CHAPITRE 2

CERTAINES CHOSES QUE JE PRÉFÈRE

 

 

Douglas mit son clignotant à gauche et se carra dans son siège avec délectation. Peu de choses sur cette terre étaient aussi délicieuses que ces fauteuils au cuir souple et doux. Si ce genre de luxe était un péché, alors il se ferait une joie d’aller en enfer en dansant !

Il scruta l’obscurité devant la maison, habituant ses yeux à la pénombre. La Coccinelle qu’il suivait au ralenti se gara dans l’allée. Il observa la fille en sortir. Il lui laisserait le temps de s’installer, de se poser. Cela lui permettrait de se préparer. Michael aurait mieux convenu pour cette mission, certes. Mais comme il avait échoué lors de la dernière — une simple corvée de messager, en plus ! —, Douglas avait décidé de se débrouiller seul. S’il ne pouvait pas lui faire confiance pour insuffler une peur bleue à ce Sam, il ne pouvait se fier à lui pour ça. Il fallait du doigté pour démêler ce sac de nœuds.

Douglas laissa échapper un soupir. Le proverbe disait vrai : on n’était jamais mieux servi que par soi-même. Non qu’il se souciât que Michael mette le gamin K.O. La violence ne dérangeait aucunement Douglas. Non, ce qui l’ennuyait, c’était le manque de sang-froid de Michael. Il laissait la violence monter trop vite en lui. Douglas avait voulu essayer d’amadouer Sam, d’abord. Le plan B, eh bien, c’était pour le cas où Sam ne se laissait pas faire. Il détestait qu’on lui force la main. Et il détestait les surprises. Douglas rongea d’un air distrait l’ongle de son pouce. Comment avait-il pu rater un nécromancien, de surcroît doté de si peu de pouvoirs ? S’il avait raté ce garçon, qu’avait-il raté d’autre ? Face à cette pensée désagréable, Douglas haussa les épaules. Une chose était certaine : s’il l’avait découvert plus tôt, il s’y serait pris autrement. Il aurait modelé le gamin à son image et lui aurait gentiment soutiré ses pouvoirs au lieu d’avoir recours à la force pour faire le boulot.

Douglas regarda la fille déverrouiller la porte d’entrée. Le passé était le passé, il ne servait à rien de ruminer. Il n’allait pas mettre de gants, il fallait qu’il donne une petite leçon à ce Sam, fort peu courtoise il est vrai, en guise d’avertissement. Dommage, certes. Mais un nécromancien non répertorié risquait d’apporter toutes sortes d’ennuis. Mieux valait le remettre à sa place tout de suite.

Cette petite tête de mule mentait, c’était évident. Comment pouvait-il prétendre ne rien savoir ? La nécromancie n’était pas un pouvoir qu’on ignorait. Douglas se souvenait très bien du premier esprit qu’il avait vu alors qu’il était enfant.

 

À l’époque, il n’avait pas bien compris ce qu’il était venu faire chez sa tante Carol. On lui avait juste dit de rester tranquille et de mettre ses vêtements qui le grattaient. Comme il s’apprêtait à tirer sur son col pour la troisième fois, sa mère, le regard sévère, saisit son poignet pour l’en empêcher. Puis elle recommença à s’éventer, une main posée sur son ventre arrondi. Il allait protester, quand il aperçut tante Lynn qui fronçait les sourcils. Alors il referma la bouche, baissa la tête et essaya de se faire le plus petit possible.

Il s’ennuyait. Il regrettait qu’il n’y ait pas d’autres enfants avec lesquels jouer. Les adultes étaient occupés à crier et à parler, et s’ils s’approchaient de lui, c’était pour saluer sa mère. Ayant repéré un plateau avec des biscuits à l’autre bout de la pièce, il jeta un discret coup d’œil à sa mère. Elle était en pleine discussion, ses cheveux bouclés étaient trempés de sueur et le mouvement de son éventail n’y changeait pas grand-chose. Il s’esquiva en silence et se posta devant les biscuits, cherchant ceux au gingembre, ses préférés. Il en fourra un dans sa bouche et d’autres dans ses poches. Puis il tourna les talons, manquant de heurter un petit garçon au visage triste.

Falut, Farlie, dit-il, faisant jaillir de sa bouche un nuage de miettes.

Douglas regarda rapidement autour de lui. Heureusement personne n’avait rien remarqué. Sinon, on ne l’aurait jamais autorisé à revenir dans le petit salon.

Charlie lui adressa un petit signe. Sa peau était légèrement pâle, et Douglas fut surpris que son cousin ne porte pas ses vêtements qui grattaient.

Ta mère va te gronder si elle te voit ici en pyjama, Charlie.

Celui-ci se contenta de hausser les épaules avant de se diriger vers le salon. Le visage de Douglas s’illumina.

Tu veux jouer aux camions ?

L’instant d’après, sa mère vint le voir pour lui demander ce qu’il faisait.

C’est très impoli de faire autant de bruit dans un moment pareil.

Je vous demande pardon, mère, répondit Douglas. J’étais en train de jouer avec Charlie.

Une expression de culpabilité mêlée de tristesse apparut sur le visage de son cousin. Douglas se sentit mal à l’aise. Il ne voulait pas que Charlie se fasse gronder, d’autant qu’il était encore en pyjama.

C’est ma faute. On va faire moins de bruit.

Sa mère blêmit.

Qu’est-ce que tu as dit, mon chéri ?

Je ne veux pas que Charlie se fasse gronder.

Il baissa les yeux en se mordillant la lèvre inférieure et essaya de prendre un air contrit. Ainsi il éviterait sûrement de se faire gronder.

Je faisais trop de bruit.

Sa mère s’agenouilla devant lui.

Mon cœur, dit-elle doucement, sais-tu pourquoi nous sommes ici ?

J’ai promis de me tenir tranquille.

Elle secoua la tête et se pencha vers lui, prenant son menton dans sa main délicate.

Non, je veux dire, comprends-tu pourquoi nous sommes venus aujourd’hui chez tante Carol ?

Douglas leva les yeux vers elle. Elle essuya une miette sur sa joue avant de relâcher son visage.

Dougie, Charles est tombé malade. Très malade.

Elle fit une pause.

Et… et donc, il ne pourra plus jamais jouer avec toi. Charles est parti au ciel.

Douglas observa sa mère. Son visage était ouvert, honnête. Elle ne mentait pas. Pourtant il voyait Charlie dans la pièce, à côté de lui. Mère se trompait. Il la dévisagea, tâchant de trouver quoi dire.

Qu’y a-t-il ?

Sa mère semblait troublée. Douglas pointa un doigt vers Charlie, assis à deux mètres d’elle dans son pyjama à rayures bleues.

Il est là ! Tu ne le vois pas ?

Sa mère regarda, mais il était clair qu’elle ne le voyait pas.

Tu… tu…, bafouilla-t-il, tu ne le vois pas ?

Douglas se tourna vers Charlie, qui haussa les épaules et montra du doigt les camions miniatures. Sa mère lui caressa la tête, le regard empli de désarroi. Elle ne le croyait pas. Pour Douglas ce fut une cruelle déception. Alors qu’elle partait rejoindre son père, il retourna à ses camions.

Elle avait à peine disparu que tante Lynn s’avança vers lui, calmement.

Comment est habillé ton cousin, Douglas ?

Douglas fronça les sourcils.

Il porte son pyjama à rayures bleues, répondit-il, de petits nuages de buée s’échappant de sa bouche.

Il avait un peu peur de tante Lynn. L’air autour d’elle était constamment glacé.

Tu ne vas pas le gronder, n’est-ce pas ?

Non, mon enfant. Je ne le gronderai pas.

Elle se pencha vers lui et toucha son visage. Douglas se figea. Il ne se souvenait plus quand tante Lynn l’avait touché pour la dernière fois. Mais il savait qu’il n’avait pas aimé ça. Elle lui sourit et tapota sa joue. Douglas apprécia encore moins son sourire.

Quelques jours après les funérailles, tante Lynn proposa de l’emmener. Ses parents s’étaient facilement laissé convaincre. Ils avaient discuté de cette éventualité les jours précédents, la plupart du temps quand ils pensaient que Douglas dormait. Celui-ci n’arrivait pas à croire qu’ils aient pu même envisager d’accepter la proposition. Il s’était attendu à ce que sa mère oppose un « non » catégorique à tante Lynn. Mais ce ne fut pas le cas, et il crut que sa poitrine allait exploser. Qu’avait-il fait de mal ? Pour la première fois, Douglas prit conscience que ses parents craignaient quelque chose. Ils avaient peur de tante Lynn. Et maintenant, ils avaient peur de lui.

Une semaine après, sa valise était prête.

Au début, il avait pleuré, mais finalement, tout s’était passé pour le mieux. Tante Lynn avait expliqué que les gens comme lui étaient rares. Ils devaient être entraînés — lui aussi devrait être entraîné — et sa tante s’en chargerait. Laissés à eux-mêmes, lui avait-elle dit, les gens de leur espèce pourraient s’autodétruire. Devenir fous. Détruire les autres par accident. Elle l’avait aidé à comprendre l’inutilité de ses parents, leur faiblesse, et comment, en restant auprès d’eux, lui-même serait devenu un faible. Tante Lynn avait été très claire sur ce point. Sans elle, Douglas ne serait jamais rien. Elle ferait quelque chose de lui. Elle en ferait quelqu’un.

Elle lui avait tout appris : le calcul et les règles avec Sun Zi, Aristote, et Machiavel. Et tandis qu’il suivait tante Lynn partout à travers le pays, il avait commencé à se rendre compte de quelque chose : il n’était pas le seul à avoir peur d’elle. Quand tante Lynn entrait dans une pièce bondée, les gens s’écartaient sur son passage, comme la mer Rouge dont il avait entendu parler par le prédicateur à l’église. Douglas n’était pas dupe : tante Lynn n’était pas proche de Dieu comme l’était Moïse. Non, les gens paraissaient agir ainsi malgré eux, comme s’ils reculaient à la vue soudaine d’un serpent apparu sur leur chemin. Au plus profond de leur inconscience, ils reconnaissaient en tante Lynn un prédateur. Douglas avait pensé que cela aurait eu plus de sens si tante Lynn s’était fondue dans la foule. Il est toujours plus facile d’attraper sa proie quand on ne lui apparaît pas tout de suite comme un prédateur. Mais Douglas s’était bien gardé de le dire à sa tante.

À la même époque, elle avait évoqué la malédiction familiale. C’est ainsi qu’elle l’appelait, une malédiction. Mais elle en parlait avec une affection particulière. Dit de cette façon, Douglas était en mesure de comprendre. Tante Lynn devait sa santé extraordinaire à la malédiction qui la gardait en vie depuis très, très longtemps.

À l’âge de seize ans, Douglas avait appris tout ce que sa tante avait à lui enseigner. Il savait invoquer les esprits et parler avec eux. Il savait invoquer la mort. Et il était devenu puissant, bien plus que sa tante ne l’était. Celle-ci avait commencé à s’en rendre compte, vers la fin. Mais Douglas, à cette époque, avait parfaitement retenu ses leçons en matière de cruauté. Et il avait remarqué que son professeur était bien trop confiant. Apathique même. Tante Lynn n’avait jamais senti le sédatif dans son sherry, et elle ne s’était pas réveillée quand il l’avait éventrer pour lui voler son don. Il s’était agenouillé là, couvert du sang de sa tante, le poignard toujours en main, ivre de son pouvoir, et n’avait pu s’empêcher de penser qu’elle aurait été fière de lui. Il était devenu le parfait disciple.

Douglas n’était plus un faible.

 

Bon, songea-t-il, il avait remis les choses en ordre, encore une fois. Après tout, n’était-il pas le numéro un ? C’était lui qui représentait le Conseil, et Sam n’avait pas le droit d’être ici. Douglas allait lui apprendre à contrôler son don. Il ne devait pas donner au Conseil une seule raison de l’écarter de son rôle de chef. Et un nécromancien indépendant était une très bonne raison. Si l’entraînement ne s’avérait pas concluant, il le tuerait. Il y avait un avantage dans les deux solutions. Si tout se passait bien, Douglas aurait un autre serviteur qui marcherait à sa botte. Si ce n’était pas le cas, eh bien, il avait toujours ce couteau, et il lui suffirait de prendre le pouvoir du gamin, faible ou pas, peu importait. Comme on dit, les petites ruisseaux font les grandes rivières.

Il ferait d’abord comprendre au gamin — Sam, d’après son badge — qu’il ne plaisantait pas. Ceci dit, il le lui avait déjà prouvé, non ? Michael avait pris un peu d’avance sur le plan, mais son message en principe avait dû être clair. Douglas cependant ne devait pas surestimer le niveau de compréhension de Sam. De nos jours, les écoles publiques négligeaient d’apprendre aux élèves comment penser par eux-mêmes. Il devait donc lui adresser un message plus personnel.

Douglas sortit de sa voiture — où il était resté à ruminer, il devait bien l’admettre — et referma la portière tranquillement. Il franchit les quelques mètres le séparant de la Coccinelle bleue aperçue plus tôt au Plumpy, histoire de vérifier si quelqu’un d’autre s’était garé à côté. Non : la Volkswagen stationnait seule dans l’allée. Il sourit et se mit à chantonner gaiement pour lui-même : « Rains drop on roses and whiskers on kittens. Bright copper kettles and warm woolen mittens, People in terror groveling before me, these are a few of my favorite things… »

Puis il fit demi-tour et alla chercher sa sacoche.