DES COLIS FICELÉS ET ENVELOPPÉS DE PAPIER KRAFT
Je vis dans un petit studio, même si je n’en aie pas vraiment les moyens. Quand je l’ai loué, j’ai expliqué qu’ainsi je pourrais aller en vélo à la fac et qu’en plus je serais suffisamment loin de Frat Row, le quartier de Seattle que je détestais le plus et où j’espérais ne jamais vivre. Le coin était agréable, avec beaucoup d’arbres et un petit parc. Et malgré le revêtement en béton gris de mon immeuble, mon appartement était plutôt sympa.
Du jour où je devins un type paumé, mes explications ne tinrent plus debout, et ma bourse d’étudiant fut supprimée par la même occasion. Je ne mangeais plus que de la junk food du coup, dont tant de gens meurent d’envie.
Une fois dans l’entrée de l’immeuble, je puisai du réconfort dans la tranquillité ambiante et me félicitai d’avoir toujours aidé madame Winalski à monter ses courses. Ainsi, lorsqu’elle me vit sortir de l’ascenseur tout égratigné, amoché, sale et déjà bleuissant, elle ne se précipita pas pour appeler la police. Il ne faut jamais refuser les petits réconforts de la vie quand ils se présentent.
— Sam, mon petit, tu as l’air plus crasseux qu’une baignoire dans un bordel.
— Ce n’est pas très délicat, madame W., répondis-je.
Elle leva les yeux vers Franck et Ramon derrière moi.
— C’est quand même pas un de tes petits copains t’aurait frappé, non ?
Elle pointa son long doigt délicat vers mes amis.
— Sam est un gentil garçon, les sermonna-t-elle, et s’il ne vous dénonce pas à la police, moi, je le ferai.
— Je vous remercie, intervins-je. Vraiment. Mais je ne suis ni homo ni victime de violence domestique.
Madame Winalski chercha ses clés dans son sac.
— Tu m’inquiètes, mon petit Sam. J’ai soixante-dix ans et j’ai eu le temps d’en voir d’autres, crois-moi, mon garçon. Tu es jeune, profites-en.
Elle prit ses clés dans une main et tapota ses cheveux courts.
— Comment me trouves-tu ?
— Super, madame W.
Madame Winalski était devenue veuve assez jeune. Elle m’avait raconté qu’elle avait passé beaucoup de temps à s’occuper de son mari malade. Depuis sa mort, elle rattrapait le temps perdu, me disais-je. Le jeudi soir, elle faisait du karaoké. Le mercredi, elle entraînait l’équipe locale de roller. Je ne savais pas très bien en quoi ça consistait, mais j’avais bien envie d’aller y jeter un œil juste pour l’entendre crier des obscénités. En fait, elle sortait presque tous les soirs. Avec elle, j’avais l’impression de me sentir vieux.
— Tu es un gentil garçon, fit-elle.
Elle nous adressa un signe et se dirigea vers l’ascenseur.
— À bientôt, et ne veillez pas trop tard.
Je lui fis un geste en retour et j’ouvris la porte de mon appartement. La lumière me fit cligner des yeux et, avant d’entrer, je scrutai la pièce. J’étais encore choqué par notre agression. Franck et Ramon me suivaient.
— Elle a l’air adorable, fit remarquer Franck.
— Eh, vieux, fit Ramon, c’est quand même pas ta voisine de soixante-dix ans qui te dit à quel heure tu dois aller au lit ?
— Que veux-tu que j’y fasse ? C’est une vieille dame qui s’inquiète, c’est tout.
J’essayai de prendre un air enjoué, mais je devais surtout avoir l’air las.
Par habitude, Ramon se baissa pour ranger son skate à côté de la porte. Il y avait une trace sur le mur à l’endroit où il le posait toujours. Il laissa échapper un soupir.
— Tu es bon pour m’offrir un nouveau skate, Sammy.
Ses mains se mirent à trembler tandis qu’il fixait le mur.
— Je ne me plains pas. Tu le sais.
Il resta silencieux un moment, les yeux braqués sur l’emplacement vide.
— Mais le mien est complètement foutu.
J’étais d’accord pour remplacer le skate, même si nous savions tous deux que je n’avais pas un sou. Peut-être pourrais-je lui prêter le mien pendant un temps. On verrait ça demain matin. Après la soirée que je venais de passer, j’avais projeté de dormir avec le mien. Les skates pouvaient devenir des armes formidables, comme Ramon l’avait prouvé plus tôt. J’aurais dû avoir une batte. Une grosse batte en métal. Et un chien. Un énorme, du genre à bouffer les gens dont la tête ne lui revient pas. Avec la rage. Qu’est-ce que je racontais, là ? Je ne pouvais déjà pas subvenir à mes besoins, alors un chien. Et merde, j’avais pas les moyens d’acheter une batte non plus.
Je me laissai tomber dans mon fauteuil. Mais à peine mon dos toucha-t-il le dossier que je poussai un cri aigu. Je dus me pencher en avant pour soulager la douleur. Ramon ôta ses chaussures et s’affala sur la banquette pendant que Franck parcourait mon appartement. Je l’entendis qui inspectait méthodiquement les toilettes, puis le dessous de mon lit. Il me vit l’observer tandis qu’il quittait la chambre, et rougit.
— Juste pour vérifier, se justifia-t-il.
Vérifier quoi exactement, je ne voulais pas savoir. Je me sentais stupide de ne pas l’avoir fait moi-même.
— Tu ne crois pas qu’on devrait t’emmener à l’hôpital ? demanda Frank en tirant sur sa chemise. Ou chez les flics ? Si, c’est ça, on devrait aller voir les flics.
— Et qu’est-ce qu’on leur dira ? aboyai-je. Qu’un type m’a raconté des trucs insensés et qu’un autre a cassé net ton pare-chocs ? Et qu’ensuite, on lui a foncé dessus en voiture ? Non, je ne crois pas.
Je me passai la main sur le visage.
— Les flics penseront que ton pare-chocs était rouillé et qu’il est tombé, qu’est-ce que tu crois !
— Mais tu as été agressé ! reprit Frank en continuant à tirer nerveusement sur sa chemise.
S’il continuait ainsi, il n’aurait bientôt plus rien à se mettre.
— En plus, c’est lui qui a commencé !
— Pour être juste, intervint Ramon en tapotant le coussin qu’il glissa sous sa nuque, nous aussi, on l’a agressé. Et les flics auront du mal à dépatouiller le truc, à savoir qui a commencé.
Il se rallongea sur la banquette.
— Pas facile à savoir, en fait.
— Mais…
Frank nous regarda tous deux d’un air plaintif avant de lâcher :
— Tu as été agressé, quand même… !
— Ouais, et je ne veux plus jamais vivre ça, ajoutai-je en me frottant les tempes.
Je crains un peu les flics, c’est vrai. Mais encore plus le chauffeur de la Mercedes Grande Classe. Sur le chemin du retour, j’avais fait défiler dans ma tête les derniers événements et j’en étais arrivé à la conclusion que la partie perdue de patate-hockey était clairement liée à la suite de la soirée. Le type de la Mercedes Grande Classe était certainement Douglas Montgomery dont l’autre baraqué m’avait parlé. Ça avait plus de sens de connecter ces deux événements — aussi bizarres soient-ils — que de les isoler. Quoi qu’il en soit, m’allonger était ce que j’avais de mieux à faire pour le moment.
— Je suis d’accord avec Sammy, dit Ramon. Je pense que parler de ces types aux flics ne fera qu’empirer les choses.
— Mais…
— Réfléchis un peu, Frank. Si tu étais flic, qui croirais-tu ? Nous, ou le type au costume chic avec un phare arrière cassé ?
Frank s’affala sur une chaise. Il semblait encore plus décomposé que l’instant d’avant. À court d’arguments. Ramon lui donna une tape sur l’épaule.
— Je vais prendre une douche, dis-je en me levant avant que Frank ne reprenne souffle.
C’est tout ce que je désirais, me laver de cette journée. Il n’y avait pas que ça sur la liste de mes envies, certes, mais rien ne me paraissait meilleur qu’une douche. Si Ramon avait envie de parler de la soirée, eh bien il attendrait.
Le calme de la salle de bains était réconfortant. C’était bon d’avoir un moment seul et de laisser voguer ses pensées. Pour dire la vérité, vu la taille de ma salle de bains, je ne pouvais guère y faire autre chose que ça. Le lavabo beige était collé aux toilettes, et je devais fermer la porte pour accéder à la douche. Il y avait parfois des avantages à être maigrelet. Un type un peu plus épais n’aurait pas tenu dans cette pièce. J’examinai mon visage dans la glace et fus surpris que madame Winalski n’ait pas appelé les flics. J’avais des taches de cambouis sur ma chemise, qui était en lambeaux, sans parler des déchirures qui avaient effacé mon nom du badge. Ma figure était couverte de bleus et mes joues de vilaines égratignures.
J’essayai d’ôter ma chemise. Le sang l’avait collée à ma peau. Je la tirai d’un coup sec et le regrettai aussitôt. En me tortillant légèrement, je parvins à voir mon dos dans le miroir. De longues marques rouges sang allaient de mon épaule jusqu’aux reins, comme si la patte d’un chat géant m’avait labouré la peau. Je me rassurais en me disant que le sang, la saleté et les griffes faisaient paraître la blessure pire qu’elle ne l’était en réalité. Ou, du moins, je l’espérais.
Je fourrai ma chemise dans le panier de linge sale et me faufilai dans la douche. Je laissai l’eau couler jusqu’à ce qu’elle devienne froide. Mais cela ne m’aida guère. Avant la douche, j’étais en proie à la peur, épuisé, l’esprit confus. Après, j’étais exactement le même, de surcroît gelé et trempé.
J’enfilai un caleçon propre et un jean, puis je rejoignis les autres. Frank était recroquevillé dans un coin devant mon ordinateur, une main sur mon skate, tandis que Ramon feuilletait son livre de biologie en buvant des gorgées à la flasque que je lui avais offerte à son dernier anniversaire. Les rideaux étaient tirés, et ils avaient poussé mon fauteuil contre la porte. Bienvenue à la Casa de Sam, où les soirées sont légendaires ! Je m’éclaircis la gorge.
— Hum… l’un de vous pourrait-il me faire un pansement ?
Entre les deux, le choix était facile. Seul Ramon aurait une petite idée de ce qu’il fallait faire. Il avait récolté un A en biologie. D’ailleurs, il m’avait soigné chaque fois que je m’étais ramassé en skate. Frank, c’était… Frank. Je doutais qu’il ait une aptitude particulière en quelque domaine que ce soit.
Ramon prit ma trousse de secours dans le placard pendant que je m’asseyais devant la table de la cuisine. La plupart des garçons de mon âge n’avaient pas de trousse de secours, et la mienne était vraiment unique. Pas d’aspirine ni d’alcool. Ma mère n’avait rien contre la médecine moderne, mais ce n’était pas ce qu’elle préférait. Ramon avait suffisamment fréquenté ma famille pour connaître les différents onguents et poudres de ma pharmacie. Ce qui n’était pas le cas de Frank. Il quitta cependant l’ordinateur et s’approcha.
— Ça sent bon, dit-il en prenant un flacon que Ramon avait sorti. C’est quoi ?
— De l’huile de théier, des clous de girofle, et je ne sais plus quoi. Ce sont des antiseptiques naturels. La mère de Sam est une hippie.
— Elle est herboriste, précisai-je. Elle a préparé les mêmes flacons pour toi et ta famille.
Et pour plein d’autres gens. Ma mère tenait une petite boutique où elle vendait des préparations à base d’herbes. Celle avec laquelle Ramon me nettoyait le dos, on la trouvait à 12,99 dollars via Internet sur HerbaciousPlanet.com.
— Ouais, ça prouve juste qu’elle s’y connaît.
Ramon me nettoya le dos puis me tendit la fiole. Je désinfectai les éraflures de mon visage pendant qu’il s’occupait du pansement.
— Ton dos n’est pas beau à voir, Sam, fit Ramon.
Il m’appelait Sammy depuis que nous étions petits, mais il avait tendance à retirer le « y » final quand il était sérieux, chose rare.
Je ne m’en faisais pas. C’était propre maintenant, et je ne craignais pas que ça s’infecte. Je devais juste surveiller les plaies. C’était plus la façon dont on m’avait marqué le dos qui m’inquiétait.
Ramon sembla suivre le fil de mes pensées.
— Est-ce que l’un de vous a vu un couteau ?
Je reposai le flacon de désinfectant sur la table plus fort que je ne l’aurais voulu.
— Non.
Je pris une profonde inspiration pour essayer de relâcher un peu la tension interne.
— J’étais trop occupé à me faire botter les fesses !
Ma voix trembla un peu. Je respirai de nouveau lentement puis je m’éclaircis la gorge :
— Et vous, vous avez vu quelque chose ?
Frank secoua la tête. Ramon déchira un morceau de bande antiseptique et lui tendit le rouleau.
— Je n’ai rien vu. Il bougeait vite. Très vite.
Il posa la bande sur mon dos, l’enroulant autour de mon torse.
— Si je n’avais pas été là, je croirais que tu as été attaqué par un animal, ajouta-t-il.
— Ça fait comme des marques de griffes, hein ? demandai-je.
Ma voix tremblait encore. J’avais besoin de me secouer. Être sous le choc ne me réussissait pas.
— On devrait appeler les flics, répéta Frank.
Ramon et moi nous tournâmes de concert vers lui. Frank se balançait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.
— Non, fis-je en secouant la tête.
Ce geste m’arracha une grimace. On ne se rend compte de la quantité de muscles rattachés au dos que le jour où ils nous font mal.
— Pas de flics. Ramon a raison. Ça ressemble trop à des griffures d’animal.
Je me levai lentement de la chaise.
— Je ne tiens pas à être la risée d’un commissariat. Et je ne tiens pas non plus à provoquer de nouveau la colère de ces types.
Frank m’observa en battant des paupières.
— C’était un avertissement, expliquai-je. Pas envie de savoir ce dont ils sont capables quand ils deviennent vraiment fous.
Frank sembla sur le point de s’évanouir.
— Oh…
Je lui tapotai l’épaule.
— Ne t’en fais pas. Je sais bien que tu essaies de nous aider.
— Et tu l’as fait, ajouta Ramon. Tu as eu la géniale idée de nous sortir de là en voiture.
Frank sourit.
— Sûrs, l’un et l’autre, que vous n’avez jamais vu ces types avant ? demanda Ramon en s’affalant sur une chaise.
— Archi sûr…
J’attrapai des bières dans le réfrigérateur et en lançai une à Ramon et une autre à Frank. Puis j’en ouvris une en faisant sauter le bouchon sur le rebord du bar.
— J’ai déjà vu des types se mettre en colère, déclara Ramon en buvant une gorgée, mais d’habitude, c’est parce qu’on l’a ouvert en premier.
— Je sais. C’est une énigme.
Je bus la moitié de ma bière en silence. Je réfléchissais. Je n’avais aucun souvenir d’avoir vu ces hommes auparavant. Je m’en serais rappelé sinon. Des types qui vous suspendent par le col ont tendance à vous rester en mémoire. Et, très honnêtement, j’étais certain de ne rien avoir dit de provoquant.
Mon cerveau stagnait. J’étais trop fatigué pour penser, et mon corps me faisait souffrir à chaque mouvement. J’avais besoin de dormir. J’attendrais le lendemain pour démêler ce sac de nœuds. Et si cette nuit on m’agressait de nouveau, alors je crois que plus rien ne pourrait encore m’inquiéter. Mais je dormirais quand même avec mon skate.
— Faites comme chez vous, dis-je, moi, je vais me coucher.
Je vérifiai la chaîne de sûreté sur la porte d’entrée et m’assurai que le fauteuil bloquait bien la poignée. Je ne me sentis pas mieux pour autant, mais, d’une certaine manière, soulagé. Frank squattait souvent ici, et Ramon avait ses habitudes : il dormait sur mon canapé, la plupart de ses affaires se trouvaient au fond du placard à linge ou dans des cartons dans le garage de sa mère. Il n’avait pas de quoi se payer un logement — Ramon donnait une bonne partie de son salaire à sa mère —, mais il pouvait s’offrir ma banquette.
Si Frank aussi s’installait ici, alors il faudrait que j’achète des lits superposés, comme ça Ramon squatterait ma chambre et Frank prendrait la banquette. Ramon, je comprenais, mais Frank ? À se demander si ses parents avaient déjà remarqué qu’il découchait presque toutes les nuits. En tout cas, ce soir, s’il décidait de rentrer chez lui, il lui faudrait franchir ma minibarricade.
J’allai dans ma chambre et fermai la porte. Ma piaule n’était pas ce que j’appellerais un refuge. Non, c’était davantage un musée des fantômes de ma vie passée : des bouquins de ma première — et unique — année de fac ramassaient de la poussière dans un coin. Je n’avais pas le cœur à m’en débarrasser, même si je ne savais quoi faire d’un Chimie 101, d’une Littérature anglaise 1800-1900, ou de tout autre livre de cette pile. Si un nouvel agresseur se pointait, je pourrai toujours les lui lancer à la figure. J’avais essayé différents cours, mais rien ne m’avait accroché. Rien ne me correspondait. Beaucoup de gens se sentent paumés après le lycée. À côté des livres se trouvaient des cartons vides de bouteilles de lait remplis de vinyles. Certains venaient de boutiques d’occasion, mais le plus gros de ma collection appartenait à mon père, Haden. Sa fascination pour les Rolling Stones — que je n’avais jamais comprise — était telle qu’on avait passé You Can’t Always Get What You Want à son enterrement. Chaque fois que j’entends cette chanson, mes yeux se brouillent et je me revois dans le cimetière, la main moite de ma petite sœur glissée dans la mienne. Je sens l’odeur humide de la terre ; je vois les fleurs dans la main de ma mère, ses phalanges blanches serrées autour des tiges. Chaque fois, la douleur revient, intacte.
Tout en faisant attention à mon dos, j’attrapai une chemise sale par terre et essuyai la poussière sur les disques, même si je n’en voyais pas. Puis je jetai la chemise en boule sur la pile croissante de vêtements sales.
Jamais je n’avais été aussi impatient de dormir de ma vie. J’éteignis et rampai dans mon lit. Avant de fermer les yeux, je me penchai pour mettre un disque sur ma platine, un cadeau de ma mère et de ma sœur. Mon dernier lecteur m’avait lâché, et ma sœur Haley m’avait trouvé celui-ci, plutôt sympa, capable de lire les disques vinyles et les CD. La plupart des gens étaient passés au digital. Trop cher pour moi. Et puis j’aimais bien les grésillements des vieux enregistrements. J’ôtai celui de la dernière nuit de Paul Simon et le remplaçai par l’album de Get up Kids. Je ne restais jamais accro à quelque chose trop longtemps. En matière de musique, je dévorais tout ce qui me tombait sous la main.
Le sommeil ne vint pas aussi vite que je l’espérais. Le film des événements de la soirée ne cessait de se dérouler dans ma tête. Je continuai d’entendre la voix de l’homme, ses avertissements et ses menaces. Ce type m’avait fichu une sacrée frousse, bien plus que celui qui s’était servi de moi pour essuyer le sol ! Les brutes sont faciles à comprendre et à deviner. Comme je n’avais que peu d’amis à l’école, j’avais eu affaire à beaucoup de brutes. Mais l’autre type ? Il était plein de mystère.
Je me penchai pour allumer la veilleuse. Puis je balançai mes jambes sur le côté pour m’asseoir et avaler deux comprimés de Tylenol. Ma mère n’était peut-être pas une grande fan de la médecine moderne, mais moi, j’y adhérais volontiers, surtout quand il s’agissait de Tylenol.
J’attrapai mon jean sale par terre et en fouillai les poches. Mes doigts sentirent un morceau de cuir et je sortis ma petite bourse. En fait, elle n’avait rien. Seul le fil était cassé. Je laissai courir mon pouce sur le corbeau cousu dessus, une simple perle brillante noire en guise d’œil. Généralement ma mère n’ajoutait rien sur le tissu de ces sachets de médicaments, sauf si elle considérait que la personne avait besoin d’un petit truc en plus. J’avais toujours vu ce corbeau. Ma mère avait décidé depuis longtemps qu’il était mon animal totem, peu importait sa signification.
J’ouvris le tiroir de ma table de nuit. Là, sous un magazine de jeux et à côté d’un paquet de préservatifs légèrement poussiéreux, je dénichai du fil de coton. Cela ferait l’affaire, jusqu’à ce que ma mère me le répare. J’attachai le fil aux deux extrémités de la ficelle, puis le passai autour de mon cou. Si je voulais dormir, il était temps de sortir les gros calibres, et ma bourse en cuir en était un. Ma mère me l’avait confectionnée quand j’étais enfant, du temps où je faisais des cauchemars. J’étais convaincu qu’il y avait des esprits dans la maison. Plutôt que de chasser cette idée comme l’auraient fait la plupart des parents, elle était allée dans sa boutique et en était ressortie avec un petit sac attaché à une fine ficelle. Elle me l’avait nouée autour de la nuque, en me disant de ne jamais ouvrir ce sac parce que la magie à l’intérieur s’en échapperait.
— Ça sert à quoi ? lui avais-je demandé.
Elle avait souri et ébouriffé mes cheveux.
— À te protéger. Tu le gardes sur toi et tu n’auras plus jamais de soucis.
— Ça fait partir les cauchemars ?
— Oui…
Elle avait hésité, le front plissé tandis qu’elle réfléchissait.
— Ce sont des herbes. Tu te souviens, quand je t’ai parlé de l’aromathérapie ?
J’avais acquiescé.
— C’est pareil, mon cœur. Quant tu respires, l’odeur des herbes monte jusqu’à tes sinus et au plus profond de ton cerveau. Ton cerveau répond en relâchant des toxines, et cela résout le problème. Tu comprends ?
Pas vraiment, pour dire la vérité. Mais puisqu’elle affirmait que ça marcherait, cela me suffisait.
Elle m’avait remis au lit, avait bordé les couvertures, sa longue natte blonde glissant sur son épaule. J’avais donné un petit coup à sa tresse, comme j’en avais l’habitude.
Elle m’avait dit la vérité. Les cauchemars avaient disparu. En grandissant, j’avais tenté de me débarrasser de la petite bourse, certain que les cauchemars étaient partis pour de bon. J’étais convaincu que c’était moi qui les avais chassés, non les herbes. Mais ils étaient revenus, avec encore plus de force. Maman m’avait retrouvé en train de hurler et de pleurer, les draps trempés de sueur. Elle avait enroulé ses bras autour de moi et je m’étais agrippé à elle, tremblant et gémissant. J’avais gardé les yeux fermés pendant qu’elle me berçait et ordonnait aux cauchemars de partir. Je répétais doucement ses mots, murmurant « Allez-vous-en ! », jusqu’à ce que je la sente me glisser la ficelle du sachet autour du cou.
— Promets-moi de ne jamais t’en séparer, avait-elle dit. C’est le seul remède contre les cauchemars.
J’avais promis, sans la laisser partir cependant. Elle m’avait aidé à enfiler un pyjama sec, et m’avait couché dans le lit de ma sœur. J’avais dormi comme un bébé. Après cette nuit, j’ai tenu ma promesse. La petite bourse est restée à sa place, chaque jour, chaque nuit.
J’éteignis la lumière et m’allongeai dans mon lit. Je sombrai aussitôt dans une douce obscurité.
Un léger coup sec sur la porte me réveilla. Je poussai un cri de surprise et tombai du lit. Quel cadeau pour mon corps douloureux ! Je restai étendu à terre, inspirant de longues bouffées d’air pour chasser la douleur. Puis je rampai lentement vers ma table de nuit pour prendre deux comprimés de Tylenol avec une gorgée d’eau. Ma chambre n’ayant pas de fenêtres, je dus m’asseoir et regarder mon réveil pour savoir quelle devait être l’intensité de ma colère à l’égard de mon visiteur. Huit heures. Je détestais toute personne qui me réveillait. Une heure plus tôt, je l’aurais calomniée non seulement elle, mais aussi sa famille et tous ses animaux domestiques. On frappa de nouveau à la porte. Je me levai tant bien que mal et j’allai ouvrir.
Ramon avait dormi sur ma banquette tandis que Frank avait campé à même le sol. Leurs têtes émergeaient de dessous leurs couvertures, mais aucun des deux ne fit un mouvement vers la porte. Je scrutai à travers l’œilleton, personne. Bon ou mauvais signe ? Ramon m’aida à déplacer le fauteuil, et j’entrebâillai la porte. Toujours personne. Je baissai les yeux. Sur le paillasson trônait un paquet marron de forme carrée. Il était enveloppé dans du papier kraft et attaché avec de la ficelle. Ni timbre, ni adresse. Et si c’était une bombe ? La journée aurait pu mieux commencer. Je ramassai le paquet et rentrai, non sans avoir fait signe à Frank de fermer la porte et de remettre le fauteuil en place.
Je posai le colis sur la table et m’assis en face de lui. Pendant que je l’examinais, Ramon mit en route la cafetière pour assurer sa dose de caféine du matin. C’était lui qui faisait le café. Il l’achetait et l’entreposait sur le bar. Ainsi, pas besoin, dès le réveil, de courir au café du coin. J’abandonnai un instant mon colis pour prendre un Coca dans le réfrigérateur.
Je bus une longue gorgée avant de poser la canette et de me rasseoir à la même place. Le seul indice que j’avais était le papier kraft et la ficelle. Qui faisait encore des paquets comme ça aujourd’hui ? L’emballage n’était ni remarquable ni exceptionnel. Et, compte tenu du peu que je savais des colis piégés, je décidai que celui-ci était sans danger puisqu’il ne tictaquait pas.
Ramon s’assit sur le sol, dos au mur, en attente du ronronnement de la cafetière. Je défis la ficelle, saisis le colis et me figeai. Le paquet était froid. Pas comme celui d’un réfrigérateur, non, plutôt comme celui que j’avais ressenti la nuit dernière. C’était la même décharge électrique glacée que j’avais sentie au contact de l’homme. Mauvais signe. Plus question d’ouvrir le paquet. Mieux valait demander à Frank de s’y coller.
— Quelque chose ne va pas ?
Bien qu’à moitié réveillé, Ramon avait remarqué mon immobilité. Je le regardai en secouant la tête.
— Rien. Je crois que je deviens parano.
J’ouvris le colis, mais le lâchai aussitôt en escaladant le bar et en poussant de petits cris incompréhensibles. Ramon ouvrit des yeux ronds. Frank entra dans la cuisine juste à temps pour voir le paquet basculer sur le côté, et son contenu en sortir lentement. Ramon voulut reculer, mais il était déjà dos au mur. Frank fit un bond en arrière au moment même où la tête de Brooke s’arrêta de rouler au milieu de la pièce. Elle avait été coupée net au niveau du cou, si bien que sa queue-de-cheval paraissait bien plus longue que d’habitude, traînant à sa suite comme la queue d’une comète. Il n’y avait aucune trace de sang. En fait, la coupure semblait cicatrisée, ce qui ne la rendait pas plus plaisante.
Personne ne dit mot.
Personne, à part Brooke.
— Waouh ! Ça suffit, les mecs !
Ses yeux bleus sortirent à moitié de leurs orbites et roulèrent sur eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils me repèrent.
— Eh ! Pas cool ! Vraiment, Sam. On ne fait pas tomber la tête de quelqu’un comme ça. Surtout celle d’une copine. Tu crois que ça suffit pas d’être enfermée dans un carton et baladée pendant une heure ?
Je hurlai et saisis mon couteau à beurre sur le bar. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Pourtant je le brandis devant moi, au cas où Brooke sortirait d’un coup tout entière pour m’attaquer. Puisqu’elle pouvait parler, qu’est-ce qui l’empêcherait de bondir et de m’arracher les chevilles d’un coup de dents. Du moment qu’une tête parle, tout paraît possible.
Frank s’enfuit en courant et alla se cacher dans la salle de bains. Un bruit fracassant se fit entendre, comme si des flacons étaient tombés dans ma douche. Ramon se faufila derrière le fauteuil et l’agrippa, sans quitter la tête des yeux. Je crois qu’il s’était arrêté de respirer. Je restais accroupi là, absolument immobile — seul le couteau à beurre levé devant moi tremblait —, et fixais la tête d’une fille ravissante au beau milieu du linoléum sale de ma cuisine. De façon irrationnelle, il me vint à l’esprit que je devrais demander à madame Winalski si une tête coupée équivalait à la présence d’une fille chez moi.
— Eh, les mecs, fait froid par terre, lança Brooke, et le sol aurait besoin d’un sérieux coup de balai. Et même d’un bon coup de serpillière.
Je fermai les yeux. Était-ce un tour de mon imagination ou avait-on coupé mon Coca avec du LSD ? Ce qui paraissait davantage plausible que le spectacle qui s’offrait à mes yeux. Non, il n’y avait pas de tête par terre. J’ouvris les yeux. Brooke était toujours là, sauf qu’à présent elle affichait clairement une expression de dégoût à notre encontre. Frank sortit de la salle de bains et entreprit de lui lancer des affaires de toilette. Ramon ne lâchait pas le fauteuil.
— Frank !
Une petite bouteille heurta le front de Brooke. Elle ne hurla pas, mais elle prit ce ton cassant que les mères utilisent quand elles en ont plus qu’assez :
— Ça suffit !
Frank obéit à la seconde près, refermant ses doigts sur la bouteille de shampoing qu’il serra contre sa poitrine. Il se mit à respirer bruyamment, les narines dilatées, l’air un peu hagard.
— Arrête ou tu vas tomber dans les pommes, dit-elle.
Frank s’arrêta mais ne lâcha pas la bouteille de shampoing.
Brooke me regarda de nouveau.
— Alors, c’est pour quoi faire, ça ?
Je posai le couteau à beurre. J’étais toujours pétrifié, et un soupçon de honte m’envahit.
— Sam, si tu ne descends pas immédiatement de ce bar pour me sortir de cette humiliation, je mords tes chevilles sur-le-champ !
Avec ou sans corps, c’était Brooke, aucun doute possible. Seule Brooke pouvait se montrer aussi tyrannique dans un moment pareil. Je sautai du bar et me penchai vers la tête, ne pouvant m’empêcher de demander :
— Mais tu ne vas pas me mordre, promis ?
— Seulement dans tes rêves, empoté.
Sa lèvre se retroussa.
— On se demande où tu as traîné. Tu as l’air aussi sale que ce sol.
Puis elle plissa les yeux, ferma les paupières, et hurla :
— Maintenant, ramasse-moi !!!!
Je plaçai doucement les mains de chaque côté de sa tête, prenant garde à ce qu’elles ne touchent pas ses cheveux. Elle faillit me glisser des doigts. Je me ressaisis et la tins plus fermement, la soulevant et la posant sur le bar, à côté de la machine à café.
— Sam, viens ici ! lança-t-elle d’un ton exaspéré. Écoutez, je sais que ma visite tombe mal, très mal, mais, de mon côté, j’ai passé une nuit exécrable. Alors que diriez-vous de m’emmener au salon ?
Je la soulevai de nouveau, tâchant de ne pas lui mettre mes doigts dans les yeux, et je la posai dans le fauteuil. Frank s’accroupit à même le sol, sans lâcher son flacon de shampoing. Ramon s’assit sur la banquette, et je pris place sur la table basse.
— Heu… que t’est-il arrivé, au juste ?
Impossible de lui sortir une belle phrase toute faite, alors je lui posai simplement la question.
Ramon me balança un coussin.
— Mec, laisse-la tranquille. Laisse-la retrouver toute sa tête…
Il se figea.
— Heu… Désolé, Brooke. Je ne sais pas comment gérer… heu… ce…
— C’est bon, Ramon, laisse tomber. Frank, calme-toi, s’il te plaît.
Frank s’immobilisa, les yeux exorbités, mais sa respiration sembla s’apaiser.
— Je n’en sais rien, Sam, dit-elle enfin.
Elle secoua la tête, manquant basculer sur l’oreiller. Je me précipitai en avant pour la repositionner.
— Merci.
Elle observa la pièce autour d’elle, comme si elle cherchait quelque chose.
— J’étais en train de regarder Mansquito sur Scifi Channel, aussi terrifiant et prometteur que je m’y étais attendue, et l’instant d’après, c’étaient les pubs et j’étais comme je suis maintenant.
Frank redressa la tête.
— On t’a tuée parce que tu regardais Mansquito ?
Il pâlit légèrement.
— Heu… Moi aussi j’ai regardé Mansquito. Tu crois que je… ?
Ramon et moi nous tournâmes vers lui.
— Ben, quoi ? La tête de Brooke est posée sur le fauteuil et on est en train de parler à ce machin, et c’est moi que vous regardez comme si j’étais fou ?
Les yeux mi-clos, il resserra la bouteille de shampoing contre lui.
J’examinai de nouveau Brooke. Elle avait les yeux fixés sur mon poster Hellboy comme si elle le voyait pour la première fois. Sa lèvre tremblait. Terrifiante ou non, décapitée ou non, Brooke était mon amie.
— Ne l’appelle pas « machin », Frank.
Je le poussai avec dureté du bout de ma chaussure.
— Maintenant, tu te tais, et tu te comportes comme un homme. Brooke est toujours Brooke. On a de la chance qu’elle soit encore parmi nous, que ce soit sa tête ou autre chose.
Je le poussai encore du pied.
— Allez, excuse-toi.
Il rougit.
— Désolé, Brooke…
— C’est bon, Frank, dit-elle en reniflant.
Le silence était lourd.
— Tu n’as vu personne entrer chez toi ? Quelqu’un qui, par hasard, serait tombé sur un couteau ?
— Je n’en sais rien, Sam. Je crois avoir senti une main sur mon épaule, mais je ne suis pas certaine. Ensuite… rien.
Sa bouche dessina une moue tandis qu’elle réfléchissait.
— Enfin… rien jusqu’à ce que je me réveille comme je suis à présent, enfin, vous voyez… comme ça.
Brooke s’éclaircit la gorge. Sur le moment, je sursautai. Je lui jetai un regard embarrassé.
— Heu… bon… Brooke, dis-moi, je peux faire quelque chose pour toi ?
— J’apprécierai un peu d’eau, vraiment. Merci.
Je lui apportai un petit verre d’eau, avec une paille du Plumpy.
Brooke but une gorgée et me remercia. Je repris ma posture sur la table basse et posai le verre à côté de moi. Où allait donc l’eau ? Et comment faisait-elle pour se racler la gorge et déglutir ?
— Donc…
Je me tus. Honnêtement, je n’avais rien à dire. La prochaine fois qu’une tête parlante atterrirait dans mon fauteuil, j’aurais une référence, ce serait plus facile. Mais pour l’instant, j’étais sec.
Brooke vint à ma rescousse après un silence extrêmement désagréable.
— Sam, je suis ici pour te transmettre un message.
Elle fit une pause et souffla un cheveu sur son visage, ce qui me coupa le sifflet. D’où venait l’air ? Elle n’avait pas de poumons.
— Disons que j’étais censée te transmettre un message, mais sale tronche a dit qu’il ne me pensait pas capable de faire ça correctement, et c’était comme si, eh bien, comme si, j’avais envie de faire n’importe quoi pour toi, de toute façon. T’imagines un peu, il m’a cisaillé la tête ! L’enfoiré ! Comme si j’allais devenir sa petite messagère seulement parce qu’il m’avait remis la tête en place. Je serais tout entière vivante si ce dingue ne m’avait pas d’abord tuée…
— Qui t’a donné ce message ?
Elle me regarda d’un air exaspéré.
— Le type qui m’a réveillée. Nom de Dieu, Sam, t’es là ou quoi ?
— Brooke, l’interrompis-je, non que je veuille être impoli, mais il dit quoi, au juste, ce message ?
— Le message ? Il est dans la boîte.
Elle reprit sa discussion et j’allai chercher le carton vide sur le bar. Tout au fond, je découvris un ticket de stationnement au prix exorbitant, plié en deux. Je l’ouvris et déchiffrai l’écriture rapide et bâclée : « 14 h 00, zoo de Woodland, section Asie. Viens seul ou je t’envoie une autre surprise. » Je retournai le ticket : Pas de signature, ajoutai-je.
— C’est pas étonnant, fit remarquer Brooke.
Je m’assis doucement sur la banquette à côté de Ramon et lui montrai le billet. Puis je fermai les yeux et me laissai aller en arrière, la tête contre le mur.
— Je suis cloué…
— Tu es un vrai bébé, répliqua Brooke. Essaie donc d’être comme moi. Alors oui, tu pourras te plaindre.