Je mets du temps à comprendre que tout est là. Qu’il n’y a rien d’autre. Qu’en apposant ta signature au bas de la dernière page, sous la mention « le vendeur », tu as mis ta vie au coffre. Tes grands-parents étaient morts, tes parents étaient morts, les marionnettes allaient à Paul qui s’appelait Pitou, comme le théâtre. Tu n’avais qu’un prénom, Émile.
Alors tu les as tous tués. Tu avais une femme, trois filles, tu as tué tous les autres en toi pour aller de l’avant avec elles, les morts comme les vivants. Tu as signé l’acte de vente, embrassé Paul qui pleurait, et c’était la dernière fois. Tu as rendu l’appartement, quitté Rive-de-Gier. Tu n’as répondu à aucune lettre. Ni à celle où Paul te disait qu’il avait retrouvé la petite machine à vapeur avec laquelle vous jouiez tous les deux dans la roulotte, après qu’il t’avait fait faire tes devoirs. Ni à la dernière, dans laquelle il s’inquiétait d’un entrefilet dans le journal à propos de l’accident de tramway qu’avait eu ta cadette. Au faire-part de décès il n’y avait pas eu à répondre, le courrier était arrivé bien trop tard.
En signant l’acte de vente du cinéma chez le notaire, tu as fait vœu de silence. Liquidée l’histoire familiale ! Tu t’es engagé à taire ce que tu avais perdu et à le porter en toi toute ta vie. Alice était la seule à savoir, elle a respecté ce vœu, elle ne parlait jamais d’avant, du cinéma, de cette vie éteinte. Jamais un mot. Ce regret en toi, ce pacte entre vous. Elle s’est peut-être toute sa vie demandé si tu étais heureux, t’espionnant pendant que tu lisais ton journal, s’interrompant alors qu’elle coiffait à la chaîne vos trois filles, blonde rousse brune. Regrettais-tu ton choix ? Lui en tenais-tu rigueur ? En aviez-vous parlé les premiers temps, dans l’appartement de Saint-Étienne ? Et puis, les années passant, les décennies, elle a sans doute, et en toute bonne foi, oublié d’où tu venais.
Il a fallu que je questionne – pourquoi t’as un piano, c’est quoi tous ces vieux disques avec leurs partitions, t’es devenu maître parce que tu t’appelles Lemaître ? – pour que le sceau, le sceau transparent de l’exil, se craquelle un peu.
Chaque mois, en allant au coffre, tu rentrais chez toi. J’imagine un coffre immense, à la taille d’un pays, avec assez de place pour les marionnettes disparues et les cinq cents fauteuils du Palace, dont j’apprends enfin l’histoire, un après-midi où désœuvrée, pour que nous ne nous ennuyions pas ensemble, je te propose de me raconter ta vie. J’ai vingt-cinq ans, toi quatre-vingt-quatre. Tu es veuf et ton appartement est immobile depuis longtemps. Tu as un magnétophone, une cassette vierge, je la glisse dans le boîtier. Est-ce que c’est le fait d’être enregistré ? Tu te tiens droit, on dirait que tu parles sous serment. Tu lâches : « J’ai vécu dans une roulotte jusqu’à l’âge de onze ans. »
J’attends que tu me racontes ça depuis toujours.
Je sais enfin pourquoi, sous le manteau de laine, le veston, la jaquette, sous la chemise et le tricot de peau, sous la cravate des jours d’école, j’entrevois un cimetière. Je comprends que le piano est un caveau à portée de main, la réplique domestique de celui, là-bas, à Rive-de-Gier, dont tu paies scrupuleusement l’entretien. Le piano l’air de rien dans le salon jaune, pour toi un tombeau, les corps pêle-mêle des marionnettes sous le feutre pudique. Les disques tu ne les écoutes jamais, ce serait comme se glisser dans les draps d’un mort. Ils prennent toute la place dans le buffet mais qu’en faire.
Ça ne t’empêche pas de vivre, d’être un bon professeur, de te syndiquer, de faire carrière. Mais à la télévision ils donnent parfois un film dont tu te souviens. Et ce que tu vois quand tu regardes ces films, c’est une version pelliculée, en noir et blanc, de ta vie. Une version obsolète. Pour laquelle il n’y a aucune mise à jour.
Tu pourrais ne plus jamais allumer la télé, sauf que tu es loyal à ta manière, et endurant. Comme pour le coffre. Tu y retournes année après année, pèlerin farouche, tu vas te recueillir sur les lieux mêmes du crime. C’est lui, le bout de la route. Mais pas au sens où l’entendait Émile Pitou ton grand-père.
Ce dernier pouvait être fier, d’avoir surmonté la mort de son père, la tempête et la vente du matériel, d’avoir remonté le théâtre. Son pays avait disparu, Crasmagne ne lui voyant pas de successeur avait rendu les armes, mais c’était après avoir bien combattu.
Tandis que toi… Tu restes dans l’histoire familiale comme celui qui a vendu le cinéma, celui qui en rentrant de chez le notaire a rayé le nom de Pitou soigneusement calligraphié sur la page de garde de tous les livres qui lui venaient de sa mère. Tu gardes en toi ce monde mort, tu ne le partages pas.
Au magnétophone, tu racontes. J’y vois le signe que tu passes avec les années de l’amertume à la contemplation. Tu cesses d’endurer, tu te réconcilies. Le coffre devient l’endroit où ça bifurque. Quand tu y vas désormais, tu te tiens devant l’acte notarié comme à la croisée des chemins. C’est un passage secret, un pan dérobé de ta vie que tu déroules, la boutique de Blandin d’où est parti Auguste un matin de 1850, le ciel de la baraque qu’Émile a dessinée selon les plans conçus dans sa mansarde un jour de débâcle, l’espace de la roulotte que toi, Émile, deuxième du nom, a partagée avec ton oncle Paul jusqu’à tes onze ans, la cabine de l’opérateur étroite comme une cellule où tu relayais ton père. Tout tient dans le coffre, le tiroir métallique numéroté semblable à la centaine d’autres encastrés comme lui dans les murs de la salle.
L’acte de vente est un trésor qui te permet de constater ta généalogie. Et aussi : me permet, ma généalogie – je le découvre tout à coup, et c’est comme si tes mots conservés sur les bandes audio touchaient enfin leur cible.
Je sonne pour qu’on m’ouvre. L’homme aux clefs a changé, il vient de prendre son service, il sent encore le chaud du dehors. Dans mon sac je dissimule le précieux document, dont je ne suis pas sûre d’avoir le droit de disposer (un coffre, comme un compte, est-il bloqué à la mort du titulaire ?). Je me contente de hocher la tête lorsqu’il me demande si tout s’est bien passé. Je signe le registre. Lorgne depuis le sas l’esplanade, l’accès piéton du parking souterrain où j’ai laissé ma voiture. Cet acte de vente sera mon sésame, mon sauf-conduit. Je pars en quête.
Je remonte fleuves et rivières jusqu’à Rive-de-Gier, comme naguère derrière le corbillard. Le pays est étroit, coincé sous l’autoroute, et Le Palace un hangar disgracieux. J’erre un moment rue de la République, descends rue de la Boirie où l’appartement tout en longueur qu’on me fait visiter – il y a une petite plaque commémorative trop haute pour être vue – s’accroche à la roche par sa terrasse comme par un ponton.
Je peux à mon tour trimballer mon monde avec moi.
Je peux y accoster. Il a failli disparaître et on me l’a rendu. Je suis l’heureuse propriétaire d’un théâtre ambulant. Parmi mes propriétés, il y a le théâtre Pitou et ses habitants, hommes, femmes, pantins, tout un peuple à ma guise, dont je parle la langue.
Avec ces papiers je circule librement sur mes terres.
Je suis la marquise de Carabas.