La Mu‘allaqa
 d’al-h’ârith ibn h’illiza1

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1

Asmâ’ nous a fait part de son intention de nous quitter,

– De bien d’autres qui restent on se lasse du séjour ! –

2

Après nos rencontres à Burqat al-Chammâ’,

Quand sa demeure la plus proche était al-Khals’â’,

3

Puis Muh’ayyât, S’ifâh’, les hauteurs

De Fitâq, ‘Âdhib et Wafâ’,

4

La mare aux Qat’â’, les vallées de Churbub,

Les deux Chou‘ba, le puits d’Ablâ’,

5

Je n’y vois plus celle que j’y avais rencontrée, et je pleure

Aujourd’hui en vain, car pleurer ne sert à rien.

6

À portée de ta vue, Hind a allumé le feu,

Il y a peu, et sur les hauteurs, les flammes ondoyantes te la signalent.

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7

De loin, tu t’es éclairé de son feu

À Khazâzâ – de trop loin, hélas, pour t’en réchauffer !

8

C’est entre ‘Aqîq et Chakhs’ayn, qu’elle l’a allumé,

Avec un bois qui brillait comme du jour la clarté.

9

Cependant, pour vaincre le chagrin, je demande secours,

Quand prestement lever le camp allège le séjour,

10

À une chamelle rapide comme l’autruche

Au cou long, mère d’autruchons, farouche

11

Qui, percevant une vague rumeur, prend peur

À la tombée du jour, à l’approche du soir, des chasseurs.

12

Alors, à force de fouler, de heurter le sol, tu la vois derrière

Soulever comme une fine poussière

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13

Et jeter sur le sol trace après trace.

Elles laissent leurs empreintes, mais le désert les efface.

14

Avec elle, je me joue des torrides midis, quand tout homme

Tourmenté, autre que moi, vague en aveugle, semblable en cela à une chamelle qui trépasse.

15

Entre autres nouvelles et événements nous avons appris

Chose grave qui nous préoccupe et nous froisse :

16

Nos frères, les Arâqîm2, dépassent les bornes

En tenant sur nous des propos déplaisants.

17

Ils confondent, parmi nous, coupable et innocent,

Et l’innocent, point ne lui sert d’être de tout crime exempt.

18

Tous ceux qui ont frappé l’onagre, ont-ils prétendu,

Seraient de nos clients et nous, nous serions leurs patrons !

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19

Ensemble, le soir, ils arrêtèrent leur plan,

Puis, le matin venu, il se fit chez eux un vacarme assourdissant :

20

Appels des uns, réponses des autres, hennissements

De chevaux traversés par des mugissements de chameaux !

21

Toi, le phraseur, qui brodes sur nous

Auprès de ‘Amr, sache qu’il n’en restera rien !

22

Et n’imagine point nous atteindre par tes calomnies

Avant, déjà, des ennemis nous avaient noircis !

23

Et malgré la haine persistante, nous avons le dessus

Par nos fortins et une puissance bien établie

24

Dont, avant ce jour, les hommes furent éblouis,

Tant sa fureur est grande et tenace sa résistance !

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25

Comme si le sort, en s’en prenant à nous, cherchait à briser

Un pic rocheux couleur de poix qui crève les nuages,

26

Se tient raide face à l’adversité et que ne saurait affaiblir

Nul coup du sort, fût-il néfaste.

27

Autour d’un homme comme lui, descendant d’Iram, la cavalerie fait la ronde,

Et de le déloger empêche ses ennemis.

28

Roi juste et, entre tous les hommes, le meilleur

L’éloge est impuissant à faire justice à sa valeur3.

29

Confiez-nous quelque affaire que vous vouliez,

Et les conseils des tribus s’en trouveront soulagés !

30

Déterrez les corps entre Milh’a et l-S’âqib,

Et vous y trouverez des morts pour ne pas avoir été vengés et des vivants pour l’avoir été.

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31

Ou creusez, tâche éprouvante,

Pour quiconque s’en charge, qui rend malade ou innocente !

32

Ou taisez-vous nous concernant et nous ferons comme ceux

Qui, ayant dans l’œil un grain de poussière, ferment une paupière.

33

Ou repoussez la demande qui vous est faite ! Mais qui donc sont ceux

Dont on vous a dit qu’ils nous auraient vaincus ?

34

Vous souvenez-vous des journées où l’on se livrait au rapt,

Aux attaques, aux contre-attaques, chaque clan poussant des hurlements ?

35

Quand, aiguillonnant nos chameaux, nous partîmes à marche forcée des palmes du Bah’rayn

Pour aller à l-H’isâ’, terme de l’équipée,

36

Puis nous retournâmes contre les Tamîm, si bien qu’avant la trêve des mois sacrés,

Nous avions les filles de certaine tribu pour servantes.

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37

Le puissant n’ose plus habiter la plaine

Et le vilain cherche son salut dans la fuite en vain !

38

Nul refuge ne sauve ceux qui cherchent à nous échapper :

Ni cime de haute montagne, ni basaltes rocailleux.

39

C’est un roi qui a soumis la terre

Et qui en ce monde n’a pas son pareil !

40

Vous êtes-vous dépensés comme nous, quand Mundhir4 guerroyait ?

De ‘Amr, fils de Hind, sommes-nous les sujets ?

41

Des Taghlib tués au combat, c’est en vain que le sang a coulé !

À peine frappés à mort, la poussière retomba sur eux et déjà ils furent oubliés,

42

Quand ‘Amr dressa la tente de Maysûn5 à l-‘Alyâ’

Dont la demeure la plus proche était al-Aws’â’.

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43

Auprès de lui trouvèrent refuge de vils brigands

De tous les clans, qui ressemblaient à des oiseaux de proie.

44

Les ayant munis de dattes et d’eau, il les guida ! Mais le décret de Dieu

Est inéluctable ! C’est par lui que les miséreux sont misérables.

45

Alors, vous dupant vous-mêmes, vous avez formé le vœu de les surprendre, et voilà

Que vers vous les a conduits ce vœu malicieux !

46

Eux, ils ne vous ont pas surpris, mais

C’est en plein jour, haussées par le mirage, que leurs silhouettes se dessinaient !

47

Toi, le phraseur, qui dissertes sur nous

Auprès de ‘Amr, cela va-t-il avoir une fin ?

48

De nous vouloir du bien, nous lui avons donné trois motifs

Dont chacun se révélerait décisif !

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49

L’un d’eux est la bataille à l’est de Chaqîqa, quand

Les Ma‘add sont venus, chaque clan portant étendard,

50

Rassemblé autour de Qays6 et se faisant un rempart d’un chef

Du pays de l’arbre à tanin, un éperon blanc, aurait-on dit, de loin,

51

Autour d’une multitude de preux, fils de femmes bien nées, que rien n’arrête

Si ce n’est un escadron armé de sabres blancs.

52

À coups de lances, nous les repoussâmes et leur sang faisait penser

À l’eau qui s’échappe d’une outre percée.

53

Aux roches de Thahlân, nous les acculâmes,

En pleine déroute et les cuisses ensanglantées.

54

Nous les prîmes de front et les secouâmes au bout de nos lances comme on secoue

Pour le remplir le seau dans l’eau du puits.

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55

Dieu sait ce que d’eux nous avons fait,

Et nul n’a réclamé vengeance pour ceux qui ont été tués !

56

Puis, ce fut le tour de H’udjr7, du fils de Umm Qat’âm j’entends,

Qui commandait une armée portant des cuirasses persanes vert-de-grisées.

57

Lion dans la rencontre, la peau fauve et le pas feutré,

Il était une pluie printanière quand l’année s’annonçait de disette à force de poussière.

58

Nous délivrâmes Imru’ al-Qays8 de ses chaînes,

De sa prison et de ses peines longtemps endurées.

59

Il y eut avec Djawn9, le Djawn de la tribu des Aws,

Une armée tenace dont on aurait dit un aigle aux ailes déployées,

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60

Mais nous ne fûmes point ébranlés sous la poussière, quand,

Se débandant, ils tournèrent bride ou quand tel un brasier s’embrasa la mêlée.

61

Pour venger la mort de Mundhir, nous lui livrâmes le roi des Ghassân10,

Répugnant à laisser sans vengeance le sang versé.

62

Nous leur remîmes en échange neuf souverains,

De nobles seigneurs dont les dépouilles valaient on ne peut plus cher.

63

De ‘Amr, descendant de Umm Unâs, nous sommes pour ainsi dire les pères

Par un de nos parents qui, après qu’on nous eut remis la dot, épousa de ‘Amr l’arrière-grand-mère.

64

Une parentèle pareille incite à donner un conseil sincère,

Ses membres se succédant à la manière dont se succèdent les déserts.

65

Aussi, cessez de vous gonfler d’orgueil et de vous aveugler, ou bien

Feignez de ne pas voir, mais sachez que s’aveugler est malsain !

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66

Et souvenez-vous du pacte de Dhû-l-Madjâz11,

Des engagements et des garants qui y furent offerts

67

Pour parer à l’injustice, aux empiètements !

Les passions vont-elles faire mentir les parchemins ?

68

Sachez que nous sommes, vous et nous,

Pareillement tenus par le contrat conclu le jour où nous avons prêté serment !

69

Vaine et injuste est votre position ! C’est ainsi qu’on sacrifie

Des gazelles en lieu et place des brebis mises au repos dans l’enclos !

70

Sommes-nous comptables des méfaits des Kinda ? Du butin

Que leurs pillards ont ramené ? Est-ce à nous de le réparer ?

71

Sommes-nous comptables du crime des Iyâd ? C’est ainsi qu’on fait supporter

Au chameau de trop lourds fardeaux !

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72

Ils ne sont pas des nôtres, ceux qui ont été battus ! Ni Qays,

Ni Djandal, ni al-H’addâ’ !

73

Sommes-nous comptables du crime des ‘Atîq ? Nous,

Si vous trahissez, nous déclinons toute responsabilité !

74

Quatre-vingts hommes des Tamîm, serrant dans leurs poings

Des lances aux funestes pointes

75

Les ont laissés taillés en pièces et s’en sont retournés

Avec un butin à assourdir le chant des chameliers12.

76

Sommes-nous comptables du crime des H’anîfa13, voire

De ceux des guerriers qu’une année de disette a rassemblés ?

77

Va-t-on nous imputer le crime des Qud’â‘a14 ? Ou ne sommes-nous pour rien

Dans les forfaitures commis par eux ?

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78

Puis ils sont venus réclamer qu’on leur restitue le butin,

Mais aucune bête, ni noire ni blanche, ne leur fut livrée.

79

Ils n’ont rien concédé à la tribu des Rizâh’ à Barqâ’

Nit’â’ ! Ceux-ci ont alors maudit ceux-là,

80

Puis s’en sont retournés, l’orgueil brisé par l’offense

Et sans que l’eau étanche leur soif de vengeance !

81

Après cela, c’est la cavalerie qu’on fit donner avec Ghallâq15

Et ce fut sans pitié et sans faire de quartier.

82

C’est lui qui fut le maître et le témoin de la journée

D’al-H’iyârayn ! Épreuve mettant à rude épreuve !

1- . Cette Mu‘allaqa est la seule à comporter de nombreux enjambements, raison pour laquelle, au sein des vers, le début du second hémistiche commence souvent par la dernière syllabe du mot qui clôt le premier hémistiche.

2- . L’une des branches des Taghlib.

3- . Les vers en italique font l’éloge de ‘Amr Ibn Hind, roi d’al-H’îra, qui joue ici le rôle d’arbitre entre les deux tribus.

4- . Mundhir III, père de ‘Amr Ibn Hind. En 554, Mundhir III partit en guerre contre les Ghassânides et fut tué dans la bataille qui les opposa (voir notre Présentation, supra, p. 15).

5- . Fille du roi des Ghassânides. ‘Amr tua celui-ci pour venger la mort de son père et fit sa fille prisonnière.

6- . Il s’agit du roi des H’imyar, qui régnaient sur le Yémen.

7- . Il s’agirait d’un homme originaire du royaume de Kinda qui aurait combattu le grand-père de ‘Amr, lequel fut soutenu par les Bakr, tribu du poète.

8- . Fils de Mundhir III et frère de ‘Amr. À ne pas confondre avec le poète du même nom.

9- . Cousin de Qays (évoqué v. 50), Djawn était un Kindite, à l’instar de H’udjr.

10- . Voir supra, p. 273, note 1.

11- . Lieu près de La Mecque où fut conclu, sans doute au début du VIe siècle, le traité de paix entre les Bakr et les Taghlib, mettant fin à la guerre de Basûs. Voir notre Présentation, supra, p. 30.

12- . Allusion à une attaque des Tamîm contre la tribu des Rizâh’, une fraction des Taghlib, à laquelle se réfèrent aussi les vers 78-80.

13- . Il s’agit d’une branche des Bakr.

14- . Il s’agit d’une tribu chrétienne, d’origine yéménite, qui aurait fait une razzia contre les Taghlib.

15- . Il s’agit d’un guerrier appartenant à une branche des Tamîm.