La Mu‘allaqa
de ‘Antara Ibn Chaddâd
1 | Les poètes, n’ont-ils laissé rien à rapiécer ? Mais si ! As-tu reconnu la demeure après l’avoir devinée ? |
2 | Parle donc demeure de ‘Abla1 à al-Djiwâ’ ! Demeure de ‘Abla, bonjour et salut ! |
3 | J’y arrêtai ma chamelle, qui ressemblait À un fortin, pour assouvir le besoin de m’attarder. |
4 | ‘Abla demeurait jadis à al-Djiwâ’ et les miens À H’azn, à S’ammân et Mutathallim. |
5 | Me saluèrent en retour les vestiges d’un temps lointain, Sans ‘Abla, mère de Haytham, vides, dépeuplés. |
6 | Elle demeure maintenant sur les terres des lions rugissants et désormais, Fille de Makhram, il m’est difficile d’aller te retrouver. |
7 | Je faisais la guerre aux siens, quand il advint que je m’épris d’elle ! Prétendument ? Non, par la vie de ton père, vraiment ! |
8 | Tu occupes – et rien d’autre ne va imaginer – Dans mon cœur la place de la femme aimée et respectée ! |
9 | Comment donc la visiter, quand les siens passent le printemps Aux deux ‘Unayza et les nôtres à Ghaylam ? |
10 | Ce n’est pas toi qui décidas de me quitter ? Mais si ! Vos montures furent bridées par une sombre nuit ! |
11 | Rien ne m’effraya hormis les chameaux de bât des siens Qui broyaient des grains de khimkhim2 au beau milieu du terrain ! |
12 | Parmi eux quarante-deux chamelles laitières Noires comme les rémiges du noir corbeau ! |
13 | Elle te captivait par une bouche aux dents éclatantes, Douce au baiser, d’un goût délicieux |
14 | Fragrances, aurait-on dit, du vase d’un parfumeur S’exhalant de sa bouche et précédant vers toi son sourire |
15 | Ou jardin intact dont la flore est assurée Par une pluie généreuse, guère souillée, point fréquentée, |
16 | Que chaque nuage printanier arrose d’une eau de toute pureté, Transformant chaque creux en pièce d’argent, |
17 | Déversant ondée sur ondée, si bien que, chaque soir, L’eau y coule sans discontinuer. |
18 | Les mouches y sont seules et sans cesse Elles bourdonnent, comme le buveur quand il chantonne. |
19 | Elles bruissent, en frottant patte contre patte, Comme fait de ses bras le manchot appliqué à faire du feu en frottant bois contre bois. |
20 | Soir et matin, ma bien-aimée se prélasse sur une couche douillette, Quand moi, je passe la nuit à dos d’un moreau bridé, |
21 | Ayant pour couche une selle sur un cheval aux jambes bien membrées, Aux flancs charnus, au ventre généreux. |
22 | Est-ce qu’à sa demeure me portera une chamelle de Chadan3 Qu’une malédiction a condamnée à avoir les trayons coupés et les pis desséchés ? |
23 | Qui, après une nuit de marche, n’en agite pas moins sa queue, se pavane la tête dressée Et broie les collines, en foulant vigoureusement le sol du pied. |
24 | Le soir venu, on dirait qu’elle broie les collines Avec les doigts rapprochés du « mâle aux oreilles coupées4 » |
25 | Au gloussement duquel les jeunes femelles accourent tels Des troupeaux yéménites se précipitant vers un pâtre étranger à l’accent h’imyarite5. |
26 | Elles suivent la houppe de sa tête si bien qu’on dirait Un palanquin sur un bâti, dressé en guise de tente pour elles. |
27 | Il a la tête petite et veille à Dhû-l-‘Uchayra sur ses œufs, Tel un esclave vêtu d’une longue pelisse et aux oreilles coupées. |
28 | À l’eau des deux Duh’rud’, ma chamelle s’abreuva et, le matin venu, Elle obliqua pour éviter les bassins de l’ennemi, |
29 | Comme si elle éloignait son flanc Inapprivoisé du miauleur du soir à grosse tête, |
30 | D’un chat à ses côtés qui, chaque fois qu’elle obliquerait vers lui, Hargneuse, se garderait des griffes et des dents. |
31 | Elle baraqua au bord du Ridâ‘ et ce fut comme si Elle fléchissait les genoux sur des roseaux à flûte brisés, |
32 | Comme si de la poix ou du goudron durci Qu’un tison ardent embrase sur la panse d’un pot |
33 | Suintait de derrière les oreilles de cette chamelle hargneuse et charnue Qui se pavane à la manière d’un étalon de race maintes fois mordu. |
34 | ‘Abla, si tu rabats ton voile pour te dérober à ma vue, sache que je suis Habile à m’emparer du cavalier portant cuirasse ! |
35 | Que tes louanges glorifient ce que tu sais ! Je suis, en effet, Longanime par nature, tant qu’on ne me fait pas outrage, |
36 | Mais si l’on m’outrage, ma riposte est cruelle Et de l’amère coloquinte a le goût de fiel. |
37 | J’ai bu du vin vieilli, une fois Retombées les chaleurs de midi, contre une pièce d’argent à fleur de coin, |
38 | Dans une coupe dorée à stries, Avec, à gauche, comme compagnon, un vase rutilant, couvert d’un filtre à tissu. |
39 | Quand j’ai bu, je suis prodigue De mes biens, mais conserve intact mon honneur. |
40 | Et quand je suis à jeun, je n’en dispense pas moins des largesses, Ma générosité et mes vertus étant ce que tu sais. |
41 | Je me souviens de l’ami d’une belle que j’avais terrassé, Sa jugulaire sifflant à la manière d’une lèvre affligée d’un bec-de-lièvre. |
42 | Mes mains l’avaient surpris d’un coup de lance Qui, en le transperçant, fit gicler une gerbe couleur de sang-dragon. |
43 | Fille de Malik6 ! N’as-tu donc pas questionné les cavaliers, Si vraiment tu l’ignores, sur ce que point ne sais ! |
44 | Car je suis toujours en selle sur un coursier au fluide galop, Aux flancs charnus que les braves attaquent tour à tour et qui, maintes fois blessé, |
45 | Tantôt se détache et fonce à découvert sur les lanciers, tantôt S’abrite sous les cordes bien tressées d’une multitude d’archers. |
46 | Les témoins de la rencontre t’apprendront Que je fus au cœur de la mêlée, mais m’abstins de faire du butin ! |
47 | Je me souviens d’un cavalier armé de pied en cap que les braves répugnaient à affronter, Qui ne se hâta point de fuir, ni ne se rendit. |
48 | Mes mains lui prodiguèrent un coup subit Avec une pique à hampe raide, droite, aux nœuds solides. |
49 | De ma lance sourde je lui perçai les habits, Car à la lance le noble n’est certes pas interdit ! |
50 | Puis je le laissai en proie aux fauves qui, se saisissant de lui, Rongèrent ses jolis doigts et son beau poignet. |
51 | Je me souviens d’une longue cotte dont j’ai percé les mailles De mon sabre, privant d’armure un brave guerrier, protecteur de tout ce qui mérite d’être protégé, |
52 | Agile à manier les flèches du sort quand arrivait l’hiver, Tombeur d’enseignes de marchands de vin et maintes fois blâmé ! |
53 | Quand il s’aperçut que j’étais descendu de cheval pour le quérir, Il montra ses dents, mais ce n’était pas pour sourire. |
54 | Notre rencontre dura toute la journée et l’on aurait dit De ses doigts, de sa tête qu’ils étaient teints d’indigo. |
55 | D’un coup de lance je le transperçai, puis l’achevai D’un coup de sabre indien en acier blanc, au fil tranchant. |
56 | Ce fut un héros dont les vêtements paraissaient couvrir un arbre géant, Qui portait des sandales en cuir et n’avait pas de jumeau. |
57 | Ô biche ! Quelle prise pour celui à qui elle est permise ! Et interdite à moi ! Puisse-t-elle ne l’être pas ! |
58 | Ma servante j’ai dépêché : « Va ! lui ai-je dit, Épie ses faits et gestes pour moi ! Renseigne-toi ! » |
59 | À son retour, elle m’a dit : « J’ai vu l’ennemi distrait, Et la biche peut être prise, pour qui atteint sa cible d’un trait. » |
60 | On aurait dit, quand elle s’est retournée, le cou d’un faon, D’une jeune gazelle de choix au museau taché de blanc ! |
61 | ‘Amr ne reconnaît pas mon bienfait, m’a-t-on appris, Or, l’ingratitude du bienfaiteur l’âme pervertit ! |
62 | De mon oncle paternel, je retiens l’ultime conseil : « Quand le soleil est déjà haut, Quand se crispent les lèvres, quand se découvrent les dents, |
63 | Au plus fort de la mêlée, ne se plaignent De ses abîmes les héros qu’en rugissant ! » |
64 | Quand, à l’encontre des lances, on se fit un rempart de moi, je ne reculai pas d’effroi, Mais parce que, pour avancer, je fus à l’étroit. |
65 | Et quand je vis les nôtres, tous ensemble, se porter en avant, S’exciter mutuellement au combat, irréprochable, je repartis à l’attaque. |
66 | Ils criaient : « ‘Antara ! », quand les lances faisaient penser, Fichées dans le poitrail de mon moreau, aux cordes d’un puits. |
67 | Du creux de sa gorge, je frappais sans relâche l’ennemi, De son poitrail jusqu’à ce que, tout de sang vêtu, |
68 | Il s’affaissât à force d’avoir reçu des lances dans son poitrail ! Alors d’une larme, d’un râle, il se plaignit à moi ! |
69 | S’il avait su causer, il se serait lamenté ! S’il avait su parler, il m’aurait, certes, parlé ! |
70 | Mon âme guérit, ma peine se dissipa Aux cris des cavaliers : « Quel homme ! Courage ! ‘Antara ! » |
71 | Les chevaux se ruèrent sur le sol ramolli, s’y enfonçant, moroses, Et parmi eux de superbes juments et de robustes coursiers ! |
72 | Mes montures sont dociles où que je veuille les mener, et j’ai pour soutien Ma raison que je stimule avec résolution. |
73 | J’ai, certes, craint de mourir, alors que le sort De la guerre n’a pas tourné au revers des deux fils de D’amd’am |
74 | Qui offensent mon honneur, sans que je leur aie fait offense Et qui, en mon absence, me vouent à la mort. |
75 | S’ils agissent ainsi, c’est parce que j’ai laissé leur père En pâture aux fauves et aux vautours trentenaires. |
1- . ‘Abla est la cousine bien-aimée du poète. Voir à ce propos notre Présentation, supra, p. 25.
2- . Il s’agit d’un épineux que nous n’avons pas réussi à identifier.
3- . Chadan est le nom d’une terre et d’une tribu demeurée célèbre pour la qualité de ses chamelles.
4- . Surnom de l’autruche.
5- . Les H’imyar résidaient en Arabie du Sud, dans l’actuel Yémen.
6- . Il s’agit toujours de ‘Abla, la bien-aimée.