corps, mais il manquait la tête. Ils œuvrèrent encore, ils finirent par extraire chacun de lui-même l’essence, la lymphe, le savoir, rasa. Et ils les concentrèrent tous dans le même lieu, comme dans un vase : cela fut la tête. À présent la personne composée par les Sept Voyants était complète. Et « cette même personne devint Prajāpati176 ». C’est ainsi que fut créé le Géniteur, celui qui engendra tout, y compris les souffles, Indra et les Saptarṣi qui l’avaient péniblement créé.
À part les complications de l’engendrement réciproque, par lequel les Saptarṣi donnent forme à Prajāpati, lequel va les engendrer à son tour (procédé canonique dans la pensée védique), mise à part toute considération sur la succession des temps, il apparaît clairement que l’asat est un lieu de quelque chose qui veut se manifester, qui brûle de se manifester, mais en est empêché. En même temps, tout ce qui rentrera en « ce qui est », sat, et en premier lieu Prajāpati, sera débiteur de l’asat pour son origine, qui remonte à cette période obscure où les Sept Voyants se consumaient en élaborant une ardeur, en se consacrant à la première de toutes les ascèses, si on entend le mot dans sa signification originaire d’« exercice », áskēsis. Quant à l’asat, plus encore qu’au non-être, dans le sens du mḕ ón de Parménide, il se révélait proche de quelque chose que l’on pourrait définir comme le « non-manifesté ».
Prajāpati n’est pas seulement « celui qui trouve ce qui s’est perdu177 », il est aussi le premier à être perdu. Son essence surnuméraire fait qu’à tout moment Prajāpati risque d’être de trop. Les créatures apparaissent grâce à la surabondance qui est en Prajāpati, mais — une fois que les mondes se sont constitués — elles ont vite tendance à n’administrer qu’elles-mêmes, en oubliant leur origine. Ou plutôt, elles ne la reconnaissent plus. Il semble qu’elles ont fait subir à Prajāpati lui-même cette dure humiliation. Lorsque Prajāpati eut fini d’émettre les créatures, « il devint émacié. Alors elles ne le reconnurent pas, parce qu’il était émacié. Il oignit ses yeux et ses membres178 ». Ce fut le dernier acte du Géniteur, désormais abandonné. Prajāpati recommençait à être seul, comme au début, mais à présent parce qu’il était méconnaissable. Maigre, sans défense, pendant qu’il s’appliquait à oindre ses yeux et ses membres, Prajāpati était en train d’inventer le maquillage. Il accomplissait ces gestes parce qu’il voulait être de nouveau reconnu. Les femmes et les hommes chercheraient, un jour, la même chose : « Quand ils oignent leurs yeux et leurs membres, ils attirent la beauté sur eux-mêmes : et les autres les remarquent179. » C’est là le premier éloge du maquillage, dont Baudelaire apprécierait le pathos et la frivolité.
Qu’est-ce que le cheval ? Un œil de Prajāpati, qui avait enflé et était tombé. Le Śatapatha Brāhmaṇa ne s’attarde pas un instant sur cette affirmation (rien n’est étrange pour le ritualiste védique), au contraire il va tout de suite en tirer des conséquences d’une grande portée : « L’œil de Prajāpati enfla ; il tomba : c’est de lui que le cheval fut produit ; et dans cette enflure (aśvayat) est l’origine du cheval (aśva). À travers le sacrifice du cheval les dieux le [l’œil] replacèrent dans son lieu ; et en vérité, celui qui célèbre le sacrifice du cheval rend Prajāpati complet et devient lui-même complet ; cela est en effet l’expiation pour tout, le remède pour tout. Par celui-ci, les dieux dépassèrent tout mal, ils dépassèrent même avec lui l’acte de tuer un brahmane ; et celui qui célèbre le sacrifice du cheval dépasse tout mal, il dépasse l’acte de tuer un brahmane180. »
L’œil enfle parce qu’il désire tomber. Et il désire tomber parce que l’œil veut rencontrer un autre œil — et se refléter en lui. Cela n’a pas de sens de produire le monde s’il n’y a pas tout d’abord un œil qui le regarde et qui, ce faisant, englobe Prajāpati lui-même en soi, tout comme Prajāpati englobe le monde dans son regard. C’est alors que Prajāpati et son œil-devenu-cheval sont des puissances égales et opposées qui accueillent en elles (dans leur pupille) l’image de l’autre. Paradoxalement, cependant, alors que le cheval-né-de-l’œil est entier, complet, il n’en est pas de même pour Prajāpati, le Géniteur. La blessure dans l’orbite de l’œil qui s’est détaché est toujours ouverte. À présent, Prajāpati désirait créer un œil qui le regardât, mais il le désirait à l’intérieur de lui. Pour la première fois un être désirait se construire comme une dualité du Soi et du Moi. Pour que cela advienne, il fallait que le cheval-œil fût réintégré dans son lieu d’origine. Les dieux pourvoiraient à cela avec le sacrifice du cheval. La réintégration d’un fragment (l’œil) devait avoir lieu en tuant un être intègre (le cheval).
La variété des rites védiques est immense, mais tous — sans une seule exception — convergent vers un même geste : offrir quelque chose dans le feu. Qu’il s’agisse de lait, du suc d’une plante ou d’un animal (selon certains textes, même d’un homme) tué, le geste ultime est le même. Pour les ritualistes védiques, l’acte de tuer n’est pas seulement lié au sang. Pour eux — et ils l’ont répété avec ténacité, des dizaines et des dizaines de fois —, chaque offrande est un meurtre. Même le plus élémentaire des rites, l’agnihotra, la libation de lait dans le feu, renouvelle le geste de Prajāpati, qui, à l’origine, quand la nature n’existait pas encore, offrit son propre œil pour assouvir la faim de son fils Agni : « Prajāpati ne trouva rien qu’il pût sacrifier [à Agni]. Il prit son propre œil et le présenta en oblation en disant : “Agni est la lumière, la lumière est Agni, svāhā.181” » L’œil est la plus douloureuse pars pro toto choisie par un dieu suicidaire : Prajāpati. Les procédures assument les formes les plus variées, l’unité inaltérable ne se retrouve que dans ce geste d’offrir dans le feu.
Prajāpati eut non seulement le privilège d’être abandonné par ses fils, les créatures qu’il venait d’« émettre (aṣrjata)182 ». Mais il réussit aussi à se faire effacer de l’histoire pendant des siècles. Lorsque son nom refit surface dans les pages des indianistes occidentaux de la fin du XIXe siècle, le ton était souvent méprisant. Et les histoires de Prajāpati vidé après la création apparaissaient choquantes entre toutes (il est étrange que parmi ces chercheurs — souvent des chrétiens dévots — personne ne se rappelât la kénōsis du Christ selon saint Paul : et pourtant il s’agissait du même mot). Deussen trouvait ces histoires « extravagantes183 ». Mais A. B. Keith alla plus loin : expéditif et revêche, il parla de « mythes stupides » (« les détails de ces mythes stupides sont tout à fait négligeables184 »). Évidemment l’idée d’un créateur qui, épuisé après son œuvre, se transforme en un cheval et cache sa tête sous terre pendant un an, alors qu’il y pousse un arbre aśvattha (Ficus religiosa), ce qui à son tour provoque des spéculations sur le rapport entre le cheval, aśva, et l’arbre : eh bien, tout cela dut sembler trop à certains savants occidentaux austères. Quelle aurait été, alors, la frontière entre les grandes civilisations (comme l’Inde) et les primitifs, auxquels par définition on peut tout concéder ?
La création ne fut pas pour Prajāpati un acte singulier, mais une succession d’actes. Toujours entravés, souvent ratés. La série laborieuse de ses gestes dans la création est proche de la tentative humaine de composer une série de gestes justes : le rite. Dans la Rome antique, une cérémonie pouvait être répétée jusqu’à trente fois si les gestes et les paroles n’avaient pas été tout à fait justes. Pour Prajāpati, le plus grand obstacle fut celui de créer des êtres de nature sexuelle. Ses premières créatures se suffisaient à elles-mêmes seulement. Elles apparaissaient parfaites mais elles disparaissaient vite, comme les « hommes faits à la hâte » du président Schreber. Que leur manquait-il ? Les bouts de sein. Ces orifices d’où une nourriture pourrait être transmise à d’autres créatures — et instaurer ainsi la chaîne des vivants. Nous ne savons pas grand-chose des toutes premières tentatives, mais d’après différents signes on peut en déduire qu’elles étaient éphémères, comme si elles manquaient de substance. Aussi arriva le moment où Prajāpati se dit : « “Je veux créer un fondement solide sur lequel les créatures que j’émettrai s’établiront fermement au lieu de continuer à errer stupidement de tous côtés sans fondement stable.” Il produisit ce monde terrestre-ci, le monde intermédiaire et le monde là-bas185. » Il ne s’agissait pas seulement d’obtenir des créatures durables, mais de leur fournir un sol compact sur lequel prendre pied. La terre, l’espace intermédiaire, le monde céleste seraient cette scène, ce fond.
Le drame de Prajāpati s’était déroulé sans témoins et il avait duré un temps très long, qui avait précédé les dieux. Un drame autistique, qui n’avait pas connu de répit ni la consolation d’un regard extérieur, pouvant plaindre ou condamner — peu importe —, en tout cas prendre part à ce qui avait lieu. Ni les prodiges ni les défaites ne se différenciaient des mirages. Et pourtant ils étaient l’unique substance dont disposait Prajāpati. Elle devait donner naissance, après une longue élaboration, à ce qu’un jour — ingénument — on appellerait réalité.
Le ritualiste raconte avec sobriété : « Pendant qu’il [Prajāpati] pratiquait le tapas, des lumières s’élevaient de ses aisselles ; et ces lumières sont ces étoiles : il y a autant d’étoiles que de pores dans ses aisselles ; et il y a autant de muhūrta, d’heures, en mille ans, qu’il y a de ces pores186. » Ce fut la période héroïque de Prajāpati. Il gardait les bras levés, dans l’obscurité parce que telle est la position de celui qui invoque et de celui qui offre. La mesure d’une Personne les bras levés est la mesure de tout. Des globes de lumière s’élevaient de ses aisselles et allaient s’enfoncer dans la voûte du ciel. Ils formaient des dessins, ils éclairaient peu à peu une scène qui restait désolée et silencieuse. Mille ans après arriva le premier changement : une brise. C’était « ce vent qui, en soufflant, nettoie tout ici ; et le mal qu’il nettoya est ce corps187 ». Ce vent qui soufflait après mille ans d’immobilité et d’ardeur fut certainement un soulagement pour Prajāpati. Mais on ne nous dit pas combien de temps il dura ni s’il a réussi à éliminer — et non seulement à purifier — le mal.
Dieu solitaire, d’où tout surgit, Prajāpati n’est certainement pas un dieu tout-puissant. Mais chacun de ses gestes est fatal, parce qu’il est fondateur — et immédiatement il menace d’être fatal pour lui aussi. En engendrant de sa bouche son fils aîné, Agni, il le fit être une bouche, obligé de dévorer de la nourriture. Dès lors, la terre deviendrait le lieu où quelqu’un dévore quelqu’un d’autre, où le feu sans cesse consume quelque chose. C’est pour cela qu’Agni, dès le premier instant, parut coïncider avec Mort.
C’est ainsi que débute le premier drame, sans spectateurs. Agni naît — et Prajāpati, pensif, nourrit quelques doutes sur son fils. Il semble avoir du mal à comprendre que, si Agni ne peut que dévorer, le seul être qu’il pourra dévorer est son père. C’est ainsi que la première image terrifiante fait son apparition : « Agni se tourna vers lui la bouche ouverte188. » Cette bouche grande ouverte du fils prêt à dévorer son père est le sous-entendu de toute l’immense construction sacrificielle, comme si aucune élaboration, même la plus complexe, ne pouvait recouvrir la brutalité de cette image. Ce qui suit est un processus étrange, mystérieux : « Sa grandeur s’échappa de lui [Prajāpati]189. » La terreur avait produit chez le dieu une scission et même l’expulsion de l’une de ses puissances appelée ici « grandeur ». Qu’est-ce que cette grandeur ? Parole, Vāc. Un être féminin qui habitait dans Prajāpati et que la terreur avait laissé échapper de lui. Et à présent Vāc se plaçait devant lui comme un autre être, qui lui parlait.
Prajāpati savait qu’il était indispensable d’offrir quelque chose, pour éviter que son fils ne le dévore. Mais il n’y avait pas de matière. Seulement en se frottant les mains Prajāpati parvint à créer quelque chose de consistant : un liquide qui rappelait le lait et qui était constitué de la sécrétion qui suintait de sa peau d’être terrorisé. Offrir ? Ne pas offrir ? À ce moment-là une voix extérieure à Prajāpati, impérieuse, résonna, et elle dit : « Offre190 ? » Prajāpati obéit — et c’est à ce moment-là que les destins du monde se décidèrent. Pendant qu’il accomplissait le geste de l’offrande, il se rendit compte que c’était lui-même qui avait parlé : « Cette voix était sa (sva) grandeur qui lui avait parlé (āha)191. » Prajāpati exhala alors ce son : svāhā qui jusqu’à aujourd’hui accompagnera d’innombrables offrandes, l’invocation augurale par excellence.
Une scène impétueuse, violente, qui cachait en elle le premier dédoublement : si Parole n’avait pas été expulsée hors de Prajāpati et qu’elle ne lui eût pas parlé, rien n’aurait persuadé Prajāpati de faire le geste de l’offrande. D’autre part — et ici la délicatesse de l’acteur de la liturgie est souveraine —, tant que Prajāpati, celui donc qui a tout engendré dans le monde, y compris les dieux, est resté du côté du doute, il « est resté sans bouger du côté le meilleur192 », en ce qu’il a provoqué Parole, Vāc, à sortir de lui-même. Son absence de savoir l’a sauvé.
La scène permet d’assister à la naissance de l’offrande comme mesure extrême d’autodéfense. Le moment est crucial, parce que c’est sur l’offrande — et sur une chaîne ininterrompue d’offrandes — que se fonde le monde suivant. Mais un autre événement irréversible s’était accompli dans cette scène, plus discrètement. Et ses conséquences n’apparaîtraient pas moindres. Au moment où Prajāpati a donné forme pour la première fois à la parole svāhā, l’autoréflexion est née. « Sva āha », « ce qui est sien a parlé », implique la formation de deux sujets, d’une première et d’une troisième personne à l’intérieur d’un même esprit, celui de Prajāpati. Tout ce que nous appelons pensée — mais aussi toute l’immense extension, nébuleuse et effilochée, de la vie mentale — fixait à ce moment-là les deux pôles sur lesquels chaque instant de conscience se tiendrait. Dès que l’on reconnaît sa propre voix dans un être séparé, il se crée un Double qui dialogue pour toujours avec celui qui dit Moi. Et le Moi lui-même révèle qu’il n’est pas le dernier, mais seulement l’avant-dernier fond de ce qui arrive dans l’esprit. À côté d’un Moi il y aura toujours un Soi et à côté du Soi il y aura toujours un Moi. Ce fut à ce moment-là qu’ils se séparèrent et qu’ils se reconnurent. Ce n’est que parce que le Moi de Prajāpati était tenaillé par l’incertitude qu’il a pu ensuite obéir à son Soi, qui lui parlait à travers Vāc. Le ritualiste ne veut pas nous dire cela de manière explicite, mais c’est le pivot de la doctrine. C’est là qu’elle apparaît dans sa forme la plus éloignée, inaccessible, rugueuse. Et c’est aussi sa forme décisive. Si Prajāpati n’avait pas obéi à cette voix, le monde n’aurait pas eu le temps de naître. L’offrande fut le moyen, l’unique moyen possible pour échapper à une menace mortelle. Pour leur Géniteur avant même que pour les hommes. C’est pour cela que les hommes doivent l’imiter en célébrant l’agnihotra, en versant du lait dans le feu chaque matin et chaque soir.
Prajāpati était allongé et son corps n’était que douleur. Les dieux s’approchèrent de lui pour alléger sa peine — et peut-être pour le guérir. Ils portaient dans leurs mains les havis, des offrandes de végétaux, de riz, d’orge, mais aussi de lait, de beurre et de nourriture cuite. Ils voulaient soigner avec ces offrandes les articulations relâchées de Prajāpati. Tout d’abord celles entre le jour et la nuit, parce que Prajāpati était fait de temps. Et donc l’aurore et le crépuscule. C’est là qu’il fallait agir. Aussi instituèrent-ils l’agnihotra, cette libation qui doit être faite tous les jours au lever et au coucher du soleil. Puis ils se concentrèrent sur les phases de la lune, qui rendent elles aussi visible le temps et ses articulations. Ils pensèrent enfin aux saisons, à leurs débuts, perceptibles et certainement douloureuses dans le corps du Géniteur.
L’action rituelle s’adressait immanquablement à ces moments dangereux de passage où la présence du temps apparaissait évidente : entrer dans la lumière et en sortir. Aussi l’agnihotra devint-il le premier parmi les rites, une cellule capable de dégager une immense énergie qui envahissait la totalité du temps.
« Prajāpati conçut une passion pour sa fille, qui était ou bien le Ciel, ou bien Uṣas, l’Aurore :
« “Que je puisse m’unir à elle”, pensa-t-il, et il s’unit à elle.
« C’était certainement mal aux yeux des dieux. Ils pensèrent : “Celui qui agit ainsi envers sa fille, notre sœur, [agit mal].”
« Les dieux dirent alors au dieu qui est le seigneur des animaux : “Celui qui agit ainsi envers sa fille, notre sœur, agit certainement mal. Transperce-le !” Rudra, après avoir visé, le transperça. La moitié de sa semence tomba à terre. C’est ainsi que c’est arrivé.
S’agissant de cela, voici ce qu’a dit le ṛṣi : “Quand le Père embrassa sa Fille, en s’unissant à elle, il répandit sa semence sur la terre.” Cela devint le chant appelé āgnimāruta : on y montre comment les dieux firent surgir quelque chose de cette semence. Lorsque la colère des dieux se calma, ils soignèrent Prajāpati et retirèrent la flèche ; car Prajāpati est certainement le sacrifice.
« Ils dirent : “Pensez à la manière dont tout cela peut ne pas être perdu et à la manière dont cela peut être une petite portion de l’offrande elle-même.”
« Ils dirent : “Apportez-la chez Bhaga, qui siège au sud : Bhaga la mangera comme première portion, ainsi ce sera comme si elle était offerte.” Aussi la portèrent-ils chez Bhaga, qui siégeait au sud. Bhaga la regarda : elle lui brûla les yeux. Et c’est ce qui eut lieu. C’est pourquoi ils disent : “Bhaga est aveugle.”
« Ils dirent : “Elle n’a pas encore été apaisée : apportez-la chez Pūṣan.” Alors ils la conduisirent chez Pūṣan. Pūṣan y goûta : elle lui cassa les dents. C’est ce qui eut lieu. C’est pourquoi ils disent : “Pūṣan est édenté.” Et pour cette raison, lorsqu’ils préparent un gâteau de riz bouilli pour Pūṣan, ils le préparent avec du riz moulu, comme on fait pour un édenté.
« Ils dirent : “Elle n’a pas encore été apaisée ici : apportez-la chez Bṛhaspati.” Alors ils la portèrent chez Bṛhaspati. Bṛhaspati se hâta d’aller chez Savitṛ, parce que Savitṛ est Celui qui donne l’impulsion. “Donne de l’impulsion à celle-ci pour moi”, dit-il. Savitṛ, en qualité de celui qui donne l’impulsion, donna par conséquent une impulsion, et ayant reçu une impulsion de Savitṛ elle ne le blessa pas ; c’est pourquoi, depuis lors, elle est apaisée. Et c’est la première portion193. »
Les dieux existent déjà, en ce qu’ils assistent à la scène, et même ils incitent Rudra à transpercer le Père avec sa flèche pour le punir du mal qu’il est en train d’accomplir — et qui n’est certainement pas l’inceste, parce que, un peu plus loin dans le même Śatapatha Brāhmaṇa, arrivés à l’histoire de Manu et du déluge, on lit que Manu s’unit à sa fille et « il engendra à travers elle cette lignée [des hommes], qui est la lignée de Manu ; et quelle que fût la bénédiction qu’il invoquait à travers elle, tout lui fut accordé194 ». D’autre part, c’est précisément de la semence répandue à terre par le Père blessé au moment même où il se détache de sa Fille que vont surgir ensuite les dieux eux-mêmes, à commencer par les Āditya, les dieux les plus grands. Et ils naissent parce que ce sont eux-mêmes qui agitent et chauffent la flaque formée par la semence du Père, jusqu’à la transformer en un lac ardent. C’est comme si les dieux avaient besoin de naître une seconde fois — et cette fois-ci par un acte sexuel coupable et interrompu : comme si, d’une certaine manière, ils avaient provoqué cette scène violente pour pouvoir eux-mêmes naître de cette façon nouvelle, que les hommes considéreraient un jour tout à fait non naturelle.
Les dieux sont traversés par deux sentiments successifs : la colère envers le Père et le souci de le soigner. La colère correspond à la violence qui est omniprésente dans le sacrifice. Le soin de la blessure, qui est le sacrifice lui-même, serait au contraire l’élément de salut inhérent au sacrifice. Ces deux éléments coexistent dans le minuscule lambeau de chair qui est arraché du corps de Prajāpati là où la flèche s’est enfoncée. C’est elle la chair même du sacrifice, puisque « Prajāpati est certainement le sacrifice », mais la pointe métallique est lancée d’un autre monde : Prajāpati est le chasseur chassé, le sacrifiant sacrifié. Cela est insoutenable même pour les dieux. Ce lambeau de chair est comme un ultrason intolérable, qui les écrase. Le sacrifice est plus puissant que les dieux.
Mais il fallait tout cela pour que la première portion du sacrifice pût se former, ces prémices qui contenaient en elles la puissance explosive et la signification du tout : « À présent, quand il [l’officiant] coupe la première portion (prāśitra), il coupe ce qui est blessé dans le sacrifice, ce qui appartient à Rudra195. » Le sacrifice est une blessure — et la tentative de guérir une blessure. C’est une faute — et la tentative de la soigner. « Ce qui est blessé dans le sacrifice, ce qui appartient à Rudra196 » : l’œuvre des brahmanes, et des hommes en général, est la tentative toujours vaine de guérir une blessure qui est inhérente à l’acte même par lequel l’existence se manifeste, non seulement avant les hommes, mais avant les dieux. Les dieux, alors, ne furent que des spectateurs et des instigateurs. Prajāpati, Rudra, Uṣas furent les acteurs. Et la scène était un monde avant le monde qui ne se confondra jamais avec le monde.
L’équilibre cosmique est soutenu par deux entités minuscules, au pouvoir immense : le grain d’orge dans le cœur, dont parleront les Upaniṣad, capable de s’étendre au-delà de tous les mondes, et le prāśitra, la « première portion » qui revient au brahmane, ce fragment de la chair de Prajāpati lacérée par la pointe de la flèche de Rudra. On dit qu’elle aussi doit être grande comme un grain d’orge ou une baie de pippal (Ficus religiosa).
Cette part de Rudra a quelque chose d’excessif, de dissolvant. Et pourtant, elle était nécessairement la première offrande du sacrifice. Sans ce début, l’œuvre tout entière eût été futile. Mais cette première offrande était justement l’intraitable, l’indomptable. Les dieux désespéraient déjà. Ils étaient en train de se rendre à une pure force qui les écrasait. C’est alors que se montra l’habileté suprême du brahmane. Bṛhaspati célébrait depuis longtemps les rites pour les Dieux. Qui jusque-là n’avaient pas compris que cela lui conférait une sagesse supérieure. Bṛhaspati profita de l’aide de Savitṛ, Celui qui donne l’impulsion, mais par la suite ce fut le premier et le seul à approcher sa bouche de ce minuscule morceau de chair. Il l’avala, dit-il, « avec la bouche d’Agni197 » : du feu avec du feu. Mais il n’osa pas le mâcher. Il rinça ensuite sa bouche avec de l’eau, en silence. C’est à ce moment-là que les dieux comprirent le caractère indispensable des brahmanes. Ils comprirent que le brahmane est « le meilleur médecin198 » du sacrifice. Sans lui, ils ne pourraient plus faire un pas. Leur seule œuvre possible était un sacrifice, mais le sacrifice n’était pas soutenable sans l’assistance de cet être qui osait approcher de sa bouche le lambeau de chair blessée. Dans leur pureté, dans la candeur de leurs vêtements, les brahmanes portèrent depuis lors avec eux le souvenir de ce geste par lequel pour la première fois le sang de la blessure avait disparu en l’un d’entre eux, qui l’avait absorbé sans en être détruit. Et depuis il leur arrive parfois de se montrer hautains même envers les dieux.
Le brahmane se différencie de tout autre parce que sa physiologie est telle qu’elle lui permet d’ingérer un poison puissant, qui abattrait n’importe qui. De la même manière, Śiva parvint à boire le poison du monde, qui forma ensuite une tache bleue sur son cou. Śiva et les brahmanes se montreront, en plusieurs circonstances, farouchement opposés, mais cela ne suffisait pas à cacher leur complicité fondamentale : celle d’être les seuls à pouvoir absorber le poison du monde. Le brahmane n’agit pas, sauf quand lui seul peut agir, comme dans le cas du prāśitra, qui ne peut être mangé que par lui. Il ne parle pas, sauf quand lui seul peut parler — et cela arrive si dans l’exécution du sacrifice des erreurs sont commises. Alors le brahmane dispose de trois invocations — bhūr, bhuvas, svar — qui agissent comme des remèdes appliqués sur les articulations disloquées de la cérémonie. Ces paroles ne peuvent pas être confondues avec les autres paroles de la liturgie. La parole du brahmane « est chargée de l’inexplicite illimité, anirukta, dont le silence est l’emblème199 ». En ce qu’il porte « l’inexplicite illimité », le brahmane est le représentant direct de Prajāpati. Lorsque Prajāpati s’évanouira de la mythologie, et que sa place sera occupée par Brahmā, les brahmanes resteront.
Pour le reste, le brahmane, silencieux, observe ce qui arrive. Il siège en direction du sud, parce que c’est là que se trouve la zone dangereuse, d’où peut arriver une attaque à chaque instant. De la part de qui ? Quand c’était les dieux qui officiaient on craignait les embuscades des antidieux, des Asura et des Rakṣas, des démons mauvais. Les hommes au contraire doivent se garder du « rival malveillant » : de l’ennemi en général, de l’adversaire, qui est l’ombre toujours présente dans toute célébration liturgique.
Le brahmane est le « gardien200 » du sacrifice. En cela il correspond aux Saptarṣi, qui du haut des sept astres de la Grande Ourse surveillent la terre. Son silence l’assimile à Prajāpati et le détache de la cohue des dieux. Toutes les tâches du brahmane se réduisent à une seule : guérir la blessure qu’est le sacrifice. Son souci principal est que la blessure soit infligée de la manière juste, c’est pourquoi il surveille les gestes et les paroles des autres prêtres. Enfin il recompose le sacrifice lacéré en l’enveloppant dans son silence.
Il y a beaucoup de paradoxes dans les rapports entre Prajāpati et Mṛtyu, Mort (être masculin). Prajāpati naquit pourvu d’une vie de mille ans. Et, puisque mille indique une totalité, on pouvait penser que cela indiquait une durée illimitée. Mais lorsque Prajāpati se consacra à engendrer les créatures, lorsqu’il portait les créatures, Mort s’installa dans la matrice et les saisit l’une après l’autre. Le résultat de ce duel fut évident : « Pendant que Prajāpati était en train d’engendrer les êtres vivants, Mṛtyu, Mort, ce mal, l’écrasa201. » Prajāpati fut donc vaincu et neutralisé au cours du processus même de la création. Pendant mille ans il dut pratiquer le tapas pour dépasser ce mal qui est Mort. Mais de quelles années parle-t-on ? Ces mille ans sont-ils les mêmes que ceux qui indiquaient la durée de sa vie ? Dans ce cas la vie de Prajāpati aurait consisté en un long, inépuisable exercice pour s’opposer à la suprématie — déjà affirmée — de Mort. Donc la vie de celui auquel les créatures doivent leur vie serait tout d’abord une tentative de répondre à Mort et de se soustraire à son pouvoir.
Par quels moyens Prajāpati veilla-t-il à créer les êtres et les mondes au cours de ses continuelles tentatives ? Avec l’« ardeur », tapas, et avec la « vision » d’un rite. Actes liés entre eux : l’ardeur provoque la vision, la vision exalte l’ardeur. Il n’y a pas trace d’une volonté, d’une décision souveraine et abstraite, qui s’imposerait à l’extérieur. Ou plutôt : toute volonté est un « désir », kāma, qui s’élabore dans l’ardeur et se dessine dans la vision. Il n’y a pas de volonté séparée de sa physiologie laborieuse.
La mort n’est pas intrinsèque de la divinité, mais elle est intrinsèque de la création (parce que la création réussie est sexuelle : de la même manière, dans le monde naturel, la mort entrera en jeu en même temps que la reproduction sexuelle). Il n’y a pas de création sans mort — et cette mort ne s’installe pas seulement dans les créatures, mais dans leur Géniteur. C’est pourquoi les dieux, fils de Prajāpati, lui reprochaient d’avoir créé Mort. Et ils étaient parfois paralysés à l’idée que Prajāpati était lui-même Mort. Mais, comme cela arrive toujours aux fils, ils savaient peu de choses de l’histoire de leur Père. Le fait d’être Année, donc Temps, l’exposait à une désagrégation continuelle. Il ne pouvait pas éviter de coexister avec ces deux parasites irréductibles qu’il avait créés lui-même mais qui se nichaient en lui et qui allaient également se nicher dans chaque être engendré.
La liaison entre le mal et Mṛtyu, Mort, de même que celle entre la mort et le désir furent éclairées définitivement lorsque l’on parvint à cette équivalence : « Mort est faim202. » Dans cette révélation se nouait le lien entre le désir et le mal, à travers Mort. Faim est un désir, mais un désir qui implique l’acte de tuer, parce qu’elle fait disparaître quelque chose. Le côté inévitable de ce mal qui est Mort apparaissait ainsi dans le désir primordial de faire durer, de perpétuer la vie, qui est faim.
Tout comme déjà les dieux, les hommes se plaignirent que leur père Prajāpati eût aussi engendré Mṛtyu, Mort. Ils rappelaient toujours : « Au-dessus des créatures [Prajāpati] créa Mort comme celui qui les dévore203. » Mais Prajāpati fut aussi le premier à éprouver la terreur de Mort, qui était installé en lui quoique renfermé dans l’immortel. Cette part de lui eut peur de Mort avec la même intensité et la même violence que les hommes connaîtraient plus tard. La première parmi toutes les fuites pour se cacher — précédant les fuites d’Agni, d’Indra, de Śiva — fut celle de Prajāpati qui, pour fuir Mort, devint eau et argile. La terre naquit comme refuge contre la peur de Mort. Et pourtant Mort se montra bienveillant avec Prajāpati. Il assura aux dieux qu’il ne le blesserait pas. Il savait en effet que Prajāpati était protégé par sa part immortelle. Mais Mort alla plus loin : il invita les dieux à chercher le père dispersé, il les invita à le recomposer. L’autel du feu, donc, non seulement sauvait Prajāpati de l’agonie, mais recomposait son corps désarticulé sur l’instigation de Mort. Il y avait là une ambiguïté qui ne se dissiperait jamais. Au fond, parmi tous ses fils, Mort avait été le premier à se demander où avait disparu le père. Alors que les dieux étaient peut-être déjà effleurés par cette indifférence qu’ils montreraient plus tard à l’égard du père. Mais ils se mirent au travail et, une couche après l’autre, ils placèrent les briques l’une sur l’autre.
Prajāpati est celui qui vainquit Mṛtyu, Mort, en un duel interminable et incertain (« ils continuèrent pendant plusieurs années sans parvenir pendant longtemps à triompher l’un de l’autre204 »). À la fin Mort trouva refuge dans la hutte des femmes. Mais dans d’autres cas, dans d’autres récits (précédents ? suivants ? simultanés ?), Prajāpati est Mort. En tant que tel, il terrifiait non seulement les hommes mais les dieux : « Les dieux avaient peur de ce Prajāpati, l’Année, Mort, l’Exterminateur, craignant que lui, à travers le jour et la nuit, atteignît la fin de leur vie205. » Pour éliminer — ou du moins atténuer — cette peur, on inventa divers rites : l’agnihotra, le sacrifice de la Nouvelle Lune et de la Pleine Lune, le sacrifice d’animaux, le sacrifice du soma. Mais il n’en sortit qu’une série d’échecs : « En offrant ces sacrifices ils ne parvinrent pas à l’immortalité206. »
Ce fut Prajāpati lui-même qui apprit aux dieux et aux hommes comment aller plus loin. Il les avait vus s’affairer dans la construction d’un autel de briques, mais ils continuaient à se tromper dans les dimensions, dans la forme. Comme un père patient, Prajāpati leur dit : « Vous ne m’agencez pas selon toutes mes formes ; vous me faites soit trop grand soit insuffisant : c’est pourquoi vous ne devenez pas immortels207. » Mais quelle pouvait être la forme juste ? Celle qui parviendrait à remplir totalement le creux du temps en empilant autant de briques qu’il y a d’heures dans l’année : dix mille huit cents. Ce fut le nombre de briques lokampṛṇā, « qui remplissent l’espace208 ». Et cette fois les dieux réussirent à devenir immortels.
Mṛtyu était soucieux. Il pensait qu’un jour les hommes aussi, qui imitent les dieux, parviendraient à devenir immortels. Alors « Mort dit aux dieux : “De cette façon tous les hommes deviendront certainement immortels et quelle sera alors ma part ?” Ils dirent : “Dorénavant personne ne sera immortel avec son corps : ce n’est que lorsque tu auras pris le corps comme part qui te revient, que celui qui doit devenir immortel soit à travers la connaissance soit à travers l’œuvre sacrée deviendra immortel après s’être séparé du corps209” ». Même lorsque tous les calculs sont justes, même lorsque les 10 800 + 360 + 36 briques correspondent une à une aux indications de Prajāpati, le dernier interlocuteur est toujours Mort. Qui ne voulait pas renoncer à sa part, seulement parce que les dieux étaient devenus maîtres dans la composition des formes. Si à présent même les hommes, en empilant des briques, parvenaient à devenir immortels, Mort resterait sans aucune fonction, comme un berger oisif abandonné par son troupeau. Les dieux virent en cela l’occasion d’établir une autre barrière vis-à-vis des hommes. Ils n’avaient pas l’intention de voir fondre leurs privilèges durement acquis. Aussi, au-dessus des têtes des hommes, fut scellé le pacte entre Mort et les dieux. Les hommes deviendraient, certes, immortels, mais sans leur corps, dépouilles abandonnées pour toujours à Mort. Et c’est aussi le point qui a toujours rendu douteuse toute promesse d’immortalité. Les hommes en effet préféraient leur corps périssable aux splendeurs de l’esprit. Ils se méfiaient des âmes désincarnées, entités vaguement ennuyeuses et sinistres. Aussi le compromis entre les dieux et Mort fut perçu comme une duperie.
L’immortalité céleste que les dieux accordèrent aux hommes était une immortalité tronquée. Au cours du temps le corps céleste était destiné à s’amenuiser et à se désagréger. L’attraction vers la terre, comme un puissant remous vers le bas, agirait à nouveau. La vie recommencerait sous d’autres formes. Mais la mort aussi se répéterait. Ainsi les hommes finiraient-ils par voir les nombreuses vies surtout comme une suite de morts. Et ils pensèrent que, pour fuir la mort répétée, l’immortalité céleste n’était pas suffisante. Il fallait se délivrer de la vie elle-même.
Déjà dans les Brāhmaṇa — et pas seulement dans les Upaniṣad — le véritable ennemi n’est pas Mort, Mṛtyu, mais la « mort récurrente », punarmṛtyu. L’obsession de la chaîne des morts — et donc des naissances — n’est pas bouddhiste, mais védique. Le Bouddha formula différemment, avec des déviations radicales, une voie pour se soustraire à la chaîne. Mais la doctrine qui l’avait précédé n’était pas moins audacieuse.
Où était passé Mort, après le duel exténuant avec Prajāpati, après s’être réfugié dans la hutte des femmes ? Personne jusqu’à aujourd’hui ne l’a vu sortir de là. Pour autant, ce n’est pas que Mort ait disparu. Pour le voir il suffit de lever les yeux. La lumière du soleil nous éblouit par une clarté diffuse. Mais à l’intérieur nous découvrons un cercle noir. Qui demeure, avec insistance, dans l’œil. C’est une figure, un homme dans le soleil : cela est Mort. Et il sera toujours là, car « Mort ne meurt pas210 », protégé tout autour par l’immortel. Tel est son paradoxe narquois : la pérennité de la coquille garantit aussi la pérennité de ce qu’elle recèle : dans ce cas, Mort. Lorsque l’on célèbre l’immortel, en même temps — et sans le savoir — on célèbre Mort, qui se trouve « à l’intérieur de l’immortel211 ».
« Prajāpati était ardent pendant qu’il créait les êtres vivants. De lui, épuisé et surchauffé, sortit Śrī, Splendeur. Elle se tenait là resplendissante, brillante et tremblante. Les dieux, la voyant si resplendissante, brillante et tremblante, se fixèrent mentalement sur elle.
« Ils dirent à Prajāpati : “Tuons-la et arrachons-lui tout cela.” Il dit : “Cette Śrī est une femme et les gens ne tuent pas une femme, mais plutôt lui arrachent tout et la laissent vivante212.” »
Śrī, la splendeur du monde, fut le premier objet de vol. C’était une jeune fille lumineuse, qui tremblait dans la solitude, pendant que des yeux avides se fixaient sur elle. La première pensée qu’ils eurent fut celle de la tuer. Ils en parlèrent tout de suite au Père. Prajāpati agonisait. Il était plutôt en train de penser à sa mort. Créer l’avait déchiré à l’intérieur. Et à présent ses fils venaient lui demander son approbation parce qu’ils voulaient tuer sa dernière fille, la plus jeune. Prajāpati savait que la colère ou la fureur ne seraient pas efficaces avec les dieux. Ils étaient trop rapaces. Au fond, c’était encore des êtres dépourvus de qualités, ils devaient encore conquérir toutes sortes d’enchantements et de pouvoirs pour eux-mêmes. Ils n’étaient pas très différents des pillards aux aguets sur les routes. On ne pouvait s’empêcher d’y penser, même si les hommes n’existaient pas encore — ni même les brigands. Aussi Prajāpati dit-il : « Tuer une femme, cela ne se fait pas. Mais lui arracher tout ce qu’elle a sur elle, jusqu’au plus fin bracelet de cheville, cela peut se faire. » Les dieux suivirent le conseil du Père, qu’ils dédaignaient déjà, mais au fond c’était le seul être qui eût connaissance de quelque chose. Les dieux savaient seulement qu’ils étaient les parvenus du monde. Ils s’éloignèrent, convaincus par leur Père.
Ils étaient dix, neuf hommes et une femme. Ils encerclèrent Śrī et ils la terrassèrent. Chacun des assaillants avait quelque chose de précis à l’esprit dont il voulait s’emparer. Śrī se retrouva abandonnée, plus tremblante que jamais. Mais elle resplendissait toujours, parce qu’à chaque revêtement de lumière qu’on lui arrachait un autre affleurait. Et pourtant, elle ne le savait pas. Désespérée, humiliée, elle pensa elle aussi demander conseil à son Père. Prajāpati continuait à agoniser. Tout s’était passé comme prévu. Il s’agissait maintenant de donner le conseil le plus efficace à sa fille. Śrī n’aurait jamais pu récupérer par la force ses superbes ornements. On se serait moqué d’elle. Et les plus aimables auraient demandé quelque chose en échange. Aussi Prajāpati suggéra-t-il l’idée du sacrifice. Il s’agissait de préparer dans la clairière désolée un certain nombre d’offrandes. Modestes, placées sur des tessons. Mais qu’y avait-il d’autre, tout autour ? Des broussailles et du sable. Comme une jeune fille diligente dans la cuisine de sa maison, Śrī prépara les offrandes pour les dix êtres qui l’avaient agressée. Humblement, elle demandait qu’on lui rende autant de parts d’elle-même, comme la Souveraineté ou les Belles Formes. Les dieux écoutèrent en silence ces invocations — et ils en apprécièrent la précision. Puis, avec précaution, ils s’approchèrent et acceptèrent les pauvres offrandes. Śrī se rhabilla, peu à peu, de ses fourreaux brillants. Mais les dieux n’en furent pas pour autant privés ensuite. Chacun continuerait à maîtriser ces splendeurs — tout au moins si, après Śrī, d’autres êtres, par exemple les hommes, continuaient à présenter leurs offrandes, peut-être un peu plus riches.
« Au début », agre, le sacrifice est un expédient suggéré par Prajāpati à sa fille afin de répondre à la rapacité des dieux. Les hommes n’y participèrent pas, sinon beaucoup plus tard — et seulement pour imiter ces événements. Le fait antérieur à tout autre fait fut une violence, un déchirement répété dont il fallait réparer, atténuer les conséquences. « Ce qui apparaît, au moment même où il apparaît, est déjà un objet de vol », pensa Prajāpati, celui qui le premier l’avait subi, puisque sans hésiter ils l’avaient dépouillé de lui-même. Tout comme cela était ensuite arrivé à sa fille. Mais si le monde voulait exister, s’il voulait avoir une histoire et un sens quelconque, tout ce qui était sorti de Prajāpati, et qui avait ensuite disparu comme butin à cacher, devait être retrouvé et réintégré. Une longue entreprise, aussi longue que le monde. Pour que cela puisse aboutir, il fallait que d’autres choses, peut-être même un peu d’eau ou un pâté de riz, soit consumé, détruit. Tous les jours il fallait mettre en œuvre le sacrifice. C’était ça l’œuvre, l’œuvre unique. Toute action, tout geste serait une de ses parties. C’est ce que pensa alors Prajāpati, renversé et abandonné.
Qu’arriva-t-il à Prajāpati à la fin de ces mille années de tourment et de solitude ? Le Śatapatha Brāhmaṇa commente : « Par rapport à cela on dit dans le Ṛgveda : “la peine que les dieux regardent avec faveur n’est pas vaine” : car en vérité, pour celui qui sait cela, il n’y a pas de peine vaine et les dieux regardent favorablement chacune de ses actions213. » Ce commentaire est placé en conclusion du récit des mille années passées par Prajāpati à pratiquer le tapas, alors que Mort l’accablait. Et c’est une réponse au premier doute qui obsédait les ritualistes : le tapas sera-t-il efficace ? Et sera-t-il toujours efficace ? Le tapas de Prajāpati a suffi pour engendrer le monde : mais le tapas des hommes va-t-il hériter en quelque manière de son efficacité ? La réponse se trouve dans le vers du Ṛgveda : il n’y a aucun automatisme dans l’efficacité du tapas, qui est la peine, l’effort par excellence, mais un effort qui peut aussi être vain étant donné que rien n’a d’effet si les dieux ne le regardent pas favorablement. En même temps les dieux ne peuvent pas se dispenser de regarder favorablement l’effort de « celui qui sait cela » : la connaissance contraint en quelque sorte les dieux, elle les oblige à regarder avec une faveur perpétuelle « celui qui sait cela ». C’est pourquoi les dieux craignent la connaissance chez les hommes. Ils savent qu’ils ne peuvent pas résister à la connaissance.
Lorsque Prajāpati fut désarticulé, les scènes qui s’ensuivirent varièrent suivant divers genres littéraires. Avec Agni, le fils aîné, qui tout de suite voulut dévorer le Père, on découvrit la tension irrépressible du drame entre père et fils, réduit à ses éléments constitutifs. Autour, tout était vide et désert. Avec les autres fils qui étaient les Deva, les scènes furent encore une fois dramatiques, mais avec un soupçon de comédie — et de comique macabre, ne serait-ce qu’à travers l’image des fils qui fuyaient, angoissés et furtifs, en gardant étroitement sur eux quelques lambeaux du corps du Père. Avec les Gandharva et les Apsaras, au contraire, on entra en pleine féerie. Le peintre appelé à célébrer cet événement sera Füssli. Des membres souffrants de Prajāpati sortaient par couples, comme un corps de ballet, les Gandharva et les Apsaras, modèles de tous les Génies et de toutes les Nymphes. Ils se prenaient l’un l’autre par la taille, ils étaient l’origine de chaque couple. Et n’avaient nulle envie de s’emparer de quelques lambeaux du corps du Père. Tout d’abord, ils étaient « parfum », gandha, et « belle forme ». C’est ainsi que commença la littérature galante : « Depuis lors, quiconque va chez sa compagne désire un doux parfum et une belle forme214. »
Mais le Père agonisant les observait et pensait déjà à la manière de les capturer, de les réabsorber dans son propre corps, d’où ils s’étaient échappés. Cette fois-ci pourtant il n’y eut pas d’affrontement ni de négociation, comme cela avait été le cas avec Agni, avec les Deva, avec les Asura. Cette fois-ci tout eut lieu comme dans un numéro de Busby Berkeley. Prajāpati choisit l’encerclement. Et l’arme pour encercler les Génies et les Nymphes serait un char, bientôt rempli de ces êtres légers et inconscients, grouillants. À son tour, « ce char est le soleil là-bas215 ». Et à sa lumière les corps souples des Apsaras devenaient des moucherons. C’est ainsi que Prajāpati se réappropria ces innombrables êtres démoniaques qui, en couples enlacés, s’étaient éloignés de lui.
Après avoir créé les êtres vivants, Prajāpati avait assisté à un spectacle cruel : « Varuṇa les saisissait [avec son lacet] ; et, dès qu’ils étaient saisis par Varuṇa, ils se gonflaient216. » Il fallait soigner ces pauvres hydropiques avec les oblations du varuṇapraghāsa, dont l’une consistait à étaler des fruits de karīra (de la famille des câpres) sur quelques assiettes de lait caillé : « Suit alors un gâteau sur un tesson pour Ka ; car, grâce à ce gâteau sur un tesson pour Ka, Prajāpati conféra du bonheur (ka) aux créatures, et de même à présent le sacrifiant confère bonheur aux créatures au moyen de ce gâteau sur un tesson : voilà pourquoi il y a un gâteau sur un tesson pour Ka217. » Ce gâteau sur un tesson servait à révéler quelque chose qui sans cela aurait pu échapper. Les hommes savaient déjà que le mystère de l’identité se nichait non pas chez les dieux, mais dans leur Géniteur : Prajāpati. Or, derrière ce nom, qui était plutôt un surnom, on en découvrait un autre, qui était un pronom interrogatif : Ka, Qui ? Et derrière ce dernier ? On ne reconnaissait pas d’autres noms. On était dans l’indéfini, dans l’illimité, dans le débordant, qui était la nature même de Prajāpati. Une nature qui obligeait à faire un pas au-delà des dieux. Mais vers où ? On savait peu de choses de Prajāpati, par rapport à son immensité sans bornes. Et, dans ce peu, ce qui ressortait était la souffrance, le long tourment du corps désarticulé et couvert de plaies. Quoi d’autre ? Un désir pur — ou élaboré dans le tapas, qui est ardu, épuisant. Aussi s’approchaient-ils de lui avec précaution, comme de quelqu’un d’endolori. Et là, l’imprévu se montra : Ka signifie aussi bonheur. C’est pourquoi sur le lait caillé on éparpillait des fruits de karīra : pour attribuer du bonheur aux créatures. Ce qui ne pouvait que surprendre. Celui qui était l’image du tourment devenait l’accès au bonheur. Mais qu’était le bonheur ? Les fils de Prajāpati, par exemple, semblaient ne connaître que la faim ou la fuite. Et ils découvraient maintenant que chez leur Père se cachait quelque chose d’autre, comme la syllabe Ka dans la plante karīra. Comment le rejoindre ? Une fois Prajāpati répondit à la question, avec la précision d’un arpenteur : « Autant vous m’offrez, autant est mon bonheur218. » Le bonheur apparaissait rattaché, solidement relié à l’offrande. Et la première offrande était cette construction de briques dans laquelle se recomposait le corps de Prajāpati. En effet : « Comme, pour lui, il y avait du bonheur (ka) en ce qui était offert (iṣṭa), c’est pourquoi ce sont des briques (iṣṭakā). 219» Ainsi la parole qui servait à désigner les briques de l’autel du feu liait en elle, avec le lien le plus fort, qui est celui de la syllabe avec la syllabe adjacente, l’offrande (iṣṭi) et le bonheur (ka). Cela signifiait donc « bonheur dans l’offrande ». Cette phrase du Père, qui se grava dans la mémoire des fils, fut une surprise. Depuis lors ils s’affairèrent comme jamais autour de l’autel du feu, ils apprirent à élaborer une composition de briques heureuses, parce qu’ils voulaient obstinément recomposer l’identité perdue du Père. Seulement ainsi ils lui rendraient le bonheur, seulement ainsi le bonheur descendrait sur eux aussi, à travers ce gâteau placé sur un tesson.
Mais la spéculation linguistique des ritualistes ne s’arrête pas. Une dernière signification affleure dans la Chāndogya Upaniṣad. Et elle vient de la voix qui a le plus d’autorité, celle des feux dont l’étudiant Upakosala s’était occupé pendant douze ans, au cours de son noviciat auprès de Satyakāma Jābāla. Le maître avait congédié tous ses disciples, mais non pas Upakosala, qui était devenu triste et qui refusait de manger. La femme du maître lui en demanda la raison et Upakosala répondit : « Il y a dans cette personne des désirs multiples. Je suis plein de malaises. Je ne mangerai pas220. » Ce fut le moment où les feux décidèrent d’intervenir. Ils étaient reconnaissants envers cet étudiant qui s’était occupé d’eux scrupuleusement. Ils voulurent lui expliquer, avec le minimum de paroles, quelque chose d’indispensable. Ils dirent : « Le brahman est souffle ; le brahman est ka, le brahman est kha221. » L’étudiant était encore perplexe. Il dit : « Je sais que le brahman est souffle. Mais je ne sais ce qu’est ka ni kha. » Les feux répondirent : « Ce qui est ka, cela même est kha, ce qui est kha, cela même est ka. » Le texte ajoute : « Ils lui expliquèrent ainsi le souffle et l’espace222. » D’après les commentaires linguistiques (Bṛhaddevatā et Nirukta), on apprend que Ka était aussi kāma, « désir », et sukha, « bonheur ». Mais maintenant, kha aussi, « espace », se superposait dans le même nom. Et ce que c’était fut précisé dans un point crucial de la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad : « Le brahman est kha, espace ; l’espace est primordial, l’espace est venteux223. »
Les étymologistes et les lexicographes abordent certains détails éloquents que les ritualistes ne mentionnent pas toujours. Derrière le corps désarticulé de Prajāpati, qui « a couru toute la course224 » et qui a fini par tomber sur son propre œil, d’où s’échappait la nourriture comme si c’était des larmes (« De lui, ainsi tombé, coulait la nourriture : c’était de son œil sur lequel il gisait que coulait la nourriture225 »), derrière sa figure indistincte à laquelle son fils Indra a très tôt voulu arracher grandeur et splendeur, on commençait à entrevoir une extension illimitée du désir, qui se superposait à un bonheur précédant toute existence, dans un espace précédant tout et capable de tout accueillir, en une circulation perpétuelle des vents. Et cela était Ka.
Ka, kha : distinctes dans la graphie, presque indistinctes dans leur son, ces deux syllabes, en s’unissant, devaient guérir toute tristesse. Pourquoi ? Cette fois, dans ka, tandis que dans l’ombre se dessinait le profil de Prajāpati, se détachait la signification de « bonheur », sukha. Le bonheur se diffusait dans l’espace (kha) — et l’espace permettait au bonheur de respirer. À une autre occasion, un autre maître avait précisé à Upakosala ce qu’est cette simple ouverture de l’espace qui est kha (et qui signifie aussi « orifice », « blessure », « zéro »).
Mais comment le brahmane se manifeste-t-il dans kha, dans l’« espace ouvert » ? Sous la forme d’une clepsydre. Celle-ci, dans sa partie supérieure, s’étend dans la totalité de l’espace extérieur. Dans l’étranglement elle se contracte en un point presque imperceptible, situé dans une cavité minuscule dans le cœur de chacun. Derrière celle-ci s’ouvre grand une immensité équivalente à celle du monde extérieur. C’est la partie inférieure de la clepsydre. C’est à travers l’étranglement que passe le grain de moutarde upaniṣadique (et évangélique) et qu’il s’étend dans l’invisible. Un passage de la Chāndogya Upaniṣad énonce tout cela (une révélation qui bouleverse toute pensée précédente) de la façon la plus simple, la plus directe, comme dans une conversation paisible, persuasive : « Ce qu’on appelle brahman, c’est cet espace [ākāśa] qui est extérieur à l’homme ; mais cet espace qui est extérieur à l’homme, cet espace est le même qui est à l’intérieur de l’homme ; et cet espace qui est intérieur à l’homme est celui-là même qui est au-dedans du cœur. C’est le plein, l’immuable226. » L’aura qui enveloppe les personnes est l’empreinte qui laisse présager la présence de la partie inférieure de la clepsydre. Pour les romantiques allemands, l’exploration de l’intériorité était une recherche tenace de l’étranglement de la clepsydre, sans l’aide des rites et des feux.
Arka : un mot qui appartient à un langage secret, dont nous savons peu de choses. Armand Minard, le prêtre le plus rigoureux du Śatapatha Brāhmaṇa, qui consacra le travail de toute sa vie à le commenter syllabe après syllabe, le reconnut non sans la satisfaction perverse d’en rendre l’accès encore plus difficile : « arká- : rayon (éclair, flamme, feu, soleil), — plante dont les feuilles flammées portent l’offrande à Rudra dans sa centurie lustrale (śatarudriya), — los, hymne (= uktha), qui est peut-être le sens primitif (Ren. JAs 1939 344 n. 1). Cette polysémie alimente des spéculations infinies (ainsi X 6 2 5-10). Et le mot est (presque : 525 a) toujours, comme ici (et 363), pris en deux ou plusieurs sens227 ». Ces paroles commentent Śatapatha Brāhmaṇa, 10, 3, 4, 3 (« Connaîs-tu l’arka ? Eh bien, que ta Seigneurie daigne nous l’apprendre228 ») et peuvent donner le frisson de l’ivresse philologique à laquelle Minard s’abandonnait. Dans un autre style, Stella Kramrisch lui sert de contre-chant : « Arka est n’importe quelle chose qui irradie. C’est un rayon, un éclat et un éclair. C’est le chant229. »
Le passage commenté par Minard est un exemple insolent de questionnaire par énigmes, où derrière les détails de l’arka en tant que plante (Calotropis gigantea) transparaît le corps de l’homme (« Connais-tu les fleurs de l’arka ? Par cela il voulait dire les yeux230 » — et ainsi de suite pour les autres organes), pendant qu’à son tour derrière l’arka se profilait Agni, jusqu’à l’équation ultime : « Celui qui considère Agni comme arka et comme l’homme, dans son corps cet Agni, l’arka, sera construit à travers la connaissance que “Moi ici je suis Agni, l’arka”231. » Mais dans l’arka étaient installés aussi Ka et ka, le « bonheur ». Aussitôt après le début de la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, un cortège entraînant de divinités guidées par la jeune fille Aurore, Uṣas, qui se révèle être « la tête du cheval du sacrifice232 », on passe à l’arka : « Au début il n’y avait rien ici-bas. Tout était enveloppé par Mort [Mṛtyu], par la faim, parce que la faim est Mort. Celui-ci [Mṛtyu] conçut cette pensée : “Que je puisse avoir un Soi.” Aussi lança-t-il une prière. Et pendant qu’il priait, les eaux furent engendrées. Il dit : “Pendant que je priais [arc-] le bonheur m’est échu [ka ; selon Senart, mais ka signifie aussi ‘eau’, raison pour laquelle Olivelle traduit : ‘Pendant que je me consacrais à une récitation liturgique, l’eau jaillit de moi’].” C’est de cela que dérive le nom arka. Le bonheur échoit à celui qui sait ainsi parce que l’arka s’appelle arka [ici Olivelle rencontre un problème parce qu’il doit traduire de cette façon : “l’eau jaillit de celui qui sait ainsi”]233. »
Mais la narration poursuit : « Les écumes des eaux se solidifièrent et ce fut la terre. Sur la terre il [Mṛtyu] se donna du mal. Lorsqu’il fut épuisé et ardent, l’essence de son éclat devint le feu234. » Après les eaux et la terre, d’autres morceaux du monde se formaient : le soleil, le vent. C’était le souffle de la vie qui se décomposait en diverses parties. Alors Mort désira : « Qu’il puisse naître un second Soi. Mort, qui est faim, se joignit mentalement (manasā) en un coït (mithunam) avec Parole, Vāc. Ce qui était la semence devint l’Année235. » La Parole, Vāc, comme fille avec laquelle s’unir immédiatement, l’apparition du Temps (Année) : on a déjà rencontré tout cela dans le long texte dont la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad est la partie finale, l’envoi : dans le Śatapatha Brāhmaṇa. Là, pourtant, le sujet était Prajāpati, ici Mṛtyu, Mort, qui continue à se comporter comme Prajāpati. Il pratique le tapas, il s’exténue, il se désarticule. De son corps fuient « les souffles : l’éclat, l’énergie236 ». Comme cela arrive aussi dans les histoires de Prajāpati, son corps se gonfle. C’est une carcasse, mais qui abrite encore l’esprit. Alors Mṛtyu pensa se faire un autre corps. Dans son esprit se formulèrent les mêmes mots qu’il s’était dits au début : « Que je puisse avoir un Soi237. » Alors il devint cheval, aśva, parce qu’il s’était « gonflé », aśvat. Et une fois que Mṛtyu s’est gonflé dans le cheval, il pourra le sacrifier, parce que « ce qui s’était gonflé était devenu adapté au sacrifice (medya)238 ». Voilà l’origine du « sacrifice du cheval », aśvamedha. Nous sentons agir ici le même procédé, chiffré et foudroyant, qui agissait pour le mot arka. Le texte en effet ne manque pas d’y faire allusion : « Ils sont deux, arka et aśvamedha, mais il y a une divinité unique, qui est Mṛtyu239. » Jusqu’au bout, jusqu’à l’institution de l’aśvamedha, qui est le souverain parmi les sacrifices, Mṛtyu et Prajāpati ont procédé l’un sur les traces de l’autre, comme deux doubles d’eux-mêmes. Mais à présent seulement, dans l’Upaniṣad « de la forêt », se trouve formulée l’obsession lancinante des ritualistes védiques, qui dans les Brāhmaṇa apparaît plus fugitivement : la « mort récurrente », punarmṛtyu, le mal suprême que l’on puisse subir. Et la puissance qui permet de fuir est Mṛtyu, Mort lui-même : « Il évite la mort récurrente, la mort ne peut pas le rejoindre, Mṛtyu devient son Soi, il devient l’une de ces divinités [celui qui sait ainsi]240. »
Comment était-on parvenu à ce renversement stupéfiant par lequel Mort devenait la délivrance de la mort ? Le cheminement s’était fait par étapes. Au début : « Prajāpati créa les créatures : à partir des souffles ascendants il émit les dieux, à partir des souffles descendants les mortels. Et, au-dessus des créatures, il créa Mort comme celui qui les dévore241. » Plus loin dans le même kāṇḍa du Śatapatha Brāhmaṇa on parlait de Prajāpati qui, « après avoir créé les choses existantes, se sentit vidé et eut peur de Mort242 ». Encore plus loin, on dit : « Mort, qui est le mal (pāpmā mṛtyuḥ)243 », écrasa Prajāpati pendant qu’il était en train de créer. Plus on avance dans le texte, plus Mṛtyu s’approche de Prajāpati et l’assiège : présence dominante, enfin duelliste. Et, quand on arrive à la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, la situation est désormais renversée : on ne parle plus de Prajāpati, le sujet est Mṛtyu — et Mort se soumet à toutes les épreuves, à tous les travaux traversés par Prajāpati. Cela signifie-t-il que l’Upaniṣad opère une mutation radicale de perspective ? Certainement pas. Tout était prédisposé. Déjà dans le dixième kāṇḍa du Śatapatha Brāhmaṇa on lisait que Prajāpati est « l’Année, Mort, le Terminateur244 ».
À huit ans, le petit brahmane se présentait à son maître et disait : « Je suis venu pour devenir un élève. » Alors le maître lui demandait : « Ka (Qui, Quel) est ton nom ? » La question contenait la réponse : « Ka est ton nom. » À ce moment-là l’élève entrait dans l’ombre de Prajāpati, il en prenait même le nom : « Ainsi il le fait appartenir à Prajāpati et il l’initie245. » Tout le reste n’était qu’une conséquence. Le maître prenait la main droite de l’élève et disait : « Tu es disciple d’Indra. Agni est ton maître246. » Des divinités puissantes, qui jetaient une ombre. Et dans cette ombre se trouvait Prajāpati et l’élève lui-même, qui à cet instant-là s’acheminait vers une longue transformation. Elle allait durer douze ans.
« Prajāpati est vraiment ce sacrifice que l’on célèbre ici ; et d’où sont nées ces créatures : et pareillement elles naissent aujourd’hui encore247. » Ces paroles, nettement scandées, se retrouvent par trois fois identiques, à courte distance. Elles sonnent comme un avertissement, un accord initial. Elles nous rappellent que la théologie de Prajāpati est tout d’abord une liturgie. Il ne s’agit pas seulement de reconstruire ce que furent à l’origine les actes de Prajāpati pour que les êtres soient produits. Il s’agit maintenant d’accomplir des actes équivalents pour que les êtres continuent à être produits. L’action de Prajāpati est ininterrompue et perpétuelle. C’est l’action qui s’accomplit dans l’esprit, dans tous les esprits, qu’ils le sachent ou non, lorsque de leur extension inarticulée et sans bords se détachent des formes qui ont un profil et qui se distinguent les unes des autres.
Pour les voyants védiques, la cosmogonie n’était pas le récit canonique des origines, mais un genre littéraire, qui admettait un nombre indéfini de variantes. Toutes, cependant, compatibles — iva, « pour ainsi dire ». Ou du moins toutes convergentes sur un point qui ne manquait jamais : le sacrifice. Le sacrifice était la respiration des cosmogonies multiples : des histoires d’un sacrifice spécifique qui en même temps fondaient le sacrifice. Sur ce qui arriva à Prajāpati à l’origine on a donné de nombreuses versions divergentes à l’intérieur d’une même œuvre. Et à chaque fois la nouvelle version sert à expliquer quelques détails du monde tel qu’il est. Si les histoires de Prajāpati n’étaient pas une pluralité irréductible, le monde serait plus pauvre, moins vif, moins capable de métamorphoses. Plus l’origine était variée, plus la texture du tout était dense et impénétrable. Pour la désigner on a l’habitude de dire « les trois mondes » : le ciel, la terre et l’espace atmosphérique. Tout ce qui a lieu se déroule parmi ces trois strates de la réalité. Et cela suffirait déjà à rendre l’ensemble suffisamment compliqué, parce que les rapports entre ces trois niveaux sont très denses.
Mais le ritualiste est l’homme du doute. Pour chaque geste qu’il accomplit, une question l’aiguillonne : est-ce là le geste qu’il faut accomplir ? Ce geste couvrira-t-il toute la réalité ? Ou restera-t-il de toute façon une réalité supplémentaire, que ce geste ne parvient pas à toucher ? Ainsi, à un moment donné, le ritualiste fait allusion à un quart monde. Si ce monde existait, il serait une révélation déséquilibrante, parce que tout ce qui a été accompli jusque-là n’a à faire qu’à trois mondes. La simple existence du quatrième ne suffira-t-elle pas à rendre vaine une telle vision ? Ce quatrième monde ne sera-t-il pas offensé pour n’avoir jamais été pris en considération ? Et pourtant « il est incertain que le quart monde existe248 ». On reconnaît donc qu’il y a un doute irrémédiable sur l’existence même d’un monde entier. Comment faire ? Le ritualiste a l’habitude de s’ouvrir un passage, peut-être provisoire, dans ces enchevêtrements. Si l’existence du quart monde est incertaine, « ce qui a lieu en silence est incertain aussi249 ». Il faudra alors ajouter, dans les gestes qui doivent être accomplis en récitant une formule, un geste supplémentaire, qui doit être accompli en silence. Ce geste sera la reconnaissance que le quart monde pourrait exister. Cela suffit pour aller plus loin, vers d’autres gestes. Mais ce doute silencieux demeure au fond de toutes les spéculations. Jusqu’à ce que tout à coup, latéralement, et avec cette nonchalance hautaine particulière à ce qui est ésotérique, se manifeste la phrase qui est la réponse tant souhaitée : « Prajāpati est le quart monde, en plus et au-delà de ces trois250. » Les réponses aux énigmes ont un trait particulier : elles deviennent tout de suite autant d’énigmes, encore plus radicales. C’est ainsi dans ce cas. Si Prajāpati est le « quart monde » — et si l’existence du quart monde est « incertaine » —, l’existence même de Prajāpati sera incertaine : en remontant en arrière vers celui qui a donné leur origine aux êtres, on ne rencontre pas quelque chose de plus sûr et solide, mais quelque chose dont il est même légitime de mettre en doute l’existence, quelque chose que l’on peut de toute façon ignorer sans que cela dérange en aucune manière le fonctionnement du tout, de ces « trois mondes » auxquels nous avons affaire continuellement. L’audace théologique des ritualistes est ici aveuglante : la capacité d’instiller le doute sur sa propre existence, la capacité de laisser exister le tout sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours au mystère lui-même est implicite dans le mystère. Rien ne protège le mystère comme l’élusion de sa présence elle-même.
Prajāpati : le bruit de fond de l’existence, le bourdonnement constant qui précède tout profil sonore, le silence derrière lequel on perçoit le travail d’un esprit qui est l’esprit. C’est l’Es de ce qui advient, la cinquième colonne qui guette et soutient tout événement.