La Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays

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1

Arrêtez vos montures vous deux et pleurons, en nous souvenant d’une femme aimée et d’un campement

Aux confins en courbe des sables entre Dakhûl et H’awmal,

2

Tûd’ih’ et l-Miqrât. Ses traces ne sont pas effacées encore

Grâce au tissage du vent du sud et du vent du nord.

3

Sur ses aires et sur ses terrains plats, tu vois,

Tels grains de poivre noirs, les crottes des gazelles blanches.

4

Et ce fut, comme si au matin de la séparation, le jour où ils levèrent le camp,

Près des acacias du clan où la coloquinte égrenai,

5

Mes compagnons arrêtaient sur moi leurs montures :

« Ne te laisse pas mourir, fais bonne figure ! »

6

Alors qu’une larme versée m’aurait, seule, consolé !

– Mais face à des traces qui s’effacent une larme peut-elle aider ?

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7

Comme avant elle, tu avais coutume de faire

À Mas’al pour la mère de H’uwayrith et sa voisine, de Rabâb la mère.

8

Quand elles se levaient le matin, elles fleuraient bon le musc,

Brise de vent d’est portant fragrance de giroflée.

9

Alors la nostalgie fit déborder mes yeux et, noyant mon cou,

Mes larmes allèrent jusqu’à mouiller mon baudrier.

10

Ah ! Je me souviens des jours heureux qu’aux femmes je dois !

Surtout d’un jour à Dârat Djuldjuli !

11

Et du jour où aux vierges j’immolai ma chamelle,

Tout émerveillé d’en voir emportés bagages et selle !

12

Les vierges passaient leur journée à s’en jeter la viande

Et le gras1 dont on aurait dit les crépines cordonnées d’un damas.

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13

Et du jour où le palanquin, le palanquin de ‘Unayza je déflorai !

« Malheur ! te dit-elle, tu vas m’obliger d’aller à pied ! »

14

Et le bât penchant de côté avec nous deux, elle dit :

« Tu tues mon chameau ! Imru’ al-Qays, descends ! »

15

Je lui dis : « Va et la rêne lui lâche !

Et de te cueillir, de te cueillir encore, point ne m’empêche !

16

Telle autre, enceinte et allaitant un fils d’un an, porteur de talismans,

Comme toi je visitais la nuit, la détournant de lui.

17

Quand derrière elle il pleurait, du buste vers lui elle se tournait,

Tandis que son ventre, sous moi, se maintenait. »

18

Un jour, sur la crête de la dune, elle se refusa à moi,

Faisant le serment que jamais, jamais elle ne se dédirait.

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19

« Fâtima ! Doucement ! Un peu moins de coquetterie !

Et si tu es décidée de me quitter, alors agis bellement !

20

Qu’est-ce donc qui te fourvoie ? Que l’amour que j’ai pour toi me tue ?

Que mon cœur à tes ordres – quels qu’ils soient – se plie ?

21

Si tel trait de mon caractère t’a déplu

Arrache mes vêtements des tiens et peau neuve faisons !

22

Tes yeux ne versent des larmes que pour pouvoir toucher,

À l’aide de leurs deux flèches, les quatre quartiers d’un cœur déjà blessé à mort2. »

23

Je me souviens d’une pucelle, intacte et belle comme l’œuf d’autruche, dérobée aux regards au fond de sa tente, interdite au désir

À me divertir avec elle sans hâte j’ai pris mon plaisir.

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24

Pour l’atteindre, j’avais passé des gardes et une coterie

Qui, pour peu que cela restât secret, m’aurait volontiers occis,

25

Quand dans le ciel les Pléiades montaient obliquement,

Comme un collier à deux rangs séparés par un joyau médian.

26

Je vins. Pour dormir, elle avait, tout près du rideau,

Ôté ses vêtements, sauf celui qu’on garde pour prendre du repos.

27

« Par Dieu, dit-elle, avec toi rien n’y fait ! J’ai beau chercher !

Mais je ne vois pas la folie te quitter. »

28

Je la fis sortir à pied, et derrière nous elle laissait traîner,

Sur notre double trace, la traîne de son manteau en laine brodée.

29

Et quand, l’aire du clan une fois traversée, se présenta à nous sur le côté,

Pourvu de dunes en forme de demi-lunes, un creux à l’abri du danger,

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30

Je la pris par les tempes pour l’attirer à moi et, telle une branche, elle s’inclina vers moi,

La taille fine, la cheville, où l’on met les bracelets, pulpeuse, comme arrosée,

31

Svelte, blanche, le ventre ferme et plat,

La gorge comme le miroir lustrée,

32

D’un blanc ocré comme l’œuf d’autruche,

Nourrie d’une eau limpide et pure que nul chameau jamais n’avait souillée.

33

Elle se détourne et offre à la vue l’ovale d’une joue,

Des gazelles suitées de Wadjra, l’œil aux aguets,

34

De la gazelle blanche, quand elle dresse le sien,

Le cou pas trop long, pas nu, mais pourvu de bijoux,

35

Les cheveux ornant le dos d’un noir charbonneux,

Touffus comme les grappes chargées de dattes du palmier,

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36

Les mèches torsadées de droite à gauche et relevées,

Le ruban se perdant entre celles qu’elle recourbe et celles qu’elle laisse flotter3,

37

La taille mince et souple comme la bride en cuir,

La jambe droite comme le jonc sous un palmier aux grappes surchargées.

38

Quand le soleil est déjà haut, sur sa couche jonchée de musc pilé,

Elle dort encore, n’ayant pas, par-dessus sa robe d’oisive, à se ceindre les reins.

39

Elle prend avec des doigts tendres, souples et graciles,

Comme les vers de sable de D’abî4 ou les ramilles de l’Ishil5.

40

Les ténèbres du soir elle éclaire,

Comme la lampe d’un ermite en son refuge nocturne solitaire.

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41

C’est pour sa pareille, qu’à l’âge de raison, le jeune homme éprouve une tendre passion,

Quand, entre robe de fillette et chemise de jeune fille6, elle est devenue nubile,

42

L’homme mûr de ses aveugles amours de jeunesse finit par faire son deuil,

Mais mon cœur de sa folle passion pour toi refuse de faire le sien.

43

Souvent, des opiniâtres querelleurs, me prodiguant

De bons conseils te regardant, j’ai repoussé les blâmes incessants !

44

Souvent, la nuit, comme de la mer les vagues, a déferlé ses voiles

Sur moi, lestées de maint tourment pour m’éprouver.

45

Je lui disais, chaque fois, quand, allongeant l’échine,

Le poitrail déjà lointain, elle faisait voir sa croupe, enfin :

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46

« Ô longue nuit ! Ne te dissiperas-tu donc pas afin que resplendisse

Le matin, encore que le matin ne vaille pas mieux que toi !

47

Quelle formidable nuit que toi dont les étoiles paraissent

Comme attachées aux roches sourdes avec des cordes en lin ! »

48

Souvent, pour la gente bédouine, j’ai mis de l’outre les courroies

Sur mon humble épaule de nomade endurci.

49

Souvent, j’ai traversé des ravins déserts, creux comme ventres d’onagres,

Où, tel le fils renié par son père, accablé d’enfants, le loup hurlait à la faim.

50

Quand ses hurlements cessaient, je lui disais : « Quel maigre butin que le nôtre,

Si toi, tu n’es pas riche en troupeaux !

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51

La chose une fois obtenue, nous la laissons filer entre nos doigts,

Vit maigrement quiconque laboure son champ comme toi et moi7. »

52

Avant l’aube, quand les oiseaux nichent encore, il m’arrive de monter

Sur un cheval fougueux, à poil ras, bien charpenté, entrave du gibier,

53

Tour à tour, chargeant, la fuite simulant, fonçant, décrochant,

Comme la dure roche dévalée par le torrent

54

Bai au dos si lisse que le feutre en glisse,

Comme sur le galet poli glisse l’eau.

55

Très maigre, certes, mais impétueux ! Quand, bouillonnant d’ardeur,

Il piaffe, il fait penser au chaudron bouillant.

56

Vif-argent, quand les galopeuses, épuisées,

Soulèvent la poussière sur le sol martelé.

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57

De son corsage glisse le jouvenceau novice,

Au cavalier pesant et aguerri, il arrache ses vêtements,

58

Virevolte comme le caillou percé que l’enfant fait tournoyer

Des deux mains, tour à tour, au bout d’une ficelle deux fois nouée.

59

Gazelle pour les flancs, autruche pour les jambes,

Loup pour la souplesse du trot, renardeau pour le galop,

60

Il a les côtes vigoureuses et, le vois-tu par-derrière, sa queue

Au crin fourni, pas trop long, bien d’aplomb, de ses fesses couvre le sillon.

61

Sur son dos, au grand galop, on dirait rivée

Une pierre à piler la coloquinte ou des aromates de mariée.

62

Devant nous surgit une harde dont les femelles ressemblaient

À des vierges en manteaux à traîne, faisant la ronde autour d’une pierre sacrée.

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63

Elles s’enfuirent et l’on aurait dit alors des coquillages mêlés de pierreries

Au cou d’un garçon du clan, doté d’illustres oncles, côté père comme mère.

64

Les bêtes de tête, il nous fit rattraper, laissant derrière

Les retardataires en troupe, restés inséparablement groupés.

65

Taureau et femelle, il chargea tour à tour,

Parvenant à les forcer tous deux sans être en sueur,$$$ne fût-ce qu’un peu.

66

Les cuisiniers passaient la journée à cuire la viande comme il faut,

Faisant sécher ou prestement bouillir au chaudron$$$les différents morceaux.

67

Quand, le soir, nous repartîmes, à le contempler, on n’en croyait pas ses yeux,

Le regard vers le haut à peine levé, aussitôt vers le bas se sentait glisser.

68

Sur son poitrail, le sang des bêtes de tête faisait penser

À du suc de henné dans des cheveux blancs démêlés.

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69

Il passa la nuit sous la selle et la bride au cou,

Debout devant moi, n’ayant pas été lâché.

70

« Ami ! Vois-tu l’éclair ? Regarde ! là ! la lueur !

Diadème du nuage, comme scintillement de deux mains,

71

Clarté d’éclair ou lueur de lampes d’ermite qui

Mouille d’huile leurs mèches solidement tordues ? »

72

Je fis halte avec mes compagnons entre D’âridj

Et l-‘Udhayb, scrutant l’horizon au loin

73

Les éclairs guettant, on devinait la pluie à droite sur le Qat’an,

À gauche sur al-Sitâr, puis sur le Yadhbul.

74

Le matin, elle tombait dru sur Kutayfa et ses alentours,

Couchant sur leurs barbes les acacias géants

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75

Au passage, elle arrosa le mont Qanân,

Faisant descendre de partout les mouflons aux pieds tachés de blanc.

76

À Taymâ’, elle ne laissa sur pied le tronc d’aucun palmier,

Aucun fortin si ce n’est bâti sur le rocher.

77

Dans les premières bourrasques de pluie, le Thabîr paraissait

Un auguste émir enveloppé de son manteau rayé.

78

Le matin suivant, les cimes du Mudjaymar ressemblaient

Au fuseau du fait des débris que le torrent charriait.

79

La pluie déversa sur le désert d’al-Ghabît’ ses tapis d’herbes et de fleurs,

Comme le marchand d’étoffes yéménite sa charge de sacs en cuir.

80

Des passereaux d’al-Djiwâ’, on aurait dit, de grand matin,

Qu’on leur avait servi le moût d’un vin poivré.

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81

Les fauves gisant là, noyés, faisaient penser, le soir,

Aux confins de son territoire, à des oignons sauvages déracinés.

1- . Au milieu du XXe siècle encore, les Bédouins, lorsqu’ils invitaient quelqu’un sous leur tente, lui disaient « Je t’offre de la viande et du gras », pour dire : « Je sacrifierai une chamelle pour toi. » Voir W. Thesiger, Le Désert des déserts, Paris, Plon, « Terre humaine », 1978, p. 210.

2- . Allusion au jeu du maysir, dont l’enjeu était un chameau découpé en dix parts. Grâce à deux flèches dont l’une rapportait sept parts et l’autre trois, le joueur pouvait gagner les dix parts du chameau, soit le chameau tout entier (voir notre Présentation, supra, p. 32-34). Aussi le texte arabe parle-t-il des « dix morceaux du cœur » que la femme conquiert grâce aux deux flèches de son regard, métaphore que nous avons tenté de rendre aussi bien que possible, en optant pour « quatre quartiers ».

3- . À propos de cette coiffure, voir notre Présentation, supra, p. 56-57.

4- . Ces vers de sable sont blancs et ont la tête rousse, évoquant ainsi les doigts blancs et teintés de henné.

5- . Littéralement, « les cure-dents de l’Ishil ». Ces cure-dents sont des ramilles assez épaisses de l’arbuste en question ; ils sont donc sans rapport, du point de vue de leur forme, avec les minces et rigides bâtonnets de nos cure-dents européens.

6- . Ce vers semble implicitement faire allusion à un rite de passage à la suite duquel la fillette changeait de type de vêtement pour faire voir qu’elle était désormais nubile, et donc susceptible d’être demandée en mariage. Notons que, de nos jours encore, le voile n’est en principe recommandé qu’aux jeunes filles nubiles.

7- . Les vers 48-51 sont réputés avoir été à tort introduits dans cette Mu‘allaqa. Ils sont attribués à un autre poète du nom de Ta’abbata Charran, et sont absents de certaines recensions du poème d’Imru’ al-Qays.