On dit des Ṛgveda qu’ils furent vus par les ṛṣi. C’est pourquoi les ṛṣi peuvent être définis « voyants ». Ils virent les hymnes comme l’on voit un arbre ou un fleuve. Ils étaient les êtres les plus déconcertants du cosmos védique, les moins facilement explicables. Parmi eux, les dominants, les Sept qui résidaient dans les astres de la Grande Ourse, les Saptarṣi, ne manquent pas d’affinités avec les Sept Sages grecs, avec les abdāl islamiques et avec les Sept Apkallu de l’Apsu akkadien. Mais quelque chose dans la nature des ṛṣi était un scandale épistémologique : ce n’était qu’à eux qu’était accordé d’appartenir au non-manifesté et en même temps d’intervenir dans les faits de tous les jours, qu’ils gouvernaient de façon occulte.
Et cela était déjà alarmant : qu’une catégorie métaphysique, l’asat, le « non-manifesté », fût une catégorie d’êtres qui ont un nom. Aussi Hermann Oldenberg ressentit tout de suite le besoin de dégager le terrain de toute assimilation indue : « Ce non-être était un non-être d’une espèce très différente par rapport à celui de Parménide — et on ne retrouvait ici que très peu de sa rigueur quand il s’agissait de traiter avec une gravité passionnée du non-être et du non-étant251. » L’embarras d’Oldenberg était justifié et nous y remarquons encore la fierté de celui qui avait été éduqué dans l’idée du classicisme propre au XIXe siècle. Avec les ṛṣi, de fait, le mouvement suit une tout autre direction. Seul le point de départ est commun : cet asat qu’Oldenberg traduit par « non-être ». Or, si l’asat est les ṛṣi, le non-être serait une catégorie d’êtres. Ceux-ci, à leur tour, coïncideraient avec les « souffles vitaux », prāṇa — et là on tombe dans la physiologie. En outre, le non-être agit en pratiquant le tapas, l’« ardeur » qui surchauffe la conscience. Trop d’éléments palpables sont attribués à ce non-être. Et surtout : trop d’éléments qui continuent ensuite à se montrer et à agir dans l’existant, dans n’importe quel existant. Aussi finissent-ils par former en lui un réseau de failles, comme s’ils voulaient indiquer que tout ce qui apparaît dans l’existant n’appartient pas à l’existant. Ces passages métaphysiques n’appartenaient pas à la nature de l’Occident. Oldenberg retenait difficilement son indignation : « Le non-être se met à penser, à agir avec tant de promptitude, en dépit de tout Cogito ergo sum, comme un ascète qui se prépare à accomplir quelques tours magiques252. » Oldenberg croyait avoir énoncé un paradoxe sinon une absurdité. Mais ses paroles pouvaient être aussi entendues comme une description sobre et précise. Du haut de leurs astres les ṛṣi l’observaient, avec leur gravité exaspérante, encore plus railleuse que le sarcasme.
Les voyants védiques avaient vu les hymnes du Ṛgveda, tout comme d’autres parmi eux avaient trouvé les rites qui allaient ensuite être célébrés et étudiés. La connaissance était une rencontre par hasard de quelque chose de préexistant, que les dieux accordaient de percevoir par éclairs. Les dieux ne se souciaient pas d’éduquer ni de guider le genre humain, qu’ils considéraient avec des sentiments mélangés, parfois bienveillants, parfois hostiles, ainsi, « d’une occasion à l’autre, suivant le caprice du moment, la puissance céleste communique à l’homme tantôt un fragment tantôt un autre de l’inestimable savoir253 » (toujours Oldenberg).
Mais comment ce savoir se déposa-t-il et s’organisa-t-il ? La métrique était trop parfaite, le lexique trop varié, la composition de l’ensemble trop complexe pour que le Ṛgveda, qui est la concrétion de ce savoir, ne supposât une longue élaboration, lancée bien avant son apparition en Inde, en présence d’autres paysages, vers le nord-ouest, et d’autres aurores. On reconnaît dans certains hymnes des traces, énigmatiques comme toujours, de ces vicissitudes. La poésie archaïque la plus éblouissante est déjà archaïsante, comme si les premières statues grecques étaient celles du Maître d’Olympie. Au moment où elle nous apparut, transmise par des milliers de mémoires, sans variantes, la parole des ṛṣi se montrait déjà « tributaire d’une longue tradition savante254 ». Et le Ṛgveda était déjà une saṃhitā, un « recueil », une anthologie qui « rebrasse une masse plus ancienne, moins différenciée, où chefs de clan et chefs d’école auraient puisé à des moments divers255 ».
Lorsque quelque chose (ou quelqu’un) est créé, produit, émané, composé — surtout si c’est aux débuts du monde —, les textes védiques disent d’innombrables fois que cela a eu lieu grâce au tapas, à l’« ardeur ». Mais qu’est-ce que le tapas ? Fourvoyés par les traductions christianisantes (« ascèse », « pénitence », « mortification ») qui ont eu cours dès les premières éditions du XIXe siècle (et que l’on peut rencontrer aujourd’hui encore), beaucoup d’indianistes ont évité cette question. Après tout, on sait bien qu’en Inde plus qu’ailleurs la présence d’ascètes, de pénitents et de dévots qui se mortifient est remarquable. Ce seraient eux les derniers pratiquants du tapas. Et la question semblera résolue avec le renvoi à une spiritualité générique.
Or, le tapas est certainement une forme d’ascèse, au sens originaire d’« exercice », mais il s’agit d’un exercice très spécial, qui implique le fait de développer de la chaleur. Tapas est un mot similaire au tepor latin — et indique une ferveur, une ardeur. Ceux qui pratiquent le tapas pourraient être définis comme « les ardents ». Et c’est une chaleur qui peut devenir une flamme dévastatrice. C’est ce qui arrivait avec certains ṛṣi, qui ébranlaient le monde de temps à autre.
Les ṛṣi ne sont pas des dieux, ils ne sont pas des démons, ils ne sont pas des hommes. Mais ils apparaissent souvent avant les dieux, et même avant l’être d’où sont issus les dieux ; ils montrent souvent des pouvoirs démoniaques ; ils circulent souvent comme des hommes parmi les hommes. Les textes védiques ne manifestent qu’indifférence face à cet état de choses, comme s’ils n’y voyaient rien d’incompatible, peut-être aussi parce que les hymnes du Ṛgveda ont été composés par les ṛṣi eux-mêmes. On chercherait en vain ailleurs, en d’autres lieux et d’autres époques, des figures qui rassemblent en elles leurs caractères, convergeant en un seul : l’incandescence de l’esprit. Avec laquelle les ṛṣi étaient capables de pénétrer tout autre être, qu’il s’agisse de dieux, d’hommes ou d’animaux.
Les ṛṣi parvinrent à un degré de connaissance inaccessible non pas parce qu’ils pensèrent certaines pensées mais parce qu’ils brûlaient. L’ardeur précède la pensée. Les pensées émanent comme des vapeurs d’un liquide surchauffé. Pendant que les ṛṣi étaient assis, immobiles, et qu’ils contemplaient les événements du monde, une spirale ardente tourbillonnait en eux, d’où se détacheraient, un jour, les formules des hymnes du Ṛgveda ou les « grands dits », mahāvākya, des Upaniṣad.
Rien n’est plus déroutant que de penser aux ṛṣi, et tout d’abord aux Sept Voyants, comme à des êtres tranquilles et débonnaires, détachés des vicissitudes du monde. Au contraire, si le monde avance dans son cours, il le doit en premier lieu aux immenses réserves de tapas que les Sept Voyants insufflent régulièrement, dans les veines de l’univers. Mais ce tapas peut occasionnellement miser contre le monde lui-même — et le bouleverser. Et on ne peut même pas dire que cette masse d’ardeur incandescente se laisse piloter par les ṛṣi eux-mêmes. Lorsque l’un des Sept Voyants, Vasiṣṭha, désespéré par la mort de ses fils, désira se tuer, son tapas l’en empêcha. Il se précipita d’un rocher très haut et fut seulement accueilli dans un très grand lotus comme dans un lit moelleux. Son tapas était trop puissant pour permettre que celui qui le portait s’éteigne.
L’histoire des rapports entre les Sept Voyants et leurs épouses, les Pléiades, appartient aux origines, sans avoir jamais été éclaircie. Dans leurs résidences célestes, les Saptarṣi marquaient le nord avec l’étoile Polaire. S’il fut un temps où on les appelait aussi « ours », ṛkṣa, on peut penser que dans leur aspect quelque chose rappelait ces animaux, de même que les Sept Apkallu sumériens, les « Carpes Saintes256 », nous apparaissent revêtus des écailles des poissons qui les évoquent. Les Saptarṣi étaient trois couples de jumeaux, plus « un septième né tout seul257 ». Aimés et respectés par leurs épouses, ils en étaient cependant séparés par une vaste étendue du ciel, parce que les Pléiades surgissent à l’est. C’est ainsi que se glissa Agni, le premier amant, le premier séducteur clandestin qui poursuit de ses assiduités les femmes solitaires, négligées par leurs maris. Il commença en léchant avec ses flammes les doigts de pied des femmes des ṛṣi, quand elles se tenaient rassemblées autour du feu. À la fin, il devint l’amant de chacune d’elles. Seule l’austère Arundhatī se refusa à lui. Aussi un jour, lorsque les Pléiades descendirent dans les eaux d’un champ de roseaux pour accueillir Agni en fuite, elles ont retrouvé un vieil amant en difficulté.
Les ritualistes se demandaient, au moment où il s’agissait d’établir le lieu des feux : faut-il refuser la protection des Pléiades, en tant que femmes adultères, ou bien la chercher pour la même raison, en ce qu’elles trompèrent les ṛṣi avec Agni ? L’alternative était la suivante : situer les feux sous les Pléiades, en cherchant de quelque manière leur regard complice, ou au contraire se tenir à l’écart d’elles, en tant qu’exemple de l’adultère — ou du moins de la distance dans le couple (et à ce moment-là le ritualiste irrité observait que « c’est un malheur de ne pas avoir de rapports [avec sa femme]258 »). Dans ce dilemme se renouvelait une question délicate et récurrente. Les ṛṣi sont des savants à la puissance immense, redoutables dans la colère, souvent méprisants et sévères même envers les dieux. Mais ils ne parviennent pas à s’assurer de la fidélité de leurs femmes. Les Pléiades, très belles et elles aussi sévères, ne surent pas résister aux séductions d’un dieu. Cela eut lieu avec Agni, qui fut longtemps leur amant. Mais l’épisode le plus scandaleux fut la visite de Śiva à la forêt des Cèdres, quand elles le suivirent toutes en dansant, prises d’ivresse. Et c’est justement cette histoire qui révélait un fond de vengeance cruelle. Car les ṛṣi étaient avant tout les époux choisis par Dakṣa pour ses filles. Et Śiva était celui qui avait pris et emporté Satī, la fille préférée de Dakṣa, contre la volonté de son père. Ainsi était née la tension qui avait à la fin brûlé le corps de Satī. Et à présent Śiva, à travers les ṛṣi, raillait tous ceux qui continueraient dans le monde à représenter l’autorité de Dakṣa, le pouvoir sacerdotal.
En remontant vers leurs origines à l’intérieur du divin, ces histoires étaient la nouvelle manifestation, en termes érotiques, de la tension entre Brahmā et Śiva, celle à cause de laquelle Śiva avait tranché la cinquième tête de Brahmā et avait ensuite longuement erré habillé en mendiant, avec le crâne du dieu attaché à sa main comme une écuelle. Mais qu’est-ce qui avait fait naître la tension entre Brahmā et Śiva ? C’est un point obscur, dont on n’arrive pas à percevoir grand-chose. Si l’ordre et l’autorité sacerdotale descendent de Brahmā, Śiva est la certitude perpétuelle qu’à un moment donné cet ordre sera renversé, que ce dernier ne résistera pas au choc de n’importe quelle force qui subsiste au-delà du rite. Ainsi cet ordre se désagrégea-t-il au cours de l’histoire. Ainsi, les femmes des Saptarṣi n’avaient-elles pu résister à la cour d’Agni, assidue et passionnée.
Les voyants védiques considéraient le passage de l’esprit d’une pensée à l’autre, de même que sa pénétration au plus profond de la pensée elle-même, comme le modèle de tout voyage. Pour parler d’océans, de montagnes et de cieux ils n’avaient pas besoin d’explorations téméraires. Ils pouvaient rester immobiles près de leurs affaires, au cours de n’importe quelle pause dans leurs migrations. Le résultat pouvait être le même. Voyager est une activité éminemment invisible, pensèrent-ils. Éventuellement, cela se manifeste dans une série de gestes liturgiques. C’est pourquoi dans les rituels de l’allumage ils se souciaient tout d’abord d’allumer l’esprit, le seul destrier capable de les transporter auprès des dieux. Et l’on murmurait : « Oui, ce qui transporte auprès des dieux c’est l’esprit259. »
L’activité de laquelle dépend et descend la création tout entière n’est que mentale. Mais d’une espèce qui manifeste tout de suite l’efficacité de l’esprit sur ce qui lui est extérieur. Et les prolongements de l’extérieur sont, pour l’esprit, l’intérieur de son propre corps. Il se produit ainsi une combustion invisible, une tiédeur progressive, jusqu’à l’ardeur qui résulte de l’œuvre de l’esprit. C’est le tapas, bien connu des chamans sibériens, ignoré ou clandestin dans la pensée occidentale. Ayant le don d’ubiquité et souverain, il est rarement défini dans ses pouvoirs, parce qu’ils sont trop évidents. Mais parfois le ritualiste se permet de les préciser : « En vérité, avec le tapas ils conquièrent le monde260. » Ce qui agit sur le monde, ce qui l’investit est le tapas, l’ardeur à l’intérieur de l’esprit. Sans lui, tout geste, toute parole est inerte. Le tapas est la flamme qui de façon occulte ou de façon manifeste parcourt le tout. Le sacrifice est l’occasion pour que se rencontrent et se conjuguent ces deux modalités de l’ardeur, visible dans le feu, invisible chez l’officiant.
Ici on approche au plus près la possibilité de nommer la donnée la plus élusive et la plus inévitable : la sensation d’être vivant. Qui, réduite à son essence en même temps proprioceptive et thermodynamique, est la sensation de quelque chose qui est en train de brûler, quelque chose qui brûle sur un feu lent et constant. Tous les autres caractères sont ajoutés et superposés à celui-ci, qui en est le sous-entendu et le support. C’est pourquoi le terme « extinction », nirvāṇa, prêché par le Bouddha, dut apparaître comme la négation par excellence de ce qui se présentait comme la vie même. C’est pour cela que le sacrifice, en tant qu’acte de brûler quelque chose, dut apparaître comme l’équivalence visible la plus précise de cet état qui est le fondement de la vie elle-même.
Il revenait aux ṛṣi d’être les gardiens et garants de l’ordre du monde. Mais il leur revenait aussi une autre fonction, qui menaçait à tout moment d’ébranler l’ordre du monde. Les ṛṣi étaient à l’origine des histoires. Dans l’écheveau inépuisable des vicissitudes des hommes et des dieux, à chaque nœud on rencontrait la malédiction ou la « grâce », vara, d’un ṛṣi. Les grandes narrations épiques comme le Mahābhārata ou le Rāmāyaṇa, qui ressemblent à d’immenses arbres feuillus, se présentent un jour comme l’œuvre d’un ṛṣi, Vyāsa ou Vālmīki. Mais, déjà auparavant, la charpente des histoires qu’ils racontaient était due aux actes d’autres ṛṣi, parmi lesquels pouvait même se glisser celui qui un jour serait l’auteur du poème qui racontait ces histoires. C’est ce qui arriva avec Vyāsa et le Mahābhārata, comme si Homère avait été l’un des héros grecs qui se battirent sous les murs de Troie.
Il ne reste pas de traces archéologiques de royaumes védiques, mais le Ṛgveda évoque à plusieurs reprises des agressions et des batailles. Lesquelles culminent dans la « guerre des dix rois261 », où le chef des Bharata armés de haches, Sudās, réussit à mettre en déroute une coalition de dix potentats — Ārya et non-Ārya — qui l’encerclaient. C’est ainsi que les Bharata s’imposèrent, avec le nom qui aujourd’hui encore désigne les Indiens. Ou du moins c’est ce que l’on peut en déduire, parce que les hymnes ne racontent jamais une suite de faits, mais ils y font allusion, en s’adressant à des dieux et des hommes qui les connaissent déjà. Quels furent les traits saillants de cette guerre ? Pour définir les ennemis des Bharata, le texte déclare seulement qu’ils étaient « sans sacrifices (áyajyavaḥ)262 ». Cela devait suffire. Chaque guerre — voulait-on dire — est une guerre de religion. Quant aux Bharata eux-mêmes, ils étaient soutenus de concert par Indra et Varuṇa, des divinités qui n’étaient pas toujours amicales entre elles. Comment ce prodige avait-il été possible ? Grâce à l’œuvre d’un voyant, le ṛṣi Vasiṣṭha, qui avait tissé cette alliance et qui s’était installé comme aumônier des Bharata, en évinçant un autre voyant, Viśvāmitra, qui était aussitôt passé dans les rangs ennemis. Depuis lors, leur lutte avait été incessante. Ils se disputaient assis sur les bords opposés de la Sarasvatī et leurs voix transperçaient les flots grondants. Même lorsque Vasiṣṭha transforma Viśvāmitra en héron — et que Viśvāmitra transforma à son tour Vasiṣṭha en grue —, ils continuèrent à se battre dans les cieux avec de furieux coups de bec. Ils se détestaient pour de profondes raisons théologiques, « se vouant entièrement à l’attachement ou à l’aversion, toujours pleins de désir et de colère263 ».
Viśvāmitra avait menacé une fois de détruire les trois mondes, mais Vasiṣṭha comptait sur son secret : il était le seul parmi les ṛṣi à avoir vu Indra « face à face264 ». Même lorsque les hymnes font allusion aux batailles, ils ne s’attardent pas à évoquer les rois, les guerriers et leurs gestes, mais les dieux et les ṛṣi, comme si les heurts décisifs ne pouvaient avoir lieu qu’entre eux. Si Sudās, à la fin, se révéla être un grand souverain, ce ne fut pas tant parce qu’il avait vaincu les dix rois, mais parce qu’un jour Vasiṣṭha lui apprit comment célébrer un genre particulier du sacrifice du soma. Sudās lui en fut reconnaissant. Il fit don à Vasiṣṭha de deux cents vaches, de deux chars avec des femmes, des bijoux et quatre chevaux.