PRÉSENTATION

Les sept poèmes ici présentés, véritables chefs-d’œuvre, figurent parmi les plus célèbres de la littérature arabe. Composés il y a un millénaire et demi, au cours du siècle qui a précédé la prédication du prophète de l’islam, ces Mu‘allaqât (au singulier Mu‘allaqa)1, ces Suspendues ou ces Pendentifs, comme on les appelle aussi en français, se composent d’un peu plus de soixante vers pour les plus courts et d’un peu plus de cent pour les plus longs. Chacune de ces odes est l’œuvre d’un poète différent. Selon l’interprétation la plus ancienne2, elles porteraient le nom de Mu‘allaqât (littéralement « suspendues », du verbe ‘allaqa, « suspendre ») parce que les Arabes païens les auraient écrites en lettres d’or sur des tissus qu’ils auraient suspendus sur les murs de la Ka‘ba qui, dès avant l’islam, était déjà un sanctuaire. Selon une interprétation plus récente3, ce nom renverrait à l’idée que ces poèmes, comme autant de bijoux suspendus à une chaîne, forment un collier (‘iqd, en arabe), d’où la traduction possible du titre par Pendentifs. Transmis pendant environ un siècle et demi oralement avant d’être mis par écrit4, maintes fois commentés par la suite, ils ont, avec d’autres poèmes de la même époque, servi de modèles à la majorité des poètes arabes ; jusqu’au début du XXe siècle, en effet, ceux-ci en ont respecté le cadre formel – c’est dire l’impact qu’ils ont eu sur l’évolution ultérieure de la poésie arabe. De nos jours encore, bien des Arabes en récitent volontiers par cœur de longs passages.

Ces chefs-d’œuvre, qui témoignent d’une rare finesse d’observation ainsi que d’une étonnante capacité à mettre les richesses et les sonorités de la langue au service d’un projet poétique, nous transportent dans un monde à la fois fascinant et insolite – celui des Bédouins de la péninsule Arabique du VIe siècle. Comme tels, ils fournissent des renseignements précieux sur le mode de vie de ces hommes et de ces femmes qui nomadisaient, au rythme des saisons, à travers le désert arabique en quête de pâturages ou s’installaient pour un temps autour des rares points d’eau : l’évocation des croyances, des rites, des arts du combat et des us et coutumes contribue à faire vivre sous nos yeux une société qui, malgré les conditions de vie précaires imposées par le milieu ambiant, ne semble jamais perdre courage.

Et pourtant, l’étrangeté de ces poèmes ne manque pas de susciter de nombreuses questions. Qui étaient ces poètes et quel était précisément le milieu géographique, social, historique dans lequel ils ont évolué ? Quelles contraintes cet environnement imposait-il à l’homme ? Qui sont ces chefs d’illustre lignée que nos poètes apostrophent ou dont ils font l’éloge ? Quels étaient exactement les us et les coutumes, les croyances et les rites qui avaient cours à l’époque ? Pourquoi donc les poètes sont-ils si attachés à leur cheval et à leur chamelle, si fiers de les avoir pour montures ? Enfin, que signifient au juste ces prologues amoureux, ces voyages à dos de chameau, ces bravades, ces louanges, ces chasses à la gazelle ?

L’Arabie antéislamique, terreau des Mu‘allaqât

Le milieu géographique

Le territoire des tribus bédouines et, parmi elles, celles dont sont issus les poètes des Mu‘allaqât, est immense. Les déserts d’Arabie couvrent en effet plus d’un million six cent mille kilomètres carrés5. Ils s’étendent de la mer Rouge, à l’ouest, aux steppes en bordure de l’Euphrate (actuel Irak) à l’est, de l’océan Indien au sud au désert syrien au nord.

Au sud-ouest de la péninsule, le Yémen dresse ses montagnes escarpées au-dessus d’une étroite bande côtière, appelée Tihâma, qui se prolonge le long de la côte de la mer Rouge, longeant l’Asir et le H’idjâz (actuelle Arabie Saoudite). Au sud et au sud-est, d’énormes dunes pouvant atteindre plus de deux cents mètres de hauteur séparent la côte d’Oman et la vallée yéménite du Hadramaout, parallèle à l’océan Indien, du désert central. Celui-ci est formé d’un haut plateau, appelé Nedjd (actuelle Arabie Saoudite), où alternent déserts rocheux et steppes pourvues d’une maigre végétation. Ce haut plateau est traversé d’ouest en est par une vallée souvent à sec – le Wâdî-l-Rumma –, débouchant sur les plaines qui délimitent de nos jours la frontière entre l’Irak et l’ouest du Kuwait. Au nord s’étend le désert du Nefoud, prolongé à l’est vers l’Euphrate par les steppes de la Samâwa, au nord-ouest par celles de la Palestine et, plus au nord, par le Bâdiyat al-Châm, le désert syrien.

Le climat dans ces régions est torride, les températures pouvant atteindre jusqu’à quarante-six, voire cinquante degrés à l’ombre. Et de l’ombre, il n’y en a guère. En hiver et au printemps, de fortes pluies, parfois dévastatrices, transforment les vallées en véritables torrents et font miraculeusement éclore, pour un temps, des herbes et des fleurs dans les vastes steppes, voire dans le sable des dunes. À l’époque des poètes des Mu‘allaqât, des puits souvent très profonds, parfois difficiles d’accès et dont l’eau était amère et saumâtre, quelques très rares rivières pérennes, quelques étangs permettaient de survivre pendant les saisons sèches6.

La périphérie de ce vaste territoire était parsemée d’oasis où le palmier-dattier était roi et où les sédentaires s’adonnaient à l’agriculture. Ces oasis jouaient souvent le rôle de ports caravaniers, terminant ou jalonnant les grandes voies naturelles. À l’est, les oasis s’égrenaient dans la région du golfe Persique et dans la plaine de la Yamâma, à laquelle le poème de ‘Amr Ibn Kulthûm fait allusion7 ; à l’ouest, dans le H’idjâz, elles agrémentaient le Wâdî-l-Qurâ, une vallée située non loin de Médine. C’est aussi dans cette région que se trouvait déjà La Mecque, qui était à cette époque un important centre de commerce, et dès avant l’islam, le principal lieu de pèlerinage. Enfin, la péninsule était cernée et en même temps convoitée – car la route de la soie et celle des aromates passaient par là – par deux grandes puissances : l’Empire byzantin d’une part, la Perse sassanide de l’autre.

Les structures sociales

À l’époque reculée à laquelle ont vécu les poètes des Mu‘allaqât, la vie des nomades pasteurs était seule adaptée à cet environnement majoritairement désertique ; car il fallait sans cesse se déplacer et nul ne pouvait survivre en dehors du cadre de sa tribu. Aussi, la société bédouine était – elle l’est aujourd’hui encore – une société tribale. Une tribu pouvait parfois compter plusieurs milliers de tentes et autant de chameaux. Ses membres étaient tous apparentés et se réclamaient d’un seul et même ancêtre, d’où l’importance de la généalogie. Les poètes se vantent ainsi volontiers de leurs illustres aïeux8. Plus le lien de parenté était étroit, plus la loyauté d’un homme envers son groupe était grande, et, sauf exception, elle l’emportait toujours sur ses projets personnels. La Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd est la seule à mettre en scène un rebelle qui, en raison de ses incessantes foucades, se voit passagèrement frappé d’exclusion par les siens9. Mais l’histoire de ce rebelle n’en révèle pas moins, comme en contrepoint, les vertus que la société tribale exigeait de chacun de ses membres.

L’organisation de chaque tribu était passablement complexe. En effet, une tribu était subdivisée de manière arborescente en groupes, eux-mêmes subdivisés en sous-groupes, eux-mêmes subdivisés en d’autres sous-groupes, l’ensemble comprenant sept niveaux, depuis le groupe le plus important en nombre jusqu’aux sous-groupes les plus petits. Chacun de ces groupes était désigné par un terme différent, selon la taille et la place qu’il occupait dans la structure de l’ensemble, le cha‘b désignant la tribu dans sa totalité10. À la tête de chaque tribu se trouvait un conseil (mala’). C’est à lui qu’il appartenait de discuter de toutes les affaires concernant la collectivité : alliances, déclarations de guerre, stratégies de combat, négociations de paix, mesures en temps de disette, mouvements de transhumance. À sa tête se trouvait un sayyid, un chef, certes, mais qui était dans l’obligation de se conformer aux décisions prises par le mala’, et qui n’était donc jamais qu’un primus inter pares. Ce fonctionnement relativement démocratique de la société tribale était propice à l’épanouissement d’une certaine forme d’individualisme, limité, comme dans toutes les sociétés anciennes, par le respect des règles et des valeurs qui régissaient la vie en communauté. Enfin, les tribus disposaient d’esclaves, parfois d’origine africaine, qu’elles achetaient sur les marchés environnants ou qu’elles emportaient en guise de butin à l’occasion de razzias. Elles pouvaient par la suite les affranchir pour peu qu’ils eussent donné satisfaction, voire se fussent illustrés dans les combats.

Le patriarcat semble avoir été dominant, même si l’on constate dans certaines tribus des survivances matriarcales. Ainsi, lors d’un mariage entre les membres de tribus différentes, le mari allait parfois s’installer dans celle de son épouse. Les femmes, surtout celles qui étaient mariées, semblent avoir joui d’une certaine liberté, y compris sexuelle, et avoir eu un certain nombre de prérogatives. Elles avaient le droit de répudier leurs époux, et tout fugitif ayant trouvé asile sous l’une de leurs tentes était assuré de n’avoir plus rien à craindre de ses ennemis. C’est à elles également que revenait l’honneur de chanter les héros tombés au combat11.

En cas de détresse ou de menaces auxquelles ils ne se sentaient pas capables de faire front, des clans, voire des tribus entières, pouvaient se mettre sous la protection d’une tribu plus puissante. Celle-ci s’engageait alors à protéger ces « clients12 », comme on les appelle, et à subvenir à leurs besoins. Il arrivait aussi que certaines tribus se constituent pour un temps en confédérations à la cohésion cependant fragile. En témoigne le poème de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, en partie consacré à l’éloge d’al-H’ârith Ibn ‘Awf et de Harim Ibn Sinân, deux chefs de la tribu des Murra – une subdivision des Dhubyân –, qui avaient mis fin à une guerre de quarante ans ayant opposé les Dhubyân aux ‘Abs, deux tribus pourtant membres de la confédération des Ghat’afân.

Les trois royaumes de l’Arabie antéislamique

Il arrivait également que certaines tribus réussissent à fonder des royaumes, plus ou moins durables. Trois dynasties – les Lakhmides, les Ghassânides et les Kinda – ont ainsi joué un rôle important dans l’histoire militaire, politique et culturelle de l’Arabie au cours des siècles qui ont précédé l’islam. Les unes comme les autres ont contribué à l’urbanisation des franges de l’Arabie et à la propagation de l’écriture, accélérant par là le développement d’une langue commune au-delà des différences dialectales. Celles d’entre elles qui étaient chrétiennes ont construit des églises, des monastères et des fortins en bordure du désert. Le dernier de nos poèmes, celui d’al-H’ârith Ibn H’illiza, fait allusion à l’inimitié qui opposait les Ghassânides aux Lakhmides d’al-H’îra et se réfère, notamment, au roi le plus connu des Lakhmides, al-Mundhir III, ainsi qu’à son fils et successeur, ‘Amr Ibn Hind. La Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm fait également allusion aux guerres qui ont opposé ces deux dynasties. Aussi n’est-il pas inutile de présenter celles-ci un peu plus en détail, dans le but de faciliter au lecteur la compréhension des poèmes.

Les Lakhmides

C’est vers 300 après J.-C. qu’une tribu d’origine yéménite fit d’al-H’îra, ville située au sud-est de l’actuelle Nadjaf (Irak), dans une région irriguée par l’Euphrate, la capitale d’un royaume – celui des Lakhmides. Avec des fortunes diverses, celui-ci allait subsister pendant trois siècles jusqu’en 602. À cette date, le souverain persan Chosroès Parviz (591-628) fit exécuter leur dernier roi, al-Nu‘mân IV, qui régnait depuis 580, mettant ainsi définitivement fin à leur domination.

Les Lakhmides étaient les vassaux des rois sassanides, leur fer de lance contre Byzance, leur bouclier contre les incursions nomades, les protecteurs de leurs intérêts commerciaux. Ils n’en menaient pas moins une politique en partie indépendante, gouvernant entre autres pour leur compte le Bahrayn et l’Oman. Leurs velléités d’indépendance n’arrangeaient pas toujours leur grand voisin, ni d’ailleurs les empereurs romains. Au VIe siècle, leur roi al-Mundhir III (503-554), vassal de Chosroès Ier Anôcharvân (531-579), mena des guerres incessantes, à la fois contre les rois de l’Arabie du Sud et contre les provinces frontalières. En 531, il participa à la bataille de Callinice, qui se termina par la victoire des Perses sur l’empereur byzantin Justinien (527-565). En 539, il s’en prit aux Ghassânides, entraînant de la sorte les deux empires rivaux dans une guerre qui devait durer cinq ans (539-544). La paix une fois conclue, al-Mundhir III n’en poursuivit pas moins son combat contre les Ghassânides, mais en 554 il fut tué dans la bataille de Qinnasrîn qui l’opposa au roi de ces derniers, al-Hârith Ibn Djabala (529-569). Son fils, ‘Amr Ibn Hind (554-569), dont la mère était issue des Kinda, lança en 560 des expéditions contre la frontière byzantine. Il fut assassiné par l’un de nos poètes, ‘Amr Ibn Kulthûm, pour avoir manqué de respect à la mère de celui-ci. Son frère Qâbûs (569-573) reprit le flambeau, mais la puissance des Lakhmides était désormais sur son déclin. En 570, Qâbûs fut vaincu par les Ghassânides à la bataille de ‘Ayn Ubâgh, et deux ans plus tard les Perses occupaient le sud de l’Arabie. En 578, sous al-Mundhir IV (573-580), la capitale des Lakhmides fut passagèrement conquise par les Ghassânides. Al-Nu‘mân IV (580-602), leur dernier roi, eut beau vouloir reprendre le flambeau, ce fut en vain. Ses prétentions à l’indépendance scellèrent sa perte.

Les Ghassânides

Les Ghassânides, quant à eux, étaient les adversaires acharnés des Lakhmides. Tout comme ces derniers, ils étaient originaires du sud de l’Arabie. À la fin du Ve siècle, ils traversèrent la péninsule vers le nord – soit un parcours d’environ deux mille cinq cents kilomètres – et s’installèrent vers 490 aux frontières de l’Empire byzantin, sur les franges de la Palestine et de la Syrie. Ils adoptèrent le christianisme dans sa version monophysite13 et, à partir du début du VIe siècle, s’allièrent à Byzance. Leurs chefs eurent droit au titre de phylarques14 et de porter la couronne des rois clients15. Pendant une quarantaine d’années, de 529 à 569, ils fournirent à l’armée byzantine des troupes à cheval extrêmement mobiles et protégèrent la route des aromates. Depuis leurs bases en Palestine et en Syrie, ils empêchèrent les incursions des nomades et lancèrent des opérations militaires contre les tribus juives de la région du H’idjâz. Sous l’égide de leur roi, al-H’ârith Ibn Djabala, ils participèrent, comme nous venons de le voir, aux guerres de l’empereur Justinien contre les Perses et triomphèrent des Lakhmides en 554 et en 570.

Mais leur esprit d’indépendance, ainsi que l’opposition entre le monophysisme à la propagation duquel ils avaient participé et l’orthodoxie qui avait fini par être adoptée par Byzance, conduisit à des frictions. En 580, Tibère II Constantin (578-582) fit arrêter leur roi qui fut conduit à Constantinople. Un sort identique fut réservé à son fils par l’empereur Maurice qui régna de 582 à 602. Enfin, l’invasion persane (613-614) leur porta le coup de grâce. Ils s’en remirent cependant puisque, en 636 encore, ils participèrent dans l’armée de Héraclius (610-641) à la bataille du Yarmûk contre les musulmans. Affaibli par d’incessantes guerres, Héraclius, pourtant l’un des plus grands empereurs byzantins, fut battu, et la victoire ouvrit aux musulmans les portes de la Syrie : leur conquête de ce pays mit définitivement fin à l’influence des Ghassânides.

Le royaume des Kinda

Il nous reste à dire un mot du royaume des Kinda, un groupe tribal, lui aussi originaire du sud, qui se répandit au cours des Ve et VIe siècles dans toute l’Arabie, en migrant d’abord vers le centre de la péninsule, puis vers le nord. Les Kinda établirent peu à peu leur suprématie sur les tribus des Ma‘add16 – auxquelles se réfèrent trois de nos poèmes : ceux de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ17, de ‘Amr Ibn Kulthûm18 et d’al-H’ârith Ibn H’illiza19 –, marquant ainsi la première tentative d’union entre les tribus du nord et du centre. C’est sous al-H’ârith Ibn ‘Amr, grand-père d’Imru’ al-Qays, l’un des poètes des Mu‘allaqât, que le royaume des Kinda acquit une stature internationale, en établissant des liens à la fois avec l’Empire byzantin, la Perse, les Lakhmides et les Ghassânides. Dans les années 520, al-H’ârith Ibn ‘Amr régna pendant une courte période sur al-H’îra, après en avoir évincé le roi lakhmide Mundhir III, mais finit par abandonner la ville et par se rallier aux Byzantins, qui lui accordèrent le titre de phylarque en Palestine. Mais Al-H’ârith ne s’entendait guère avec le chef militaire romain et s’enfuit dans le désert où il fut tué en 528, vraisemblablement par Mundhir III. Parce qu’il avait, avant de mourir, réparti les tribus des Ma‘add entre ses fils – dont H’udjr, le père d’Imru’ al-Qays –, des rivalités surgirent entre les quatre frères qui affaiblirent d’autant le royaume. C’est alors que la tribu des Asad se révolta contre H’udjr et le tua. Notre poète jura vengeance et s’y employa, mais ses tentatives finirent par lui coûter la vie. Voyant que leur puissance se désintégrait, les Kinda décidèrent de retourner dans le Hadramaout, leur territoire d’origine.

Les sept poètes des Mu‘allaqât

Les Arabes païens pensaient que le poète (châ‘ir, au pluriel chu‘arâ’) était détenteur d’un savoir surnaturel et avait, grâce à ses liens avec le monde invisible, des pouvoirs magiques. Du reste, le terme qui sert à le désigner provient d’une racine signifiant à la fois « savoir » et « pressentir ». Chaque poète était réputé avoir son génie (djinn) inspirateur, lequel portait un nom et assumait ainsi approximativement le même rôle que les Muses de la mythologie grecque. Le poète était donc en quelque sorte l’oracle de sa tribu, son conseiller en période de paix, mais aussi son champion en période de guerre. Car, à l’instar de ce qui se passait dans la Grèce antique, les batailles étaient souvent précédées par des joutes entre les poètes des tribus ennemies, et il arrivait même que celles-ci remplacent la bataille elle-même. Ces joutes, dont certaines de nos Mu‘allaqât permettent de se faire une idée20, consistaient à vanter les vertus guerrières de la tribu dont le poète était issu. L’objectif était de démoraliser ainsi l’adversaire, et les menaces proférées à l’égard de l’ennemi étaient réputées fatales : c’est dire le prestige qui était celui du poète.

Aussi les sept poètes des Mu‘allaqât ne sont-ils pas les seuls à s’être illustrés pendant la période antéislamique, de même que les Mu‘allaqât ne sont pas les seuls poèmes dont ils sont les auteurs. À l’exception d’al-H’ârith Ibn H’illiza, chacun d’eux est, au contraire, l’auteur d’un recueil de poèmes (dîwân) qui, à l’instar des Suspendues, a été longtemps transmis par voie orale. Quant aux biographies dont nous disposons, elles ne manquent pas d’être suspectes en raison de leur cachet par endroits nettement légendaire. Certaines d’entre elles donnent de fait l’impression d’avoir été reconstruites, du moins en partie, à partir du contenu des poèmes eux-mêmes.

Imru’ al-Qays (mort vers 550)

Imru’ al-Qays était le fils cadet de H’udjr, dernier roi des Kinda. Curieusement, il aurait été chassé de la cour par son père, en raison de sa passion pour la poésie en général et pour la poésie érotique en particulier. Le père aurait même ordonné à l’un de ses affranchis, du nom de Rabî‘a, de tuer le jeune poète. Pris de pitié, Rabî‘a se serait contenté d’égorger une antilope et d’en rapporter les yeux à H’udjr. Celui-ci aurait fini par se repentir et, ayant appris la substitution, se serait réconcilié avec son fils, avant de le chasser à nouveau.

Imru’ al-Qays erra alors à travers le désert, ce qui lui valut le surnom « le roi errant » (al-malik al-d’illîl). Il se mêla aux cercles des buveurs et séduisit mainte belle femme. C’est au cours d’une beuverie qu’il aurait appris le meurtre de son père par la tribu des Asad, qui s’étaient révoltés contre leur souverain. Imru’ al-Qays jura alors vengeance et infligea de cuisantes défaites à la tribu insurgée, aidé en cela par les Bakr et les Taghlib. Ceux-ci l’abandonnèrent cependant au bout d’un certain temps, jugeant qu’il avait été assez vengé. En quête d’alliés, il erra à nouveau parmi les tribus. Le roi d’al-H’îra ayant envoyé des troupes à sa poursuite, il finit par trouver refuge auprès du prince de Taymâ’, à quatre journées de marche du Wâdî-l-Qurâ, dans le nord-ouest du Nedjd. Il se rendit ensuite à Constantinople, à la cour de l’empereur Justinien, pour y chercher du soutien ; on le lui accorda, et Imru’ al-Qays repartit à la tête d’une armée chargée de lui restituer son trône et de venger la mort de son père. Mais s’étant aperçu que le poète avait profité de son séjour pour séduire sa fille, l’empereur lui fit parvenir, en guise de présent, un vêtement d’apparat : celui-ci se révéla être une sorte de tunique de Nessus qui empoisonna le poète. Couvert d’ulcères, d’où son autre surnom, dhû-l-qurûh’ (« l’homme aux ulcères »), Imru’ al-Qays mourut sur le chemin du retour en Arabie. Or, et sauf erreur de notre part, Justinien n’avait pas de fille : cette fin paraît donc relever de la pure légende, comme du reste l’ensemble de cette biographie21.

T’arafa Ibn al-‘Abd (543 ?-569 ?)

T’arafa Ibn al-‘Abd, dont la famille ne comptait pas moins de quatre autres poètes célèbres, était issu des Bakr, la tribu dominante du royaume des Kinda. Le clan auquel il appartenait nomadisait entre le Bahrayn et la basse vallée de l’Euphrate. Très tôt, T’arafa développa un don de la satire qu’il exerça aussi bien à l’encontre de ses amis que de ses ennemis, et qui finit par lui coûter cher. Parce qu’il avait dissipé ses biens, son clan le chassa avant d’accepter de se réconcilier avec lui. Il prit part à la célèbre guerre de Basûs entre les Bakr et les Taghlib, mais dilapida à nouveau tout ce qu’il possédait, tant et si bien qu’il en fut réduit à garder les troupeaux de son frère ; par mégarde, il ne tarda pas à les perdre. C’est à cette époque qu’il aurait composé sa Mu‘allaqa, qui lui valut la faveur d’un de ses riches parents.

En 554, après la fin de la guerre de Basûs, T’arafa se tourna vers ‘Amr Ibn Hind, qui venait d’accéder au trône d’al-Hîra22. Bien reçu à la cour en même temps que son oncle Mutalammis, poète comme lui, il devint l’un des familiers du souverain. Mais T’arafa détestait le protocole rigide de la cour ; il eut l’audace de louer publiquement la beauté de la sœur du roi, puis de composer des satires contre l’héritier présomptif du trône et contre le roi lui-même. C’en était trop. ‘Amr Ibn Hind autorisa alors T’arafa et son oncle à se rendre en visite chez les leurs, et confia à chacun une lettre adressée au gouverneur du Bahrayn. Ni Mutalammis ni T’arafa ne savaient lire ; le premier remit donc sa lettre à un jeune homme d’al-H’îra, et apprit ainsi qu’elle contenait l’ordre de l’enterrer vivant. Mutalammis implora alors son neveu de faire lire sa lettre, lui aussi, mais T’arafa refusa de briser le sceau royal : arrivé au Bahrayn, il fut emprisonné et exécuté. On affirme qu’il avait à peine vingt ans23. Quant à Mutalammis, il se réfugia en Syrie et échappa ainsi à la mort.

Zuhayr Ibn Abî Sulmâ (530 ?-627 ?)

On sait peu de choses de la vie de ce poète, mort, semble-t-il, presque centenaire, après l’avènement de l’islam24. Ses fils allaient d’ailleurs se convertir à la nouvelle religion. Zuhayr était issu de la tribu des Muzayna, dont le territoire était situé dans les environs de Médine, cependant il nomadisait avec les Ghat’afân, confédération tribale de l’Arabie du Nord. Selon les uns, cet exil était dû à une brouille avec son clan, selon les autres, à l’appartenance de sa mère ou encore de son épouse à cette dernière tribu, ce qui serait le signe d’une tradition matriarcale. Appartenant, à l’instar de T’arafa, à une famille qui comptait de nombreux poètes ainsi que deux poétesses, Zuhayr est réputé avoir travaillé chacun de ses poèmes pendant toute une année avant de se juger satisfait.

Dans sa Mu‘allaqa, il se réfère à la célèbre « guerre de Dâh’is et Ghabrâ’ », du nom des deux chevaux dont la course truquée avait déclenché les hostilités entre la tribu des Dhubyân et celle des ‘Abs, auxquelles nous avons déjà fait allusion. Zuhayr fait ainsi l’éloge des deux chefs des Murra qui ont mis fin à cette guerre en acceptant de payer aux ‘Abs le prix du sang, alors même qu’ils n’avaient pas pris part au conflit25.

Labîd Ibn Rabî‘a (mort en 641 ?)26

Labîd appartenait à la tribu des Dja‘far Ibn Kilâb, elle-même subdivision de celle des ‘Âmir, qui sillonnait l’Arabie occidentale. À l’instar de Zuhayr, il semble avoir vécu très vieux. Avant 600 déjà, il avait acquis dans sa tribu une renommée certaine. Alors qu’il était encore tout jeune, il accompagna une députation des ‘Âmir à la cour d’al-Nu‘mân IV, dernier roi d’al-H’îra (580-602) : grâce à une satire dirigée contre les détracteurs de sa tribu, Labîd aurait réussi à rendre aux siens les faveurs du souverain. En 629, les chefs des ‘Âmir entamèrent à Médine des négociations avec le prophète en vue de leur rattachement à la nouvelle organisation politique ; ces négociations n’ayant pas abouti, une députation de la tribu dont Labîd faisait partie se rendit à nouveau à Médine en 630, et ce fut alors que le poète se serait converti à l’islam. Il partit ensuite à Kûfa, en Irak, où il vécut jusqu’à sa mort.

Outre sa Mu‘allaqa, on doit à Labîd bien d’autres poèmes dont la plupart auraient été composés après sa conversion à la nouvelle religion et qui témoignent de sa foi en Allâh. Cela dit, et comme nous allons le voir, un dieu de ce nom, dont le culte était très répandu dans l’Arabie préislamique, existait dès avant la prédication du prophète Muh’ammad27.

‘Amr Ibn Kulthûm (VIe siècle)28

Issu des Djucham, l’une des branches de la tribu chrétienne des Taghlib du Moyen-Euphrate, ‘Amr Ibn Kulthûm, petit-fils du célèbre poète Muhalhil, devint très jeune chef de sa tribu. Comme les deux poètes précédents, il est réputé avoir vécu centenaire.

Selon Abû-l-Faradj al-Is’fahânî (897-967)29, auteur du Livre des chansons (Kitâb al-Aghânî), ‘Amr Ibn Hind, le roi d’al-H’îra, se serait demandé un jour quel Arabe refuserait que sa mère serve Hind, sa mère à lui. On lui aurait répondu que Laylâ, la mère de ‘Amr Ibn Kulthûm, n’accepterait certainement pas une telle humiliation. Pour en avoir le cœur net, le roi aurait alors invité le poète à venir lui rendre visite et à se faire accompagner par sa mère pour que celle-ci, à son tour, rendît visite à la sienne. Tandis que le roi recevait le poète et ses compagnons sous sa tente, Hind, dans une tente voisine, s’entretenait avec Laylâ et les femmes qui l’accompagnaient. Sur ordre du roi, Hind renvoya ses servantes avant la fin du repas, puis demanda à Laylâ de lui passer le plat du dessert. Celle-ci refusa et ajouta que celles qui voulaient en manger n’avaient qu’à se lever et se servir elles-mêmes. Hind réitéra alors sa demande et donna à entendre qu’elle ne tolérerait aucun refus. Se sentant offensée, Laylâ se mit à crier au secours. En entendant les appels de sa mère, ‘Amr, fou de rage, se serait emparé d’un poignard et aurait tué le roi. Ces événements se seraient déroulés en 56830.

‘Antara Ibn Chaddâd (525-615 ?)

‘Antara, dont le nom signifie « preux », était à la fois poète et guerrier. Il appartenait à la tribu des ‘Abs. Né d’un père arabe et d’une esclave noire abyssine et, par conséquent, de condition servile, il s’illustra dans la guerre qui opposa sa tribu aux Dhubyân, dont la fin est célébrée dans la Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ31. Il est probable que ses exploits guerriers lui aient valu d’être affranchi. Amoureux de sa cousine ‘Abla, qui ne lui témoignait que du mépris et dont la main lui fut refusée en raison de ses origines, ‘Antara chercha par ses hauts faits à vaincre le dédain de sa bien-aimée. La plupart des poèmes qui lui sont attribués chantent du reste, à l’instar de sa Mu‘allaqa, sa vaillance et ses prouesses censées lui valoir l’amour de sa cousine.

La biographie de ‘Antara a donné lieu à la constitution d’une geste célèbre, connue sous le nom de Sîrat ‘Antar (La Vie de ‘Antara)32, dans laquelle le poète guerrier finit par obtenir la main de ‘Abla. D’après ce texte, ses exploits l’auraient mené successivement à al-H’îra, en Perse, en Syrie, à Constantinople, chez les Francs, en Espagne, en Afrique du Nord et à Rome. Pour finir, il aurait pénétré en Afrique dans le royaume du Négus, qui se serait révélé être le grand-père de sa mère. Dans la geste, ‘Antara meurt, atteint par une flèche tirée par l’un de ses adversaires qu’il avait maintes fois vaincu et auquel il avait fini par crever les yeux. Dans les faits, il semble être tombé, déjà fort âgé, lors d’une incursion contre la tribu des T’ayy33.

Al-H’ârith Ibn H’illiza (VIe siècle)34

Issu du clan des Yachkûr, une branche des Bakr, adversaires des Taghlib, al-H’ârith Ibn H’illiza aurait improvisé sa Mu‘allaqa, le seul poème qui lui est attribué, devant ‘Amr Ibn Hind, roi d’al-H’îra. En effet, après la guerre de Basûs qui avait déchiré les Bakr et les Taghlib, ces deux tribus avaient conclu à Dhû-l-Madjâz, et en présence du roi Mundhir III, père de ‘Amr, un traité de paix. Celui-ci prévoyait qu’un certain nombre d’otages des deux tribus résideraient désormais auprès du souverain en guise de garants. Or, lorsque, sous le règne de ‘Amr Ibn Hind, les otages des Taghlib moururent accidentellement, leur tribu, soupçonnant les Bakr d’être à l’origine de cette mort, se plaignit auprès de ‘Amr. À cette occasion, al-H’ârith fut chargé de plaider pour sa tribu contre les Taghlib, dont ‘Amr Ibn Kulthûm fut le défenseur. Atteint de la lèpre, le poète dut réciter sa plaidoirie caché derrière des tentures que le roi avait fait placer de manière à être séparé du lépreux. Conquis par l’art du poète, ‘Amr aurait fait tomber ces tentures une par une, puis lui aurait témoigné son estime, alors même qu’il était connu pour avoir une nette préférence pour les Taghlib35.

Us et coutumes

Les Mu‘allaqât fourmillent d’informations sur les us et les coutumes qui caractérisaient la société nomade de l’époque. Elles font allusion aux croyances et aux rites qui les accompagnaient, aux jeux auxquels on avait l’habitude de se livrer et dont un au moins avait un caractère sacré, aux techniques de combat, ou encore à l’amour du vin.

Croyances et rites

On sait peu de choses sur le polythéisme de la période qui a précédé l’islam, sur les dieux et les rites qui s’y rattachaient. Cette lacune a souvent conduit à considérer les Arabes comme dépourvus de toute mythologie : les Bédouins de la péninsule Arabique auraient ainsi été le seul peuple au monde à ne pas avoir élaboré de mythologie, alors même qu’ils vénéraient de nombreux dieux et déesses ! La chose est peu probable au regard de ce que les anthropologues nous apprennent sur d’autres peuples anciens et contemporains, fussent-ils nomades et dépourvus d’écriture. Reconnaissons plutôt que cette mythologie est perdue. Des bribes de celle-ci figurent toutefois dans le Coran et dans quelques ouvrages postérieurs à la conquête des esprits par l’islam, dont celui d’Ibn al-Kalbî (737-821), intitulé Kitâb al-As’nâm (Le Livre des idoles).

Trois cent soixante idoles en pierre auraient entouré la Ka‘ba de La Mecque qui, à l’époque du paganisme, était déjà un sanctuaire vers lequel affluait à des moments précis de l’année une foule de pèlerins. Bien des pratiques païennes, légèrement modifiées, ont du reste été reprises par l’islam : c’est le cas du pèlerinage à La Mecque lui-même, de la circumambulation de la Pierre noire, de la course entre les deux collines d’al-S’afâ et d’al-Marwa, et de la station dans la plaine de ‘Arafa, face à la crête du même nom, qui font encore aujourd’hui partie du rite musulman. Le pèlerinage païen, lui, s’accompagnait de grandes foires dans les environs de La Mecque, dont les plus connues sont celles de ‘Ukaz’ et de Dhû-l-Madjâz.

D’autres sanctuaires parsemaient la péninsule Arabique et donnaient lieu à des pèlerinages et à des rites réguliers. Il en va ainsi de Tabâla, une fertile vallée à sept journées de marche au sud de La Mecque, à laquelle se réfère le poème de Labîd36 et où certaines tribus vénéraient une pierre blanche surmontée d’une couronne. Ces sanctuaires étaient bien souvent entourés d’un territoire sacré (h’imâ) où il était interdit de chasser, de cueillir les plantes ou d’abattre les arbres. Aussi de nombreuses gazelles entouraient-elles naguère le sanctuaire de La Mecque – de nos jours encore, si les gazelles ont disparu, les pigeons s’en donnent à cœur joie.

Le panthéon des polythéistes comprenait, entre autres, un dieu qui s’appelait déjà Allâh, mot qui signifie simplement « le dieu ». Allâh était réputé avoir trois filles – al-Lât, Manât et al-‘Uzza37 –, qui à l’époque païenne avaient leurs statues dans le sanctuaire de La Mecque, de même qu’un dieu du nom de Hubal : c’est la raison pour laquelle certains chercheurs pensent que Hubal n’était autre qu’Allâh38. Le soleil et la lune ainsi qu’un dieu de l’orage du nom de Qays et certaines étoiles faisaient partie, aux côtés de bien d’autres dieux et déesses, de ce panthéon auquel venaient s’ajouter divers génies bienfaisants ou maléfiques.

Il est donc curieux de constater que le seul dieu dont nos poèmes fassent état est Allâh. En effet, mis à part les démons d’al-Badî, mentionnés dans la Mu‘allaqa de Labîd39, toutes les autres divinités sont absentes. Les poèmes auraient-ils été expurgés de leurs vers les plus franchement païens par les transmetteurs ou par ceux qui se sont chargés de les fixer par écrit ? Les transmetteurs successifs, devenus musulmans, auraient-ils tout simplement oublié, d’une génération à l’autre, des vers qui se référaient à des dieux ou à des pratiques religieuses qui ne signifiaient plus rien pour eux ? Bien malin qui le dira. Toujours est-il qu’à l’exception d’Allâh, les dieux ont disparu de nos poèmes. En revanche, un certain nombre de références aux pratiques païennes ont échappé au filtre du temps et à celui d’éventuels rigoristes par trop zélés.

Comme en font foi les Mu‘allaqât de Zuhayr et de Labîd40, l’année se divisait en mois profanes et en mois sacrés. Pendant ces derniers, au nombre de quatre, tout acte de guerre était interdit et les conflits en cours étaient suspendus. C’est durant cette période de paix et de sécurité qu’avaient lieu les pèlerinages accompagnés des foires déjà mentionnées. Dans les sanctuaires et autour, tout port d’arme était prohibé : les ennemis de la veille s’y côtoyaient donc paisiblement. C’était alors l’occasion de prendre langue en vue d’éventuelles négociations de paix, et ce n’est pas un hasard si les Bakr et les Taghlib mirent fin à leur longue guerre par un traité conclu à Dhû-l-Madjâz, comme nous en informe la Mu‘allaqa d’al-H’ârith Ibn H’illiza41.

Nos poèmes comportent également la trace d’un certain nombre de rites. Pour peu qu’un meurtre ait eu lieu, la vengeance (tha’r), qui avait ceci de particulier de ne viser pas seulement le meurtrier mais tous ses parents mâles jusqu’au cinquième degré, était un devoir sacré42. Le tha’r pouvait, pendant de longues années, constituer un réel danger pour l’ensemble des membres d’un clan, voire d’une tribu. Ceux-ci, à leur tour, se devaient ensuite de venger leurs morts éventuels, suscitant du même coup une nouvelle vengeance. C’est ainsi que, dans la Mu‘allaqa de Zuhayr, H’usayn Ibn D’amd’am, qui appartenait à la tribu des Dhubyân, manque faire capoter la paix entre sa tribu et celle des ‘Abs en tentant de venger son père43. Ce dernier avait été tué par ‘Antara, autrement dit par l’un de nos poètes originaire de cette dernière tribu, et dont la Mu‘allaqa confirme du reste le meurtre en question44.

Du fait de l’existence de ce devoir sacré de vengeance, on cherchait à éviter les morts autant que faire se pouvait. Dans le cas contraire, le clan ou la tribu du meurtrier, pour éviter que ne s’enclenche la machine infernale du tha’r, acceptait en général de payer le prix du sang (diya), qui s’élevait parfois à des milliers de chamelles45. De plus, tant que la vengeance n’était pas accomplie, le vengeur était astreint à un certain nombre de privations : il devait renoncer à se couper les cheveux, à se parfumer, à boire du vin et à avoir des rapports avec une femme. Par ailleurs, l’un de nos poèmes – celui d’al-H’ârith Ibn H’illiza – semble donner à entendre qu’on considérait la victime comme morte tant qu’elle n’avait pas été vengée et comme vivante dès qu’elle l’avait été46. Si cette interprétation est exacte, les Arabes du VIe siècle devaient bien croire en une vie après la mort.

C’est aussi ce que suggère la coutume qui consistait à laisser la chamelle mourir sur la tombe de son maître47 : on aveuglait la bête, on attachait sa tête à sa queue et on la laissait ainsi tourner en rond, jusqu’à ce qu’elle meure de faim. Une telle coutume n’a de sens qu’à condition d’admettre qu’il existait une croyance selon laquelle le défunt avait, dans une autre vie, besoin de sa chamelle.

Autre coutume, enfin, la chasse à la gazelle semble bien avoir été une chasse rituelle et, plus précisément, rogatoire, autrement dit une chasse qui avait pour but de faire venir la pluie. Nous aurons à revenir sur ce rite à propos de la Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays.

Jeux d’enfants, jeux guerriers, jeux sacrés

Parmi les jeux mentionnés dans nos poèmes, quatre avaient un caractère profane. C’est, tout d’abord, le cas du fiyâl48, un jeu, semble-t-il, réservé aux enfants. Il consistait à cacher un objet dans un tas de sable, puis à diviser celui-ci de la main en plusieurs tas plus petits. Les joueurs devaient alors deviner dans lequel de ces tas l’objet pouvait bien se trouver. D’autres jeux semblent plutôt avoir eu pour rôle de permettre aux jeunes hommes de s’entraîner au combat ; c’est du reste dans ce contexte qu’ils sont cités. L’un d’entre eux, jeu d’adresse, consistait à planter un morceau de bois verticalement dans le sol et à tenter de le renverser avec un morceau de bois plus grand49. Deux autres jeux, dont on ne sait malheureusement pas grand-chose, mais qui pourraient également avoir eu pour but de s’exercer, consistaient l’un à battre l’adversaire avec des mouchoirs transformés en tortillons50, l’autre à faire rouler à plusieurs, sans doute avec les bras, des boules sur un terrain plat51.

Mais le jeu qui, par ses dimensions multiples, apparaît comme le plus important était le maysir, terme qu’on traduit parfois par « jeu du gaucher ». Il s’agissait d’un jeu de hasard à caractère sacré auquel on ne s’adonnait qu’en hiver, quand, en raison de la sécheresse persistante, le bétail en même temps que les hommes étaient menacés de famine52. Il se déroulait, semble-t-il, sur l’aire centrale du campement, en présence d’un prêtre et au pied d’une idole en pierre, et s’accompagnait de danses et de chants rituels – c’est sans doute en raison de ce caractère païen que le Coran devait par la suite l’interdire53.

En voici le déroulement. On commençait par égorger une chamelle bien en chair, voire grosse d’un petit depuis au moins dix mois, du sang de laquelle on aspergeait l’idole. On partageait ensuite la viande de la bête sacrifiée en dix parts, puis on allumait un grand feu en vue du festin qui allait suivre et qui était, comme on le verra, destiné aux pauvres, aux veuves et aux orphelins. Sept joueurs qui s’étaient au préalable engagés à pourvoir le jeu des chamelles nécessaires y participaient ensuite au moyen de dix flèches (azlâm ou aqdâh’). Celles-ci, qui étaient de même largeur et de même longueur, avaient toutes un nom et étaient dépourvues de pointes et de plumes. Les flèches gagnantes étaient au nombre de sept et comportaient de une à sept encoches : la première comportait une encoche, la deuxième deux, la troisième trois, et ainsi de suite, tandis que les trois flèches restantes (aghfâl) en étaient privées. Le nombre d’encoches représentait le nombre de parts de la bête sacrifiée susceptibles d’être gagnées ou perdues. Le total des encoches, et donc des parts pouvant être gagnées par les joueurs, s’élevait à vingt-huit (1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6 + 7 = 28) et non à dix, ce qui obligeait, au fur et à mesure que le jeu avançait, à sacrifier de nouvelles chamelles.

Une fois que toutes ces flèches avaient été placées dans un sac en cuir (ribâba) sous l’œil vigilant d’un surveillant (raqîb), celui-ci passait le sac au tireur (h’urd’a), qui avait la main enveloppée d’une pièce en cuir ou d’une étoffe (mijwâl) afin qu’il lui fût impossible de reconnaître les flèches au toucher. Chaque joueur désignait alors une flèche par son nom, dans l’espoir que ce serait elle qui serait tirée par le h’urd’a. Ensuite, celui-ci plongeait sa main gauche dans le sac tout en détournant la tête, en sortait une flèche et la tendait au raqîb qui proclamait le gagnant et les perdants. Le jeu continuait ainsi de suite, avec les flèches suivantes. Lorsque l’une des flèches dépourvues d’encoches était tirée, on la remettait immédiatement dans le sac de manière à ralentir le jeu. Les chances de gagner diminuaient ainsi au fur et à mesure que les flèches cochées étaient tirées. Il suffisait que la flèche à sept encoches et celle à trois encoches sortent gagnantes pour que le jeu s’interrompe en vue du sacrifice d’une nouvelle bête, puisque ces deux flèches, à elles toutes seules, permettaient de gagner les dix parts de la chamelle qui avait été mise en jeu.

Il était cependant interdit aux gagnants de consommer eux-mêmes la ou les parts obtenues suite à ce tirage au sort. Sauf à perdre leur honneur, ils étaient dans l’obligation d’en nourrir les pauvres – ceux de leur tribu et ceux parmi les clients qui s’étaient mis sous la protection de celle-ci. Le jeu avait ainsi une fonction à la fois économique, politique et morale. Économique, parce qu’il assurait, en une période de sécheresse où les pâturages se faisaient de plus en plus rares, voire étaient inexistants, la diminution du troupeau, tout en permettant à ceux qui mouraient de faim de se nourrir. Politique, parce qu’il assurait la cohésion de la tribu en même temps que la cohésion de celle-ci et de ses clients, en évitant que ces derniers ne se tournent vers une autre tribu. Morale, enfin, parce que la générosité qu’il présupposait de la part des hommes qui sacrifiaient à cette fin leurs chamelles les plus grasses leur assurait le respect de tous et contribuait de la sorte à leur réputation de chefs. Ajoutons que l’on avait également recours à ce jeu à des fins divinatoires, comme en fait foi la Mu‘allaqa de T’arafa54.

Armes et techniques de combat

Tout Bédouin digne de ce nom se devait d’être guerrier. Les combats avaient lieu à cheval, plus rarement à pied. Les chevaux faisaient alors preuve d’autant de courage que leurs cavaliers : celui de ‘Antara, par exemple, meurt après que de nombreuses lances se sont fichées dans son poitrail et y sont restées accrochées55. Le cheval était en outre mis à contribution lors des tours de guet56 et, en cas de besoin, pour transmettre un message urgent d’une tribu à l’autre. Les armes dont on se servait étaient l’arc et les flèches57, la lance58 et le sabre59. Les deux premiers étaient confectionnés, semble-t-il, par les nomades eux-mêmes. Pour ce qui est des deux autres, en revanche, les tribus étaient tributaires des artisans sédentaires, voire des commerçants. Certaines des lances, taillées dans du bois de roseau, provenaient du Bahrayn où un fabricant du nom de Samhar jouissait d’un prestige certain. Quant aux sabres, ils étaient d’origine indienne et parvenaient en Arabie par les voies caravanières ou maritimes. Les flèches et la lance servaient au combat à distance, le sabre au combat rapproché. Enfin, les guerriers étaient revêtus de longues cottes de mailles, portaient des casques et se protégeaient à l’aide d’un bouclier en cuir60.

Les guerriers pouvaient se livrer à trois types de combats. Il y avait, tout d’abord, les batailles collectives61 qui, en cas de guerre intertribale, pouvaient opposer un nombre considérable de combattants. Dans ce cadre, les archers, les lanciers et, comme le confirme le poème de ‘Amr Ibn Kulthûm, les femmes elles-mêmes jouaient un rôle crucial62. En effet, les combattants amenaient alors avec eux leurs épouses afin qu’elles attisent l’ardeur des guerriers et que ceux-ci fassent preuve de courage pour éviter que l’ennemi ne leur ravisse ce bien précieux : au même titre que les chamelles et les chevaux, en effet, les femmes faisaient la fierté et la richesse de la tribu et étaient comme telles partie intégrante du mâl, autrement dit des biens de la tribu susceptibles d’être convoités par l’ennemi. Quant au palanquin de l’épouse ou de la fille du chef de tribu, il servait de point de ralliement autour duquel on acceptait de se battre jusqu’à la mort.

En raison du devoir sacré de vengeance et contrairement à ce que les bravades des poètes donnent à entendre, on s’efforçait cependant de tuer le moins possible. On préférait faire des prisonniers que l’on échangeait, après de rudes négociations, contre les précieuses chamelles de l’adversaire, une fois celui-ci vaincu.

Par ailleurs, on procédait souvent à des razzias qui consistaient à surprendre une tribu adverse à l’aube63. Ces razzias avaient pour but de faire du butin, en emportant chameaux, chevaux et femmes. Pour peu qu’une tribu pressentît une telle attaque, elle s’empressait de mettre les femmes et les troupeaux à l’abri, en les faisant déguerpir pendant la nuit, tandis que les hommes enfourchaient leurs montures pour surprendre l’attaquant et faire front. À l’inverse, si une tribu s’était laissé surprendre, elle cherchait bien souvent son salut dans la fuite64, espérant sauver ainsi femmes et troupeaux.

Des combats singuliers, enfin, pouvaient opposer deux guerriers, soit dans le cadre d’une bataille collective ou d’une razzia, soit dans l’exécution d’une vengeance. Les batailles commençaient d’ailleurs le plus souvent par des duels, tel ou tel guerrier de l’un des deux partis mettant ceux du parti adverse au défi de le battre. De tels duels sont décrits dans la Mu‘allaqa de ‘Antara qui se vante d’avoir laissé D’amd’am « en pâture aux fauves et aux vautours trentenaires65 », ce qui lui valut, à lui comme aux siens, une solide inimitié des fils de D’amd’am, qui essayèrent de venger le meurtre de leur père, ainsi qu’en fait foi la Mu‘allaqa de Zuhayr66.

L’amour du vin

L’amour du vin était assez répandu à l’époque et nos vaillants guerriers se vantent volontiers de leurs beuveries67. Mais comme le précise ‘Antara, l’ivresse ne devait pas outrepasser certaines limites. On avait, certes, le droit de chantonner et de tituber un peu, mais il aurait été inconvenant d’être ivre au point d’en venir à dissiper ses biens et de faire ainsi preuve d’une générosité mal placée.

Mais d’où venait donc ce vin ? Il va sans dire que le désert se prêtait mal à la culture de la vigne. Les crus les plus réputés provenaient de la périphérie ou des alentours de la péninsule, d’Andaron68 ou de Bos’ra en Syrie, des vallées du Liban, de la région de l’Euphrate, voire d’Égypte. Ils étaient conservés et vendus dans des outres ou des jarres cachetées qui coûtaient très cher.

Le vin était donc un luxe dont on régalait, à l’occasion, ses compagnons lors des longues veillées autour du feu ou qu’on consommait lors des foires intertribales. Il arrivait également que des marchands de vin s’installent pour un temps dans un campement nomade. Ces marchands étaient souvent – mais pas toujours – juifs ou chrétiens, et leur tente était alors marquée d’une enseigne. Une curieuse coutume voulait en outre que l’on consomme du vin en guise de petit-déjeuner, comme en font foi les poèmes de Labîd Ibn Rabî‘a et de ‘Amr Ibn Kulthûm69. Cet amour de la boisson semble, à l’époque du prophète, avoir conduit à des excès, et certains se rendaient ivres à la mosquée. Muh’ammad s’est donc progressivement vu contraint d’en interdire la consommation.

Les trois parties constitutives des Mu‘allaqât

Aimer avec passion, faire l’apprentissage des dures réalités du désert et s’élever de la sorte au rang de preux, se faire gloire de ses hauts faits et de ceux de sa tribu, se souvenir, enfin, avec nostalgie de la dame de ses pensées et prendre conscience de la fuite du temps – voilà le devenir immuable, ou peu s’en faut, de nos valeureux poètes tel qu’il est décrit dans les Mu‘allaqât.

Le prologue amoureux (nasîb)

Ce sont les vestiges d’un campement abandonné qui suscitent chez le poète amant le souvenir de la femme aimée, réminiscence qui ouvre la plupart de nos poèmes, un seul d’entre eux70 faisant précéder celle-ci d’une scène de beuverie matinale.

La fuite du temps

Ces vestiges à peine perceptibles, affleurant dans le désert de pierre « comme le reste d’un tatouage sur le dos de la main », préservés dans le désert de sable par « le tissage » des vents contraires71, jadis témoin d’un amour partagé, concrétisent douloureusement les ravages du temps. Despote auquel il est impossible d’imposer un retour en arrière, le temps qui passe, le temps destin (dahr), symbolise ainsi notre condition d’hommes voués à la mort. Dans l’espace où se dressaient jadis des tentes, où bouillonnait le chaudron, où broutaient paisiblement des chamelles laitières, fierté de la tribu, où l’amour s’est épanoui, la nature sauvage a repris le dessus, ou peu s’en faut : les oryx et les gazelles, voire leurs crottes, sont redevenus maîtres des lieux. Il n’est jusqu’à la scène de beuverie matinale qui inaugure le poème de ‘Amr Ibn Kulthûm et y remplace la description du campement abandonné qui ne fasse référence à cet aspect de la condition humaine. « La mort nous rattrapera, c’est certain,/ Elle à nous, nous à elle destinés72 ! » – voilà les mots sur lesquels se termine cet incipit inhabituel avant que le poète ne se souvienne, comme ses pairs, de sa bien-aimée.

La passion amoureuse

La contemplation des vestiges du campement abandonné par les humains fait donc revivre à l’amant sa passion pour la dame de ses pensées, et lui arrache parfois des larmes qui nous rappellent une époque où, en Arabie comme dans la Grèce antique, les pleurs n’étaient pas encore interdits aux héros. Est-ce un hasard si la douleur ressentie fait ressurgir dans la mémoire de l’amant précisément le jour de la séparation d’avec la bien-aimée ? si elle fait remonter des tréfonds de son cœur l’amertume et la tristesse éprouvées alors, en même temps que cet amour qui, après tant d’années, l’habite toujours ? s’il lui arrive, dans une belle réminiscence, de suivre à nouveau le lent cheminement des chameaux, « vaisseaux se suivant à la file », « qui, de leurs proues, fendent les vagues de la mer73 » et qui, au fur et à mesure qu’ils s’éloignent, finissent par se fondre dans le paysage, en emportant la femme aimée dans son palanquin ? Bayn, dit-on en arabe pour désigner cette séparation ô combien douloureuse. Or, ce mot signifie en même temps « liaison ». Tout se passe donc comme si les poètes voulaient nous suggérer qu’il n’est d’amour durable qu’à condition que les amants soient séparés.

Le portrait de la dame

Il arrive que le poète saisisse l’occasion de cette réminiscence pour décrire sa bien-aimée. La description donne alors lieu au déploiement d’un érotisme subtil qui, tout en débordant de sensualité, ne tombe jamais dans la vulgarité. Mais le portrait de la dame ne relève pas du réalisme ; malgré ses nombreuses variantes, il obéit à un code esthétique et reflète l’idéal de beauté qui était celui de la société de l’époque.

La femme aimée a ainsi la peau blanche, légèrement ocrée, couleur d’œuf d’autruche, de sable ou de pelage blanc de chamelle – cette couleur de peau attestant sa condition de femme libre d’ascendance noble. Son cou de gazelle n’est ni trop court ni trop long, ses cheveux sont d’un noir charbonneux et touffus comme les grappes du dattier. Elle a des yeux de faon effarouché et ses lèvres brunes font ressortir l’éclat de ses dents. De sa bouche s’exhale un parfum délicieux qui rappelle les fragrances d’un jardin naturel. Ses bras ressemblent à ceux de la chamelle blanche – entendons : aux « avant-bras », comme on dit, de celle-ci. Ses doigts teintés de henné sont souples et graciles comme des vers de sable blancs à la tête rousse. Quant à son corps, il a les traits de la Vénus callipyge : en effet, la bien-aimée est, certes, élancée, elle a les seins en forme de vase d’ivoire et la taille fine et souple comme la bride en cuir, mais ses hanches sont larges au point de ne pas passer la porte de la tente, et ses lourdes fesses surplombent des jambes solides, colonnes d’albâtre ou tiges de joncs, aux chevilles pulpeuses, parées de bracelets.

Ce code esthétique a beau ne plus être de notre goût, le sens de l’observation des poètes ne s’en trouve pas moins confirmé. Puisées, pour certaines, dans la flore et la faune sauvages des régions désertiques, empruntées, pour d’autres, à la chamelle ou à la flore des oasis, et pour d’autres encore à l’équitation ou à l’architecture, ces comparaisons transforment la femme aimée en une médiatrice entre la nature et la culture.

Reste à savoir pourquoi le poète s’est séparé d’une femme en qui, bien des années après l’avoir quittée, il voit encore un idéal de beauté, et pour laquelle ses sentiments paraissent inchangés.

La séparation des amants

Parfois, cette séparation semble due à une rupture entre les deux amoureux, dont la femme aimée, qui ne manifeste à cette occasion aucun chagrin, a pris l’initiative. Certains poèmes affirment même que c’est elle qui donne le signal du départ. Mais est-ce un hasard si la rupture, pour autant qu’elle existe, intervient au moment précis où la tribu de l’amante lève le camp ? Sachant que le départ était proche, la bien-aimée aurait-elle anticipé une séparation qu’elle savait inéluctable ? C’est du moins ce que donne à entendre le poème de ‘Amr Ibn Kulthûm74.

Car la séparation des amoureux semble bien avoir eu pour cause les contraintes de la vie nomade. Celle-ci obligeait les Bédouins à se regrouper autour des points d’eau, quand la pluie se faisait rare, permettant ainsi l’éclosion d’un éventuel amour entre les membres de tribus voisines. Puis, dès les premières pluies, la survie exigeait que chaque tribu reparte de son côté en quête de pâturages pour ses troupeaux. De ce point de vue, le départ – et la séparation des amants qui en est la conséquence – est donc inévitable, puisqu’il est seul susceptible d’assurer la survie de tous.

Un seul poème mettrait en scène une ancienne épouse que l’amant poète aurait répudiée après s’être marié avec une autre : il s’agit d’Umm Awfâ, dans la Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ. Or, Umm Awfâ n’avait pas réussi à donner à son mari une descendance, les enfants qu’elle avait mis au monde étant morts les uns après les autres. La répudiation semble donc liée ici, comme précédemment, à des contraintes sociales – on se devait d’avoir une progéniture – et non pas à un désamour de la part du mari. Le chagrin qui submerge celui-ci, quand, vingt ans plus tard, il passe devant les vestiges du campement qui l’avait jadis uni à cette épouse, en fait foi.

Face à ces contraintes de la vie et de la société nomades, l’amant n’a pas la même attitude que sa bien-aimée. Il sait, certes, que la séparation est inéluctable, mais se révèle incapable de vaincre le chagrin qu’elle lui cause. Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’état dans lequel il se trouve à la suite de la séparation frise le désespoir : tout en persistant à désirer l’union avec l’aimée, il se rend compte qu’elle est devenue à la fois impossible et illusoire. Pour peu que cet état d’âme fasse l’objet d’une description, l’amant affirme qu’il était alors sur le point de mourir, qu’il avait perdu le sommeil ou que son chagrin était « tel qu’il n’a été vécu ni par la chamelle/ Qui sans fin ni cesse gémit, après avoir perdu son petit/ Ni par la femme chenue à qui le malheur n’a laissé/ De ses neuf enfants aucun, si ce n’est enterré75 ». Mais la plupart du temps, ce chagrin n’est évoqué qu’avec une grande pudeur : souci grave (hamm) au point qu’on ne cesse de le tourner et retourner dans son esprit, ou besoin affectif (lubâna) qui n’en finit pas de tourmenter l’amant et d’occuper sa pensée. En d’autres termes, l’amant se révèle à la suite de la séparation comme obsédé, voire possédé par sa passion, et la douleur qu’il éprouve de la perte de l’aimée le détourne de toute autre préoccupation.

C’est alors qu’intervient, souvent sans transition, parfois suite aux paroles réconfortantes de ses compagnons, ou de réflexions qu’il s’adresse à lui-même, une sorte de sursaut salutaire qui le pousse à monter en selle pour partir en voyage dans le but, comme il le dit expressément, de venir à bout de ce souci qui ne cesse de le tracasser. Ce sont les encouragements de ses compagnons qui permettent de voir d’où vient ce sursaut salutaire. En effet, ils incitent l’amant à ne pas se laisser mourir de chagrin (lâ tahlik asan), à supporter ses peines avec patience et dignité (tadjammala), ou encore à s’armer de constance et de fermeté (tadjallada). Ces remarques comprennent implicitement un jugement de valeur qui porte, pour l’essentiel, sur l’intensité du chagrin de l’amant et ses manifestations visibles. Celles-ci sont perçues comme excessives et, comme telles, non conformes à la vertu par excellence qui doit être, aux yeux de la société bédouine, celle de tout homme digne de ce nom, à savoir la capacité de faire preuve en toute circonstance de la maîtrise de soi.

C’est la volonté d’acquérir ou de faire preuve de cette maîtrise de soi, socialement valorisée et valorisante, qui semble être à l’origine de la décision que prend l’amant de venir à bout de son tourment. Pour ce faire, il monte sur sa chamelle et part en voyage à travers le désert. Notons encore qu’il s’agit moins pour lui de cesser d’aimer que de réussir à dominer à la fois la passion qui le tenaille et la souffrance qui résulte de la perte de l’aimée. Le souvenir persistant de cet amour et la résurgence du chagrin au terme de son parcours, tels qu’ils sont décrits dans le prologue amoureux, en font foi. Le « prologue » amoureux se révèle ainsi être en même temps un « épilogue » ; car le chagrin d’amour a beau figurer au début du poème, sur le plan narratif il se situe à la fois au début et à la fin du parcours de l’amant. C’est lui qui est à l’origine de son départ en voyage, lequel se révélera être un parcours d’apprentissage ; c’est lui encore qui clôt – couronne ? – sa vie de preux désormais au faîte de sa gloire, et qui, comme tel, a acquis le droit de donner libre cours à sa nostalgie, voire à ses larmes.

Le voyage (rah’îl)

La partie centrale d’une Mu‘allaqa est ainsi le plus souvent consacrée au récit du voyage de l’amant poète. Cependant, ce récit se contente, du moins en apparence, de mettre en valeur les qualités de la monture – le plus souvent une chamelle de race – que le poète vient d’enfourcher pour vaincre son chagrin. Reste à savoir pourquoi c’est toujours une femelle qui lui sert de monture, et en quoi consistent les exploits de celle-ci.

La chamelle

À l’époque à laquelle ont vécu les poètes des Mu‘allaqât, le chameau76 était une bête d’élevage absolument indispensable, car il n’existait aucun autre moyen de transport permettant de parcourir de longues distances dans le désert. Selon l’usage que l’on comptait faire de l’animal, le dressage était différent. Les chameaux de bât, mâles ou femelles, étaient entraînés en vue de transporter les tentes, les outres pleines d’eau, les ustensiles de cuisine et autres bagages, ainsi que les marchandises qui, d’un port caravanier à l’autre, transitaient par le désert. Ils avaient également pour charge de transporter les femmes et les enfants qui voyageaient juchés dans leurs palanquins. Les étalons, quant à eux, étaient surtout réservés à la reproduction. Ce sont donc les femelles qui servaient de montures aux hommes de la tribu, et ce sont elles dont les poètes s’enorgueillissent avec raison.

Une chamelle de race, en effet, est capable de couvrir en vingt-quatre heures une distance de plus de quatre-vingts kilomètres ; elle a la capacité de cheminer jour et nuit, peut se passer d’eau pendant plusieurs jours de marche et perdre sans dommage et sans défaillir un tiers de son poids. Son endurance, sa résistance à l’effort suscitent à juste titre le respect, voire l’émerveillement. Ainsi, rompue de fatigue, l’échine décharnée, la bosse fondue, les os dépouillés de chair et les soles à nu, nous dit Labîd77, elle n’en trotte pas moins à vive allure. La chamelle, de plus, a l’ouïe extrêmement fine et entend juste78 : ses oreilles subitement dressées avertissent ainsi son maître des bruits insolites, toujours susceptibles de représenter un danger. Son lait constitue par ailleurs la nourriture de base du Bédouin. C’est elle encore qui permet de faire preuve de générosité, car sa viande et le gras de sa bosse, cuits au chaudron, sont on ne peut plus appréciés. Sauf à déchoir, c’est une chamelle qu’il faut sacrifier pour régaler l’hôte éventuel, et, en cas de disette, sa viande doit être distribuée aux miséreux. On comprend mieux dès lors l’amour que le Bédouin voue à sa monture.

Mais il y a plus. Car c’est dans l’observation minutieuse des habitudes de la faune sauvage – gazelle, oryx, onagre ou âne sauvage, renard et loup, bêtes terrestres auxquelles il convient d’ajouter l’aigle – que le poète puise ses comparaisons, quand il s’agit d’en préciser les qualités. La chamelle court en effet aussi vite que la gazelle ou que l’autruche, oiseau coureur capable d’atteindre la vitesse d’un cheval lancé au triple galop. Elle se pavane volontiers comme l’autruche femelle devant son mâle, ou comme « un étalon de race maintes fois mordu79 ». D’autres comparaisons supposent connues non seulement l’anatomie de la chamelle, mais encore celle des bêtes sauvages. Aucune partie du corps de sa monture n’a ainsi de secret pour T’arafa dont la description de la chamelle est un véritable chef-d’œuvre80. Elle a les oreilles pointues de l’oryx mâle, ses yeux ressemblent à ceux d’une gazelle effarouchée, mère d’un faon, et sa queue relevée, aux crins mêlés, aux ailes déployées de l’aigle blanc. ‘Antara compare les pieds de sa chamelle aux doigts rapprochés de l’autruche81, car les deux bêtes ont en commun d’avoir un pied à sole plate et des ongles cornés extrêmement durs. Labîd, enfin, trouve à sa chamelle des airs d’onagre femelle et de gazelle privée de son petit82. Car, à l’instar de l’onagre, elle se contente pendant les longs hivers d’herbe sèche, mais sait, comme lui, trouver le chemin de l’eau. Et tout comme la gazelle, elle gémit sans fin ni cesse pour peu qu’elle ait perdu un petit, et se méfie, farouche comme sa sœur sauvage, des faibles clameurs humaines, quand bien même elles viennent de loin.

Ce n’est pas seulement la faune sauvage, cependant, qui est mise à contribution dans ces comparaisons. Les poètes puisent également dans la culture environnante. Le crâne de la chamelle ressemble ainsi à une enclume, sa joue à du parchemin de Syrie, ses babines à des lames en cuir yéménite et son cou au gouvernail d’un chaland. Ses cuisses évoquent le porche d’un château haut et lisse, ses vertèbres forment comme des arceaux, et « Ses coudes écartés font penser/ Au solide gaillard qui porte deux seaux du puits à l’abreuvoir », ou encore « À une arche romaine dont le bâtisseur a juré/ Que, pour l’exhausser avec des briques, certes, on la clôturerait83 ».

Ce va-et-vient entre la nature sauvage et la culture qui caractérise les descriptions de la chamelle et les comparaisons dont elle fait l’objet transforme celle-ci, tout comme la femme aimée, en une médiatrice entre la nature et la culture. En sa qualité d’animal, en effet, elle a un certain nombre de traits en commun avec la faune sauvage ; en sa qualité de bête d’élevage, elle est le produit des soins que l’homme lui a prodigués et du dressage qu’il lui a imposé et fait, comme tel, partie intégrante de la culture.

L’apprentissage des vertus du preux

Si le poète prend tant de soin à mettre en relief les qualités de sa monture, s’il insiste autant sur les épreuves physiques qu’elle est capable d’endurer, c’est pour donner à entendre que celles-ci sont aussi les siennes. Comme elle, il lui faut supporter la piqûre du sable soulevé par le vent, l’intensité du froid nocturne, les torrides chaleurs de midi et les fatigues du voyage ; comme elle, il doit endurer la soif et se contenter d’une maigre pitance ; comme elle, il doit sans cesse être aux aguets et, le cas échéant, se sacrifier au service de sa tribu. C’est dire que c’est au cours de sa traversée du désert que l’amant acquiert les vertus, réalise les prouesses et fait preuve des largesses qui feront de lui le digne représentant de sa tribu. De ces vertus désormais acquises, il s’enorgueillit à juste titre dans la troisième et dernière partie de sa Mu‘allaqa. Fort de son expérience, il lui arrive aussi de mettre en valeur les vertus de ceux qu’il juge dignes de louanges.

L’auto-éloge (fakhr) et l’éloge (madîh’)

Toutes les Mu‘allaqât, à l’exception de celle d’Imru’ al-Qays, se terminent soit par un morceau de bravoure où la jactance est reine et dans lequel le poète se glorifie d’être ce qu’il est, soit par l’éloge d’un roi ou de chefs de tribu ayant mérité l’estime à ses yeux, al-H’ârith Ibn H’illiza entrelaçant même habilement ces deux variantes de la dernière partie du poème.

L’auto-éloge

C’est avec beaucoup de panache que les poètes décrivent alors les batailles ou les duels dans lesquels ils ont fait montre de leurs qualités de guerriers, en usant pour ce faire d’étonnantes hyperboles qui rappellent celles des aèdes de la Grèce antique. Souvenons-nous à ce propos que la parole du poète était censée produire un effet magique : en mettant en avant les hauts faits dont lui-même et sa tribu pouvaient d’ores et déjà s’enorgueillir, en décrivant le sort qu’ils avaient l’habitude de réserver à leurs ennemis, il s’agissait non seulement de se mettre en valeur, mais aussi de mettre en garde quiconque avait des velléités de s’attaquer à eux. Vaincre l’adversaire – tribu ennemie (al-H’ârith Ibn H’illiza), censeur (T’arafa), bien-aimée méprisante (‘Antara) – par l’effet irrésistible du verbe, voilà le but poursuivi84. Aussi ne faut-il pas prendre à la lettre les férocités dont ils se vantent ; car la vertu par excellence qui se profile derrière cette jactance, est, au contraire, la maîtrise de soi.

En effet, la première vertu du preux est évidemment le courage au combat ; cependant, à en juger d’après les blâmes auxquels s’expose le jeune héros de la Mu‘allaqa de T’arafa85, ce courage devait être tempéré par la juste appréciation des risques encourus. Si nos valeureux guerriers devaient, certes, savoir faire front en cas de nécessité et se mettre au service de la collectivité en sachant manier à la fois la lance et le sabre, il était en revanche répréhensible de se précipiter à l’aveugle et à tout bout de champ dans la mêlée ; en d’autres termes, la témérité, c’est-à-dire un courage excessif, était vivement réprouvée.

La deuxième vertu dont il fallait être doté est la générosité. Celle-ci devait surtout se manifester à l’égard des hôtes, des veuves, des orphelins et des clients, à savoir de tous ceux qui s’étaient mis sous la protection de la tribu. Elle était, rappelons-le, une nécessité incontournable pendant les périodes de sécheresse, quand la pluie se faisait attendre et que les pâturages devenaient rares. Et pourtant, tout excès en la matière était à éviter, comme le suggère, une fois de plus, la Mu‘allaqa de T’arafa86, ainsi que celle de ‘Antara87. En effet, la prodigalité, autrement dit une générosité exagérée qui aurait conduit au gaspillage des biens, était, elle, sévèrement blâmée, voire réprimée.

La troisième vertu était une certaine forme de savoir-vivre qui impliquait l’amour du vin. Mais s’enivrer au point d’en venir à des actes inconsidérés88, pouvant nuire aux siens ou ruiner le buveur, était jugé indigne du preux.

Aussi est-ce le sens de la mesure en toute chose qui, malgré les apparences, était considéré comme la vertu cardinale que chacun se devait d’acquérir. C’est lui qui assurait au poète et aux siens le prestige et le respect d’autrui, car il était seul capable de garantir la préservation des richesses, les jugements équilibrés lors des conseils des tribus et la bonne stratégie en cas de combat.

L’éloge d’autrui

C’est bien ce sens de la mesure qui vaut aux deux chefs de la tribu des Murra l’éloge de Zuhayr dans la troisième partie de sa Mu‘allaqa. C’est parce qu’ils ont su mettre fin à une guerre meurtrière de quarante ans et faire preuve d’une longanimité (h’ilm) et d’une générosité toutes deux exceptionnelles que le poète chante leurs louanges. Parallèlement, il fustige tous les fauteurs de troubles dont les excès ont été responsables de ce conflit coûteux, en se lançant dans une virulente diatribe contre la guerre en général, et contre les maux qu’elle engendre en particulier. Quant aux adages sur lesquels se termine son poème, ils expriment la douloureuse conscience que les contraintes de la vie nomade rendent la paix toujours précaire, et ardu l’exercice d’un pouvoir modéré. Zuhayr, alors âgé de quatre-vingts ans, fait ainsi preuve d’une sagesse où se côtoient un optimisme prudent et un pessimisme mesuré.

La séparation des amants : une épreuve initiatique ?

Ayant ainsi passé en revue les trois parties constitutives d’une Mu‘allaqa, la question se pose de savoir quel rôle précis y assume la séparation des amants. Tout se passe en effet comme si elle correspondait à une épreuve voulue par la collectivité, voire par l’aimée. Dans la culture de l’époque, l’homme semble bien avoir été considéré comme naturellement sujet aux excès, comme spontanément enclin à se laisser dominer par ses passions, alors même que la modération en toute chose, garante de la survie de tous, était seule valorisée par la société. Et c’est la passion par excellence, à savoir l’amour, qui semble avoir été jugée comme la plus difficile à maîtriser. Aussi, imposer au jeune homme la séparation d’avec la bien-aimée était le moyen le plus sûr de lui apprendre à se dominer, à assumer les contraintes de la vie nomade et à faire ainsi preuve de virilité. La victoire sur le mal d’amour semble donc avoir été considérée comme la meilleure garantie contre les excès qui menaçaient d’entacher toutes les autres vertus du brave – de transformer le courage en témérité imbécile, la générosité en prodigalité ruineuse, l’amour du vin en ivrognerie néfaste. La séparation d’avec la femme aimée, qui ne laissait à l’amant d’autre choix que de déchoir en se laissant aller à son chagrin ou de se hisser au rang de preux, prend ainsi les allures étranges d’une épreuve initiatique.

La Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays, un cas à part ?

La première des Mu‘allaqât et la plus célèbre d’entre elles, celle d’Imru’ al-Qays, se distingue de toutes celles dont nous venons de parler par sa structure particulière. Comme les autres, elle est composée de trois parties. Mais le prologue amoureux prend les allures d’une quête de la vierge idéale et met en scène plusieurs femmes ; le voyage est remplacé par une chasse à la gazelle, et s’il donne lieu, certes, à la description de la monture du poète, celle-ci est un cheval et non une chamelle ; enfin, la troisième et dernière partie consiste en une description de la pluie en lieu et place de l’(auto)-éloge.

La quête de la vierge idéale

Tout comme les autres poèmes, celui d’Imru’ al Qays commence par la contemplation d’un campement abandonné, suivie de l’évocation du jour de la séparation d’avec la femme aimée et de la résurgence du désespoir qui l’avait accompagnée. Ce n’est qu’ensuite que le poète raconte ses diverses aventures amoureuses, en procédant de manière graduelle. Il fait tout d’abord état d’une rencontre avec des femmes à Dârat Djuldjuli, dont il se garde de révéler la teneur ; après quoi il relate sa rencontre avec des vierges auxquelles il a généreusement sacrifié sa chamelle qu’elles ont passé la journée à cuire et à manger. Puis il affirme s’être introduit dans le palanquin d’une jeune femme à laquelle il a fait l’amour, et auprès de laquelle il s’est vanté d’avoir eu d’autres aventures du même type avec des femmes mariées et d’ores et déjà mères. Enfin, il affirme avoir conquis, en mettant sa vie en jeu, une jeune vierge dont la description puise, comme ailleurs, à la fois dans la nature et la culture : c’est à cette vierge que le poète dit avoir voué une passion telle qu’il en a perdu le sommeil. Et ce n’est qu’après de longues nuits d’insomnie qu’il a finalement décidé de monter sur son coursier et de partir en voyage dans le but de vaincre son chagrin.

Sous-tendu par un érotisme subtil, ce prologue amoureux très spécial ainsi que d’autres du même type, réputés être l’œuvre d’Imru’ al-Qays, ont transformé celui-ci, aux yeux de la postérité, en un véritable Don Juan. Or, le nom du poète, qui signifie littéralement « le serviteur de Qays », ne laisse pas d’interroger, quand on sait que Qays, à l’époque antéislamique, était le dieu de l’orage, et quand on constate que c’est par la description d’un orage que la Mu‘allaqa du « serviteur de Qays » s’achève… Celle-ci décrirait-elle un rituel impliquant la quête de la vierge idéale ? Cette vierge idéale avait-elle un lien avec la pluie, et donc avec la fertilité ? Dans l’état actuel des recherches, il est impossible de répondre à ces questions. Mais l’objectif qui, dans l’Arabie préislamique, était celui de la chasse à la gazelle ne fait que renforcer cette hypothèse.

La chasse à la gazelle, une chasse rituelle ?

La chasse à la gazelle, qui se pratiquait habituellement à la manière de nos chasses à courre, mettait en jeu plusieurs cavaliers ainsi qu’une meute, comme en fait foi la Mu‘allaqa de Labîd89 : il est donc curieux de constater que celle décrite par Imru’ al-Qays ne met en scène qu’un seul cheval, comme s’il s’agissait d’une chasse particulière. Une telle course poursuite exigeait du cheval des performances exceptionnelles, compte tenu de la rapidité des gazelles. Les Bédouins avaient en ce cas l’habitude, encore attestée à la fin du XVIIIe siècle90, de priver leurs chevaux de nourriture et de les faire uriner, au besoin en serrant les sangles de la selle, de manière qu’ils se vident de tout liquide : c’est dans cet état qu’ils donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le cheval d’Imru’ al-Qays soit qualifié de « très maigre91 ». Cette monture devait également être capable de pirouetter, car il arrive aux gazelles, lorsqu’elles sont poursuivies, d’avoir pour curieuse habitude de faire soudain demi-tour et de revenir sur leur poursuivant : le cheval devait alors être capable de volter au bon moment, pour que le chasseur se trouve à la hauteur de la gazelle visée et puisse lui enfoncer sa lance dans le cou. Enfin, et à l’instar de la femme et de la chamelle, le cheval semble avoir été perçu comme un médiateur entre la nature et la culture : celui d’Imru’ al-Qays a ainsi les flancs de la gazelle, les jambes de l’autruche, le souple trot du loup et le galop du renardeau92. Il « virevolte comme le caillou percé que l’enfant fait tournoyer/ Des deux mains, tour à tour, au bout d’une ficelle deux fois nouée93 » ; son dos fait penser à une pierre à piler des aromates de mariée, et son piaffement au bouillonnement du chaudron94.

L’ensemble de ces données ne manque pas de faire venir à l’esprit les travaux de A.F.L. Beeston95. Ce grand spécialiste de la chasse telle qu’elle se pratiquait en Arabie du Sud, région dont Imru’ al-Qays était originaire, cite des inscriptions trouvées au Yémen et dans le Djawf – plaine située entre le Hadramaout et le Nedjrân –, selon lesquelles dieu n’a pas donné la pluie à telle tribu, parce qu’elle n’avait pas procédé, comme il se doit, à la chasse. Beeston raconte que la chasse au bouquetin, qui se déroulait, en général, pendant les périodes de sécheresse, était encore au début du XXe siècle, dans la partie méridionale de la péninsule, une chasse rituelle qui n’avait d’autre but que de faire venir la pluie. Or S. Sergeant96, autre spécialiste de l’Arabie du Sud, fait remarquer à juste titre que les gazelles semblent avoir été dans l’Arabie ancienne des animaux sacrés, et émet l’hypothèse que la chasse à la gazelle pouvait bien avoir eu le même but. D’ailleurs, le poète chasseur de la Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays, à peine a-t-il aperçu la harde dont il prendra pour cible les bêtes de tête, compare les gazelles à « des vierges en manteaux à traîne, faisant la ronde autour d’une pierre sacrée97 ».

Sergeant se réfère en outre au célèbre Kitâb al-h’ayawân (Le Livre du vivant) d’al-Djâh’iz’ (776-868)98, dans lequel celui-ci rapporte, sous le titre al-H’arakât al-‘adjîba (Mouvements étonnants)99, une danse curieuse : alors que de jeunes esclaves yéménites tressaient leurs cheveux, l’une d’entre elles frappait dans ses mains et dansait sur un rythme régulier, puis relevait, l’une après l’autre, ses deux tresses jusqu’à ce que celles-ci se dressent sur sa tête à la manière de cornes. Sergeant voit dans cette danse un rituel accompagnant la chasse, et al-Djâh’iz’ précise que les « cornes » en question étaient obtenues en torsadant les cheveux et en les enduisant de substances collantes. Or, la vierge idéale sur la description de laquelle se termine le « prologue amoureux » dans la Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays a « les mèches torsadées de droite à gauche et relevées,/ Le ruban se perdant entre celles qu’elle recourbe et celles qu’elle laisse flotter100 » – coiffure pour le moins sophistiquée, qui ressemble étrangement aux tresses transformées en cornes des jeunes filles yéménites pendant leur danse rituelle. L’ensemble de ces données semble donc renforcer l’hypothèse selon laquelle la Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays, serviteur du dieu de l’orage, était un poème de rituel.

Les Mu‘allaqât nous transmettent ainsi les bribes d’une vision du monde qui devait avoir fait partie intégrante d’une mythologie où le ciel et la terre, la vie humaine, collective et individuelle, se trouvaient harmonieusement articulés les uns avec les autres. Comme dans de nombreuses mythologies, certaines figures étaient considérées comme des médiateurs entre la nature et la culture : c’est ici le cas de la femme, de la chamelle et du cheval. Et ce n’est peut-être pas un hasard si ces trois figures faisaient partie intégrante du mâl, autrement dit des biens les plus précieux de la tribu, sans lesquels la vie dans le désert eût été impossible. En effet, pas de pluie sans chasse à la gazelle et pas de chasse à la gazelle sans cheval ; pas de pâturages sans pluie, pas d’accès aux pâturages sans chamelle et donc pas de survie humaine sans elle ; de même, pas de passion amoureuse sans femme et pas de voyage d’apprentissage sans mal d’amour ; pas de voyage sans chamelle, pas de preux sans voyage et pas de survie humaine sans preux.

Les Suspendues, c’est ainsi que s’appellent nos poèmes. La raison en est qu’on les avait écrites en lettres d’or sur des tissus qu’on avait suspendus aux murs du sanctuaire païen de La Mecque – c’est, on l’a vu, ce qu’affirment les sources anciennes : la Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays n’est donc peut-être pas la seule à avoir été jadis un poème de rituel.

Mètres et rimes

Reste à savoir comment une Mu‘allaqa se présente du point de vue formel dans sa version originale. La prosodie arabe est riche de seize mètres dont chacun a un nom et comporte un nombre fixe de syllabes, longues et brèves, qui alternent dans un ordre déterminé, ce qui confère à chaque mètre un rythme particulier. Une syllabe brève est formée d’une consonne et d’une voyelle brève (par exemple ba), une syllabe longue d’une consonne et d’une voyelle longue (par exemple ) ou d’une consonne, d’une voyelle brève et d’une consonne (par exemple bal).

Une fois choisis le mètre et la rime, le poète était dans l’obligation de les respecter tout au long du poème. Chaque vers (bayt) est par ailleurs composé de deux hémistiches (mis’râ‘, au pluriel mas’ârî‘), dont le premier est appelé s’adr et le second ‘adjuz. Les deux premiers hémistiches riment entre eux, ce qui n’est pas le cas des hémistiches suivants. Ces règles de composition allaient se maintenir pendant un millénaire et demi.

Quatre seulement des mètres disponibles sont exploités par les poètes des Mu‘allaqât. Trois d’entre elles, celles de Imru’ al-Qays, de T’arafa et de Zuhayr, sont composées sur le mètre t’awîl (le long) et ont respectivement pour rime -, -et -mî  ; deux d’entre elles, celle de Labîd et de ‘Antara, sont construites sur le mètre kâmil (le complet) et ont pour rime respectivement -âmuhâ et -mî ; celle de ‘Amr Ibn Kulthûm est composé sur le mètre wâfir (le riche) et a pour rime -nâ ; enfin, le mètre choisi par al-H’ârith Ibn H’illiza est le khafîf (le léger), et son poème a pour rime -â’û.

Pour faciliter la mémorisation de la structure de chacun des seize mètres, les Arabes se servent de la racine f‘l101 à laquelle ils ajoutent des préfixes, des infixes et des suffixes pour obtenir des schèmes représentant une suite donnée de syllabes longues et brèves : fa‘ûlun, par exemple, est ainsi composé d’une syllabe brève (fa), suivie de deux syllabes longues (‘û et lun). Pour obtenir la structure d’un mètre, ils répètent le même schème ou une combinaison de plusieurs schèmes (par exemple fa‘ûlun et mafâ‘îlun) le nombre de fois nécessaire pour former le mètre en question (six fois mutafâ‘ilun, par exemple, ou quatre fois la combinatoire fa‘ûlun mafâ‘îlun). Voici donc comment apparaissent les quatre mètres des Mu‘allaqât dans leur présentation arabe. Pour faciliter la reconnaissance des syllabes longues et brèves, nous les avons indiquées à l’aide de traits et de cercles : les premiers représentent les syllabes longues, les seconds les syllabes brèves. La double barre indique la frontière entre les deux hémistiches :

T’awîl

Fa‘ûlun mafâ ‘îlun fa‘ûlun mafâ ‘îlun//

O – –  /  O – – –  /  O – –  /  O – – – //

fa‘ûlun mafâ ‘îlun fa‘ûlun mafâ ‘îlun

O – –  /  O – – –  /  O – –  /  O – – –

Kâmil

Mutafâ‘ilun mutafâ‘ilun mutafâ‘ilun//

O O – O – / O O – O – / O O – O – //

mutafâ‘ilun mutafâ‘ilun mutafâ‘ilun

O O – O – / O O – O – / O O – O –

Wâfir

Mufâ‘alatun mufâ‘alatun mufâ‘alatun//

O – O O – / O – O O – / O – O O – //

mufâ‘alatun mufâ‘alatun mufâ‘alatun

O – O O – / O – O O – / O – O O –

Khafîf

Fâ‘ilâtun mustaf‘ilun fâ‘ilâtun//

– O – – / – – O – / – O – – //

fâ‘ilâtun mustaf‘ilun fâ‘ilâtun

– O – – / – – O – / – O – – 

 

Il va sans dire qu’il est impossible de respecter dans une traduction cette alternance entre syllabes longues et brèves, compte tenu de la différence entre l’arabe et le français, ce qui nous amène à dire quelques mots de la présente traduction.

À propos de notre traduction

Le premier problème qui se pose au traducteur est le choix de la version qu’il va suivre. En effet, une première recension de six des Mu‘allaqât aurait été l’œuvre du philologue al-As’ma‘î (741-828). Mais à la même époque le philologue Abû ‘Ubayda (728-824) se référait déjà à un recueil de sept poèmes. Ce nombre est également retenu par le traditionniste et philologue Abû Bakr al-Anbârî (885-940) dans son commentaire des Mu‘allaqât, et par Abû Zayd al-Qurachî (fin du IXe siècle) dans son anthologie connue sous le nom d’al-Djamhara (Le Recueil). Cette dernière est formée de sept groupes de sept poèmes dont, en premier lieu, les sept Mu‘allaqât. La liste retenue par ces deux auteurs, en revanche, n’est pas la même : ils s’accordent sur les cinq premiers poèmes, mais divergent sur les deux derniers. Cependant, de forts doutes pèsent sur l’appartenance des deux poèmes divergents de la Djamhara aux Mu‘allaqât, comme l’a magistralement démontré Pierre Larcher102. Aussi est-ce la liste d’al-Anbârî qui paraît la plus convaincante. Par la suite sont apparus des recueils de neuf, voire de dix poèmes. C’est le cas dans le commentaire d’Ibn al-Nah’h’âs (mort en 950)103, qui ajoute aux sept poèmes d’al-Anbârî les deux poèmes divergents de la Djamhara. C’est également le cas dans le commentaire d’al-Tibrîzî (1030-1108 ou 1109), qui reprend la liste d’Ibn al-Nah’h’âs et y ajoute un dixième poème pour faire, comme il dit, « dix tout rond ». Enfin, la liste d’al-Anbârî est reprise par le commentateur al-Zawzanî (mort en 1093)104, qui modifie simplement l’ordre dans lequel les poèmes sont présentés : c’est cette dernière version que nous avons choisi de suivre. Nous n’avons pas tenu compte des variantes, du reste peu importantes, que l’on trouve dans les autres recensions.

Les Mu‘allaqât n’ont pas seulement fasciné les Arabes, mais aussi les arabisants : dès lors, il n’est guère étonnant qu’elles aient fait l’objet de nombreuses traductions dans les langues européennes. En ce qui concerne la France, ce n’est que très récemment que deux arabisants se sont attelés à la traduction de l’ensemble du recueil : il s’agit de Jacques Berque (1979) et de Pierre Larcher (2000), auxquels il convient d’ajouter André Miquel, qui a traduit la Mu‘allaqa de Labîd (1992) et une partie de celle de Imru’ al-Qays (1984). Alors pourquoi traduire à nouveau les Mu‘allaqât ?

Jacques Berque a opté pour une traduction de type « poème en prose », Pierre Larcher pour une traduction en alexandrins, André Miquel pour une traduction rimée. La première de ces traductions pèche, à notre avis, par son parti pris d’exotisme : la volonté affichée de créer des mots nouveaux ou d’investir des mots existants d’un sens qu’ils n’ont pas dans la langue française, ou encore de bousculer la syntaxe, rend la lecture de cette traduction déroutante, sans pour autant réussir à restituer la poéticité des textes originaux. Quant aux traductions de Pierre Larcher et d’André Miquel, elles constituent de véritables prouesses. Mais les douze syllabes imposées par l’alexandrin, dans un cas, la systématisation de la rime, dans l’autre, n’en enferment pas moins le traducteur dans un carcan peu propice, par endroits, au déploiement de la richesse sémantique recelée par telle ou telle expression ou figure poétique, voire l’obligent à des gymnastiques verbales pas toujours heureuses.

Il nous a donc semblé utile de proposer une nouvelle traduction, en optant pour une voie médiane entre les choix opérés par nos prédécesseurs et en visant, plus particulièrement, un public de non-spécialistes. Nous avons ainsi respecté la disposition en hémistiches, mais sans nous imposer un nombre fixe de syllabes, ce qui nous laissait une liberté certaine pour rendre l’éventuelle polysémie d’un mot ou d’un syntagme, voire pour expliciter certaines images peu familières et difficilement compréhensibles pour le lecteur français. Nous n’avons pas fui la rime, quand celle-ci se présentait, mais sans en faire une obligation. Nous avons néanmoins veillé au rythme et soigné les allitérations et les assonances quand elles étaient possibles sans forcer le texte. Sauf exception, nous nous en sommes tenue à un lexique courant et à une syntaxe aussi fluide que possible, de manière à faciliter la lecture aux non-spécialistes. Nous espérons ainsi avoir réussi à rendre la richesse et la beauté de ces petits chefs-d’œuvre qui, tout en nous dépaysant, nous rappellent sans cesse notre condition humaine et font comme tels partie du patrimoine littéraire mondial.

 

Heidi TOELLE.

Remerciements

Il me reste à remercier tous ceux qui m’ont aidée à réaliser cette traduction : ‘Abdeljabbar Bengharbia a pris sur son temps pour la relire avec l’œil sourcilleux du grammairien et du linguiste et a eu la gentillesse de me communiquer un tapuscrit concernant le jeu du maysir, rédigé par l’un de nos collègues tunisiens, Muh’ammad ‘Adjîna. Ma sœur, Hannelore Guski, a bien voulu photocopier pour moi un certain nombre de textes, disponibles seulement dans l’une des bibliothèques de Berlin, et m’aider dans la recherche des noms français pour certaines des plantes figurant dans les Mu‘allaqât. Mon amie Léna Strauch a fait de même et, pour m’éviter de devoir me déplacer, a donné de son temps pour retrouver un certain nombre de références bibliographiques que j’avais égarées. Mes voisins et amis, Josette et Bernard Canceill, enfin, ont eu la gentillesse de lire la traduction à titre en quelque sorte expérimental. Scientifiques de formation, ils ne sont guère familiers de la culture arabe antéislamique. Leurs questions, leurs remarques, leurs suggestions ne m’ont pas seulement conduite à modifier la traduction de certains vers, elles m’ont aussi servi de guide pour la rédaction de l’introduction. Que toutes et tous soient ici assurés de ma très sincère reconnaissance.

 

H. T. 

Le système de translittération de l’arabe au français que nous avons suivi dans cet ouvrage est le suivant :

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1- Ce terme est féminin en arabe.

2- Cette interprétation est défendue notamment par le poète Ibn Rachîq (1000-1063/1064 ou 1070/1071), le célèbre historien Ibn Khaldûn (1332-1406) et le polygraphe al-Suyût’î (1445-1505). Voir, entre autres, l’Encyclopédie de l’Islam, Leyde, Brill, et Paris, Maisonneuve et Larose, t. VII, 1993, entrée « al-Mu‘allaqât ».

3- Celle des arabisants contemporains, depuis l’ouvrage de C. Lyall, Ancient Arabic Poetry, Londres, 1885.

4- La première recension de six de ces poèmes aurait été l’œuvre du philologue al-As’ma‘î (741-828). Mais à la même époque le philologue Abû ‘Ubayda (728-824) se référait déjà à un recueil de sept poèmes. À propos des diverses recensions, voir infra, p. 60.

5- W. Thesiger, Le Désert des déserts, Paris, Plon, « Terre humaine », 1978, p. 44.

6- On trouvera une passionnante description des déserts méridionaux, et notamment de la région des énormes dunes au nord du Hadramaout, dans W. Thesiger, Le Désert des déserts, op. cit., et une description du Nedjd et du Nefoud dans Ch. Doughty, Arabia deserta, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2001.

7- Voir v. 22.

8- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 61-65.

9- Voir v. 53 et 68-79.

10- Voici les noms de ces groupes et sous-groupes par ordre croissant du nombre de leurs membres : le fakhidh était la subdivision d’un bat’n qui était lui-même une subdivision de la ‘imâra. La ‘imâra était une subdivision de la fas’îla, elle-même subdivision de la qabîla. La qabîla, enfin, était une subdivision du h’ayy, lui-même subdivision du cha‘b. La langue française ne possédant pas de mots adéquats pour traduire ces termes, nous nous contenterons de parler de « familles », de « clans », de « tribus » et de « subdivisions ».

11- Voir la Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 93-95.

12- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 41, celle de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 74, et celle d’al-H’ârith Ibn H’illiza, v. 18.

13- Les monophysites, qui comprennent les coptes d’Égypte, l’Église apostolique grégorienne d’Arménie et les jacobites de Syrie, professent l’unité de la nature du Christ, sa nature humaine se trouvant, selon eux, absorbée dans sa nature divine. Par opposition, les orthodoxes considèrent que le Christ est parfait en humanité, parfait en divinité, en deux natures qui se rencontrent en une seule personne, ou hypostase. Ces subtilités théologiques ainsi que quelques autres ont pendant longtemps empoisonné l’empire d’Orient, depuis le concile de Nicée en 325 jusqu’en 681, date de la fondation de l’Église maronite (actuel Liban).

14- Titre donné au commandant d’un corps de cavalerie fourni par une tribu.

15- Les souverains locaux qui s’étaient mis sous la protection de l’empereur byzantin avaient droit au titre de roi client.

16- Appellation collective des tribus du nord de l’Arabie.

17- Voir v. 21.

18- Voir v. 40 et 92.

19- Voir v. 49.

20- C’est le cas des poèmes de ‘Amr Ibn Kulthûm, de ‘Antara Ibn Chaddâd et d’al-H’ârith Ibn H’illiza.

21- La Mu‘allaqa d’Imru’ al-Qays a été traduite en latin (Warner, 1748), en allemand (Hartmann, 1802 ; Nöldeke, 1899 ; Gandz, 1913), en anglais (Jones, 1782 ; Clouston, 1881 ; Johnson, 1881 ; Blunt, 1903 ; Nicholson, partielle, 1907), en suédois (Bolmeer, 1824) et en français (de Sacy, Caussin de Perceval, 1847-1848 ; Berque, 1969, 1972, 1979, 1993 ; Miquel, partielle, 1984 ; Larcher 2000).

22- Voir la présentation des Lakhmides, supra, p. 14.

23- La Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd a été traduite en latin (1742), en allemand (Geiger, 1905-1906), en anglais (Blunt, 1903 ; Nicholson, partielle, 1907 ; Sells, 1986) et en français (Berque, 1979 ; Larcher, 2000).

24- Le prophète Muh’ammad aurait commencé sa prédication à La Mecque en 612 environ. Il émigra à Médine en 622, émigration connue sous le nom d’Hégire, puis revint à La Mecque en 632, année de sa mort.

25- La Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ a été traduite en allemand (Nöldeke, 1902), en anglais (Lyall, 1878 ; Nicholson, partielle, 1907) et en français (Berque, 1979 ; Larcher, 2000).

26- L’année de sa mort demeure incertaine ; on trouve selon les sources 641, 642, 660 et 661.

27- La Mu‘allaqa de Labîd Ibn Rabî‘a a été traduite en allemand (Nöldeke, 1900), en anglais (Nicholson, partielle, 1907 ; Wright, exhumé par Sendler, 1961 ; Beeston, 1976) et en français (Silvestre de Sacy, 1816 ; Berque, 1979, Miquel, 1992 ; Larcher, 2000).

28- Ses dates de naissance et de mort sont inconnues.

29- Historien, littérateur et poète. Né en Iran, il n’en était pas moins d’origine arabe. Il vécut à Baghdâd, alors capitale de l’Empire musulman, et fut le protégé des Bûyides, dynastie iranienne de confession chi‘ite, comme lui. Tout en reconnaissant les califes ‘abbassides qui étaient, eux, sunnites, les Bûyides exercèrent le pouvoir effectif entre 945 et 1055. Abû-l-Faradj aurait mis cinquante ans pour composer son célèbre Livre des chansons, source précieuse pour l’histoire culturelle des Arabes entre le VIe et le IXe siècle.

30- La Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm a été traduite en allemand (Nöldeke, 1899), en anglais (Nicholson, partielle, 1907) et en français (Berque, 1979 ; Larcher, 2000).

31- Voir supra, p. 22.

32- On ignore la date précise de la constitution de cette geste, transmise oralement pendant des siècles. Les premières impressions, en trente-deux tomes, datent du début du XIXe siècle.

33- La Mu‘allaqa de ‘Antara Ibn Chaddâd a été traduite en allemand (Nöldeke, 1900), en anglais (Nicholson, partielle, 1907) et en français (Raux, 1907 ; Berque, 1979 ; Larcher, 2000).

34- Ses dates de naissance et de mort sont inconnues.

35- La Mu‘allaqa d’al-H’ârith Ibn H’illiza a été traduite en allemand (Nöldeke, 1899), en anglais (Nicholson, partielle, 1907 ; Arberry, 1957) et en français (Caussin de Perceval, 1847-1848 ; Berque, 1979 ; Larcher, 2000).

36- Voir v. 75.

37- Coran, sourate 53, versets 19-20.

38- J. Wellhausen, Reste arabischen Heidentums, dritte unveränderte Auflage, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1961, p. 75.

39- Voir v. 71.

40- Voir la Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, v. 8, et celle de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 3.

41- Voir v. 66.

42- Voir la Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, v. 45, et celle d’al-H’ârith Ibn H’illiza, v. 55, 61 et 80.

43- Voir v. 33.

44- Voir v. 73-75.

45- Voir la Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, v. 22-24.

46- Voir v. 30.

47- Voir la Mu‘allaqa de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 76, et celle d’al-H’ârith Ibn H’illiza, v. 14.

48- Voir la Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 5.

49- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 89.

50- Ibid., v. 43.

51- Ibid., v. 91.

52- Voir la Mu‘allaqa de Imru’ al-Qays, v. 22, celle de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 73-77, et celle de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 52.

53- Coran, sourate 5, versets 90-91.

54- Voir v. 101-103.

55- Voir v. 66-69.

56- Voir la Mu‘allaqa de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 64.

57- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 74.

58- Voir la Mu‘allaqa de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, v. 41, celle de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 11, 35, 40 et 74, celle de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 64, 66 et 68, et celle d’al-H’ârith Ibn H’illiza, v. 52, 54 et 74.

59- Voir la Mu‘allaqa de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 11, celle de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 11, 22, 35-36, 43, 75 et 90, celle de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 51 et 55, et celle d’al-H’ârith Ibn H’illiza, v. 51.

60- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 75-78, et celle de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 51.

61- Les Mu‘allaqât de ‘Amr Ibn Kulthûm (à partir du v. 24) et d’al-Hârith Ibn H’illiza (à partir du v. 16) sont consacrées à la description de telles batailles.

62- Voir v. 82-84.

63- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 50, et celle d’al-Hârith Ibn H’illiza, v. 75.

64- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 41.

65- Voir v. 73-75, ainsi que v. 47-56.

66- V. 33.

67- Voir les Mu‘allaqât de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 52 et 58, de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 58-61, de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 1-7, et de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 37-39 et 52.

68- L’« Anderine » de la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 1.

69- Voir respectivement les Mu‘allaqât de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 60-61, et de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 1-7.

70- La Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm.

71- Voir respectivement les Mu‘allaqât de T’arafa, v. 1, et d’Imru’ al-Qays, v. 2, ainsi que celles de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, v. 2, et de Labîd Ibn Rabî‘a, v. 9.

72- Voir v. 8.

73- Voir la Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 3 et 5.

74- Voir v. 10.

75- Voir la Mu‘allaqa de ‘Amr Ibn Kulthûm, v. 19-20.

76- Il serait d’ailleurs plus exact de parler de dromadaires, car ceux de la péninsule Arabique n’ont qu’une seule bosse. Nous n’en conserverons pas moins le terme « chameau », qui a fini par désigner aussi, dans la langue courante, les dromadaires.

77- Voir v. 22-24.

78- Voir la Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 34.

79- Voir la Mu‘allaqa de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 33.

80- Voir v. 11-39.

81- Voir v. 24-27.

82- Voir v. 25-52.

83- Voir la Mu‘allaqa de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 22-23.

84- Faut-il rappeler à ce propos que, même en français, le mot « convaincre » comporte la notion de victoire, et que Schéhérazade parvient, dans Les Mille et Une Nuits, à sauver sa vie en usant de son don de conteuse ?

85- Voir v. 55.

86- Voir v. 52.

87- Voir v. 39.

88- Voir les Mu‘allaqât de ‘Antara Ibn Chaddâd, v. 39, et de T’arafa Ibn al-‘Abd, v. 52.

89- Voir v. 47-52.

90- Sur les pur-sang arabes, on lira avec plaisir l’étonnant livre de W.S. Rzewuski, Impressions d’Orient et d’Arabie, Paris, José Corti/Muséum national d’histoire naturelle, 2002. L’auteur est un comte polonais qui avait sillonné l’Arabie à la fin du XVIIIe siècle pour le compte du tsar. Celui-ci l’avait chargé de lui acheter des chevaux de race. Il raconte de savoureuses anecdotes relatives aux prouesses des pur-sang arabes et des relations de confiance et de tendresse qui s’établissaient entre ceux-ci et leur cavalier et maître.

91- Voir v. 55.

92- Voir v. 59.

93- Voir v. 58.

94- Respectivement v. 61 et 55.

95- A.F.L. Beeston, « The ritual hunt. A study on old south arabian religious practice », Le Muséon, no 61, 1948, p. 183-196.

96- S. Sergeant, South Arabian Hunt, Londres, Luzac & Co., 1976, passim.

97- Voir v. 62.

98- Célèbre prosateur arabe, probablement d’origine abyssine.

99- Al-Djâh’iz’, Kitâb al-h’ayawân, éd. ‘Abd al-Salâm Muh’ammad Hârûn, Beyrouth, s.d., t. VI, p. 466.

100- Vers 36.

101- Le signe «  » y représente une consonne qui n’existe pas en français.

102- P. Larcher, Les Mu‘allaqât. Les sept poèmes préislamiques, Paris, Fata Morgana, « Les Immémoriaux », 2000, p. 13-15.

103- Grammairien égyptien et grand spécialiste de la poésie ancienne et du Coran.

104- Homme de lettres, né à Zawzan dans le Khurasân, à soixante kilomètres de l’actuelle frontière entre l’Iran et l’Afghanistan. Cette ville, conquise par les musulmans au milieu du VIIe siècle, connut au XIe siècle un renom certain grâce à ses savants et ses artisans. Elle reçut alors le surnom « la petite Bas’ra », en référence à la Bas’ra irakienne.